Klaus ne saurait même pas dire quand ni comment il a atterri là, à quand remonte la première fois qu’il s’est retrouvé ici, et depuis quand dure ce petit manège. Tout a fini par devenir flou, absolument tout, il n’a plus la notion du temps depuis l’hôpital, depuis qu’il a perdu Mutt pour ce qu’il estime être toujours, le temps, ça n’a plus de sens, et sa vie à peine. Elle est vide, tellement vide, sans lui… Il n’y arrive pas, il n’y arrive pas, alors il se laisse sombrer, en dérive constante. Retrouver Ben aurait pu l’aider à remonter la pente, ça a eu l’effet inverse. Il tente tant et si bien d’échapper à sa déception, à sa désapprobation, qu’il s’enfonce plus profondément encore dans ses conneries, toutes dominées par des addictions qu’il n’a jamais vraiment cherché à combattre, mais qui ont désormais atteint leur paroxysme. Il est une épave, et il ne cherche absolument pas à remonter à la surface.

Les récents événements lui ont définitivement appris une leçon qu’il n’est pas prêt d’oublier : il détruit tout ce qu’il aime, et s’il veut arrêter de faire ça, il doit renoncer à ceux qu’il aime, pour leur bien. C’est sa résolution, mais cette résolution lui arrache le cœur, le rend malheureux comme les pierres. Il tente bien de trouver un semblant de réconfort. Dans les psychotropes dont il se fait d’improbables cocktails, mais rien ne sait lui faire oublier Mutt. C’est comme si sa pensée parasitait chacune des siennes. Il n’y a que lui, dans tout ce qui le compose, et pourtant, il n’est nulle part, il n’est nulle part parce qu’il l’a décidé, parce qu’il l’a abandonné.

Plus d’une fois il a songé à venir le voir à l’hôpital, plus d’une fois l’envie s’en est fait si forte qu’elle en était proche d’irrésistible, il s’était parfois trouvé à quelques mètres seulement pour finalement rebrousser chemin. Aller le voir pourquoi ? Pour lui empoisonner l’existence. Mutt n’a jamais eu conscience de ce qu’il est réellement, et ce qu’il est c’est ça, une ordure, un déchet, un addict trop obnubilé par la pensée de sa prochaine dose pour prendre soin de la personne qu’il aime. Mutt n’a pas besoin de ça dans sa vie, il n’a pas besoin de lui dans sa vie. Mais Klaus, qu’est-ce qu’il a besoin de lui, en revanche. Il ne vit pas sans Mutt… il se laisse… dépérir. C’est con, mais c’est vrai. Preuve en est de l’état dans lequel il se trouve en cet instant, amaigri, glacé, comateux…

Quand Mutt prononce son nom, sa voix lui paraît si lointaine, comme si elle venait d’ailleurs, et jusqu’à la dernière seconde, il est convaincu de l’halluciner totalement. C’est au moment où la lumière vive de son portable lui agresse la rétine, quand il le serre contre lui, qu’il reconnaît son odeur si caractéristique, cette odeur qui lui a tant manqué, qu’il comprend que Mutt est bien là.

« Mutt… qu’est-ce que tu fais là ? Faut pas que tu restes là… » Sa voix est éthérée, fatiguée, lointaine.

Ses gestes en contradiction avec ses paroles, il serre Mutt plus fort encore contre lui, les larmes aux yeux. Sa présence, sa chaleur lui a tellement manqué, il ne peut s’empêcher de le garder contre lui tout en le priant, en parole, de s’éloigner. Quand Mutt pose ses lèvres sur les siennes, il voudrait que ça dure une éternité, mais ça ne peut pas durer, n’est-ce pas ? ça ne doit pas durer, surtout.

« Je peux pas, Mutt, je peux pas, je vais t’empoisonner, je vais… Je veux plus te faire de mal, je peux pas… » Le programme qu’il lui décrit, Klaus aurait envie de le suivre à la lettre, mais ce n’est pas possible, ils ne peuvent pas cacher la réalité et éluder le problème. Le problème c’est lui. « Je suis tellement désolé, vraiment, je suis tellement, tellement désolé, mais je peux pas », dit-il en déposant ses mains sur ses joues pour le regarder dans le blanc des yeux depuis ses pupilles clairement dilatées. Puis ses mains remontent jusqu’au sommet de son crâne. « Qu’est-ce que t’as fait à tes cheveux ? »

Klaus ne met peut-être pas assez de force, de volonté dans ses paroles, dans ses gestes, quand il exhorte Mutt de le laisser, de ne pas revenir vers lui… Il n’y arrive tout simplement pas. Au fond de lui, il sait évidemment que c’est la chose à faire, mais quand Mutt est là, tout contre lui, sa volonté s’estompe, remplacée par l’unique besoin de le garder avec lui, pour toujours, pour ne plus jamais avoir à supporter cette souffrance, ce manque intolérable. Il ne peut pas entendre Mutt le supplier, lui répéter qu’il l’aime et qu’il le veut à ses côtés quoi qu’il advienne, sans vouloir craquer. C’est si tentant, irrésistible, même, de juste s’abandonner à ses bras et ne plus penser à rien, faire comme si tout ça n’avait pas eu lieu, comme si rien ne pouvait les séparer, comme s’ils pouvaient effacer tout ce qui n’était pas eux d’un claquement de doigts.

Il ne peut pas résister davantage aux paroles de Mutt. Les paroles qu’il lui adresse, personne au monde ne lui a jamais parlé de la sorte, pas même Dave, personne ne lui a ouvert son cœur comme Mutt est en train de le faire. Et c’est une telle responsabilité de tenir entre ses mains un cœur aussi fragile et savoir qu’on est beaucoup, beaucoup trop capable de le briser, de le détruire. Ce n’est pas ce qu’il veut, est-ce pour autant qu’il saura l’empêcher ? Sans doute pas. Pas s’il continue sur sa lancée destructrice, et il ne sait pas s’il est capable d’arrêter le train en marche. Il finit par hocher doucement la tête, le regard embué des larmes.

« D’accord, on y va, je veux pas que tu restes ici », dit-il.

Ce qui est vrai, il s’en veut que Mutt se retrouve dans ce bouge infâme par sa faute. Il n’a absolument rien à faire là, ce n’est clairement pas sa place, et il voilà qu’il se retrouve dans ce genre d’endroits par sa faute. Oui, il faut qu’ils décampent, c’est trop risqué de rester là… Alors qu’ils se mettent en route, Klaus tremblant de tous ses membres se tenant à Mutt comme à une bouée de sauvetage pour ne pas sombrer, il reprend.

« C’est pas qu’à cause de l’hôpital, ou de l’anniversaire, enfin si, mais c’est plus compliqué que ça… » Puisqu’ils en sont là, puisqu’ils sont ici, Klaus sait qu’il doit… non pas se justifier, mais du moins s’expliquer. Il le doit à Mutt… parce que même si ce dernier semble prêt à passer l’éponge sans rien attendre de lui, ça ne peut pas, ça ne doit pas se passer comme ça. « T’aimes pas me voir comme ça, je sais. Mais… je suis comme ça… un putain de junky, et quand on était à l’hôpital, j’étais tellement… frustré… et en colère… pas à cause de toi, pas à cause de ce que tu m’as dit, c’est après moi que j’en avais, juste parce que… j’étais sur les nerfs, j’étais en manque, puis tu m’as dit que je tenais pas à toi, et ça m’a fichu une de ces gifles… T’as tout fait pour moi, et moi j’ai jamais rien fait pour toi, et même là, c’est toi qui viens me trouver alors que ça devrait pas… Tu devrais me détester. Putain, Mutt… » Il ne sait plus trop ce qu’il dit, comme si les mots s’échappaient de ses lèvres dans le désordre le plus total. Il n’arrive plus à organiser sa pensée, tout se mélange, trop de mots pour ne pas en dire assez. « J’aurais dû faire tellement plus pour toi, j’aurais dû te prouver à quel point je t’aimais. Parce que je t’aime tellement, Mutt… » Il essuie son visage d’un revers de la manche. « Je veux pas être ton boulet, le type qui te squatte, qui te donne l’impression que je fais rien pour toi. Et tu sais, c’est vrai que ça me bouffe, quand on est pas ensemble en public, mais j’ai pas le droit de te pousser à bout. C’est juste… Je voudrais pouvoir t’aimer n’importe quand, n’importe où, mais je m’en fiche, maintenant, c’est promis, je te reprocherai plus jamais rien. »

Là, il va peut-être un peu trop vite en besogne, mais sur le moment, il le pense véritablement.

Arrivés sur le trottoir, Mutt s’arrête devant lui donne sa veste pour qu’il l’enfile. Klaus, tremblant de tous ses membres, ne se fait pas prier… Il apprécie autant la chaleur du vêtement que le parfum qui l’imprègne. Mutt prend son visage entre ses mains, l’oblige à lever le regard et à soutenir un regard. Ses yeux dans lesquels il a envie de se noyer, et qu’il aimerait fuir en même temps tant il se sent coupable, tant il a honte de lui-même. Il ne mérite aucune des paroles qu’il lui adresse, mais bon sang, qu’est-ce qu’elles lui font du bien, pourtant !

Il l’aime comme il est, mais est-ce qu’il a complètement conscience de ce qu’il est ? Oui, d’accord, il vient de le voir dans ce qui est sans doute le pire des états, mais peut-être qu’il pense encore que c’est quelque chose de ponctuel, que ce n’est pas grave, que ce n’est pas gérable… Mais Klaus est sûr que non, et comment pourrait-il demander à Mutt de le gérer lui et ses addictions quand il a déjà tant de problèmes ? Ce serait tellement injuste… L’amour de Mutt ne guérira pas ses addictions, il n’est pas sûr que quoi que ce soit le puisse… mais en même temps, il a quand même envie d’y croire. Ouais, c’est sûr, le V, c’était pas l’idée du siècle, mais Mutt ne pouvait pas se douter que son rapport à la drogue était si compliqué… C’est sa faute, c’est lui qui aurait dû prendre la distance nécessaire avec lui-même et dire non mais… Mais le pire dans tout ça, c’est que même encore maintenant, et même s’il ne veut pas le dire à voix haute, il continue de ne pas totalement regretter cette soirée d’anniversaire, il continue de penser à cette nuit comme la meilleure de sa vie, et c’est ça qui est traître, c’est ça qui lui fait revenir au V, encore et encore, alors qu’au fond, peu importe la puissance du psychotrope, ça ne vaut rien, ça ne sert à rien, si Mutt n’est pas à ses côtés.

Il ne peut s’empêcher de sourire quand Mutt poursuit en ajoutant qu’ils n’avaient pas besoin de plus, qu’il avait le meilleur. Pas dit que beaucoup seront du même avis que lui, mais quand il ajoute qu’il est son plus grand amour, il craque complètement… Il sait combien c’est dit sincèrement, et surtout, c’est totalement réciproque. Il a jamais ressenti ça, même pas pour Dave, qu’il a pourtant aimé si intensément… Le perdre, ça le tuerait à petit feu, mais le garder, c’est peut-être Mutt que ça tuerait à petit feu, et Mutt a beau se montrer si passionné, si compréhensif à son égard, Klaus n’arrive pas à complètement ignorer ça.

Même si c’est dur, si ce n’est impossible, en vérité, de rester insensible aux paroles de Mutt, quand il lui dit l’admirer, alors que, honnêtement… oui, il s’assume, mais il met les pieds dans le plat constamment et les gens sensés le fuient comme la peste. S’afficher avec lui, ce serait pas juste s’afficher avec un mec, ce serait s’afficher… avec lui… forcément qu’il a des réticences, c’est normal. Pour le reste, il ne sait plus quoi répliquer, parce qu’il n’a rien envie de répliquer, il l’aime tellement, à chaque mot qu’il prononce, il l’aime un peu plus. Il ne peut pas juste… tourner les talons et affirmer que ce qu’il lui dit ne compte pas pour lui, c’est totalement faux. Il n’a qu’une envie, là, tout de suite, c’est de rentrer chez lui, chez eux, de le prendre dans ses bras, de l’embrasser, de faire comme si ces derniers jours n’avaient pas existé…

« S’il nous dénonce, on niera en bloc », s’autorise à blaguer Klaus quand Mutt se permet une marque d’affection en pleine rue, sans prendre trop de risque à cette heure-ci, certes, mais en cet instant, Mutt s’en fiche, mais à un point, de la discrétion que Mutt cherche à préserver… au fond, ça n’a jamais été le plus gros problème, plus un symptôme que le véritable mal qui rongeait leur relation. « Si je rentre avec toi… » Il serre sa main dans la sienne… « Je vais te faire vivre un enfer. Je sais pas si je peux gérer…le manque. Même si manquer de toi, c’est encore pire, en fait. Je veux être avec toi… mais j’ai tellement peur de te faire du mal. »

De toutes les dépendances les plus violentes que Klaus a accumulées au cours de sa vie, celle-ci est sûrement la pire, mais cette dont il ne cherchera jamais à se guérir. Il est absolument convaincu, d’ailleurs, qu’il est impossible d’en guérir. Mais oui, Mutt ne réalise pas, et Klaus le voit bien, qu’il faudra bien plus que son affection pour le guérir de ses démons. Klaus veut le lui expliquer, un moment, puis il renonce et, à la place, serre si fort Mutt dans ses bras qu’il le comprimerait presque. Au final, il est juste incapable d’être ailleurs qu’avec lui.

« Des tacos, ça te dit pas, des tacos ? » suggère-t-il alors, presque comme si de rien n’était.

Il y a des responsabilités trop grandes, bien trop grandes, qu’on ne devrait sous aucun prétexte confier à quelqu’un qui n’y soit pas formé, encore moins si cette personne est proche de vous. Klaus, à ce stade, a sans doute besoin d’un suivi médical et psychologique, une responsabilité que Mutt ne devrait pas endosser en son nom, et pourtant, est-ce que Klaus va chercher à le dissuader davantage de « le prendre en charge » ? Pas le moins du monde. Il n’en a pas la force, et surtout, il n’en a plus l’envie. Il l’aime trop pour s’éloigner encore de lui, et une part de lui ne sait que trop se convaincre du fait qu’il ne serait pas capable d’aller mieux s’il n’a pas Mutt à ses côtés. Il se laisse dépérir sans lui, c’est bête à dire mais c’est la vérité. Et il comprend parfaitement ce que Mutt veut dire. La douleur de l’un devient aussitôt la douleur de l’autre, pour le meilleur comme pour le pire. Il l’avait ressenti très vivement durant l’épisode désastreux de l’hôpital, et ça avait contribué à sa réaction tout aussi désastreuse. Ce n’est pas ce qu’il voulait, mais c’est tout ce dont il s’était senti capable malgré tout. Il sait au moins que s’il doit aller mieux, Mutt en sera la raison, pas juste parce que sa présence lui fait du bien, mais parce qu’il ne veut pas être celui qui le rendra malheureux, et c’est un peu trop le cas, et depuis trop longtemps.

Donc il s’abandonne aux décisions de Mutt, sans plus lui opposer aucune résistance. Un bain chaud, des tacos, et Mutt pour veiller sur lui… cette pensée le réconforte tellement… Un instant, il laisse couler sur lui la crainte et la culpabilité et ne songe qu’à cette perspective apaisante, après tant de nuits de cauchemar, après avoir malmené son corps comme son esprit, assommé de psychotropes. Malmenant son être entier dans l’espoir de pénétrer dans un état de latence où plus rien ne ferait mal. Sauf que tout continuait à faire mal quand Mutt n’était pas là.

Toujours tremblant, vacillant, il peine à mettre un pied devant l’autre tandis qu’ils rejoignent l’apparentement de Mutt – leur appartement ? Il éprouve un sentiment agréable de chaleur et de familiarité au moment d’y mettre les pieds de nouveau. Nulle part ailleurs il ne s’était senti à ce point chez lui qu’à cet endroit, même s’il a tout de même le sentiment que quelque chose a changé. Ah oui, c’est terriblement bien rangé, aux antipodes du désordre ambiant que tous les deux avaient eu l’habitude de faire régner. Est-ce que c’est ça que ça donnait, quand Klaus ne venait pas déranger sa vie tout entière ? Hum… il va éviter d’y réfléchir. A la place, il se dirige vers la salle de bain, se déshabille tout en passant sa commode. Son regard croise son reflet dans le miroir, chose qu’il n’avait pas faite depuis un moment, et il constate l’étendue des dégâts. Déjà qu’il n’était pas bien gras, il est à présent squelettique, le visage émacié, les traits tirés. Ce n’est pas de refus quand Mutt le retrouve pour l’aider à finir de se déshabiller, il s’en sent à peine la force, honnêtement. Il voit bien le regard de Mutt se poser sur ses bras et les traces évidentes de piqûres. Et il baisse les yeux. C’est bien la première fois qu’il se sent à ce point honteux de ce qu’il est pourtant depuis des lustres… même s’il ne s’était pas laissé allé à des extrêmes à ce point violents depuis bien longtemps tout de même. Malgré tout, Mutt ne fait aucune remarque, patient, doux, attentif… il ne le mérite tellement pas.

« Je t’aime aussi », souffle-t-il doucement en retour, la voix chevrotante… Sa culpabilité oubliée l’espace d’un instant le rattrape d’un coup et noue sa gorge… Mutt ne devrait pas faire tout ça pour lui, il ne devrait pas…

Mais Klaus, plutôt que de tenter une nouvelle fois de prendre la suite, consent à glisser son corps dans l’eau chaude, et cela lui fait un bien fou, un bien immense. Il n’avait pas réalisé à quel point il avait besoin de ça. Il penche la tête en arrière, ferme les yeux, les larmes roulent sur ses joues. Il est chez lui, certes, mais est-ce que les choses reviendront à la normale, à cette normale qu’il avait tant aimée, quand c’était si simple de … se réchauffer d’autres manières sans se poser de questions ? Il en doute. Il y a eu un avant, un avant qu’il chérit tellement, et ils sont dans l’après, et cet après est si incertain qu’il le terrifie.

Il ne sait pas combien de temps s’écoule avant que Mutt ne revienne dans la salle de bain, sans doute pas longtemps, mais le temps ne semble plus s’écouler normal. Klaus tourne son regard vitreux vers Mutt, savoure le contact de ses lèvres contre le dos de sa main… détourne le regard, en revanche, quand il prononce ces mots qu’il déteste tellement. « Il faut qu’on parle ». Dans l’histoire des conversations, aucune discussion agréable n’a jamais commencé par ces mots-là. Mais il a raison, néanmoins… Il faut qu’il parle. Klaus se redresse, s’assied dans la baignoire. Sa main se détache de celle de Mutt, pas tant en signe de rejet que d’appréhension. Ses bras s’enroulent autour de ses genoux, et il s’adresse davantage au mur carrelé en face de lui qu’à Mutt quand il lui répond.

« Vas-y… Pose-les toutes d’un coup, d’accord ? Ce sera… plus simple. »

Comme arracher un pansement d’un coup sec.

« Deux petits vieux sur leur transat, toujours aussi canons même avec les cheveux gris – encore plus canons avec les cheveux gris –, de vrais étalons octagénaires », fait Klaus avec un léger sourire quand Mutt affirme qu’il a envie de vieillir avec lui… Il pense la même chose, lui aussi ne veut rien de plus, rien de moins. Peu importe la vision qu’il se fait de son avenir, et même s’il a tendance à penser qu’il mourra jeune de toute façon, Mutt en fait toujours partie. Sans lui, il n’y a rien, tout est sombre, tout est flou… Aucune envie, aucune perspective, rien.

Klaus penche légèrement la tête en arrière. Aucune des questions que Mutt lui a posées ne le surprennent, mais toutes ont été douloureuses à entendre malgré tout. Il sait qu’il n’y a pas de jugement dans ce qu’il lui demande, mais ça ne l’empêche pas de l’entendre de cette manière. Si ce n’est pas Mutt qui le juge, c’est Klaus qui le fait pour lui-même. Il n’a pas envie de faire à Klaus l’inventaire de toutes les substances qu’il a consommées, il n’a pas envie de ressentir cette honte qui ne l’accable déjà que trop, mais il n’a pas le choix. Ce n’est pas pour lui qu’il doit le faire, mais pour Mutt. Et il a beau répété qu’il ne lui fait aucun reproche, ça ne change rien à la culpabilité sourde qui l’anime. Il se sent terriblement mal.

Il ne se souvient pas de l’avoir un jour été à ce point… en même temps, personne avant Mutt (en dehors de Ben, peut-être, mais c’était plus compliqué, dans son cas) n’avait été en mesure de lui faire ressentir ça. Il pousse un soupir, se laisse le temps de répondre. Chacune des paroles qu’il va prononcer doivent être mesurées au possible. Il a le cœur en miettes et l’estomac noué… Mais il faut bien en passer par là. Faire table rase, et essayer de reprendre sur de meilleures bases. Il sait qu’il donne déjà à Mutt la pire des images de lui-même, que ça ne va pas aller en s’améliorant. Mais il lui doit cette vérité.

« C’est pas la première fois… que je me pique, mais je le faisais plus, ici, je l’ai pas fait quand on était ensemble, je te le promets. » Ce qui ne veut pas dire qu’il était clean pour autant. Il prenait des tas de substance illicites, mais pas d’une manière qui puisse nuire à Mutt par ricochet, ou du moins pas au point qu’il lui transmette quoi que ce soit. « Le lendemain de l’anniversaire… » Cet anniversaire que Klaus songeait qu’il ne célébrerait plus jamais étant donné les conséquences que ça avait eues… « Je t’ai menti. J’ai trouvé la fiole de V, mais je l’ai pas jetée, je l’ai gardée… Et quand j’ai plus réussi à m’en procurer, et que t’étais plus là… Je voulais trouver quelque chose d’aussi fort, d’aussi puissant… » Il se frotte le front du plat de la main. « J’ai tout fait. Héro, meth, ecsta… » Il tourne son regard vers Mutt. « Je suis désolé. C’est pas ta faute, c’est moi, j’ai un problème… » Il laisse passer un temps de silence. Il ne veut pas que son discours le culpabilise, tout ce qu’il faut. « Je vais faire tous les tests qu’il faut, et si tu veux en faire aussi pour te rassurer, on pourra faire ça ensemble. »

C’est le passé. Klaus voudrait en être tout aussi sûr, mais ses addictions diverses et variées font partie de sa vie depuis si longtemps et lui collent à la peau si vivement qu’il n’est pas certain de pouvoir parler de tout ça au passé, comme s’il serait possible de s’en débarrasser d’une simple pichenette. Certes, il s’était déjà sevré, et avec succès (enfin, le temps que ça avait duré), et avait réussi à rester sobre un temps remarquable, mais il a l’impression que cette période de sa vie remonte à une éternité. Et jamais il n’était tombé aussi bas non plus. Mais il ne veut pas saper les efforts de Mutt, qui en fait définitivement trop pour lui. Et au-delà de ça, il veut vraiment essayer de s’en sortir, au nom de cette relation trop forte, trop belle qu’ils partagent. Il veut se donner l’occasion de vieillir avec Mutt, oui… Il est la plus belle motivation qui puisse être, mais il se sent si fatigué, et si mal. Il tolère sa propre douleur en même temps qu’il supporte celle de Mutt… Le poids qu’il a déposé sur ses épaules et si lourd qu’il ne sait vraiment pas s’il sera tout à fait capable de vivre avec. Il est plus probable que non.

Plutôt que d’argumenter, il préfère prolonger le contact de ses lèvres contre les siennes. Ses baisers continuent d’avoir le don de le transporter ailleurs, et alors, c’est comme si plus rien d’autre n’existait en dehors de lui, en dehors d’eux, et c’est tellement bon. Il voudrait que tout, le temps et le monde s’arrêtent à ce seul baiser, parce que quand ils s’embrassent et que plus rien n’a l’air d’exister, tout semble simple, et Klaus se dit qu’il n’y a rien au monde qu’il ne sera pas capable de surmonter. Les faits sont malheureusement bien différents. Sauf que la réalité vous rattrape toujours, d’une manière ou d’une autre. Et en l’occurrence, c’est la sonnette qui devait les ramener au moment présent.

Klaus laisse donc Mutt aller chercher leur livraison. Lui-même ne bouge pas de sa place, et son attention et il laisse son esprit flotter au-dessus de l’eau, sans trop faire gaffe autour de lui. Il entend bien des éclats de voix inhabituels s’échapper de l’entrée, mais il n’y prend pas spécialement garde, il laisse son esprit flotter dans cette espèce de flou gaussien ou rien ne fait complètement sens. Puis finalement, il entend qu’on l’appelle. Et ce n’est pas la voix de Mutt. Non, ce serait plutôt une voix étrangement similaire à la sienne. Klaus se redresse péniblement, se sèche du mieux qu’il le peut, et entreprend de s’habiller avec les affaires que lui a laissée Mutt. Il a à peine eu le temps d’enfiler un caleçon que Nathan déboule dans la salle de bain pour faire face à un Klaus frêle et mal en point qui visiblement se fiche d’empiéter sur son espace personnelle. Logique, en même temps, c’est leur espace personnel.

« Qu’est-ce que tu fais là ? Tu voulais quelque chose ? T’as un souci ? » Mais à première vue, Nathan a l’air d’aller bien, ce qui le rassure. En revanche, ce n’est pas son cas à lui, et il n’a pas envie que Nathan le voit dans cet état. Sauf que c’est un peu tard. « C’est cool d’être passé, mais comme tu vois, je prenais mon bain et… bref, c’est pas le moment. »

Klaus s’est souvent retrouvé dans des situations embarrassantes ou humiliantes devant public. La plupart du temps, il s’en fiche, mais totalement. Le ridicule ne tue pas, et il a été son fidèle compagnon pendant suffisamment longtemps pour que cela ne lui fasse ni chaud ni froid. Mais évidemment, cette situation était évidemment différente. Nathan, il n’a pas envie de lui faire peur ou quoi que ce soit de cet acabit. Même s’il a admis que le destin de Nathan ne serait pas même que le sien, il reste – du moins le croit-il – une version alternative de ce qu’il pourrait être.

Et pour cette raison, il lui donne une vision un peu trop net de ce qu’il pourrait être, et il n’aime vraiment pas ça. S’il y en a un à qui il voudrait donner une image avantageuse de lui-même, c’est bien Nathan, mais de toute évidence, c’est foiré. Il voit bien l’embarras de Nathan, et il ne sait pas quoi dire. Il ne veut pas qu’il se sente mal à l’aise ou gêné. Il le préfère largement rentre-dedans et sans gêne comme il a l’habitude de l’être en temps normal.

C’est finalement Mutt qui retient Nathan quand ce dernier fait le choix de s’en aller, en lui parlant de son pourboire. Durant ce temps, Klaus est resté là, comme un con, à ne rien dire. Il s’en veut. A ce stade, il se demande qui dans son entourage il ne blessera pas avec ses conneries, et il se sent toujours un peu plus stupide. Il hoche seulement la tête et s’emploie à s’habiller pendant que Mutt, le pauvre, doit maintenant endosser à la fois sa responsabilité à lui et celle de son double. Quand il a fini de s’habiller et sort de la salle de bain, c’est Nathan qui vient le trouver pour le prendre dans ses bras. Y a des thérapeutes qui suggèrent de faire de se faire des câlins à soi-même, c’est peut-être pas si con que ça, cette étreinte lui fait du bien, en tout cas. Surtout, il est soulagé de voir que Nathan le soutient et ne lui en veut pas, ne lui en veut pas de faire de la merde avec ce qui aurait pu être sa vie.

Il sourit doucement aux propos de Nathan qui, il le sait, ne sont pas sérieux du tout. A vrai dire, il voudrait que Mutt ait le moins possible besoin de s’occuper de lui, pas tant pour échapper à l’attention qu’il lui apporte que pour ne plus être qu’une source évidente d’inquiétude pour lui, quand il voudrait être tout sauf ça pour lui.

« Je retiens le conseil quand même », répond Klaus avec un sourire amusé, quand Mutt fait mine de protester, avant que Nathan n’évoque le fameux plan à trois. Mais ça, par contre, jamais. L’idée ne peut clairement plus l’effleurer maintenant qu’il connaît mieux Nathan, qu’il le connaît très bien, même, au-delà de sa grande gueule et de ce qu’il laisse paraître. « Merci Nathan, je t’appelle, OK ? » En sous-texte, il a envie de lui dire de ne pas se faire de souci, mais s’il le fait, il risque de lui donner encore plus de matière à s’inquiéter, pas vrai ? « Et c’est vraiment cool, pour ta mère. Tu prendras bien soin d’elle, hein ? »

Il aurait bien envie de rajouter qu’il aurait bien envie de la rencontrer, cette femme qui, techniquement, devrait être sa mère, mais il n’est pas sûr que ce soit dans une bonne idée. En tout cas, dans l’état où il est, rien n’est franchement une bonne idée, de toute manière. Alors que Nathan s’en va, Klaus se rapproche du dos de Mutt pour l’enlacer, déposer un baiser au creux de son cou.

« Bon, on les mange, ces tacos ? J’ai les crocs. » L’air de rien, l’intervention de Nathan, lui a fait du bien, l’a ramené à la réalité du quotidien qu’il veut réussir à construire avec Mutt. « Je te préviens, je veux regarder le film le plus débile qu’on a en réserve. »

Klaus déteste l’idée d’avoir mis Nathan dans une sale position. C’est qu’il a l’impression de le connaître par cœur – ce qui lui paraît logique puisqu’il est lui. Alors forcément, il se doute que cette situation va le travailler encore un moment et qu’il va s’inquiéter pour eux. Raison de plus, aux yeux de Klaus, de faire tout son possible afin de rassurer son entourage pour de bon. Si Mutt ou Nathan ne sont pas de bonnes motivations, qu’est-ce qui pourrait l’être ? Klaus le regarde s’en aller avant de reporter toute son attention sur Mutt, soulagé de sentir que l’atmosphère est à présent un peu moins pesante. Klaus affiche un sourire quand Mutt lui demande s’il était vraiment comme ça à cet âge, il hoche la tête sans hésitation.

« Ouais, exactement le même, je te jure », assure-t-il avec un sourire. « Et ça a duré longtemps. S’il suit mon rythme, il a encore pas mal d’années à tirer avant de se calmer », ajoute-t-il, amusé.

Et calmé, ça veut dire que ça reste un calme très relatif, n’empêche que c’est vrai, Klaus s’est assagi, mais pour ça, il lui a fallu… une bonne paire de traumatismes, une bonne guerre du Vietnam, voir l’homme qu’il aimait mourir dans ses bras… Bon, Nathan, des merdes, et pas des moindres, il en a vécues un bon paquet, il lui en a parlé, donc pas dit qu’il suive la même trajectoire que lui, mais en attendant, oui, voir Nathan comme ça, c’est se voir lui une dizaine d’années plus tôt, et c’est quand même bien perturbant.

Bref, autant ne plus y penser, autant ne plus penser à rien. Mieux vaut, à la place, décider de savourer une soirée calme, tranquille, agréable… comme cela fait trop longtemps qu’ils n’en ont pas partagé. Ils ne vont pas pouvoir faire abstraction des récents événements, ni de l’état dans lequel Klaus se trouve, mais ils méritent cette accalmie.

« Tu déconnes ? J’ai des dizaines de titres à te suggérer ! » affirme-t-il avec un grand sourire quand Mutt suppose qu’il doit avoir des nanards pornos chelous à suggérer. Ceci dit, un bon vieux film bien nul, ça lui convient tout à fait.

Il a envie d’insister, mais il laisse Mutt faire quand il lui dit qu’il s’occupe de tout… Il ne devra pas en abuser, certes, mais pour le moment, il doit reconnaître apprécier qu’il soit aux petits soins pour lui. Il n’a pas spécialement envie de le dissuader. Alors qu’il ouvre le sac, ils peuvent constater à quel point Nathan a abusé sur la commande, ce qui fait franchement sourire Klaus.

« Un film qui s’appelle Turkish Star Wars a d’office une place de choix dans mon cœur », affirme Klaus avec l’exagération de rigueur, mais faudra quand même qu’on se regarde les vrais Star Wars, un jour… « mais un autre jour parce que là, rien que l’idée de lire les bandeaux de titre, ça me file une de ces migraines ! » Klaus va récupérer son tacos dans son sachet et mord dedans avec gourmandise. Il n’y a absolument aucune chance pour qu’il en vienne à bout, mais ça c’est une autre affaire. « Dis, tu m’en voudras pas si je m’endors pendant le film, hein ? » dit-il une fois Mutt assis à côté de lui, la tête reposée sur son épaule. « J’crois que je suis un peu fatigué… »

Klaus n’a pas particulièrement envie de s’endormir comme une souche. Enfin si, il en a envie, ou plutôt besoin, mais il préfèrerait largement être parfaitement éveillé, pour pouvoir savourer comme il se doit à la fois la compagnie de Mutt, son repas dont il n’aura finalement avalé que quelques maigres bouchées, et le film débile qui passe à l’écran… Mais les émotions récentes conjuguées à la possibilité pour lui de savourer à la fois la chaleur de l’appartement et celle du corps de Mutt contre le sien ont raison de toute résolution. Il sait qu’il ne lui faudra sans doute pas longtemps pour sombrer, et dans le doute, il a préféré prévenir. Et une fois de plus, Mutt se montre terriblement tendre et conciliant.

La belle vie, c’est être dans ses bras, sur ce point, Klaus ne pourra absolument jamais le contredire, et il en profite plus que largement. Mutt sera toujours là pour veiller sur lui. Cette pensée le rassurer, le réconforte, rend tout plus simple, plus confortable, d’un coup… Il a tellement envie de s’abandonner entre les bras de l’homme qu’il aime et juste… oublier que cet était d’apaisement ne peut être que temporaire. Il ne sait pas s’il a mérité de se reposer, surtout, il ne sait pas s’il mérite Mutt, et qu’il soit à ce point aux petits soins avec lui après tout ce qui s’est passé. Même s’il tente de mettre cette pensée en veilleuse, il n’arrive pas à totalement l’occulter : l’idée qu’il fera sans doute de la vie de Mutt un enfer, et que ça aurait été plus simple pour lui qu’il ne le retrouve pas…

Ses paupières se ferment doucement, et il n’aura sans doute suivi que quelques minutes de film, en tout et pour tout. La caresse de ses doigts contre son dos, sa respiration ralentit, tranquille, apaisée, dans un premier temps, alors qu’il laisse la brume d’un rêve confortable l’envahir. Il est sur une plage. Le sable est si blanc qu’il ressemblerait presque à de la neige. Le soleil caresse sa peau tandis qu’il s’installe face à une étendue d’eau infini. Plus loin, dans l’eau, il y a Mutt. Toujours plus loin. Trop loin. Klaus se redresse. S’il ne fait pas demi-tour rapidement, il ne parviendra jamais à nager en sens inverse. Mais Mutt continue de nager, et Klaus a beau l’appeler et agiter les bras, il s’éloigne toujours davantage. Le sable sous ses pieds ne ressemble plus à du sable, à présent, davantage à une boue immonde et gluante qui complique chacun de ses mouvements. Alors qu’il essaye d’avancer vers Mutt , la beau l’emprisonne, se referme au-dessus de ses genoux, puis glisse sous sa peau… Il ne parvient plus à articuler le moindre son. Mutt n’est plus qu’un point indistinct à l’horizon, il va se noyer, c’est certain… Bientôt, sa tête ne reparaît plus à la surface entre chaque brasse. C’est comme une bourrasque d’angoisse qui lui gèle l’âme d’un seul coup. Impuissant, il le voit se noyer, et lui-même, paralysé dans cette boue qui grimpe jusqu’à son cou, se sent asphyxié, c’est comme si son cœur ne parvenait plus à battre, il lutte, il lutte.

« NON ! »

Le réveil est brutal, et pas seulement pour lui, puisqu’il n’a pas réalisé s’agiter dans son sommeil, au point de donner sans doute quelques coups involontaires à Mutt au passage. Trempé de sueur et de larmes, le cœur battant, il se débat comme un beau diable contre une menace imaginaire. Son souffle est brisé, il n’arrive pas à revenir à la réalité, si angoissé que c’est à peine s’il se sent encore en mesure de respirer.

La voix de Mutt le rappelle à la réalité de l’instant, il n’est plus sur cette plage dangereuse, il est dans son salon, dans leur salon, pourtant, il ne parvient pas à calmer les battements de son cœur. C’est comme si quelque chose comprimait sa cage thoracique, il a beau tenter de contrôler sa respiration comme le lui suggère Mutt, quelque chose reste bloqué, un poids sur ses poumons et un bouchon dans sa gorge, il n’arrive tout simplement pas à se contrôler. Il a envie de hurler pour débloquer ce quelque chose qui le paralyse, mais aucun son ne parvient à s’échapper de ses lèvres. Il se sent oppressé, coincé, comme s’il se trouvait prisonnier d’une pièce sans oxygène, et la présence réconfortante de Mutt à ses côtés ne parvient pas à le rassurer complètement.

Il se laisse attirer contre le torse de l’homme qu’il aime, y cherche tout le réconfort qu’il peut. Il aurait envie de l’entourer de ses bras, mais il ne parvient toujours pas à bouger. Lui qui s’agitait quelques secondes plus tôt a dorénavant que ses membres ne répondent plus à aucune des directives de son cerveau. C’est perturbant, décontenançant… insupportable, surtout. Il sent qu’il devrait se sentir en sécurité, que tout, depuis la présence de Mutt jusqu’à ses gestes caressants, devraient le rassurer, mais ce n’est pas ce qui arrive. S’il ne parvient pas à bouger, son corps tremble néanmoins comme une feuille, et retrouver une respiration normale semble peine perdue. Il ferme les yeux, il tente de se concentrer sur les battements du cœur de Mutt, mais ce battement qu’il trouve de plus en plus vif et violent n’a que le don de l’angoisser encore davantage.

Ce battement précipité lui inspire un sentiment d’angoisse un peu plus violent, il ne parvenait pas à se déconnecter de ses angoisses, chacun de ses efforts en ce sens ne paraissaient faits que pour les alimenter encore davantage… Il essaye d’inspirer aussi profondément qu’il le peut, mais il a l’impression qu’on a réduit sa cage thoracique en miettes. Il ne sait pas se départir de l’angoisse profonde qui le submerge, et qui se manifeste un peu trop surement quand il lui semble sentir cette masse épaisse et boueuse remonter depuis le sol pour emprisonner ses jambes, remonter le long de son torse.

Retrouvant tout à coup ses capacités de mouvements, dans un sursaut de panique, il se recule pour constater que ses rêves l’ont poursuivit jusque dans cette réalité qui devrait être si calme, si apaisante. En pleine hallucination, il tente de repousser la matière molle et visqueuse qui parcourt sa peau.

« C’est sur moi, c’est partout sur moi ! » panique-t-il en se redressant net, terrifié. « Elle va t’attaquer. Elle va t’attaquer… »

Il répète ces mots sans comprendre lui-même ce qu’ils signifient, et dans le même temps, il se sent de plus en plus submergé, angoissé, il n’a plus vraiment conscience de ce qu’il dit, de ce qu’il fait. Pourquoi il n’y a pas plus d’air dans cette satanée pièce, il se sent au bord de l’asphyxie…

« Faut… que je sorte… »

Le premier réflexe, au moment où Mutt attrape ses mains, est de vouloir se dégager par tous les moyens possibles… Y a rien, c’est dans sa tête… Peut-être bien, mais pourquoi, dans ce cas, est-ce que ça a l’air si réel. Il sait que les propos de Mutt sont rationnels et que lui-même ne l’est pas, c’est une chose qu’il réussit tout de même à réaliser. Mais a l’air si vrai. C’est quelque chose qu’il voit, c’est quelque chose de tangible. Est-ce qu’il devient fou ? L’idée de voir des choses qu’il est le seul à pouvoir voir alimente une nouvelle fois une angoisse qu’il ne parvient pas à complètement contrôler… comme tout le reste. Il n’a vraiment le contrôle de rien, là, tout de suite, comme si son cerveau refusait d’obéir à aucune de ses directives, et c’est un effort improbable pour lui que de revenir à la réalité. Il écoute Mutt néanmoins, il ferme les yeux. Se retrouver dans le noir total est une autre source d’angoisse mais a le mérite de le recentrer un peu, de même que sa respiration, qui parvient à être légèrement moins hachée. Mutt a ouvert une fenêtre, et à l’évidence, ça lui fait du bien, autant que la caresse des mains de Mutt sur son visage.

Il daigne ouvrir les yeux, et il ne se concentre que sur une seule et unique chose, à savoir les prunelles de Mutt, qu’il sonde afin de retrouver cette sanité d’esprit qu’il veut croire accessible et pas si lointaine. La méthode de Mutt, qui consiste surtout à encourager Klaus à se focaliser sur des événements bien concrets, est plutôt efficace. Il le ramène au moment de leur rencontre, aux circonstances absolument absurdes de cette même rencontre, et alors que Mutt lui en fait le récit, convoque ce souvenir qui reste encore tout à fait frais dans son esprit, il se sent déjà un peu mieux… Il a des larmes au coin des yeux, mais il peut sentir malgré tout que les battements de son cœur se sont apaisés, tout comme il peut sentir que sa respiration est déjà plus apaisée, plus calme.

« On… On enterrait notre aspirobot qui avait été mangé par une mouette. »

Cette observation qui n’a définitivement aucun sens, il la formule en l’entrecoupant de quelque chose à mi-chemin entre le rire et le sanglot… Il parvient à sourire davantage. Ses visions ont disparu, le sentiment d’oppression. Cet exercice de mémoire lui fait du bien, comme lui fait du bien le fait de se remémorer les moments les plus importants, les plus impactants de leur histoire, déjà si mouvementée. Doucement, il lève la main pour venir caresser le sommet du crâne de Mutt.

« C’est vraiment trop bête, pour tes cheveux », dit-il avec un sourire. « Même si j’aime bien l’idée de pouvoir toucher tes deux culs en même temps », ajoute-t-il. S’il est capable de faire des blagues de bas étage, c’est que ça ne pas si mal que ça… Ou en tout cas que ça va bien mieux. « Et tu sais, évidemment que j’ai pensé que tu pourrais devenir l’homme de ma vie. Un type qui vire le haut en public dès le premier rendez-vous, c’est forcément l’homme de mes rêves. » Il pose son front contre le sien. « Je suis vraiment désolé. »

Oui, ce sont des mots qu’il risque fort de prononcer beaucoup dans les temps à venir.

Klaus rit doucement quand Mutt lui assure que cette histoire d’aspirobots et de mouettes est inspirée de faits réels. Même s’il voudrait demander plus de précisions, il n’en demande pas, il aime bien s’imaginer tout et n’importe quoi, ça l’aide un peu, il se sent plus léger… ses névroses ne sont évidemment pas bien loin, mais il arrive à les taire et à ne plus y prêter garde. En cet instant, il se concentre sur Mutt et uniquement sur Mutt. Il est son ancre, ni plus ni moins. Et tant qu’il l’aura avec lui, peu importe les enfers qu’il lui faudra traverser, il retombera toujours sur ses pattes.

« Toutes les versions de toi sont dans mon tableau de chasse – enfin, tant que c’est toi et pas ton sosie », ajoute-t-il avec humour.

Cette coupe de cheveux n’est définitivement pas celle qu’il lui préfère, mais dans le fond, il s’en moque. Ce qui compte, à ses yeux, c’est Mutt, juste Mutt et personne d’autre… Peu importe ce à quoi il pourra bien ressembler, il l’aimera toujours, dans tous les cas, lui qui en fait tellement pour lui, qui réussit à ne pas lui en vouloir quand, comme en cet instant, il lui en fait voir des vertes et des pas mûres. Lui qui, se montre si sincère, si transparent à son égard quand il revient sur leur rencontre et sur ce qu’il a pensé de lui quand ils se sont connus, du vide qu’il a naturellement comblé… Ils ont été le renouveau l’un de l’autre, car il en est de même pour Klaus.

Oui, à ce moment-là, il venait de retrouver Five, il n’était plus complètement seul, mais ce n’était pas pareil… Ce vide que décrit Mutt, il n’y avait qu’une personne au monde qui pouvait le combler : les deux pièces d’un puzzle, qui ne peuvent que se correspondre que l’une à l’autre. A ses paroles, il ne répond rien, il se contente de savourer sa chaleur contre la sienne. C’est si agréable, si doux de le garder contre lui. C’est là qu’est sa place, leur place, et nulle part ailleurs. Avoir été privé de cette place pendant si longtemps ne vient évidemment que le confirmer. Ce n’est qu’après un moment que Mutt rompt finalement le silence.

« J’ai besoin de rien, t’en fais pas. Juste de toi. » Bon, c’est vrai, il a à peine mangé, mais pour le moment, rien de tout ceci ne le tente vraiment. La seule chose dont il a besoin, c’est de Mutt, et il en profite, il en profite même plus que largement… et il n’a même pas besoin de la meilleure pipe du monde pour ça (même si c’est un peu tentant quand même, il faut tout de même le dire). « Ça va mieux », confirme-t-il avec douceur. « Tu sais quoi ? T’en fais beaucoup pour moi… t’aurais pas envie que je… fasse quelque chose pour toi ? » lui demande-t-il en glissant sa main entre ses jambes. La fatigue n’est pas retombée, certes, mais l’envie de se sentir le plus proche possible de lui, et de tout faire pour qu’il se senti bien, est bien plus grande qu’aucune autre considération. « On va dans la chambre ? »