Chaque année, à la même période, la direction réquisitionnait des professeurs pour servir de maître de stage à des étudiants. Je n’étais jamais contre, j’aimais bien avoir des stagiaires, mais tous mes collègues ne pensaient pas de la même façon. Certains avaient sans doute oublié qu'ils avaient été étudiants et stagiaires un jour, eux aussi...
Je n’étais pas parfait – personne ne l’était, d’ailleurs – mais il y avait quelque chose dans ma façon d’être avec les jeunes qui faisait que j’aimais transmettre, j’aimais éveiller des consciences et des passions, à défaut d’éveiller des vocations.

Pour les prochaines semaines, donc, on m'avait assigné un stagiaire. Un étudiant de l'université qui allait devoir donner quelques heures de cours par semaine dans quatre de mes classes et m'observer quelques heures également.
Dans mon casier se trouvaient les documents concernant l'évaluation du stage par les professeurs de l'université et l'évaluation que je devrais rendre. C'était le genre habituel : acquis ou non acquis. Pas de juste milieu. Les cases pour moi rédiger les commentaires n'étaient pas bien grandes et j’avais toujours eu tendance à trouver cela dommage… Alors je prenais toujours des notes à part, pour ensuite rédiger de courtes synthèses sur les papiers d’évaluation que le stagiaire devait ensuite ramener à ses enseignants. Des synthèses faites de cette façon me permettaient de souligner la progression des jeunes, c’était ce qui m’intéressait le plus : montrer à quel point il y avait du progrès.

Dans la salle des professeurs du lycée, je parcourais la paperasse pour prendre connaissance de ce que l’on attendait de moi. Les stagiaires allaient débarquer d’un moment à l’autre, accompagnés du directeur adjoint. Un collègue me proposa une tasse de café, que j’acceptai. J’étais donc dans de parfaites conditions de travail lorsque la porte de la salle des professeurs s’ouvrit sur deux personnes.
Après le petit discours sur l’accueil à réserver aux stagiaires, on m’appela auprès d’un jeune homme qu’on me présenta comme mon stagiaire.

« Bonjour, je suis Martin Andersen.» Je lui tendis la main, par politesse. « Vous avez déjà visité un peu l'école ? » Il n'y avait pas grand-chose à voir, à part les couloirs où se trouvaient les classes, les salles des profs, la bibliothèque, les accès à la cour de récréation et les commodités, mais il valait mieux que les stagiaires puissent connaitre un peu tout ça.

Les stagiaires étaient chaque années très différents les uns des autres. J’avais, je pense, déjà eu un peu toutes sortes d’étudiants qui venaient en observation, puis, un peu plus tard, généralement, en stage pratique. Mon boulot, en tant que maître de stage, c’était de permettre à ces étudiants de voir ce qu’était le métier d’enseignant, de l’autre côté du bureau, en quelque sorte, expliquer les ficelles du travail, peut-être pas éveiller des vocations, parce que ça me semblait un peu tard pour ça, mais il y avait parfois des jeunes qui avaient une bien meilleure vision des choses une fois en stage pratique.

Cette fois, j’avais une recrue du tonnerre, je le vis assez vite : d’abord par cette attitude nonchalante et ce dédain complet pour ce que le directeur exprimait. Et puis, une fois que je fus face à lui, lui tendant la main, il me laissa dans le vent, gardant ses mains de son côté avant de me lâcher quelques petites phrases qu’il voulait assassines.

« Non, je ne vais pas vous apprendre à enseigner. Je vais essayer de vous montrer les bons côtés du job. » Il était rétif et c’était sans doute un peu normal s’il n’avait pas envie d’être prof… Mais je subodorais déjà que ça n’allait pas être du gâteau. « Mis à part les vacances et les horaires, évidemment. »

La façon dont il parlait du métier, cela me fit bien comprendre que ce jeune homme était ici par obligation et pour aucune autre raison.
« C’est marrant, mais personne ne vous demande d’aimer les profs. Vous êtes libre d’aimer qui vous voulez. Moi-même, je ne suis pas payé pour vous aimer. »
Je souris, c’était là une phrase que j’avais déjà sortie plusieurs fois à des élèves qui se plaignaient en me disant que je ne les aimais pas.

Au moins, il n’était pas contre l’idée de visiter l’école. Même si ce n’étaient pas les classes qui l’intéressaient.
« On va commencer par ça, alors. Le coin fumeur… bah comme partout, on ne peut plus fumer dans les écoles, mais il y a un coin facile d’accès où on peut être à l’aise. »
J’y allais régulièrement, il me fallait des pauses clopes plusieurs fois par jour, mais au moins, ça faisait quelque chose de commun avec ce stagiaire.
« Allez, on y va. »
Il ne servait à rien de trainer dans la salle des profs et de chercher à le convaincre en discutant. Autant aller en griller une. Ça me permettrait peut-être, aussi, de voir un peu ce qu’il avait dans le ventre.

Avoir un stagiaire n’était pas inhabituel pour moi et, entre nous, j’avais parfois l’impression qu’on me les envoyait pour que je leur permette de prendre confiance en eux face à une classe. Il fallait croire que j’avais une sorte de don pour montrer les aspects positifs d’une profession si souvent critiquée et décriée.
Le stagiaire que l’on m’avait confié cette fois n’avait pas l’air d’être là par vocation ou même de son plein gré. Rétif, prompt à rétorquer, limite agressif… Une attitude qu’il était facile d’interpréter comme une manière de me montrer qu’il allait tout faire pour essayer de m’énerver ou de m’emmerder. Mais je n’aimais pas me faire une idée trop rapide de qui j’avais en face de moi. Aussi l’avais-je accueilli avec bienveillance. Après tout, instaurer un climat chaleureux et un environnement propice à l’apprentissage, c’était très important.

Nous avions au moins un point commun, lui et moi, c’était déjà ça. La clope, ça avait toujours créé des liens. Ça pouvait commencer par un échange de briquet, ou un dépannage de clope… et puis les coins fumeurs, c’était toujours un lieu d’échange.

« On dirait que vous avez vu pas mal de vieux cons… » Certains profs étaient comme il le disait, mais j’avais l’impression que ce jeune homme ne devait pas avoir croisé beaucoup d’autres types de profs.
J’allumais ma clope et en tirais une bouffée.

« Moi, ce qui me plait dans ce boulot, c’est quand je vois que les élèves ont compris, quand je vois leurs progrès… »

J’avais aussi souvent pu développer des liens avec les jeunes. En m’occupant d’activités extra-scolaires, ou de clubs de l’école, ou encore en les poussant à faire preuve de curiosité intellectuelle… On pouvait faire grandir les jeunes à plusieurs niveaux et, bien souvent, il y avait de quoi se réjouir quand on pouvait voir les élèves évoluer… J’adorais ça. Entre le mois de septembre et le mois de juin, les jeunes progressaient toujours. Chacun à son rythme, certes, mais il y avait toujours des progrès.

« J’ai eu des vieux cons comme profs quand j’étais élève, de vrais sadiques, parfois, et je me suis toujours dit que je ne voulais pas être ce genre d’enseignant. »

Les punitions humiliantes, physiques aussi, c’était aussi le genre de truc que les vieux cons faisaient. Des maniaques du pouvoir, sûrement, des types qui avaient besoin de se sentir un peu supérieurs pour flatter leur égo, comme le disait si bien le jeune Jones.

« Alors, et vous, quelle est votre histoire ? » Je n’avais pas raconté la mienne, mais ça pourrait peut-être venir par la suite. Qui vivra verra.

Les stages, c’était des moments déterminants pour les étudiants… L’occasion de découvrir ce que c’était vraiment, sur le terrain, l’occasion de voir si ce qu’ils avaient appris était utilisable dans un autre contexte que celui de leurs études, et l’occasion aussi de voir ce qu’il y avait comme possibilités concrètes…
Je n’avais pas vraiment pour habitude d’avoir des stagiaires aussi réfractaires que celui-ci… D’abord parce qu’en général, les étudiants faisaient quand même preuve d’un minimum de respect envers les maîtres de stage, ensuite parce que je n’avais pas non plus eu l’occasion d’avoir beaucoup de stagiaires ces derniers temps et, enfin, parce que c’était tout de même assez rare qu’un étudiant qui ne voulait pas envisager l’enseignement se retrouve à effectuer un stage auprès d’élèves. Mais soit, je n’avais jamais été du genre à juger qui que ce soit ni quoi que ce soit, alors je n’allais rien dire par rapport à cela.

Tout dans l’attitude du jeune homme exprimait clairement le fait qu’il ne voulait pas être ici… et pourtant, il y était. S’il avait voulu, il aurait sans doute pu s’arranger pour ne pas venir, trouver des excuses ou simplement poser un lapin, mais il ne l’avait pas fait. D’un côté, c’était assez rassurant.

« Mes gosses doivent parler un peu de la même façon que vous… les darons profs sont sûrement les pires. » D’ailleurs, c’était souvent quelque chose dans le genre qu’on se disait entre collègues quand il y avait une réunion de parents.
Mais, j’avais sans doute été un peu strict avec mes fils par rapport à leur scolarité, mais ça ne m’avait jamais empêché d’être un père présent et au taquet pour ce qui concernait ma famille. Au moins, c’était un avantage de l’enseignement, on pouvait être présent pour ses enfants pendant les week-ends et pendant les vacances.

Les cigarettes se consumaient peu à peu, tandis que s’installait un début de lien entre les deux hommes. Je n’avais jamais été quelqu’un d’inaccessible, j'étais même tout le contraire… Empathique, disponible, à l’écoute… et jamais dans le jugement.

« Je ne connais pas les écoles privées, j’ai toujours été dans le public, même quand j’ai commencé à enseigner à la Ungdomsuddannelser… Ici, la population est vraiment hétéroclite. Tous les milieux sociaux sont représentés et les petits prétentieux se font clouer le bec par des gars simples qui ne se prennent pas la tête… On est loin des clichés des écoles privées et des caricatures des cités. »

Je l’écoutais comme j’écoutais toujours toute personne, parce que j’étais comme ça, respectueux de la parole de chacun. J’eus un sourire à sa dernière phrase.

« Sans blague ? C’était pas nécessaire de le dire, ça se voit directement… Mais c’est quoi, alors, votre truc ? Qu’est-ce qui vous botterait vraiment ? »

Parfois, mettre des mots clairs sur des objectifs, ça permettait aussi de mieux appréhender les choses. Mais j’avais déjà croisé des jeunes qui, à 19 ans, n’avaient aucune idée de ce qu’ils voulaient faire de leur vie…

Je contemplais le jeune Mutt, un sourire en coin, sentant le poids de son héritage peser sur ses épaules, comme les sacs à dos de certains élèves, qui semblaient parfois aussi lourds que des chevaux morts…

« Vous savez… l'éducation, c'est un peu comme un road trip pour rejoindre une ville. On roule, on trace, parfois on découvre des coins sympas, parfois non. Mais le vrai trésor, c'est le voyage lui-même, pas juste la destination. »

Je marquai une pause, jouant distraitement avec ma clope, les souvenirs de mes propres choix et regrets se mélangeant aux vapeurs d'alcool qui semblaient toujours flotter autour de moi.
« Mes gosses, oui, j'en ai. Deux garçons. Ils me rappellent tous les jours que je ne sais pas tout, que je suis aussi là pour apprendre… » Je fis une courte pause, avant de poursuivre : « Et peut-être que tu es ici pour la même raison, Mutt. Pour apprendre, pas juste sur l'histoire ou l'archéologie, mais sur toi-même. »

Je m’attendais à ce qu’il se renfrogne, qu’il me mettre un peu au défi en me retournant la question ou autre chose dans le genre.
Je ris, un rire profond et sincère qui semblait résonner dans la pièce.
« Tiens, regarde… J'ai appris que même le prof le plus chevronné n'est qu'un étudiant face à la vie. Que parfois, on enseigne le passé, mais c'est l'avenir qui nous donne les leçons les plus dures. »

Je me levai, faisant quelques pas vers la fenêtre, le regard perdu dans le dédale des cours de récréation en contrebas.
« Quant à tes problèmes avec l'autorité et ta peur de décevoir ceux qui comptent… c'est un peu le lot de tout fils ou fille qui cherche sa voie… »

Je pensais aussi à moi, en disant cela, parce que son hésitation impliquait clairement qu’il y avait quelque chose entre lui et son père qui avait beaucoup de poids dans la construction du jeune homme que j’avais face à moi.
« Je pense que tu pourrais être excellent comme archéologue. Et peut-être même comme prof. Mais avant de devenir un archéologue comme ton père, tu dois apprendre à être Mutt. Et c'est peut-être ici, dans une salle de classe, que tu commenceras à découvrir qui est ce Mutt Jones »

Ce n’était pas le genre de truc qu’on nous enseignait à l’école, tout ça, mais c’était un apprentissage important. C’était même primordial.

Je tournais lentement le regard vers Mutt, comme on tourne une page d'un livre que l'on craint de finir trop vite. Sa voix, rauque et chargée d'un poids que je connaissais trop bien, faisait écho dans la pièce, comme un rappel à l'ordre, un rappel à la réalité de ce que signifie être en marge, être différent.

« Tu sais… » commençai-je, en choisissant mes mots avec soin, comme un peintre choisit ses couleurs, « la vie, elle n'est pas faite que de lignes droites. Parfois, c'est un véritable désordre, un joyeux bordel où chacun de nous cherche sa place, cherche à comprendre son rôle. »

Je fis une pause, le regard perdu un instant dans le vague, avant de reprendre
« Et ton père… c'est un homme mûr, avec ses convictions, ses idées... parfois arrêtées, peut-être. Mais toi, tu es Mutt. Tu es ce mélange unique d'aventure et de rébellion, de passion et d'incertitudes. Et c'est ça qui te rend spécial. »

Je décidai de prendre un risque, de plonger plus profondément dans ce qui nous liait, au-delà des mots.
« L'école, l'enseignement, tout ça... Ce n'est pas seulement une question de murs, de livres et de diplômes. C'est une question de rencontres, de découvertes, de ces moments où, au détour d'un couloir, tu croises quelqu'un qui te comprend, qui te voit vraiment. »

Je marchai jusqu'à la fenêtre, observant le ciel comme si j'y cherchais des réponses ou mes mots pour la suite.
« Quand j'étais plus jeune, je croyais savoir exactement ce que je voulais. Mais la vie, elle a cette drôle de manière de te montrer que tu n'en sais rien. Et c'est là, dans ce boxon, dans cette incertitude, que tu commences réellement à vivre, à être toi-même. »

Je me retournai, fixant Mutt avec intensité. Il y avait en lui quelque chose qui me rappelait mes propres fils, en réalité, et le discours que je lui tenais était, à quelques détails près, ce que j’aurais pu dire à Jonas et Casper.
« Ton père et toi, vous êtes comme deux comètes sur des orbites différentes. Mais souviens-toi, chaque comète laisse derrière elle une traîne lumineuse, unique. Tu as ta propre lumière, Mutt, ta propre voie à tracer. »

Je m'approchai de lui, posant une main sur son épaule dans un geste que je faisais régulièrement à toute personne.
« L'enseignement, l'apprentissage, ce n'est pas qu'une question de savoir transmis. C'est une question d'expériences partagées, de vies entrelacées. Et qui sait ? Peut-être qu'un jour, tu trouveras que ton chemin croise celui de l'enseignement, d'une manière ou d'une autre. Pas parce que je t'aurai convaincu, ou parce que tu auras cédé, mais parce que tu auras découvert que transmettre, c'est aussi une forme d'aventure. »

Je lâchai son épaule, lui offrant un sourire complice.
« Et puis, entre nous, être un pionnier de l'enseignement avec un caractère comme le tien, ça pourrait être sacrément intéressant ! »