Face à un amphithéâtre rempli d’élèves, il est difficile, peut-être impossible, d’avoir l’œil sur chacun d’entre eux, s’assurer qu’ils écoutent, ou à tout le moins qu’ils ne perturbent pas la classe plus que nécessaire (car un semblant de chahutage est toujours bon à prendre, en revanche), mais il n’est parfois pas nécessaire de faire preuve d’une vigilance accrue pour que votre attention soit naturellement attirée vers un élève en difficulté… Peut-être pas tant dans votre matière que dans multitude d’autres domaines qui n’en sont pas moins important, bien au contraire. S’il n’a assisté qu’à la fin de l’échange entre Henry Jones (qu’Albus découvre pour la toute première fois mais dont il n’a aucun mal à comprendre d’office qu’il s’agit bien de lui) et Montgomery de la Cruz, il en a du moins suffisamment entendu, en plus de ces quelques rumeurs qui, oui, circulent également parmi les professeurs, qui semblent parfois même plus avides et intéressés que les principaux concernés, pour se faire une idée du conflit qui les oppose.

Il fait mine de ne rien constater néanmoins au moment d’inciter sa classe au silence et de suggérer aux élèves encore debout de rejoindre leur place afin que le cours puisse commencer. Ceci dit, avant qu’il n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Jones lève la main, et Albus lui donne la parole, sans trop savoir quelle entrée en matière lui réserve son jeune interlocuteur qui, en peu de mots, lui en apprend en tout cas beaucoup de son caractère. Ses questions, ses digressions, et son agressivité à l’adresse de De la Cruz… Albus demeure d’un calme olympien au moment de prendre la parole afin de temporiser la situation. Son ton est calme, mais ferme, de toute sa présence, il toise successivement Mutt et Montgomery, de son regard perçant.

« Vous seriez avisé de ne pas user de telles insultes dans mon cours, et si possible d’éviter de le faire en dehors également, monsieur Jones », répond-il. « Il aurait été judicieux de votre part de vous renseigner sur notre programme avant de vous présenter ici, n’est-ce pas ? Nous allons éviter de faire perdre à toute la classe un temps précieux, je suis sûr qu’un de vos camarades – à l’évidence pas M. De la Cruz – sera ravi de vous prêter ses connaissances. » Il marque une pause. « Mon nom se prononce Dumbledore, mais je ne vous reprocherai pas de ne pas le retenir immédiatement, si vous m’appelez « professeur », je ferai mine de ne pas avoir remarqué. Oh, et pour votre information, le latin était une langue destinée à marquer une distinction entre le bas peuple et le clergé, c’était une langue rarement utilisée en dehors de la messe, et la plupart des prêtres de l’époque ne le maîtrisaient pas eux-mêmes en dehors des textes bibliques qu’ils apprenaient par cœur donc non, il est peu probable qu’ils aient manifesté leur plaisir en latin. » Il reporte son attention sur son bureau une fraction de seconde avant de relever le regard vers ses élèves. « Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons commencer. Oh, et monsieur Jones, venez me voir après la classe. »

Le reste du cours se déroule sans heurts. Si Albus Dumbledore pourrait sans doute passer pour un professeur un rien laxiste, il sait facilement imposer son autorité et remettre à leur place les fauteurs de trouble. Quand vient l’heure de la fin du cours, les élèves quittent progressivement l’amphithéâtre, exception faite du jeune Jones, qui a écouté ses directives et se présente à présent à son bureau. Il ne fait pas vraiment preuve de bonne volonté, à peine de politesse, mais Albus n’en attendait pas moins de lui. Il sait quels sont les comportements à imputer à une mauvaise éducation ou à un déplorable caractère et quels sont ceux qu’il est au contraire préférable d’attribuer à des circonstances malheureuses. Mutt Jones est une victime des circonstances.

« Il est compréhensible dans votre situation, de vous sentir isolé et de préférer rejeter les autres avant qu’ils ne vous rejettent, mais je doute fort que ce soit une stratégie payante sur le long terme », répond calmement Dumbledore.

Il ne se laisse pas le moins du monde arrêter par l’attitude revêche de son élève. Il en a vu d’autres, et surtout, il sait ce que dissimule son attitude, un profond mal-être qu’il ne parvient pas à exprimer de la manière adéquate. Son but ici n’est pas de le brusquer mais du moins de lui offrir l’opportunité de comprendre qu’il peut trouver, en dépit de ce qu’il s’imagine, un espace de dialogue où il pourra exprimer sincèrement, sans détour et sans crainte du jugement, le fond d’une pensée qu’il lui est délicat pour le moment d’exprimer pleinement, quand bien même son attitude ne laisse que trop deviner qu’il est tout à fait capable de dire le fond de sa pensée quand cela lui chante.

« Des excuses seront appréciées en temps venu. Quand elles seront sincères », ajoute-t-il avec un fin sourire. « Je me soucie du sort de chacun de mes élèves, monsieur Jones, y compris de celui de mes élèves les plus démissionnaires. »

Et celui de ce jeune homme sait le toucher particulièrement parce qu’Albus, par certains aspects, peut y reconnaître un peu de ce qu’il a été. Le désir naturel de Mutt Jones de répondre à la violence par la violence est compréhensible. Et dans certaines circonstances, cette attitude s’avère non seulement nécessaire, mais se révèle également le seul comportement approprié… Dans le cas de Mutt, l’agressivité n’est pas tant ce qui alarme le professeur d’histoire que les dessous de celle-ci. Ce n’est pas la réponse simple à une provocation inacceptable, le cœur de ce jeune homme renferme une souffrance dont peut-être lui-même ne saisit pas complètement l’étendue.

« Que s’est-il passé exactement, avec M. De la Cruz ? »


Ce ne sont pas exactement le récit des événements qui l’intéressent, bien davantage ce qu’il pourra lire entre les lignes et autoriser Mutt à partager, sans forcément qu’il s’en rende compte lui-même. Le jeune homme lui donne tout l’air d’être un grand bavard, cela devrait grandement lui faciliter la tâche.

Albus ne peut pas réellement reprocher le tempérament désabusé de son interlocuteur, il se justifie par une série d’expériences et un concours de circonstances qui n’ont pas su l’encourager à entretenir une foi pourtant nécessaire dans l’aide précieuse que d’autres peuvent vous apporter. Il n’est pire erreur que de penser pouvoir ne compter que sur soi-même, mais il faut accepter, en offrant sa confiance aux autres, que parfois ils la piétinent. C’est une injustice naturelle, ce qui ne la rend pas plus acceptable, mais qui doit nous renforcer sans pour autant nous braquer. De ce point de vue, Mutt Jones a, à l’évidence, bien du travail à faire encore, et des efforts à fournir, mais Albus ne doute pas qu’il soit capable d’entendre raison. Il y a une différence manifeste entre ses paroles et ses actes. Ses paroles manifestent le rejet, mais ses actes sont un appel à l’aide auquel Albus est bien décidé à répondre, n’en déplaise à son jeune interlocuteur.

« Ce qui a toujours été n’a pas vertu à le rester si quelques-uns admettent qu’elles doivent changer », répond tranquillement le professeur quand Mutt, de son côté, répète que les choses ont toujours été comme ça, défaitiste quant à l’injustice dont il est la victime.

Sa révolte est légitime, mais elle ne mènera nulle part, car ce qu’il exprime en colère ne l’aidera pas pour autant à être en paix avec lui-même. Au mieux cela le soulagera-t-il un temps. Et jamais assez longtemps malgré tout.

« La colère est la réaction la plus directe et la plus tentante à toute situation oppressante, elle peut même parfois être la plus efficace, encore faut-il savoir l’employer à bon escient et en faire preuve da. M. De La Cruz mérite plus que largement la rage que vous manifestez. Vous, en revanche, vous ne méritez pas les répercussions d’actes que vous finirez irrémédiablement par regretter. » Il marque une pause. « Je sais que mes paroles doivent vous sembler très creuses – même si croyez-moi, elles sont particulièrement sages, mais je ne vous ai pas convoqué pour discuter de votre comportement ou des risques que vous encourrez. D’autres vous en parleront bien assez à ma place. Je voulais m’adresser à vous car je pense que vous pourriez éventuellement ressentir le besoin de parler, et le moment venu, je voulais m’assurer que vous saurez trouver un interlocuteur approprié. Pas forcément moi, mais… » Il marque une pause. « Je sais ce que vous traversez parce que j’ai traversé la même chose. Je sais combien il est difficile d’apprivoiser sa différence quand d’autres s’évertuent à vous la faire payer. »

Albus n’a pas vécu un retour de bâton aussi violent que Mutt, pas sur ce sujet du moins, mais il est tout à fait capable de le comprendre. D’autres sont comme lui, qui ont pu être capable de s’en sortir et de se distinguer, alors lui aussi sera capable de s’en sortir et de se distinguer. Et brillamment, a-t-il envie d’ajouter (parce que l’humilité pourra bien attendre un autre jour, après tout).

Mutt est trop animé, à l’évidence, par la colère pour comprendre que cette colère ne lui est pas favorable. Quand elle anime chaque fibre de votre être, elle a cette fâcheuse tendance à ne pas vous permettre de raisonner convenablement, pourtant, la situation présente devrait déjà prouver au jeune homme que la colère ne peut en rien être considérée comme une solution viable à quoi que ce soit. C’est la colère qui le met dans cette situation, c’est la colère qui lui ronge l’esprit et l’âme et le place en situation conflictuelle. Mais comment faire entendre raison à cette âme tourmentée, ça, c’est une autre affaire. Albus est professeur depuis bien assez longtemps pour en avoir connu d’autres, des cas tels que lui, ce n’est pas pour autant qu’il aurait la prétention de pouvoir les résoudre à coup sûr. Dans le cas contraire, s’il existait une recette toute simple, il n’y aurait pas autant de caractères qu’il y aurait d’individus, et ce serait un constat, à coup sûr, particulièrement triste.

« Ça pourrait changer parce que vous avez justement affaire à un « adulte » qui s’intéresse à ce que vous vivez, encore que vous soyez dorénavant un adulte vous-même », répond posément Albus quand Mutt observe que les histoires de gosses n’intéressent pas les adultes, et que ceux supposés représenter l’autorité ne lèvent jamais le petit doigt.

A l’emportement de Mutt, Albus répond toujours avec une certaine modération. Il a bien conscience du fait que cela pourra éventuellement déplaire à son élève, mais il ne change pas son fusil d’épaule pour autant. Même s’il sait que le calme et la mesure dont il fait preuve peuvent au mieux déstabiliser, au pire agacer, c’est l’attitude qu’il adoptera toujours, peu importe les circonstances. Rares sont ceux qui ont réellement eu l’occasion de voir Albus perdre son calme. Et il faut leur souhaiter qu’ils n’en aient, par ailleurs, jamais l’occasion.

« J’interviendrai en votre faveur, et je m’assurerai que vous ne soyez pas renvoyé. » Une fine esquisse de sourire s’affiche sur ses lèvres. « J’ai plus d’influence que vous ne le soupçonnez. » Il marque une pause. « En contrepartie, il faudra travailler sur votre défaitisme, autant que la colère, c’est un sentiment qui a peu d’effet. » Il laisse à Mutt le soin de poursuivre avant de reprendre. « Vous n’êtes pas moins le garçon que vous pensiez être que celui que celui que vous êtes à présent… Il faut que vous appreniez à accepter pleinement ces deux facettes de votre personne sans imaginer qu’elles puissent être contradictoires. Quant à Monty, je ne vais pas vous mentir, la riposte était certainement trop tentante, mais à quoi bon jouer des poings si en retour, il n’en retire aucune sorte de leçon ? » Albus contourne son bureau pour commencer à fouiller dans un tiroir, tout en poursuivant. « Ce n’est pas tant de lui que vous devez vous préoccuper que de vous-même, surtout si vous voulez donner la moindre chance à votre idylle avec… Klaus, c’est bien son nom ? » Oui, d’accord, il a peut-être lu les pensées de Mutt. Aux grands maux, les grands remèdes. Enfin, il tire de son tiroir ce qu’il cherchait depuis tout à l’heure, ni plus ni moins qu’un sachet de bonbons. « Vous aimez les bonbons au citron ? »

Albus veut bien croire que son interlocuteur ne se sente pas réellement considéré en adulte par la plupart de ses professeurs. Beaucoup d’enseignants ont la fâcheuse tendance, notamment, à considérer leurs élèves, peu importe leurs âges, comme des enfants sous prétexte qu’ils disposent d’un savoir qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas encore, ou même à les considérer comme des individus à part entière, car il est plus souvent simple de faire classe à une masse purement indistincte, mais ce n’est jamais de cette manière qu’Albus a perçu son propre travail. Mutt n’est pas l’exception à laquelle il s’intéresse par exception ou par ennui, il est celui qui, a l’heure actuelle, semble avoir le plus besoin d’aide.

Le professeur se contente d’adresser au jeune homme l’un de ses habituels sourires sybillins quand son interlocuteur daigne tout de même le remercier. Albus est convaincu – peut-être un peu trop sûr de lui, mais il a toujours été ainsi – de pouvoir sans mal influer sur la décision ou non de laisser le jeune Mutt Jones poursuivre sa scolarité, et il est absolument convaincu de pouvoir y faire quelque chose, véritablement quelque chose. Pour le reste du travail, c’est bien sûr à Mutt de fournir les efforts qui sont attendus de sa part, mais il est tout à fait convaincu du fait qu’il en sera parfaitement capable quoi qu’il en soit.

Il sait que la suite de son discours a les meilleures chances du monde de braquer son interlocuteur, mais ils n’ont fait qu’effleurer la surface, et Albus vous pousser Mutt à une plus grande introspection, quand bien même celle-ci doit lui paraître impossible. Il sait que par la même, et parce qu’il n’est pas capable de comprendre les tenants et aboutissants d’une telle réflexion, il doit se sentir acculé, piégé. C’est normal, et il peut aussi admettre que ses méthodes, en plus d’être particulièrement intrusives, n’oublient pas de manquer d’une certaine déontologie. Mais on ne fait pas de baguettes sans plumer un phénix, pas vrai ?

« Je n’ai que faire des rumeurs, et par ailleurs, je n’en ai entendu aucune. En revanche, vous pensez si fort à lui, y compris en ce moment, qu’il serait plutôt difficile à un legilimens expérimenté de passer à côté d’une telle information », dit-il en opposant une fois encore l’état de panique du jeune homme à son calme naturel.

Certes, il n’apprécie pas le moins du monde le voir pleurer, mais il sait également que ces émotions, qu’elles soient enfouies, contenues ou directement exprimées doivent quoi qu’il en soit se transformer en autre chose. Bien sûr, Albus sait pertinemment qu’il ne changera pas la face du monde en un entretien de quelques minutes, il veut en revanche mettre Mutt face à la réalité de ce qu’il n’est pas véritablement capable de refouler, en dépit de toute cette bonne volonté.

« Je serais le moins bien placé au monde pour plaisanter d’un tel sujet », répond le professeur en prenant un bonbon pour lui-même (ce n’est pas parce que Mutt n’en veut pas qu’ils doivent être gâchés, après tout). « Je m’excuse, au passage, pour ces méthodes beaucoup trop intrusives, il est parfois irrésistibles de pénétrer les esprits de ceux que l’on sait en détresse, il paraît plus simple alors de mettre le doigt sur leurs problèmes. Ou sur leurs sentiments. »

De l’avantage des circonstances, il n’a guère besoin de développer son propos, de lui faire une longue et improbable démonstration, ou de lui dire quoi que ce soit pour qu’il daigne accepter les faits, quand bien même ils pouvaient lui sembler surnaturel. Ou du moins, il pouvait accepter leur existence, ce qui ne voulait pas pour autant dire qu’il acceptait les circonstances, ce qui au demeurant était tout à fait compréhensible. Il a tout à fait raison de le signaler, il est absolument inacceptable que de s’immiscer ainsi dans l’esprit d’autrui.

C’est une chose qu’il n’a aucun droit de faire, et qu’il s’est pourtant permise, pas tant dans l’intention de se repaître des pensées intimes d’un jeune homme de cet âge (qui par certains aspects étaient forcément très prévisibles), mais pour pouvoir se faire une idée plus précise des tourments de son interlocuteur. C’est la méthode facile, la méthode la plus déplorable également, c’est un fait, mais si Albus s’était toujours arrangé pour faire les choses dans les clous, cela se saurait, n’est-ce pas ?

« Vous avez raison, c’est une intrusion tout à fait abusive que je n’aurais en aucun cas dû me permettre », répond-il très tranquillement.

Donne-t-il pour autant l’impression de s’en excuser en quoi que ce soit ? Pas le moins du monde, non. Des excuses seraient les bienvenues, certes, mais elles paraissent bien superflues au professeur qui préfère se concentrer sur que faire des informations à sa disposition. Les faits sont les faits, il ne peut pas effacer les informations auxquelles il a eu accès, ni n’en a l’intention.

A présent, il leur faut donc composer avec cet état de fait. Il laisse donc son élève souligner le culot sans nom dont il a effectivement fait preuve, avec le calme proverbial qui le caractérise, et sans reprocher à Mutt de s’emporter en la circonstance. En l’occurrence, c’est même tout à fait normal. Il est évident que le jeune homme ne pouvait guère accueillir de l’œil le plus conciliant qui soit une intrusion si brutale dans son intimité. L’accepter sans témoigner d’un semblant de colère aurait été proche d’incompréhensible, en l’occurrence.

« Je peux vous garantir que nul autre que moi n’aura connaissance des informations dont je dispose, et j’ai plus que largement passé l’âge de jouer avec les secrets d’autrui dans l’espoir d’en tirer un quelconque bénéfice. » Il marque une pause. « Votre colère est légitime, votre inquiétude l’est tout autant, mais elles n’ont pas à prendre le dessus sur toutes ces autres émotions qui ont autrement plus de valeur que celles qui vous dominent pour l’heure. » Il marque une pause. « Persuadez-vous du contraire autant que vous le souhaiterez, je ne suis pas votre ennemi. »

Il peut en revanche être un allié, un ami, si du moins le jeune étudiant accepte de le considérer comme tel. Autant le dire tout net, la chose est bien loin d’être gagnée d’avance. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle est impossible, et s’il se propose de bouleverser les convictions de son interlocuteur, c’est bien qu’Albus considère que c’est le cas.