Travailler en solo (sans mauvais jeu de mot, je vous prie) ne m'a jamais spécialement dérangée, bien au contraire. J'y ai été habituée, et si je ne suis pas aussi solitaire que ce que les circonstances m'ont bien souvent poussée à être plus ou moins malgré moi, quand il est question de mécanique, j'apprécie assez de ne reposer que sur moi-même, sans la pression induite par un regard extérieur au mien. Certes, Sam n'est jamais bien loin quand je travaille, mais il m'a toujours laissé une marge de manœuvre plutôt confortable, et je dois reconnaître que ça n'a jamais été pour me déplaire, encore moins maintenant que j'ai acquis toutes les compétences qui me manquaient à me début, quand je devais me familiariser avec ces rouages et appareillages bien différents de ce à quoi j'étais habituée du temps où je parcourais des cimetières de vieilles épaves de vaisseaux sur Jakku, en quête de pièces exploitables. Mais il a confiance en moi, il me laisse faire et ça me convient bien. De manière générale, je dirais que nous formons une bonne équipe, et forcément, à l'idée de partager mon espace de travail avec une personne que je ne connais pas, je ne suis pas totalement rassurée.

Je ne dirais pas que j'ai le contact difficile, au contraire, mais je n'offre pas ma confiance à tout-va non plus, et même si je comprends la décision de Sam d'engager un nouvel employé (ce ne sera pas du luxe étant donné la masse de travail à laquelle nous faisons face - sans oublier que cela lui ménagera du temps qu'il pourra passer avec sa fille, et vu sa réticence à la confier à une nounou, ce n'est sans doute pas plus mal), j'attends de voir, on va dire. Peut-être que l'entente sera immédiatement cordiale et que nos talents se révéleront complémentaires, peut-être aussi que nous nous marcherons sur les pieds constamment, difficile à dire pour le moment. Ce qui est certain en revanche, c'est que je ne peux m'empêcher de guetter son arrivée, curieuse de face à qui je vais me trouver, le nez dirigé vers l'horloge murale posée au mur du garage quand il n'est pas directement plongé dans le capot de la voiture que je suis en train de réparer.

La porte s'ouvre finalement, et je devine que c'est bien sur mon nouveau collègue que mon regard tombe. Il ressemble, en tout cas, à la description que Sam m'en a faite. Un jeune homme qui doit avoir à peu près mon âge et vers qui je me dirige, en retirant mes gants au passage, afin de pouvoir la saluer comme il se doit.

❝Bonjour, tu dois être Mutt, c'est bien ça ?❞ je demande tout en lui tendant la main afin de lui permettre de la serrer. ❝Moi c'est Rey, Sam t'a peut-être parlé de moi ? Ta collègue.❞ Je lui adresse un sourire que je veux accueillant. ❝Tu veux que je te fasses un petit tour d'horizon avant qu'on se mette au travail ? Oh, et n'hésite pas si tu as des questions, bien sûr.❞

On ne doit jamais se fier à sa première impression. Je le sais bien et l'expérience me l'a prouvé assez clairement, mais j'espère sincèrement pour mon nouveau collègue que la seconde impression sera la bonne, car pour l'heure, Mutt Jones ne m'inspire aucune forme de sympathie. En revanche, un matière d'agacement, il bat des records en un temps tout aussi record. Il réussit à se montrer froid, méprisant et insultant en quelques secondes de conversation seulement. Bien... On va vite le faire redescendre de son piédestal, celui-là. Par respect envers Sam, je n'ai aucune envie de faire un scandale, mais je n'ai certainement pas l'intention de me laisser marcher sur les pieds non plus.

❝Pas très observateur, pour un mécano❞, je lui rétorque en le jaugeant de haut en bas.

Il y a dans son attitude nonchalante un petit quelque chose qui me fait penser à Poe (je me garderais peut-être de le lui dire), mais pour le moment, ses travers, son arrogance, cette façon qu'il a de mâchouiller son chewing-gum sans interruption ou presque, ne me donnent pas spécialement matière à le trouver sympathique. J'espère au moins pour lui qu'il est aussi bon en mécanique qu'il le prétend. Je veux avoir toute confiance dans le jugement de Sam, vraiment, mais j'ai quand même du mal à être convaincue.

❝Je répare des moteurs depuis que j'ai l'âge de sept ans, et d'engins bien plus perfectionnés que ceux qu'on trouve ici, alors je te remercie, mais je me passerais de ta sollicitude.❞

Je le jauge un instant, les bras croisés, j'ai mieux à faire de mon temps que de corriger des années de misogynie intériorisée, mais je préfère mettre les choses au clair d'entrée de jeu, je préférerais ne plus avoir à supporter les réflexions du genre à l'avenir. Si on peut réussir à s'entendre, tant mieux, dans le cas contraire, j'aimerais au moins réussir à mettre en place un cadre de travail qui ne soit pas trop... toxique ? Nous partons peut-être du mauvais pied, mais s'il faut qu'un pas en avant soit fait, j'estime que ce n'est pas à moi qu'il revient de faire un tel effort, mais bel à bien à Mutt.

❝Tu trouveras tous les outils dont t'as besoin au mur et sur l'établi, au fond. Sers-t'en autant que tu veux, mais pense à les ranger où tu les as trouvés, d'accord ?❞

Je décide de détourner les yeux de mon collègue pour me reconcentrer sur ce satané moteur. J'étais impatiente et curieuse de l'accueillir, mais là, il me faut bien admettre que ça m'est un peu passé.

❝Et retire ton chewing-gum❞, j'ajoute en me remettant à l'ouvrage de mon côté. ❝Il serait dommage que tu l'avales par mégarde.❞

Je hoche la tête sans savoir pourquoi je prends la peine de seulement lui répondre quand il consent à comprendre que je suis bel et bien mécano aussi, le tout pour ajouter qu'en tant que "poulette", je devrais... tricoter et faire la cuisine ? Quoi ? Je sais que je suis souvent en décalage avec les habitants de cette île, que nos moeurs, coutumes et habitudes varient beaucoup, mais c'est la première fois que j'entends une chose pareille.

❝Mon père ne m'a rien montré du tout, il n'en a pas eu l'occasion❞, je rétorque sans savoir pourquoi je prends la peine d'argumenter sur la question.

Je ne lui dois aucune explication, et je ne veux même pas prétendre que je me suis faite toute seule, déjà parce que j'estime que ce n'est pas le cas - si j'ai souvent été livrée à moi-même, ce sont bien mes rencontres qui ont façonné la personne que je suis aujourd'hui -, ensuite parce qu'en vérité, j'aurais voulu que mes parents soient là pour m'apprendre la mécanique... Je n'ai pas eu cette opportunité. Et quiconque me connaît un peu sait que je suis en quête perpétuelle de figures parentales. Avoir non pas une mais trois figures paternelles pour remplacer le père que je n'ai jamais connu en dit long à ce sujet.

Plutôt que d'épiloguer sur la question et d'entrer dans les détails quand je n'aurais rien dû dire du tout pour commencer, je préfère me concentrer sur mon travail et laisser mon nouveau collègue faire sa vie. Sauf qu'il est difficile de se concentrer quand le type derrière vous mâchouille son chewing-gum à deux centimètres de votre oreille. Et le pire...

Le pire, c'est que sa remarque sur la courroie de distri est juste... Je regardais du mauvais côté. J'ai ma fierté, je n'apprécie pas forcément qu'on pointe du doigt mes erreurs, mais je peux être capable de le prendre avec un semblant de philosophie et de bonne volonté. C'est plus difficile quand on se fait remettre à sa place par un type qui pour commencer n'a affiché aucune considération à votre égard.

❝Merci❞, je marmonne dans ma barbe, ce qui ne sert sans doute à rien, car Jones est déjà passé à autre chose. Il va me faire gagner un temps précieux, ça m'agace de l'admettre, mais je ne vais pas m'obstiner dans l'erreur alors qu'il a effectivement raison.

Mutt, lui, est donc déjà passé à autre chose, son attention s'est arrêtée sur la Ford Cortina avant d'ouvrir le capot.

❝C'est la boîte de vitesse qui est en rade, sur celle-là❞, lui dis-je avec une certaine froideur, je le reconnais (j'ai bien du mal à me montrer amène et sympathique envers lui. ❝D'où est-ce que tu viens, exactement ?❞ je reprends en me moquant bien de mon indiscrétion.

Sa remarque sur "l'avant-première" n'est pas entrée dans l'oreille d'un sourd.

New York, l'Amérique. Ce n'est pas la première fois que j'en entends parler, cette région de la planète que la grande majorité des habitants de cette île appellent "Terre" a l'air particulièrement prisée par le commun des Terriens... Peut-être que le reste de la planète n'est pas aussi accueillant, qui sait. Je hoche la tête... Au final, lui demander d'où il vient ne m'éclaire pas vraiment sur à qui j'ai affaire, mais à quoi est-ce que je m'attendais, exactement ? A ce qu'il me déballe son histoire de long en large ? Et même comme ça, je ne suis pas certaine que ça m'aurait éclairée davantage.

Je me dis que c'est peut-être le signe que je ne dois pas insister et encore moins poser de questions. Dans le fond, je le sais bien, si nous voulons travailler en relative bonne entente tous les deux, le plus simple sera encore de nous parler le moins possible. Travailler en silence sera sans doute la meilleure manière de travailler efficacement. La moindre conversation, voire même la moindre réflexion, pourrait prêter à débordement. - Et à côté de ça, il n'a toujours pas craché son fichu chewing-gum. Je déteste ça.

Je m'apprête donc à retourner' à mon propre travail quand il me retourne la question. Je ne m'attendais pas spécialement à ce qu'il le fasse. Bête présupposé de ma part, sans doute, il s'est adressé à moi avec si peu de considération depuis le début de notre conversation que je ne m'attendais pas franchement qu'il puisse s'intéresser à quoi que ce soit que me concerne (et je ne saurais dire au passage si c'est une bonne chose ou non).

❝On peut dire ça, oui❞, je confirme sans m'étendre sur la question quand Mutt suppose que les femmes mécano sont choses communes d'où je viens.

Les femmes-tout sont choses communes d'où je viens. Je n'ai eu à supporter ce que d'aucuns appellent ici le "sexisme" qu'à mon arrivée dans ce nouveau monde. Je ne viens certainement pas d'un monde idéal où aucune discrimination n'aurait sa place, mais la misogynie trouverait difficilement sa place où les femmes de caractère et de pouvoir ont de longue date fait leurs preuves dans absolument tous les domaines.

❝Je n'ai pas croisé grand-monde qui aurait affirmé que les femmes ne pouvaient pas être mécano avant toi, au passage.❞

Et je ne réponds toujours pas à sa question, mais en même temps, même si je ne veux pas forcément faire un secret de mes origines, je choisis généralement les interlocuteurs avec lesquels je m'épanche sur le sujet. Et je ne suis pas totalement convaincue du fait que Mutt Jones puisse être le meilleur interlocuteur possible en la matière, bien loin de là.

❝Je viens de très loin, ça m'étonnerait fort que tu connaisses❞, dis-je donc simplement, très évasivement, avant de me remettre à mon propre travail, considérant que j'en ai définitivement assez dit.

Je ne prends pas la peine de relever quand il insiste quant au fait que chez lui, les femmes mécano ne courent pas les rues. J'ai bien compris... quelque part, je trouve ça rassurant quant à la personnalité de mon nouveau collègue, s'il est juste déstabilisé par des normes sociales auxquelles il n'a pas été habitué, alors son cas n'est peut-être pas si désespéré que ça. Quoique je n'ai pas spécialement envie de faire son éducation en matière de tolérance et de féminisme.

Si nous arrivons déjà à être ne serait-ce qu'en relative bonne entente, j'estimerais que ce sera déjà pas mal... Et oui, au fond, j'aimerais quand même m'entendre avec lui, surtout parce que je ne veux pas perdre le plaisir que j'ai toujours su avoir à aller travailler jusqu'ici. J'aimerais mieux, tant qu'à faire, qu'il ne me retire pas ça. Enfin... même si on est sans doute partis du mauvais pied, y a quand même du travail avant que j'arrive à passer outre ses remarques... et ses techniques de drague lourdingue. Parce que j'ai pas rêvé, il a bien essayé de me draguer, là ? Bon, vu l'énergumène, ça doit être un réflexe naturel chez lui pour peu qu'il se retrouve en présence d'une personne, quelle qu'elle soit, affublée d'un sexe féminin.

❝Elles ont déjà marché sur qui que ce soit, tes techniques de drague lourdingues ?❞ je demande, pour le coup plus amusé qu'agacée.

Je ne sais toujours pas vraiment avec qui j'ai affaire, mais passée la lourdeur du phénomène qu'est Mutt Jones, j'ai bien envie de croire qu'il a un bon fond malgré tout. Alors, c'est le genre de fond qui exige de creuser assez profondément, mais en même temps... Si j'étais restée sur mes premières impressions, les rencontres les plus cruciales que j'ai faites au cours de ma vie ne l'auraient finalement pas été tant que ça, et ces personnes si importantes n'auraient finalement été que des individus de passage.

❝Si je te dis que je viens d'une autre planète, tu me crois toujours ?❞ je demande en guettant sa réaction.

Je n'en parle pas si légèrement en temps normal, mais en présence de Mutt, j'ai l'intuition que, peu importe que je mente ou dise la vérité. Il y a de fortes chances pour qu'il ne me croit pas dans tous les cas. D'où je viens, affirmer venir d'une autre planète est un constat comme un autre, et qui ne surprend personne. Ici, il y aurait de quoi en faire une affaire d'Etat, même si je songe bien souvent que tous autant que nous sommes, y compris ceux qui croient encore se trouver sur leur planète d'origine, la fameuse Terre, nous trouvons peut-être sur une planète complètement différente. Pour ce que j'en sais, nous pourrions tout aussi bien nous trouver sur Antar IV.

Je fais l'impasse sur la mauvaise foi de mon interlocuteur quand il prétend ne pas avoir cherché à me draguer. Je ne prétends pas être experte en la matière, mais j'ai croisé suffisamment d'hommes dans ma vie pour pouvoir discerner s'ils sont dans la séduction ou non avec moi. Dans le cas de Mutt, je ne me formalise ceci dit pas, parce que j'ai l'intuition qu'il se comporte de cette façon avec absolument toutes les femmes, rien de personnel là-derrière, mais raison de plus pour donner le ton immédiatement et lui faire comprendre que je ne rentre pas dans ce genre de jeu, ce qu'il semble bel et bien assimiler, quand bien même je crois l'avoir un peu vexé au passage (je ne m'en excuserai pas, certaines personnes ont besoin de s'entendre dire les choses directement pour mieux comprendre ce qu'il en est.

Tout ça n'a qu'une moindre importance au moment où je lui apprends venir d'une autre planète. Je m'attendais à ce qu'il s'en amuse et ne me crois absolument pas, mais ça réaction n'a absolument rien à voir avec ce que j'avais bien pu présumer et me prend immédiatement au dépourvu. Il croit à une farce, mais pas parce qu'il balaie d'office la possibilité que les aliens existent, mais parce qu'il prétend en avoir rencontré lui-même. Et il a l'air diablement sincère en dépit de son discours décousu. Immédiatement, ça m'intrigue, et alors même que je me préparais à étouffer le sujet pour en revenir à mon travail, il me pousse, quelque part, à en dire plus sur moi en une rencontre que je n'ai généralement tendance à le faire avec les personnes qui croisent ma route.

❝Tu ne penses quand même pas que tous les aliens ont la même apparence ? Tout dépend de leur planète d'origine. D'où je viens, c'est courant d'avoir affaire à ce que tu appelles des aliens. Le voyages spatiaux sont... monnaie courante, aussi. Mais non, je n'ai pas de vaisseau. J'aurais bien aimé...❞

S'il y a bien une chose qui me manque au-delà de toutes les autres, c'est ça, les voyages à travers l'espace. Ici, je suis coincée sur la terre ferme. J'ai appris à faire avec, certes, mais ce n'est pas pour autant

❝Je ne viens pas d'ici, mais toi non plus, j'imagine. Personne ne vient vraiment d'ci.❞

Pas que je sache. Je n'ai jamais rencontré qui que ce soit qui soit véritablement originaire de cet endroit, ou qui sache véritablement ce qu'est cet endroit, même si l'avis de la majorité veut nous conforter dans l'idée que cette planète serait celles que beaucoup ont connue et qu'ils appellent la Terre.

❝Tu as vraiment rencontré des extraterrestres alors ? De quelle planète ?❞

Je ne saurais dire très précisément ce qui motive en moi un tel élan d'honnêteté, tout à coup. Peut-être le fait qu'une part de moi se dit très sincèrement qu'il ne me croira pas quoi qu'il en soit. Alors je n'ai après tout rien à perdre, pas vrai ? Ce n'est jamais qu'une vérité dite et entendue, soit acceptée soit rejetée, et pour tout ce que mon nouveau collègue a pu m'apparaître de désagréable, j'ai tout de même l'intuition qu'il ne plaisante pas et qu'il prendra ce que je dirai très sérieusement, ce que je trouverais pour tout dire plutôt rafraîchissant, à bien y regarder. Et du moins plus agréable que de voir mon travail jaugé et diminué sous le prétexte que je suis une femme; En matière de sexisme, Mutt Jones a sans doute des progrès à faire, mais en termes de sujets en apparence plus ésotériques, je crois bien qu'on pourrait s'entendre. Car non, je ne le fais pas marcher, et je le lui fais comprendre en hochant la tête de gauche à droite, un fin sourire au coin des lèvres.

Sauf que si je veux discuter de tout ça légèrement, je me rends bien compte que pour Mutt, c'est un sacré choc. Soudain, il se prend en pleine tête la réalisation d'un grand nombre de choses, comme le fait que nous ne sommes très probablement pas sur cette planète de laquelle la plupart des habitants d'ici semblent venir et qu'on appelle la Terre. Pour moi, c'est très logique, et ne pas me retrouver sur une planète qui me soit familière n'est pas source réelle d'anxiété pour moi, à l'inverse d'autres considérations, mais je pense pouvoir m'identifier à l'angoisse et au vertige que cette perspective sait susciter en lui.

❝Je ne sais même pas ce que sont supposées être l'Autriche et l'Allemagne❞, dis-je dans l'espoir que l'absurdité de cette réflexion, pourtant bien réelle, calmera ses angoisses et aura le don de l'apaiser. Est-ce que ce sont des pays ? des continents ? des Etats ? Je n'en ai fichtrement aucune idée. ❝C'est pas une blague mais... Comment est-ce que tu veux que je te prouve que je ne suis pas Terrienne ?❞ je demande, déphasée.

Je pourrais lui jouer un tour de passe-passe et me servir de la maîtrise de la Force pour lui faire une démonstration, si ma sensibilité à cette dernière n'avait pas disparu. Mais en vérité, même s'il l'estimerait peut-être, ce n'est pas exactement comme si cela donnerait la preuve véritable du fait que je ne suis pas Terrienne. Je doute fort de réussir à l'aider à y voir plus clair, et je commence à regretter le fait d'avoir peut-être un peu trop partagé de ma personne et de mon histoire au regard de sa réaction.

❝Je peux te parler un peu de Jakku, si tu veux. C'est de là que je viens.❞

Je vois bien que mon honnêteté met mon interlocuteur dans tous ses états. Est-ce que je compte me reprocher pour autant de m'être montrée honnête quant au sujet de mes origines ? Non. D'une part, ce n'est pas déplaisant d'en parler, même si l'on récolte en retour une réaction absolument paniquée, d'autre part, au regard de la manière dont il s'est adressé à moi auparavant, je me dis que ça ne fera sans doute pas de mal à ce jeune homme que de devoir remettre en perspective absolument tous ses préconçus.

Je comprends bien que le fait que nos apparences soient si similaires le taraude, ce que je peux comprendre en soi, car c'est un fait auquel je n'ai pas d'explication convenable et confortable à donner - pas plus que je n'ai d'explications convenables et confortables à donner à tout ce qui entoure cet endroit mystérieux et aux raisons de notre présence ici : sur ce point, il faut que nous nous fassions une raison, nous n'en saurons très certainement jamais davantage, et c'est ainsi. C'était sûrement violent comme choc et comme remise en perspective, mais en même temps, je crois qu'on doit tous en passer par là, à ce stade.

On a nos certitudes et nos préconçus, mais on doit apprendre à passer outre, pour une meilleure appréhension de ce qui nous entoure et de ce que doit être notre vie... temporairement ou définitivement ? Qui le sait ? Cette part de moi qui attendait si vivement que ce ne soit jamais que temporaire est à présent attachée à l'idée de ne jamais partir. Mais ne jamais partir d'ici suggère le fait de s'intégrer, de s'adapter, d'identifier son environnement... pour cela, il faut savoir atteindre un état qui transcende celui de panique. Plus facile à dire qu'à faire. Surtout quand on a le tempérament d'une personne telle que Mutt Jones, à savoir donc le tempérament d'une véritable pile électrique.

❝Il n'y a pas grand-chose à dire de Jakku, cela dit, c'est une planète désertique. Des étendues de sable à n'en plus finir et une chaleur à peine supportable en journée... C'est pas vraiment le genre d'endroits où on se voit faire sa vie. Pas non plus le genre de planète où on peut s'imaginer exercer un boulot honnête. J'ai visité d'autres planètes plus accueillantes après ça, mais les circonstances ne se prêtaient pas spécialement à en profiter ou à faire du tourisme. La Terre semble être planète fascinante, de tout ce que j'en ai entendu, et si elle est similaire à cet endroit, je peux comprendre, par certains aspects, que l'on soit si pressé d'y retourner.❞

Pas forcément des propos qui vont rassurer ou encourager Mutt, mais à ce stade, je me contente d'être honnête, et c'est absolument tout, et Mutt pourra bien en faire ce qu'il voudra de son côté.

Est-ce que je n'aurais pas tendance à moduler un peu mon discours dans l'intention de décontenancer mon interlocuteur ? Est-ce que j'aurais choisi les mêmes mots s'il ne m'avait pas fait une si mauvaise impression pour commencer, si je n'avais pas envie de lui rendre la monnaie de sa pièce ? Peut-être pas. J'avoue que je joue peut-être un petit peu avec ses nerfs, même si je ne fais jamais que dire ce que je pense. Pas de quoi en être fière, mais bon, en même temps... j'ai envie de dire qu'il l'a quand même un peu cherché au bout du compte.

Je le regarde, un peu décontenancée, tandis que je le vois se parler à lui-même et ne plus vraiment faire attention à moi tout en tournant en rond. D'accord, c'est là que je réalise que je n'y suis pas allée de main morte. Je n'ai pas envie de provoquer une crise de panique chez lui... mais c'est peut-être un peu tard pour ça. Je comprends qu'il soit inquiétant et vertigineux de tout à coup devoir accepter ne pas être sur sa propre planète. Pour moi, le voyage interstellaire ne représente pas grand-chose, c'est au fond très banal, même si ce n'est pas donné à tout le monde pour autant... Pour lui, c'est une autre affaire, ce que je comprends. Je sens que je vais devoir adoucir mon propos. C'était marrant de jouer avec ses nerfs, mais je ne veux pas non plus être à l'origine de je ne sais quelle crise existentielle par rapport à lui. Il ne mérite pas non plus que je le mette dans tous ses états.

Ceci dit, même si j'aurais pu me montrer plus subtile et délicate, je considère tout de même que c'est une vérité qui devait bien lui apparaître tôt ou tard. Que cela lui plaise ou non, je considère que nous devons tout de même observer la situation dans toute son ampleur, ce qui implique par conséquent d'accepter aussi ces réalités vertigineuses qui nous inquiètent plus que les autres. Oui, je peux comprendre l'envie, le besoin de Mutt de partir, de fuir, j'ai eu le même avant de comprendre que partir d'ici signifierait pour moi devoir renoncer à Ben. Mais il faut savoir se raisonner, du moins en partie. Je pense vraiment que si l'on doit un jour être renvoyé d'où nous venons, ce sera sous l'impulsion de cette même autorité qui nous a conduits ici : nous n'aurons pas vraiment de pouvoirs de décision là-dessus.

❝J'ignore comment partir d'ici. J'imagine que pour y parvenir, il faudrait que nous comprenions de quelle manière nous sommes arrivés en premier lieu... ce qui a été notre voie d'accès à ce monde en est sans doute aussi la seule issue.❞ Je marque une pause. ❝Je sais que pour toi, être à des années-lumière d'où tu viens est inconcevable, mais.. enfin, dis-toi que pour des personnes comme moi, quelques années-lumière ne veulent pas dire grand-chose. Nous sommes peut-être plus proches de chez toi que tu l'imagines.❞

Je vous l'ai déjà dit, à quel point je suis nulle pour rassurer les gens ?

Je hoche la tête quand Mutt, visiblement secoué, demande s'il peut prendre une pause. Nous en serions encore aux débuts de notre conversation que je la lui refuserais certainement - en lui faisant remarquer au passage qu'il n'a pas fait grand-chose jusqu'ici -, mais j'ai clairement des scrupules en ce qui le concerne. Je me rends bien compte que je n'ai pas franchement fait preuve de la bonne attitude envers lui. Lui non plus, certes... Disons que nous sommes vraiment partis du mauvais pied, et si je n'avais rien contre le fait de le bousculer dans ses certitudes et ses habitudes, je suis en revanche beaucoup plus perturbée par sa réaction à présent. Même si nous venons d'horizons absolument différents, nous vivons tout de même des situations similaires, il serait idiot de l'oublier et de ne plus en tenir compte. Je ne veux pas être ce genre de personne.

Je l'accompagne à la sortie du hangar. Je n'aime pas l'odeur de la cigarette, et j'ai toujours du mal à comprendre l'attrait que certains y trouvent, mais en même temps, je ne me vois pas laisser Mutt dans un tel état, alors je l'écoute, j'essaie d'être patiente et attentive, je fais de mon mieux. Je suis assez bonne pour cela, mais on ne peut vraiment pas dire que Mutt et moi ayons commencé sur de bonnes bases, ce qui complique forcément et évidemment la tâche, c'est rien de le dire.

❝Il y a plein de sortes d'aliens, tout le monde ne ressemble pas à...❞

Je renonce avant même d'avoir fini ma phrase : toute indélicate que je puisse être, je ne peux pas ignorer le fait que je vais créer encore plus de confusion de son côté, et bien sûr, je ne souhaite rien de tel à ce stade. Cela aurait pu être amusant s'il n'avait pas l'air à ce point perdu. Mais là, dans l'état où il se trouve, je ne veux surtout pas le brusquer, je sais que ce serait pire que tout. D'autant qu'on va devoir travailler ensemble, tous les deux, alors il serait sans doute préférable, pour la peine, qu'il ne m'observe pas comme une bête curieuse à chaque fois qu'il me verra.

❝Des implants ? De quoi tu parles ?❞ Je marque une pause. ❝Je pense que tu as trop tendance à considérer les extra-terrestres comme une population unique qui en aurait après les Terriens. Il y a autant de populations différentes, aux caractéristiques différentes, qu'il y a de planètes ou presque dans ma galaxie.❞

Est-ce que ça va vraiment le rassurer ou entraîner un nouveau sentiment de vertige de sa part ? Je ne m'avance plus sur aucun sujet à présent. Je me rends bien compte que je n'ai pas fait les choses de la bonne manière pour commencer.

Je hoche la tête, compréhensive, quand mon collègue me fait comprendre qu'il préfère ne pas savoir. Je peux le comprendre tout à fait, et je n'ai pas l'intention de le mettre mal à l'aise, de le placer dans une position intenable ou autre, je n'ai pas du tout voulu ça. Le voir dans de tels états ne me fait clairement pas plaisir. Je n'avais vraiment pas voulu ça. Malgré l'antipathie initiale que m'a inspirée Mutt, bien sûr que je n'ai eu aucune envie de lui faire du mal ou de le blesser, je ne suis pas cruelle non plus. Alors je le laisse digérer ce que je viens de lui apprendre. J'admets que c'est largement suffisant à l'heure actuelle.

❝Je comprends❞, je dis simplement, acceptant pour la peine de ne pas insister davantage, au risque de le mettre plus mal à l'aise encore qu'il ne semble déjà l'être.

Pourtant, j'aurais bien des choses à dire, des précisions à apporter au-delà de ce que je trouve d'incohérent à ces histoires d'implants et de surveillance. Je n'y crois pas un seul instant, et ça ferait du bien à Mutt de ne pas y croire non plus, mais on ne va pas aller trop vite en besogne non plus, je sens bien que tout ceci le dépasse, et que c'est bien trop difficile à encaisser pour lui. Mon intention n'est certainement pas d'en rajouter une couche supplémentaire.

❝Je suis désolée. Et je comprends... c'est pas simple à digérer pour moi non plus, tout ça, cette situation...❞

Je ne vais pas prétendre en être au même sentiment de vertige que Mutt, mais malgré tout, ça reste un fait, je me sens perdue, et je me sens loin de chez moi. Et alors que j'ai perdu tout repère, je peine à comprendre et à m'en sortir. A savoir ce qui va se passer. J'arrive à y trouver mon compte parce que j'ai la chance que mes proches soient auprès de moi, ce 'nest pas pour autant que c'est chose simple ou évidente à mon goût, tout au contraire.

❝Vas-y. Et prends ton temps, je parlerai à Sam, il n'y a pas de souci❞, j'ajoute avec un fin sourire conciliant.

Je pourrais le soupçonner de vouloir bel et bien prendre la fuite, mais je sais que ce n'est pas le cas. Il a juste besoin de se remettre les idées en place, et il n'y arrivera pas dans l'état où il se trouve pour le moment. C'est une très bonne chose qu'il puisse prendre un peu de distance sur ces révélations, et quand ce sera chose faite, on aura peut-être la possibilité d'en rediscuter tous les deux, à tête reposée et en faisant fi de nos a prioris, et ce sera très bien comme ça.