« Il faut que je te parle d’une chose vraiment importante… Je sais que tu vas trouver ça étrange mais… je te connais. »

Klaus soutient le regard d’un Dave incrédule. Il ne comprend pas, il s’amuse de cette réaction démesurée. Oui, ils se connaissent, ils se sont vus à la quincaillerie, la peinture rose… Mais Klaus ne se laisse pas démonter pour autant. C’est sa chance, la seule occasion, peut-être, qu’il aura de sauver Dave… Il a une chance de lui éviter la mort, il doit la saisir. Si les circonstances l’ont à nouveau conduit ici, il faut que ce soit en partie dans ce but. Dave ne peut pas mourir, Dave ne doit pas mourir. Il le regarde, et comme l’autre fois, c’est douloureux de constater que celui qui représente tout pour lui, et pour qui il a tout représenté se retrouve tout bonnement incapable de le reconnaître.

Une part de lui aurait voulu qu’il comprenne ce qui les lie au premier regard. Mais tant pis, c’est sa vie qui lui importe plus que tout. Il ne supportera pas de devoir faire son deuil une fois de plus alors qu’il a enfin réussi à le retrouver, ce en quoi il ne croyait pourtant absolument plus. Alors il est patient, et il déballe tout. Il ne se soucie pas de passer pour un fou. Si ses paroles peuvent avoir un quelconque impact sur lui, lui revenir en mémoire, le moment opportun, alors c’est ce qui compte. Alors il insiste… Ils se sont vus avant, avant la quincaillerie, il sait son intention de s’engager dans l’armée, il sait qu’il pense que c’est son devoir au regard du passé militaire de sa famille, il sait tout ça, il sait aussi que son oncle, Brian, celui dont il vient de voler la place, pour parler en face-à-face à Dave, est une source d’admiration pour lui, qu’il le croit quand il lui dit que l’armée va faire de

« C’est une blague ? » l’interrompt Dave, désorienté.

Non, et ça n’a rien de drôle. Dave est décontenancé, il ne comprend pas, mais il ne l’envoie pas promener. Alors Klaus insiste. Il sait qu’il doit se montrer direct s’il veut parvenir à ses fins.

« Dave, si tu t’engages dans l’armée, ils vont t’envoyer au Vietnam. »

Voilà qui est dit. Sans plus passer par quatre chemins, Klaus lui dit tout, lui explique le Vietnam et ses conséquences, les morts inutiles, tant de morts inutiles. Il doit l’entendre, absolument l’entendre, il n’y a que de cette manière qu’il pourra – peut-être – y échapper. En pleine diatribe, l’oncle pointe le bout de son nez, et alors les insultes fusent : pédale, tapette… Si on avait filé un dollar à Klaus chaque fois qu’il avait eu à encaisser ce genre de remarques… Il n’est pas décidé à s’arrêter mais, d’un geste brusque, Brian le vire de sa place. S’il pense qu’il va se taire. Lui se fiche peut-être de la vie de son neveu, lui se moque peut-être de sacrifier sa vie sur l’autel de sa présumée virilité, ce n’est certainement pas le cas de Klaus…

« Dave, juste… cinq minutes, d’accord ?
– Tu vas rester là à écouter cette fiotte ?
– Tu n’es pas obligé de t’engager pour devenir un homme. Ne ruine pas ta vie pour rien…
– Frappe-le…
– Parce que je t’aime… »

Dave se lève, soumis aux directives de son oncle, Klaus est prêt à accuser le coup, douloureusement, mais au moment où il pense que le poing de l’homme qu’il aime va s’écraser sur son visage, quelqu’un intervient… Il retient son poing et lui file un coup de boule. Klaus, en dépit de la violence affichée de Dave, passé le choc et l’incompréhension, a le réflexe de vouloir se précipiter vers lui, mais il est retenu par ce type dont il ne sait rien et qui pourtant vient de défendre son honneur avec autorité. Il lui attrape le poignet avec vigueur et le pousse vers la sortie. Klaus regarde en arrière. Il doit retrouver Dave. Il n’aura rien retenu de ce qu’il a cherché à lui dire après ça. Il faut qu’il le sauve, tant pis s’il doit s’en manger une, ou plusieurs, dans le processus. Quand Mutt le lâche enfin, Klaus veut dire quelque chose, mais il est retenu par le sourire que lui adresse ce type. Il le regarde et il lui parle comme s’il le connaissait. Puis il le prend dans ses bras… Qu’est-ce que ce bordel ? Klaus en a vu d’autres, d’accord, mais là…

« C’est quoi ce bordel… T’es qui exactement ? » Il tourne son regard en arrière. « Faut que j’y retourne. Ecoute, je sais que t’as voulu m’aider, et c’est cool de ta part, et t’as l’air sympa, et j’ai l’impression que je devrais te connaître, et t’es super mignon, mais... » Et il ne sait plus exactement ce qu’il dit. Sous le coup de l’émotion et de la surprise, ses propos oublient d’être cohérents. « Mais là, je pense que tu comprends pas ce qui va arriver au mec que t’as tabassé si je vais pas lui parler. »

Le rire de ce type duquel il ne sait rien et qui a l’air de si bien le connaître est si spontané, si naturel, qu’il a le don de complètement décontenancer Klaus qui a du mal à trouver quoi que ce soit de drôle à cette situation, vraiment. Il peine à garder son attention fixée sur lui alors que son cœur lui dicte encore d’aller retrouver Dave. Il est évident, pourtant, que ça ne servira à rien. Il ne l’écoutera pas, encore moins avec son oncle à proximité. Au mieux se prendra-t-il le coup qu’il a évité plus tôt, mais ça ne peut pas s’arrêter là… Quand Mutt l’attrape par les épaules et le contraint à lui faire face, Klaus est bien obligé de lui accorder sa pleine attention.

Il l’écoute et il a le sentiment que les rôles se sont inversés. L’instant d’avant, c’était lui qui essayait de convaincre Dave du fait qu’ils se connaissaient, et de ce qui les liait, et voilà que ce jeune homme fait de même. Il le connaît, c’est évident. Il sait pour Kennedy… Ce qu’il raconte serait hautement improbable pour n’importe qui… pas vraiment pour Klaus. Les voyages temporels, il connaît… Pour cause, sans ça, il ne serait pas ici… Alors oui, même si c’est absurde, quand ce type lui dit qu’ils se sont rencontrés, ou plutôt qu’ils vont se rencontrer sur une île bizarre en 2020, ben il le croit. Quand il lui dit qu’ils ont eu – qu’ils vont avoir – une histoire, il le croit aussi.

Quand ce type qui reste un inconnu pour lui passe ses mains dans sa nuque, il ne le rejette pas. C’est bizarre, mais ce geste lui inspire quelque chose de familier, tout comme son regard, sa voix… Et pourtant, il aurait été prêt à parier qu’il n’avait jamais vu ce type de sa vie. Et c’est sans doute ce sentiment de familiarité qui fait qu’il se sent d’autant plus capable de compte. Ses paroles lui serrent le cœur. Il sent que ce type tient à lui. Qu’il… l’aime ? Les sentiments qu’il confesse à mi-mots, qu’il peut entendre sans les partager, comme Dave aurait pu les entendre sans les partager non plus. Quand finalement, Mutt le lâche et lui dit d’aller retourner voir Dave, Klaus reste là, comme un con. Il ne sait juste pas quoi lui dire. Les mots lui manquent.

« Je suis désolé… », dit-il après un moment d’hésitation. Il se rapproche d’un pas, d’abord, comme s’il s’apprêtait à le prendre dans ses bras, puis finalement, il se ravise et tourne les talons.

Il n’est pas fier de lui, mais dans tous les cas, il faut qu’il y retourne, il faut qu’il parle à Dave.

« Tu devrais écouter ce qu’il a à te dire… », observe Ben tout en suivant Klaus qui, d’un pas pressé, retourne au diner.
« C’est maintenant que tu l’ouvres, toi ? »
« Tu étais un peu occupé, je te ferais remarquer. » Mais Klaus ne l’écoute pas, de toute manière. « Il a peut-être raison, tu ne peux rien pour Dave, si tu y retournes, ils vont te… »
Ben interrompt sa phrase au moment où Klaus ouvre la porte. Dave n’est pas là, son oncle non plus. La place qu’ils occupaient plus tôt est à présent vide. Klaus fait le tour de la pièce comme s’il s’imaginait les retrouver planqués sous une table.
« Ils sont partis. »
« Sans déconner, Sherlock. »
Klaus prend sa tête entre ses mains et s’affale sur la première chaise disponible.
« Il avait l’air de le penser, tu sais. Quand il disait qu’il voulait juste que tu sois heureux. »
Klaus daigne enfin tourner son regard vers son frère. Pousse une expiration à mi-chemin entre le soupir et le grognement.
« Tu fais chier, Ben. »
Klaus se redresse et quitte le diner aussi vite qu’il est rentré, cherche aussitôt le jeune homme du regard, qu’il repère plus loin.

« Mutt ! Mutty ! Attends ! » l’interpelle-t-il en courant vers lui sans aucune forme de grâce ou d’élégance. Arrivé à son niveau, et sans prendre le temps de reprendre son souffle, il enchaîne. « Ecoute, je comprends rien à ce qui se passe, là, mais… On va prendre un verre ? J’en ai besoin. Toi aussi je parie. Et comme ça tu pourras me parler de 2020, de l’île bizarre, de notre rencontre, de tout ce que tu voudras, qu’est-ce que t’en penses ? »

Il sent déjà Ben râler dans son dos. Trois ans de sobriété foutues par terre. Mais hey, c’est lui qui lui a suggéré d’aller parler à Mutt, après tout.

Klaus voit bien que Mutt ne s'attendait pas vraiment à le voir revenir... En même temps, lui non plus n'avait pas été certain de revenir. Si Dave avait encore été là, peut-être qu'il ne leur aurait pas donné l'occasion de se parler. Si Ben ne l'encourageait pas non plus à mieux connaître ce jeune homme étrange supposé faire partie de sa vie dans le futur, peut-être aussi qu'il n'aurait pas laissé parler sa curiosité. Ou peut-être bien que oui. Au fond, il n'en sait rien. Mais le fait est qu'il est là, face à un Mutt décontenancé, qui lui donne le sentiment d'avoir pleuré - ou pas loin - un peu plus tôt.

Il se laisse séduire par son enthousiasme quand il lui propose d'aller manger un morceau, même s'il a l'estomac noué par les derniers événements et qu'il n'est pas spécialement sûr d'être capable de manger grand-chose. En fait, il ne sait pas du tout dans quoi il s'embarque, à l'heure actuelle. Rien ne lui garantit que ce type ne soit pas un pur psychopathe, après tout, ou que toute cette situation ne soit pas un piège. Mais il décide de suivre son instinct, et son instinct (qui parfois a la voix de Ben) le pousse à essayer au moins de comprendre cette personne, comme lui-même aurait voulu que Dave soit à même de le comprendre et de l'écouter un peu plus tôt.

Mutt le conduit jusqu'à sa caisse tout en lui apprenant qu'il a été mécano. Klaus ne comprend pas exactement où il veut en venir quand il lui parle de sa Camaro et de ce qu'elle représente pour lui, il laisse couler. C'est déjà assez compliqué de garder le fil de la situation quand elle est si compliquée, surtout alors que les émotions s'en mêlent et qu'il accuse encore le contrecoup de sa conversation déprimante avec Dave... Alors il réagit quand il se sent capable de réagir.

"Je t'ai pas expliqué comment j'ai atterri au Texas dans les sixties ?" demande-t-il avec plus d'amusement que de défiance. "J'avais l'impression que t'étais au courant de tout à mon sujet, pourtant", ajoute-t-il en le charriant à moitié. "C'est vrai que tu parles beaucoup mais j'aime bien, t'as le droit de continuer", ajoute-t-il avec un sourire au coin des lèvres.

Il sait franchement pas à quoi s'attendre mais il sait du moins une chose, et c'est que la voix de Mutt l'apaise, de même que son tempérament sans doute trop vif. Mais il a besoin de ça, là, tout de suite, avec ce qu'il vient de vivre, qu'on lui secoue les puces, qu'on lui fasse vivre il ne sait pas quelles folles aventures, qu'il parvienne à se sortir la tête de l'eau, qu'importe... Il a besoin de mouvement, peu importe lequel, pour lui faire oublier la merde ambiante, le fait qu'il a probablement perdu l'homme de sa vie pour toujours - comme si ce n'était pas déjà le cas. A moins qu'il l'ait sous les yeux sans même s'en rendre compte.

"Bon, alors, cette île en 2020, là ? Qu'est-ce qu'on foutait là-bas ?"

Comme s'il y avait forcément une raison cohérente à se retrouver où que ce soit. C'est à peine déjà s'il sait ce qu'il fiche ici, alors...

Plus il entend Mutt parler, plus cette situation le désarme. Il n’avait pas vraiment de doute quant au fait que ce type le connaissait bel et bien, mais il réalise à présent qu’il le connaît vraiment très, très bien. Il lui parle de Five, de Diego, il savait pour la secte – bon en même temps, ça, il aurait pu le connaître pour cette raison en d’autres circonstances –, et quand le jeune homme lui demande si c’est vraiment vrai, il hoche la tête, presqu’offusqué qu’il puisse ne pas le croire.

« Suffira qu’on croise un de mes « fidèles », et tu l’auras, ta preuve… mais si on pouvait éviter, ça m’arrangerait », dit-il en voulant se montrer aussi décontracté que possible dans une situation à ce point étrange, mais c’est forcément plus facile à dire qu’à faire.

Il est un peu dépassé, et peut-être que s’il suit si facilement ce type dont il ne connaît pourtant rien ou presque, c’est justement pour cette raison. Il a besoin qu’on prenne les décisions à sa place, il a besoin de se laisser porter… Il a besoin de se sentir aimé… Et ce type, allez savoir comment ou pourquoi, a l’air de tellement tenir à lui… C’est agréable… Un peu douloureux, aussi, parce qu’il aurait voulu qu’un tel regard, ce soit Dave qui le lui adresse, mais… apaisant, quelque part… Même s’il en faudrait davantage pour que le nom de Dave s’efface de son esprit et qu’il puisse être pleinement à ce nouvel échange, tout incongru soit-il. Il se repasse le film de leur échange en parallèle, encore et encore, ce qu’il aurait pu dire ou faire différemment. Sans succès. Dave est une cause perdue d’avance. Il faudrait qu’il l’accepte, tout simplement.

« Mec, je suis définitivement trop sobre pour partir à Vegas avec un type que je connais pas et qui en sait beaucoup trop sur moi. Fais-moi boire d’abord, ensuite on en reparlera », dit-il, ce qui reste une manière de tout de même approuver cette petite virée qui n’a pourtant rien de raisonnable.

Mais en même temps… Qu’est-ce qu’il en a vraiment à foutre d’être raisonnable, là, tout de suite, hein ? Et pourquoi est-ce qu’il prendrait seulement la peine de l’être, au juste ? Ce sera pas la première fois, certainement pas la dernière, qu’il fera un truc aussi dingue et irréfléchi, après tout. Klaus essaie d’être attentif, même si son esprit a plutôt envie de s’égarer ailleurs à certains moments, quand son interlocuteur lui parle de ce qui est supposé être leur futur commun. La lune rouge, l’île où ils ont atterri sans raison apparente, la fête étudiante, eux complètement raides (tiens donc), qui avaient poursuivi la soirée chez lui, lui qui ne s’assumait pas et qui l’a rembarré, eux qui ont fini par devenir colocs quand même.

« Ça ressemble à une sitcom un peu naze, ton histoire », remarque Klaus avec un fin sourire, pas pour le brimer ou casser son discours, mais juste parce que c’est sa manière à lui d’intégrer tout ce qu’il entend, ce qu’il apprend, ce qui n’est définitivement pas rien. « T’as l’air adorable, bruyant mais adorable, je comprends pourquoi j’avais craqué pour toi », dit-il en le regardant. « Mais faut pas que tu t’attendes… enfin tu vois, même si tu me racontes ta vie en accéléré, ça change rien au fait que je te connais pas vraiment, tu vois. Alors si t’espères… » Il pousse un soupir. Il a vraiment pas envie de réfléchir, là, tout de suite. « T’es cool, bizarre, un peu flippant, mais cool. Je veux pas de donner de faux espoirs. »

Klaus ne réalise pas vraiment la portée de son discours. Il veut juste réfréner l’enthousiasme de ce jeune homme qu’il connaît malheureusement trop mal, et éviter ainsi de lui faire inutilement de la peine. Ce faisant, pourtant, il lui en fait davantage. Il ne le comprend qu’en voyant Mutt se renfermer, puis littéralement s’arrêter au milieu de la route, ce qui lui vaut la réaction enragée d’un type en bagnole, que Mutt insulte copieusement au passage. Et dans le fond, c’est pas difficile de savoir ce qui passe par la tête de Mutt en ce moment, pas parce qu’il le connaît mais parce que Klaus peut aisément à sa place. Il y est, à sa place, en quelque sorte. Si Dave lui avait adressé des paroles équivalentes, sans doute que lui aussi en aurait eu le cœur serré, si ce n’est brisé. Klaus a beau estimer qu’il souhaitait surtout, en le revoyant, lui éviter la mort tragique qui doit l’attendre au Vietnam, il aurait sans doute voulu aussi que leurs sentiments mutuels se réveillent immédiatement, comme si le temps n’avait pas été nécessaire à faire naître la complicité qu’il y avait entre eux. Qu’il y aurait entre eux. Bordel, quel casse-tête…

Dans chaque mot qu’il prononce, Klaus décèle une telle sincérité qu’il est bien incapable d’y être indifférent. Il sent qu’il le fait souffrir, ce type. Pire encore, il sent qu’il l’aime, qu’il l’aime vraiment… Klaus l’observe longuement. Il donnerait tout, là, tout de suite, pour pouvoir s’emparer de ses souvenirs et pouvoir se les approprier… Il hésite un peu, quand Mutt lui suggère encore de descendre. Peut-être qu’il n’a pas tort, ce serait mieux qu’ils arrêtent le « massacre » tout de suite. Parce qu’il n’est pas sûr que ça leur fasse du bien à l’un comme à l’autre. Déjà parce que Klaus se montre inconséquent (comme d’habitude) en suivant ce type, ensuite parce que plus longtemps il restera avec Mutt, plus ce sera difficile pour lui mais… Entre le type qu’il aime et qui préfère lui envoyer des pains dans la gueule plutôt que de l’écouter et le type qui l’aime et recherche désespérément à regagner ce qu’ils ont partagé… le choix devrait être vite fait, au final, non ? Klaus prend une grande inspiration, regarde la route face à eux puis répond finalement.

« Vaut mieux pas que t’abuses sur la bouteille si tu veux nous ramener à Vegas en un morceau », dit-il finalement avant de se tourner vers lui pour lui adresser un fin sourire. « Et puis… ça fait trois ans que j’ai pas touché à l’alcool, ce serait un peu con de foutre ça en l’air maintenant. »

Sans voir Ben, qui s’est calé dans le siège arrière, Klaus est convaincu de pouvoir sentir son sourire satisfait dans son dos. En vérité, bordel, il aurait vraiment besoin de se mettre la tête à l’envers, là, tout de suite. Mais il sait aussi que ça résoudrait rien non plus. Là, il sait pas du tout à quoi s’attendre, il sait juste qu’il a pas envie de laisser Mutt tout de suite, ou comme ça… Et au pire, Vegas, c’est pas mal comme destination.

« Et en chemin on pourrait… reprendre de zéro ? T’as pris de l’avance sur moi, c’est un peu de la triche mais tu pourrais me parler de toi ? »

Pas de leur rencontre ou de l’île bizarre. Juste de lui.

Au moins, il n’aura pas fallu longtemps à Klaus pour se faire une idée du tempérament de Mutt. C’est pas forcément le meilleur jour sous lequel il aurait pu se montrer, peut-être, mais quelque part, ça a quand même le don de le rendre plutôt attachant. Et puis, ce n’est certainement pas Klaus Hargreeves qui pourrait reprocher à qui que ce soit d’en faire trop. Pour ce qui est d’être excessif, Klaus est capable de battre des records, lui aussi. S’il arrive déjà à faire en sorte que Mutt cesse de pleurer et retrouve son calme, il sera heureux. Oui, il ne le connaît pas, et certainement pas assez pour prétendre lui rendre les sentiments que Mutt éprouve pour lui, mais il reste humain, il ne veut certainement pas le voir pleurer, et encore moins par sa faute.

Il n’a pas la moindre idée de ce à quoi va ressembler cette virée en voiture, exactement. Il a le sentiment que cette situation part déjà dans tous les sens alors qu’ils viennent à peine de se rencontrer (du moins dans l’esprit de Klaus), mais peut-être qu’il a besoin de ça, bien plus que de se mettre une race à l’alcool fort après trois ans de sobriété, et peut-être que ce n’est pas sans raison si Mutt s’est retrouvé pile à cet endroit-là, à ce moment-là, plutôt qu’ailleurs (quoique ça devrait peut-être l’interroger et l’inquiéter, qui sait si Mutt ne le stalkait tout simplement pas ? – non, il rejette immédiatement cette hypothèse).

Finalement, donc, Mutt lui raconte son histoire, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est du genre bavard. Donc, son vrai nom, c’est Henry Jones III… pas étonnant qu’il ait voulu changer de prénom, ouais. Mécano élevé par sa mère, père aux abonnés absents qu’il pensait mort avant de découvrir que non, beaucoup plus tard, à ses dix-neuf ans. C’est sûr que ça devait être un choc, mais il a l’air d’y tenir, à son paternel. Mutt rebelle qui n’avait aucune envie de reprendre des études, et qui finalement y a pris goût, pas tant par érudition que pour les opportunités que lui offrent de telles études. Il a voulu s’engager dans l’armée. A ce propos, Klaus se tend immédiatement, mais Mutt lui apprend que c’est ses propres dires, sur le Vietnam, qui l’ont dissuadé. Comme quoi, il y en aura au moins un qui l’aura écouté. Klaus aurait peut-être des commentaires à faire, mais au final, il préfère laisser Mutt dérouler le reste de son récit. Il se livre à lui sans détour, et c’est agréable de constater cette confiance naturelle qu’il a en lui.

« Faudra que tu m’en dises plus sur ce que t’étudies. En tout cas, si je t’ai dissuadé de t’engager, j’aurais au moins gagné quelque chose. »

La suite de son discours a déjà davantage le don de l’intriguer davantage, surtout quand il lui parle des histoires de dingues qu’a vécu son père, même s’il n’entre pas dans les détails. Puis il lui parle de son grand-père, qui lui aurait collé aux basques et jouait les intermédiaires entre lui et le père de Mutt.

« Donc j’avais ton grand-père aux basques constamment ? C’est Ben qui devait être content », dit-il en jetant un regard en arrière en direction du fantôme en question sans se douter, évidemment, que Ben avait disparu du paysage à ce moment-là, de même, il s’autorise à parler de son frère sans détour, si ces histoires de fantômes avaient fini par faire partie de leur quotidien, sûrement que de toute manière, Ben aussi, à son échelle. « J’ai connu ton vrai père, si je comprends bien ? ça a l’air d’être un sacré numéro. Et il le vivait bien ? … Le fait qu’on soit ensemble, je veux dire. »

Klaus est normalement le mieux placé pour savoir qu’il ne faut jamais se fier à sa première impression, mais il doit quand même reconnaître qu’à première vue, il n’imaginait pas Mutt en étudiant en archéologie antique et celte planchant sur sa thèse. Quelque part, il admire, parce que lui et les études, hein… Pas qu’on lui ait tant que ça donné l’opportunité de découvrir si ça lui aurait plu ou pas, ceci dit. Reginald Hargreeves était bien trop occupé à faire de ses « enfants » une équipe de superhéros forcenés pour les conduire sur les bancs d’une école traditionnelle.

Enfin… sans ça, on ne va pas se mentir, il aurait quand même été très improbable que Klaus foute un seul pied à l’université (quoique… il aurait peut-être été une personne très différente si on lui avait, je sais pas, laissé avoir une enfance, par exemple). Bref, revenons à Mutt, qui donc veut étudier les rapprochements entre différentes civilisations anciennes, explorer, écrire… Klaus ne va pas mentir, il ne l’aurait pas forcément pris au sérieux non plus, mais il ne remettra certainement pas en question son goût de l’aventure, ni la légère lueur qu’il voit luire dans son regard quand il parle de sa passion pour le voyage, l’inattendu… Plus il parle, plus Klaus le trouve intéressant… attendrissant… ? Peut-être. Peut-être aussi qu’il est biaisé par ce qu’il est supposé finir par ressentir pour lui un jour.

« On peut dire que t’es un gars plein de surprise, toi », remarque Klaus avec un léger sourire au coin des lèvres.

Puis Mutt lui parle de Ben, et Klaus ne comprend pas. Comment ça, Ben n’était plus là ? Impossible. Ben est toujours là, Ben a toujours été là, même ici, il a continué de l’accompagner. Impossible que Ben ne soit pas avec lui. Quoique… Mutt lui avait dit plus tôt qu’il avait été convaincu qu’il avait perdu ses pouvoirs, est-ce que c’était pour ça ? Mais dans ce cas, pourquoi Ben n’était pas revenu quand le grand-père de Mutt avait fait son apparition ? Klaus tourne son regard vers Ben quand Mutt lui demande de ne pas dramatiser.

« Je comprends rien, là. Il était là ou il était pas là ? Comment est-ce que t’as pu le connaître ? »

Depuis le début de leur conversation, il s’efforce de garder l’esprit ouvert. En soi, ce n’est pas si difficile pour lui au vu de toutes situations tordues qu’il a vécues, mais même comme ça, il a quand même du mal à assimiler certaines choses, certaines informations. Il essaie de garder le fil quand même. Heureusement, sur ce point, il peut compter sur le fait que Mutt n’est pas du tout avare en détails, surtout quand venait le moment de parler de son père. Il a pas besoin d’en dire autant, en vérité, pour comprendre que même s’ils ont eu des débuts difficiles, Mutt a une immense estime pour son paternel. Et donc, quand son père – Indiana, c’est un nom, ça ? – a découvert leur histoire, il l’a soupçonné de se servir de leur histoire comme d’une nième crise d’ado attardé… C’est bizarre d’entendre un type qu’on a jamais fréquenté vous parler de votre rupture… Et Klaus sent que Mutt est encore ému par ces événements qui n’ont pas eu lieu.

Enfin, apparemment, ils se sont remis ensemble… et vraiment, c’est bizarre de s’entendre raconter le récit d’une relation qu’il n’a pas vécue, mais il ressent de façon de plus en plus certaine à quel point cette relation a été importante pour lui, de même que ce qu’elle a eu d’impact sur la manière dont Mutt a pu se percevoir. Peut-on avoir une telle influence sur une personne qu’on ne connaît même pas ? Sans doute que oui, en vérité. Dave a cette influence-là sur lui après tout.

« Il paraît que les parents savent toujours tout même avant qu’on soit nous-mêmes au courant, alors ce serait pas étonnant que ton vieux sache. – Enfin, je parle des parents qui en ont quelque chose à foutre, évidemment. » Klaus ne peut s’empêcher de sourire un peu en s’imaginant parfaitement bien, donner du beau papa à tout va au fameux Indiana, certainement en guise de légère provocation, mais peut-être un peu en guise d’affection, également. « Si ça se trouve, il se souvient de moi et il préfère faire semblant de m’avoir oublié, t’sais », s’amuse à suggérer Klaus. Il laisse passer un temps de silence. « Je peux le sentir, tu sais… à quel point tu… à quel point on s’est aimés, et c’est vraiment super bizarre pour moi. Je pensais pas, je croyais pas que je pourrais… Enfin, avec Dave, tout ça, tu comprends… » S’il finissait ses phrases, Mutt aurait sans doute plus de chances de comprendre, mais passons. « Combien de temps on est restés ensemble ? Comment ça s’est arrêté ? Je veux dire, tu t’es réveillé comme ça un matin et pouf, retour dans le passé ? »

Un silence suit les révélations de Mutt quand ce dernier lui apprend que Ben n’était pas seulement présent dans ce nouveau monde où ils sont supposés s’être rencontrés (où ils sont supposés devoir se rencontrer, c’est difficile à dire, là), il l’était physiquement, genre revenu à la vie. Là, ça fait quand même beaucoup à encaisser pour Klaus, et sans doute encore plus pour Ben, qui reste bizarrement muet durant ces révélations, sans doute parce qu’il lui faut encaisser l’informations… Klaus aussi, d’ailleurs. Il n’arrête pas de tourner son regard vers la plage arrière. Il y comprend rien. A la fois, il est convaincu que Mutt n’est pas en train de lui monter un baratin, et en même temps, il est dans l’incapacité de vraiment comprendre comment tout ceci pourrait seulement être possible, envisageable.

« Ouais », confirme Klaus quand Mutt lui demande si Ben se trouve dans la voiture… Logique en même temps, on ne peut pas dire que Klaus ait spécialement fait preuve de toute la discrétion du monde. « Et tu lui as coupé la chique pour un bon moment, le crois. » Il reporte son attention sur Mutt. « T’inquiète, il prend pas de place… tu remarqueras même pas qu’il est là. »

Ou pas, parce que maintenant qu’il le lui a signalé, possible qu’il se sente observé, et c’est sûr que ça rend leur conversation tout à coup beaucoup moins intime.

Pour Klaus, c’est pas pareil, Ben est dans son sillage depuis tellement longtemps qu’il ne s’embarrasse pas spécialement de savoir où est son frère et s’il est en train de le regarder et de l’écouter quand il dit ou fait une connerie ou au contraire quelque chose de plus personnel. Et le pauvre Ben en a clairement déjà beaucoup trop vu pour une vie tout entière, mais ça… Bon, ceci dit, Mutt a pas l’air non plus spécialement contrarié ou emmerdé, car il reprend le fil de leur discussion, en revenant sur le cas de son paternel.

Klaus ne peut s’empêcher de se marrer de concert avec Mutt à l’évocation de ce souvenir commun qu’il n’a pourtant pas connu de son côté. Son père les a surpris en pleine action… Eh bien, ça devait être joyeux les repas de famille… Et quand Mutt ajoute que leur truc c’était de faire ça n’importe où, n’importe comment, quitte à s’attirer des ennuis, cela lui inspire au final plus de curiosité que de véritable embarras… C’est bizarre de se dire que ce gars l’avait connu si intimement… sans doute plus intimement qu’aucune autre de ses conquêtes. Logique, pour la plupart, ça durait jamais le temps que d’une nuit, et avec Dave… bon, disons que non, ils ne pouvaient pas vraiment se permettre de faire ça n’importe quand, n’importe comment. Il avait atteint un seuil de confiance et d’intimité tel avec ce type qu’ils avaient sans doute tout partagé. C’est toujours aussi bizarre. Et c’est quand même réconfortant, aussi, quelque part.

Une idée traverse la tête de Mutt, s’arrêter dans un diner, passer un coup de fil, apprendre à son père qu’il est avec lui. Sans doute que si Klaus connaissait mieux le père en question, il trouverait l’idée tordante. Ceci dit, il aime assez l’idée que la première impulsion de Mutt soit de parler de lui à son père quand la première impulsion de Dave était à l’évidence de cacher son attirance pour lui à son oncle. C’était le genre de contraste dont il avait clairement eu besoin en fin de compte. Alors il dit rien, mais il opine juste du chef.

Et quand Mutt saisit sa main dans la sienne et lui répète une fois encore qu’il l’aime, il baisse les yeux sur leurs mains jointes et décide de laisser faire. Il a pas la moindre idée de ce qu’il fout, là, tout de suite, il sait juste que ce geste tout con est un gage d’immense affection. Et bordel, il en a besoin. Il surprend même ses doigts à resserer leur prise un peu plus fort quand Mutt lui apprend combien ça a été difficile de reprendre sa vie, qu’il a essayé de tourner la page, qu’il y est pas arrivé. Puis au sujet de leur relation… il ne lui vend rien de reposant, plutôt une histoire tumultueuse faite de ruptures et de réconciliations sur l’oreiller… Mais en même temps, il lui vend une vraie histoire… Rien d’artificiel, rien de si impossible que ça, tout compte fait.

« Je parie que c’était toujours toi qui foutait la merde dans notre histoire, impossible que ce soit l’inverse, je suis toujours irréprochable », se permet-il de plaisanter, même si avancer des suppositions sur un avenir sentimental qu’il n’a pas vécu reste franchement bizarre pour lui. « J’ai de plus en plus envie de me souvenir de toi », ajoute-t-il doucement en le détaillant une nouvelle fois du regard. Avant de refocaliser son attention sur la route et de reprendre, comme si de rien n’était. « J’ai la dalle, moi aussi », confirme-t-il tandis qu’ils voient se rapprocher le diner sur la route. Une fois sortis de la voiture, Klaus reprend.

« Sinon, je peux lui parler directement, moi, à ton père, là s’il me reconnaît il aura pas le temps de baratiner et de faire comme s’il avait jamais entendu parler de moi. Puis ça me permettra de me faire une petite idée de l’énergumène. » La voiture garée devant le diner, Klaus s’étire longuement une fois sortir du véhicule. « Mais d’abord on mange ! J’ai une de ces envies de cheeseburger, là ! »

Des souvenirs, ils peuvent s’en créer d’autres. Oui. Est-ce que Klaus veut qu’ils s’en créent d’autres. Dans son esprit, c’est toujours confus… Il a beau croire son interlocuteur sur parole, il a beau ressentir naturellement, presque instinctivement, une sorte de complicité avec lui, il n’oublie pas qu’ils ne se connaissent pas, que Mutt a beau lui avoir beaucoup parlé de lui, ça reste abstrait et que ce n’est pas en quelques heures de conversation qu’il peut se faire une idée de son caractère et de qui il est réellement. Pourtant – et c’est vraiment bizarre –, il veut lui donner une chance. Le souci, c’est qu’il n’est pas sûr de le faire pour les bonnes raisons. Est-ce qu’il se serait retourné sur lui s’il ne lui avait pas garanti qu’ils étaient supposés vivre une belle et grande histoire d’amour ? Peut-être bien que lui, mais au final, il n’en sait rien. Est-ce qu’il l’aurait suivi s’il n’était pas secoué par cette histoire avec Dave ? Est-ce qu’il ne se contente pas au final d’adopter cette attitude avec Mutt parce qu’il aurait voulu que Dave ait la même.

Et parlons-en, de Dave… est-ce qu’il n’est pas en train de le trahir, là, tout de suite, en se lançant dans un improbable road trip ? Il n’en sait rien. C’est son truc, de se laisser porter par les circonstances, c’est pas pour autant qu’il oublie forcément de réfléchir, et en l’occurrence, bah… en y réfléchissant bien, il se sent partagé entre l’envie de les créer, ces souvenirs, sans y réfléchir à deux fois… puis celle de mettre un coup de frein à tout ça. Sauf qu’il y arrive pas. Parce que Mutt est adorable avec lui. Mignon. Que ça a l’air d’être un gars bien. Que… oh puis merde… non, il s’en fiche, il n’écoutera pas sa raison aujourd’hui. La voix de sa raison, de toute façon, elle s’appelle Ben Hargreeves (et déjà lui il aurait tendance à pas l’écouter des masses), et pour l’instant, il a plutôt l’air de l’apprécier, le Mutty – sans doute parce qu’il lui a promis un retour parmi les vivants (là-dessus, il a plutôt intérêt à tenir parole). Des souvenirs, peu importe où ça les mènera, c’est sûr qu’ils s’en créent déjà, de toute façon… Comment est-ce qu’ils pourraient oublier une rencontre pareille, après tout ? … ceci dit, il ne se souvient pas de Mutt, lui, alors…

Klaus essaye de débrancher la partie de son cerveau la plus prompte à le torturer de questions. C’est là qu’il regrette de ne pas avoir envoyé promener dans les grandes largeurs ses trois ans de sobriété d’un grand coup de pied, c’est quand même beaucoup plus simple de pas réfléchir quand on est de toute façon trop déchiré pour penser convenablement. Le rire de Mutt lui plaît, entre autres choses, alors qu’il lui parle de son père. C’est fou comme on sent qu’il l’admire, ce type, peut-être pas avec la même dévotion un rien fanatique de Luther, mais quand même c’est remarquable, surtout quand on a un rapport au père aussi complexe que c’est le cas pour Klaus. Ce dernier se marre assez franchement d’imaginer les épiques aventures du Chaotic Flyman et de ses asticots oubliés.

« D’accord, je note de pas lui parler de pêche sauf si j’ai envie de le voir péter un câble. Donc possible que je finisse par discuter hameçons avec lui – si jamais on a l’occasion de se parler », affirme-t-il dans un haussement d’épaules alors qu’il se laisse prendre à un jeu qu’il ne comprend pas vraiment lui-même. Ils rentrent dans le restaurant que Mutt, reprend, à l’évidence suffisamment à l’aise avec lui et ce que Klaus accepte de lui concéder pour ne pas lésiner sur les sous-entendus, et Klaus entre dans son jeu. « Je suis sûr que tu connais mes fantasmes par cœur et que tu sais que celui-ci n’en fait pas partie. Mais je suis ouvert aux nouvelles expériences, la preuve, je suis ici. »

Là, il fait plus que se laisser prendre au jeu, mais il laisse couler cette remarque comme si elle n’était pas grand-chose, alors que Mutt lui dit qu’il peut répondre à toutes ses questions. Des questions, il en a encore des tonnes, mais c’est si difficile de savoir par quel bout les prendre, au final.

« Déjà Vegas, on verra pour New York », répond Klaus, étonnamment à l’aise, alors qu’ils sont installés à une table et qu’il laisse glisser sa main sur la sienne.

Il réalise que c’est la première fois (pour lui) qu’il vit un moment tel que celui-ci. Pas qu’il ait jamais vraiment caché sa sexualité, mais il n’a pas eu ce genre de relation sérieuse, où on va au resto ensemble en se prenant par la main… Bien sûr, Dave avait été sa relation la plus forte et la plus sérieuse (de ce qu’il croit), mais ce n’est pas comme si les circonstances leur avaient permis d’agir en parfait petit couple bien sous tout rapport. Il doit reconnaître que c’est agréable. Bien assez agréable pour qu’il oublie complètement l’époque dans laquelle ils se trouvaient et les regards tournés vers eux.

« J’ai plein de questions, mais en fait je crois que je sais pas par quoi commencer. » Il marque une pause. « Sur notre relation, surtout. Tu vois, t’as expliqué comment on s’est rencontré, comment tu l’avais un peu vécu, j’ai cru comprendre qu’on s’entendait très bien sexuellement parlant… » A aucun moment, Klaus ne songe à prononcer ces mots moins fort que les autres. « Mais comment ça s’est passé ? Comment on s’est mis ensemble, je veux dire. »

Toute longue cette histoire – leur histoire, donc – puisse être, Klaus est prêt à l’écouter et à ne surtout pas en perdre une seule miette. C’est bizarre, c’est comme suivre une sitcom dont on serait soi-même le héros, il a envie de connaître le moindre détail, comme une manière, aussi, d’apprendre à mieux connaître Mutt par cet intermédiaire, lui qui réussit si facilement à faire qu’il se sente unique, lui qui parvient à briser ses défenses sans même qu’il s’en rende compte, par le simple fait d’être là, par le fait, aussi, de tenir à ce point à être avec lui. Alors oui, il l’écoute lui parler de leur colocation chaotique, du fait qu’il se présentait comme un hétéro pur jus… ce qui dissimulait évidemment quelque chose (pas que tous les mecs sûrs de leur hétérosexualité soient des bis dissimulés, mais y en a quand même un petit paquet). Et donc, c’était quand même sacrément ambigu, et il a fallu un événement un rien extrême pour les rapproché.

« Attends… Mon père était là aussi ? » réalise Klaus, que cette information n’enchante pas le moins du monde.

Jusqu’ici, c’était plutôt pas mal, une nouvelle vie avec un mec sympa et mignon qui avait réussi à lui faire oublier Dave, Ben de retour parmi les vivants (même s’il est qu’à moitié enthousiasmé par cette perspective, pour des raisons absolument égoïstes), ça avait l’air pas mal. Et maintenant, son paternel qui lui envoyait je sais pas qui pour le… quoi, le tester, sérieusement ? Bon ben ça éclaire au moins Klaus sur ce point – même s’il n’avait pas du tout besoin d’éclaircissement sur la question, en réalité : Reginald Hargreeves restait un pauvre con, peu importe les circonstances et peu importe la dimension. Et rester mort, ça a visiblement l’air trop compliqué pour lui.

« Donc mon taré de vieux a envoyé des types nous défoncer, et nous on a rien trouvé de mieux que de s’envoyer en l’air pour se récompenser d’avoir survécu. Ouais, ça tient carrément la route, ouais », assure-t-il d’un ton amusé.

C’est de plus en plus évident, il est carrément en train de flirter avec Mutt, là, tout de suite. Peut-être pas la chose à faire, et il en éprouve, au fond, quelques scrupules… Seulement, il arrive pas à s’en empêcher, et dans le fond, il n’y a pas grand-chose qui le retient de s’en empêcher. Dave, peut-être ? Oui, ben en attendant, Dave préfère lui mettre des pains dans la gueule plutôt que de l’écouter parler de ses sentiments. Alors que pour ce qui est de s’épancher sur ses sentiments, Mutt est clairement loquace… Comme pour tout le reste, d’ailleurs. Et ça lui fait du bien, et il a pas envie de se sentir coupable pour ça, même si tous les regards autour devraient lui faire comprendre qu’à leurs yeux, oui, ils devraient se sentir honteux de leur comportement.

Ils doivent en prendre pleinement conscience quand la serveuse vient rejoindre leur table, pas pour s’enquérir de leur commande, mais pour leur demander de décamper, tout simplement. Le regard de Klaus suit celui de Mutt, qui fixe une table voisine, une bande de Texans à l’air franchement stupide. A l’air bien misogyne, aussi. Qu’est-ce qu’il fallait attendre d’autre de la part de types avec une telle dégaine, en même temps. La pauvre serveuse n’y est pour rien, mais en même temps, Klaus rejoint l’avis de Mutt, ils vont quand même pas se barrer parce que des types prétendument virils font pourtant dans leur froc à la vue de deux types qui se tiennent pas la main. Faut vraiment être con, sérieusement.

« Merci beaucoup, vous êtes bien aimable », complète Klaus avec un grand sourire à l’adresse de la serveuse, plus mal à l’aise que jamais, quand Mutt lui fait comprendre qu’ils ne bougeront pas tant qu’ils n’auront pas reçu leur commande.

Une fois la serveuse partie, Mutt reprend la parole, et Klaus sent combien il prend sur lui, en cet instant, pour ne pas craquer. Klaus n’est pas insensible non plus à ce genre d’humiliations, même s’il en a vécu plus d’une dans sa vie. Il y est d’autant moins insensible quand elles touchent à d’autres personnes, en réalité.

« Je sais que manger tranquillement notre burger en se prenant joyeusement la main – même si ça va être physiquement difficile si tu veux mon avis –, ça leur ferait les pieds, mais on est pas obligés de rester non plus, on a pas à se coltiner la compagnie de ces demeurés juste pour les emmerder », dit-il avec douceur.

Et il le pense. Ils ne changeront pas le monde, là, tout de suite, en restant assis à leur table, même si ça ne devrait pas être un combat de tous les instants que de juste manger tranquillement dans un diner avec un autre homme… Il voit que Mutt est pas bien, c’est ça qu’il veut empêcher, surtout. Quand Mutt ne va pas bien, il est impossible, inconcevable, même, pour Klaus de se sentir bien. C’est quelque chose qu’il découvre, mais c’est quelque chose d’évident.

« Qui est-ce que tu traites de demeuré ? » s’agace un des abrutis de la table d’à côté en se levant de sa table pour venir rouler des mécaniques sous leur nez.
« Je pense que t’es quand même pas demeuré au point de pas comprendre que je parlais év… »

Klaus n’a pas le temps de finir sa phrase que l’armoire à glace l’attrape directement au col. Bon… sans surprise… ça dégénère.

Klaus hausse les épaules. Dans le fond, il comprend, sincèrement, la détermination de Mutt, et même il l’apprécie (au-delà du fait qu’il aurait tendance à la trouver plutôt séduisante, pour tout dire). C’est pas souvent – si ce n’est jamais qu’on prend la peine de défendre à ce point son droit de… ben d’exister, pour le coup, car il est quand même difficile de trouver une justification quelconque à l’agacement de leurs voisins de table, menacés dans leur virilité par deux types qui ne font que se tenir la main à la table voisine. C’est que la virilité en question doit être sacrément fragile, au bout du compte. Alors oui, Klaus est prêt à faire abstraction de leur présence, d’autant plus que lui-même a quand même bien envie de se le taper, ce fichu burger. Sauf que bon, pour ça, faudrait peut-être qu’il parle moins fort, parce que peu importe que la serveuse n’ait pas obtenu gain de cause plutôt, les colosses de la table d’à côté, eux, étaient bien décidés à en découdre, et bien évidemment, c’est le freluquet du duo qui mange en premier (parce qu’ils sont siiiii forts et virils).

Klaus pris par le col, tente tant bien que mal de se défendre avec les moyens du bord. Mais Mutt ne met pas longtemps à prendre sa défense et à s’interposer. Rendu vainqueur de ce rapport de force, le type finit par le lâcher, au soulagement relatif de Klaus, qui se doute quand même qu’ils sont loin d’en avoir fini encore, ce qu’il ne lui plaît pas du tout de penser. Un temps, on se croit dans un western, à qui tirera le premier. Ouais, sauf que Mutt est peut-être très fort, mais ils sont quand même clairement supérieurs en nombre, là, et c’est pas Klaus et sa maîtrise (nulle) du combat qui va changer la donne… Et Ben risque pas d’être d’une grande utilité non plus… quoique.

Sauf que le combat se termine avant même d’avoir le temps de commencer, voilà que le patron emploie la manière forte pour les virer de son bar, fusil à la main. Non mais ils sont vraiment complètement tarés, ces Texans, c’est vraiment pas croyable. Au moins, Mutt joue pas au plus con et reconnaît que c’est le moment pour eux de plier bagage. Alors, parce qu’ils ont pas le choix, et avec un certain soulagement quand même pour Klaus, ce dernier se laisse entraîner vers l’extérieur. A peine sont-ils sortis que Mutt laisse exploser sa rage. Klaus, de son côté, ne se sent même pas si en colère… Il se sent plus malheureux de voir Mutt dans un tel état que d’avoir été viré de ce diner qui ne méritait à l’évidence pas de les compter parmi leur clientèle ô combien « distinguée ». Klaus le laisse faire quand il s’acharne sur le tableau indiquant le plat du jour du restaurant en guise de maigre exutoire à sa rage et à sa frustration. C’est clairement pas lui qui va retenir ce geste, au contraire, il le ferait même plutôt marrer si les larmes qu’il voit naître au coin des yeux de Mutt ne lui serraient pas le cœur.

« Eh, c’est absolument pas à toi de t’excuser tu s… »

Klaus s’interrompt quand Mutt le prend contre lui, le serre aussi fort qu’il le peut. Pas un seul instant Klaus n’envisage de briser cette étreinte, au contraire, il la resserre autant qu’il le peut à son tour. Le besoin naturel, instinctif, presque, de communiquer à Mutt autant de force et de réconfort qu’il le peut. Il sait bien que ce qui venait de se passer n’avait rien à voir avec ce que Mutt avait voulu, mais Klaus n’a évidemment aucune intention de lui en vouloir ou de le lui reprocher, pas même une seule seconde. Au contraire, découvrir Mutt dans sa détermination, dans son courage, dans son obstination… dans sa fragilité aussi, ça le rend encore plus attachant.

« C’est rien, vraiment », dit-il après un moment. « On s’en fout, on les emmerde. » D’une main légèrement hésitant, il vient glisser ses doigts dans ces cheveux. « Je suis sûre que je te l’ai dit un milliard de fois dans le futur mais… t’as vraiment des cheveux, incroyables, tu le sais, ça ? » Il esquisse un fin sourire, son regard ancré dans le sien, alors que ses doigts glissent sur sa joue.

Et parce qu’il en a envie, parce que durant cette seconde où leurs regards se soutiennent, il a l’impressions de le connaître depuis toujours, parce qu’il ressent, aussi, que Mutt pourrait bien en avoir besoin, il dépose ses lèvres sur les siennes.

Ça aurait pu se résoudre comme ça. Juste eux deux et puis cette proximité si naturelle, retrouvée pour l’un, découverte pour l’autre, et ils auraient repris la route, auraient trouvé, en chemin, un autre endroit où grailler, et bye les connards, bonjour Vegas. La colère, légitime, de Mutt, ne doit pas lui faire oublier que tout peut encore être possible, et c’est ça, ce champ de possibles, que Klaus avait voulu lui laisser entrevoir avec un baiser, juste ça. Sauf que non, ça n’allait pas juste s’arrêter comme ça, certainement pas. Et ils n’étaient pas au bout de leurs peines, loin, très loin de là. Mutt est le premier à le comprendre.

Klaus ne comprend pas immédiatement les raisons de cette nouvelle source de colère et de frustration avant que de suivre le jeune homme jusqu’à sa voiture et de comprendre. On avait crevé les pneus de caisse. Putain. Bon ben… adieu Vegas, ça va être difficile de se taper tout le trajet à pied, faut quand même le dire. Klaus veut de son mieux essayer de faire décolérer Mutty, dont il a le sentiment de voir le sang bouillir en direct. Mais en le voyant se saisir d’une barre de métal, il a une idée un peu trop claire de ce qui va se passer ensuite. S’il s’attache doucement à Mutt, cette part impulsive de sa personnalité, même si légitimée par les circonstances, n’est pas forcément pour lui plaire, malheureusement, il commence aussi à comprendre qu’il ne peut pas faire grand-chose pour influencer cette dernière quand Mutt se retrouve dans une rage à ce point sourde.

« Mutt, arrête, ça en vaut pas la peine, franchement, on s’en fiche », tente comme il le peut Klaus d’empêcher le jeune homme de faire ce qu’il semble définitivement déterminé à faire.

Mais évidemment il ne l’écoute pas, sans doute qu’il ne l’entend même pas, d’ailleurs, et Klaus, pendant ce temps, se sent particulièrement impuissant quant à ce qui est en train de se passer. Outre le fait qu’il préférerait laisser tout ça derrière eux, il s’inquiète aussi des représailles des Texans demeurés (aucun offense envers les Texans – ou presque -, juste envers les Texans demeurés) qui, s’ils s’y mettent tout ensemble pour lui adresser des représailles, pourraient clairement dominer Mutt, quand Klaus lui-même ne pourra vraiment pas faire grand-chose pour le défendre dans tous les cas. D’abord, c’est la pick-up des crevards qui prend cher. Œil pour œil, dent pour dent, on pourrait dire, sauf que y a aucune chance que ça s’arrête là quand Mutt, en plus, fait voler une pierre à travers un carreau. Klaus fait une nouvelle tentative en tentant de rattraper Mutty, en répétant encore son nom, mais sans le moindre succès. Non, lui, tout ce qu’il veut, c’est attirer l’attention des crevards pour en découdre. Ça ne les mènera nulle part, mais Klaus sent bien que Mutt est absolument inarrêtable, là, tout de suite. Ce qui doit arriver est arrivé, oui. L’un des types sort du diner, et Mutt, en bon mâle dominant, bombe le torse, prêt à en découdre.

Le gars a l’air intimidé par sa barre à mine, et ça aurait été parfait s’il avait juste eu les chocottes, sauf qu’entre une barre à mine et une carabine, on sait quand même ce qui l’emporte, et quand un premier coup de fusil retentit, le cœur de Klaus s’arrête et, de surprise, il pousse un cri qui, clairement, ne transpire pas la virilité. Il serre sa main dans la sienne, Klaus la serre fort, peut-être trop fort, en réalité, alors qu’ils se planquent derrière le véhicule. Il sent qu’ils l’ont échappé belle, et Mutt encore plus que lui. La balle s’écrase contre la vitre du pick-up. Il fait vivement « non » de la tête quand Mutt lui demande s’il n’a rien. La balle ne l’a pas touché, pas effleuré, par contre, il se sent tétanisé. Une sensation qui le submerge et qui le fige. Il tremble, chaque coup de feu raisonne dans son esprit en un écho qui l’angoisse. Courir, oui, il faut courir… Mais il ne se sent même pas capable de bouger, la, tout de suite. Il réalise à peine ce qui se passe quand Mutt presse ses lèvres contre les siennes, il ne parvient ni à répondre à ce baiser, ni non plus à sourire. Ce n’est pas que le contact lui déplaise, il a même quelque chose de réconfortant, mais Klaus sent que la panique, loin de le déserter, va augmentant à chaque seconde qui s’écoule, à chaque coup de feu.

« Je vais pas y arriver… » Les mots s’échappent de ses lèvres en un murmure à peine audible. Sa voix est tremblante au possible, ce n’est qu’à l’instant de sentir un sanglot lui obstruer la gorge qu’il comprend que ses yeux sont humides. « Je vais pas y arriver. »