Il fait sombre dehors. Peut-être qu'il est très, très tôt. Ou bien très, très tard... Ou bien c'est la fin d'après-midi, le soleil se couche tellement tôt, en ce moment... Il n'en sait fichtre rien. Voilà un moment déjà que Klaus a complètement perdu toute notion du temps, pas seulement du temps, mais des jours, de tout. Il s'embrume tant et tant à grands renforts de psychotropes qu'il ne saurait plus dire si ce qu'il cherche à fuir appartient à un passé si lointain qu'il est seul à le garder en mémoire, ou s'il est aussi frais que ne le lui laisse présumer la blessure qu'il continue de ressentir en son cœur. C'est bien simple, Klaus n'est plus que succession d'errances, entre délires psychotiques et léthargie intense. Il ne serait plus capable lui-même de présumer vraiment de ce qu'il a vécu ou non des derniers événements. Il lui semble qu'il a revu Ben, mais à ce stade, il pourrait tout aussi bien pu l'avoir délirer qu'il n'en serait pas surpris. Il vit littéralement le pire bad trip qu'il ait jamais expérimenté, et pourtant, dans ce domaine, on peut clairement dire qu'il a roulé sa bosse, et pas qu'un peu.

Ses faits et gestes ne sont plus vraiment associés à des décisions cohérentes. Il se traîne d'un lieu à l'autre sans vraiment de motivation... ou peut-être un peu. Il y a ce bar dans lequel il revient régulièrement. Clairement pas le seul qu'il fréquente, mais définitivement celui où il se rend le plus souvent. Il est trop alcoolisé et halluciné pour se rendre compte qu'il y a dans ce rituel étonnamment huilé pour le quotidien chaotique qui est dorénavant le sien une volonté inconsciente plus que prononcée. Ce bar, c'est celui où Mutt et lui se sont rencontrés. Il cherche une trace de lui partout où il va, sans le conscientiser vraiment.

Alors, comme cela lui arrive bien souvent, défoncé au possible, chancelant, Klaus vient commander d'une voix trop forte un cocktail quelconque, quand le barman lui signale que quelqu'un le cherche. Il a le coeur qui bat trop fort quand il entend cette phrase. Il se retourne aussi sec, prêt à tomber dans les bras de Mutt, le tout pour se retrouver face à Five, qui lui crache sa colère au visage sans lui laisser le temps de répliquer. Pas stable sur ses pieds, Klaus s'adosse au comptoir pour se redonner une contenance pendant qu'il ne capte qu'un mot sur deux de la litanie qu'il lui adresse.

"Peut-être que si vous me cherchiez c'est que je voulais pas qu'on me trouve", répond Klaus d'un ton pas franchement sûr tandis qu'il manque s'asseoir à côté du tabouret que lui désigne Five, avant de se rattraper Five. "Qu'est-ce que tu veux ? C'est quoi ? C'est l'apocalypse, encore ?"

Il fait sombre dehors. Peut-être qu'il est très, très tôt. Ou bien très, très Klaus regarde Five serrer les poings et les dents en le fusillant du regard tel un petit gremlin hors de lui, et il a un peu l’impression qu’un mur transparent les sépare tous les deux. Il navigue dans un flou artistique tel que c’est à peine certain que Five est bel et bien là. Et se prendre un verre d’eau en pleine figure n’y change pas grand-chose. Au mieux, il se sent un peu mieux, si, l’espace de quelques seconde, puis il retourne en mode gaussien pendant que Five le traite de tous les noms en l’attrapant par le col. Pour le secouer certainement, parce qu’il en a besoin, ça ne fait aucun doute, mais décalqué comme il est, il n’est pas vraiment à même d’examiner le bien-fondé de ce comportement. Il s’en fiche, de ces types qui veulent leur peau, il s’en fiche de…

Non, il ne s’en fiche pas, que sa famille ait besoin de lui. Mais il n’arrive pas à admettre que ce puisse être vrai. Pourquoi est-ce qu’ils auraient soudainement besoin de lui ? Klaus est clairement le boulet de la famille, tout le monde le sait, ça. D’accord, là, il s’apitoie clairement, mais en être venu à la conclusion qu’il était un poison pour les gens qu’il aimait et s’engager dans cette spirale destructrice qui faisait qu’il devenait aussi un poison pour lui-même n’arrangeait évidemment rien du tout.

Oui, ça lui fait pas du bien d’entendre que sa famille s’est fait un sang d’encre pour lui, il aurait préféré ne pas les inquiéter, et sans doute que ça lui fait du bien d’entendre ça. Et oui, il serait sûrement temps qu’il se ressaisisse plutôt que de jouer les grands héros de tragédie. Il a vécu une rupture difficile, comme des millions de gens avant lui, comme des millions de gens après lui, sa souffrance n’est pas unique… Mais pourquoi est-ce qu’il n’arrive pas à la dépasser, dans ce cas-là ? Parce que non, il n’y arrive vraiment pas. Et chaque fois qu’il essaie, c’est pire encore.

« Je peux pas réparer, je dois réparer. Tu comprend pas, tu comprends rien, j’y arrive pas… »

Il a trop mal, et y a rien pour apaiser la douleur. C’est quelque chose qu’il portait déjà en lui avant même de connaître Mutt, mais c’est pire à présent. C’est quelque chose d’insidieux, qui s’imprègne de lui et qui veut pas le lâcher.

« Diego… il va bien Diego ? Et Ben il va bien ? Je l’ai laissé alors qu… Allison, ça va ? Je… » Il a la tête qui tourne d’un coup. Il a pas envie qu’on s’occupe de lui, ou en tout cas c’est ce qu’il pense, il veut rester dans cet état d’errance et ne plus penser à rien. Mais en même temps… Il a besoin de se laisser porter, même s’ils s’épargnerait bien les engueulades de rigueur, là tout de suite. « Je me sens pas très bien… »

Il glisse de son tabouret et se rattrape de justesse aux épaules de Five, dans les bras de qui il se met à pleurer sans lui demander son avis.

Tu m’étonnes que Klaus ne soit pas du tout à même de dire quoi que ce soit d’intelligible, il n’est pas plus à même de se comprendre que de se faire comprendre en cet instant, et même s’il s’intéresse à ce que Five pourrait lui dire de ses frères et sœurs, et dépit de son absence totale d’envie de se faire engueuler, là, tout de suite, il est juste… parti ? Ou non, c’est encore pire, il se sent partir, mais il est là quand même, et c’est le pire état possible, parce que son cerveau ne commande plus son corps convenablement, son esprit semble totalement désynchronisé de son corps, et l’un dans l’autre, il ne parvient tout simplement plus à se comprendre lui-même. Totalement perturbé, complètement déconnecté… non, vraiment, là, tout de suite, il ne se sent pas bien, mais alors vraiment, vraiment pas bien du tout. Non, il ne calcule rien… et oui, il a aussi singulièrement envie de gerber, et de pleurer…

Il faut un certain temps à Klaus pour consentir et lever la tête quand son frère le lui demande, quand il le regarde, ses des yeux aux pupilles terriblement dilatées qui rencontrent son regard. Il a pas envie de le lâcher… pas complètement… mais peut-être qu’il en a un peu envie aussi, il en sait rien, parce qu’il n’arrive pas à être en pleine conscience de ce qu’il fait. C’est une main tremblante qui récupère le verre d’eau qu’il lui tend et renverse la moitié à côté (il vise à plusieurs reprises à côté de sa bouche) avant e réussir à avaler quelques gorgée.

Il a pas trop conscience de ce qui se passe ensuite, il a presque l’impression que Five a utilisé son pouvoir de téléportation pour le conduire jusqu’aux chiottes… Mais non, sinon il lui aurait certainement déjà dégueulé dessus, c’est même sûr. Mais il a aucun souvenir du moment où il l’a entraîné jusque là, il ne se souvient plus des paroles complètement délirantes qu’il avait prononcées alors en une complainte absolument suraigue.

« Y a rien à dire… » Il répond de mauvaise foi en s’adressant plus à la cuvette des toilettes qu’à son frère, d’une voix qui lui semble trop lointaine pour lui appartenir.

- Sans doute aidé par l’aspect des dites cuvettes ou l’odeur ambiante, il n’a finalement besoin de l’aide de personne pour repeindre allègrement les toilettes en vomissant sa bile, faute d’avoir grand-chose de plus consistant dans l’estomac depuis un bon moment déjà. C’est qu’après un moment qu’il se redresse, tâtonne pour activer la chasse d’eau, et quitte la cabine de toilette… Pas spécialement mieux… Mais un peu mieux quand même.

« Content ? » il dit à son frère en levant les bras comme s’il venait d’accomplir un exploit après avoir déposé sa gerbe dans des chiottes publiques. « C’est bon, je vais mieux, tu vois ! T’as plus du tout à t’inquiéter pour moi, tu peux rentrer et dire à tout le monde que je vais bien. »

Est-ce qu’il va se décider à parler ? Non. Il ne veut pas. Point. Il ne veut juste pas.

Tu m’étonnes que Five n’a pas envie de rire. Et Klaus non plus, n’est pas vraiment d’humeur à se marrer, mais en cet instant, et à présent qu’il est plus en phase avec la réalité et donc contraint de faire face à son frère, il est incapable de faire autrement que de faire preuve de cynisme pour tenter une vaine échappatoire à une situation inextricable. Bien sûr qu’il ne coupera pas au sermon de son frère, parce qu’il le mérite, parce qu’il le déconne, il le déconne complètement. A plein régime, et le truc, c’est qu’il ne se voit pas arrêter. Égoïstement, il ne voit plus d’intérêt à remonter la pente, égoïstement, il se convainc que personne, absolument personne, n’avait besoin de lui.

Pourtant, Klaus lui prouve bien le contraire alors que, tandis que Klaus accepte de se nettoyer le visage, il lui parle de tous les efforts qu’il a fournis afin de le trouver. Non, bien sûr qu’il ne va pas le lâcher de sitôt. Il a affaire, là, tout de suite, au plus obstiné de ses frangins : bien sûr qu’il ne va rien lâcher ! c’est évident… Et en dépit des protestations de Klaus, est-ce que ce n’est pas ce dont il a besoin ? Si, certainement. Il a besoin qu’on le bouscule, il a besoin de sa famille… Mais il est con, Klaus, et il est au bout de sa vie, et il a envie de se laisser sombrer, injustement, parce qu’il a trop mal, et parce que cette douleur ronge tout ce qui le constitue.

« C’est pour ça que t’as besoin de moi ? Pour ces mecs à la con… ? Personne a cherché à me tuer dernièrement… »

Personne à part lui-même, parce que même si Five pourrait bien exagérer, il n’a sans doute pas tort : s’il continue sur cette lancée, il est bien possible qu’il se retrouve à la morgue, à ce rythme. Ou peut-être même pas, parce que si ça se trouve, il est immortel, comme Nathan, comme lui-même, et s’il est immortel, alors il a encore en plus de raisons de passer du temps à se détruire la santé… C’est ce qu’il dit, d’ailleurs, pour se défendre, d’un ton complètement perturbé.

« Je suis sûr que je peux pas mourir, de toute façon alors on s’en fout, pas vrai ? » Il l’observe un instant… « Mutt c’est pas « ce mec », c’est pas n’importe quel mec, et il a rien fait, il a rien fait, il était parfait et moi j… »

Il n’arrive même pas à se mettre en colère, en vérité. Y a rien qui ressemble à de la colère en lui. Juste beaucoup de peine, et une immense tristesse qui ne le déserte pas le moins du monde.

« Je détruis tout ce que je touche, Dave ou Mutt c’est pareil, et vous aussi… Je supporte plus tout ça… »

Il sait qu’une fois de plus, son discours est totalement décousu, mais peu importe, il essaye d’articuler sa pensée, et sa pensée, c’est juste qu’il veut se dissoudre dans toutes les substances psychotropes qui puissent être.

Klaus devrait se sentir rassuré, soulagé, de sentir qu’on l’aimait et que l’on s’inquiétait pour lui, mais ce constat provoquait chez lui l’effet complètement inverse. Plutôt que de se sentir rassuré ou soulagé, ça l’angoisserait presque, parce qu’il ressentait cette impression vive et violente qu’il ferait forcément du mal autour de lui, et que tous ceux qui prenaient la peine de lui accorder du temps et de l’attention allaient forcément en souffrir. C’est bête comme vision, évidemment, et ça ne mène jamais nulle part, mais c’est plus fort que lui, en réalité.

Évidemment, Five a bien compris de quoi il retournait, plus que n’en serait capable Klaus de son côté, qui, prisonnier de cette spirale addictive n’a définitivement pas les idées suffisamment claires pour observer convenablement ce qui lui arrive et en tirer les déductions les plus appropriées. Oui, évidemment qu’il se sentcoupable, et évidemment que ça le bouffe. Évidemment qu’il a envie de tout refaire différemment, bien sûr qu’il a l’impression qu’il pourra jamais rien réparer. Un poison insidieux, c’est ce que c’est, en effet, et c’est encore pire que tous les poisons qu’ils s’injecte de son plein gré depuis des jours.

Bien sûr, en matière de culpabilité, Five le bat, techniquement, à plates-coutures, et sans parler de Vanya. C’est vrai que ses problèmes doivent paraître bien cons et insignifiants en comparaison de ce que subit et supportent les gens autour de lui. Il devrait sans doute en prendre conscience et ainsi en souffrir un peu moins. Oui, sauf que non. Il essaie, encore et encore, autant qu’il le peut, mais il n’y arrive tout simplement pas… C’est comme si un effort aussi basique que celui de se redresser revenait tout à coup à atteindre le sommet de l’himalaya, et sans chaussures.

Est-ce qu’il se prend trop la tête ? Oui, peut-être. Est-ce qu’il a fait le con ? Ouais, y a pas de doute. Et non, il a pas envie qu’on lui raconte des histoires, de toute façon il dormira plus jamais sur ses deux oreilles, c’était impossible. Il sourit mollement quand Five ajoute qu’une petite vie parfaite et bien rangé l’emmerderait. Ouais, c’est sûr. Mais là, il ne demanderait pourtant rien d’autre que de se faire chier. Une bête vie bien rangée en apparence banale et ennuyeuse lui paraîtrait terriblement séduisante si ça lui garantissait en retour de la vivre avec Mutt. Mais il a laissé passer sa chance. Il ne retrouvera pas Mutt. Il ne doit pas retrouver Mutt…

Five le ramène à une réalité qui le fait rire franchement quand il revient sur la soirée absurde et tordue qu’avait été celles de leurs retrouvailles… il ne pensait pas qu’un jour, Five le remercierait d’un truc pareil.

« Ben merde… j’ai vraiment l’air désespéré hein ? » il remarque alors que Five le remercie bel et bien pour cette soirée chaotique, mais au cours de laquelle il s’était autorisé à vivre enfin, pour lui-même. Alors qu’ils sont sortis des toilettes et que Five insiste une fois encore pour l’emmener chez lui et Diego, Klaus prend de nouveau Five dans ses bras. Tant pis si c’est trop pour lui. « Faut pas avoir peur de ça, t’sais, je suis immortel… enfin, je crois que je suis immortel à genre… quatre-vingt-dix pour cent ? » Il laisse passer un temps de pause. « Je vous aime aussi, pour de vrai, je vous aime vraiment, c’est pour ça que… » Il a fui… Pour pas accuser la colère et la déception de personnes qu’il aime en plus. « Vous avez des bières chez vous ? »

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