Il y a un certain réconfort dans la familiarité du manoir familial que tu ne vas jamais avouer à tes parents. Lorsque l’année scolaire à Nevermore a été interrompue et raccourcie suite aux évènements qui s’y sont déroulés, tu as presque traîné les pieds en quittant ton dortoir, incertaine du tourment que tu préfères: retourner au New Jersey et passer d’interminables mois au coeur du domaine Addams, ou rester et risquer finir au centre d’une autre catastrophe. L’invitation d’Enid t’a presque remonté le moral -pour autant que ton moral puisse l’être- et c’est lorsque tu reçois le SMS dans la limousine sur le chemin du retour que tu te convainc que, quoi qu’il arrive, ton retour à Nevermore n’allait pas être anodin. Tu es impatiente, même, curieuse de découvrir quel tourment promet de te bouleverser l’année prochaine. Tu as passé le trajet perdue dans tes pensées mais dès le moment où Portail a ouvert ses portes pour t’accueillir chez toi, tu l’as ressenti. Ce soulagement d’être à la maison. Le poids qui se libère de tes épaules alors que tu caresses Kitty Cat dès que le lion te saute dessus à ta sortie du véhicule flotte en arrière pensée, témoin du stress subi ces dernières semaines. Tu poses le regard sur l’imposante bâtisse mariant le luxe et le délabré, et ton coeur fait un sursaut, à fort risque de sourire lorsque la porte d’entrée s’ouvre pour découvrir le reste de ta famille.

Pour autant que tu détestes cet endroit, tu l’aimes énormément aussi.

Tu as passé tellement de temps à jurer haut et fort que tu allais disparaître à jamais que tu n’as jamais vraiment considéré qu’un jour ça puisse bel et bien arriver. Tu as hâte d’accueillir l’Ange de la Mort, certes, mais tu es encore jeune: il y a tellement de choses que tu n’as pas encore vécues, tellement de gens qui n’ont pas encore reçu ce qu’ils méritent. L’idée qu’un Pèlerin ait été si proche de tout ruiner attise en toi une émotion que tu n’as pas l’habitude de ressentir, si bien que tu ne sais pas comment la décrire; tu réalises que si Goody n’avait pas été là pour toi tu n’aurais jamais eu l’opportunité de revenir et quelque part, ça donne une nouvelle dimension à ton retour à la maison. Tu laisses Lurch s’occuper de tes bagages, le majordome de la famille ayant sa propre routine et puis tu montes les quelques marches te séparant du foyer, plus silencieuse que d’habitude. Tu retrouves les lieux à ta manière, de façon solennelle, et pendant que tes parents te noient de leur affection -aggravée sans doute par le dénouement de l’année scolaire, ton petit frère annonce son soulagement de te voir revenir à la maison et te promets de vite reprendre goût au jeu du chat et de la souris qui a secoué votre enfance. Tu acceptes son vœu d’un hochement de tête et glisses tes doigts sur le mur du foyer marqué d’encoches nées des carreaux que tu as tirés dans la direction de ton cadet lorsque vous étiez enfants, promettant de ne pas le rater, cette fois.

Mais, en fin de compte, il n’en est rien. Tu passes les premières semaines de l’été enfermée dans les ténèbres de ta chambre, concentrée sur les premiers chapitres de ton prochain roman ou alors à composer dans la salle de musique. Si Pugsley est déçu de ne pas être traqué aussi souvent que d’habitude, il n’en dit rien. Tes parents, en revanche, ne manquent jamais de t’en parler à chaque assaut du petit déjeuner, ou tous les soirs lorsque tu vas frapper terrible nuit à ton père. Ils attendent un compte rendu de tes exploits, un récit évoquant la haine du Pèlerin et comment leur fille a tenu tête à ce démon d'outre-monde. Mais tu n’es pas aussi hâtive à revivre cette infernale soirée. Ces cauchemars là ne sont pas de ceux qui te plaisent d’ordinaire; même si Goody t’a soignée de tes maux et arrachée de peu à la mort, tu as du mal à oublier la brûlure de la lame pénétrant ton abdomen, ou le choc lorsque le couteau a été tourné dans la plaie. Tu as du mal à oublier le sentiment d’avoir été bernée, l’année entière a été une leçon, de fausses pistes en dommages collatéraux, et tu n’as pas encore accepté la facilité avec laquelle tu t’es laissé entraîner par le coupable. Ton corps se souvient, ton esprit refuse d’oublier et tes parents ne semblent pas comprendre, et les éviter devient rapidement une nouvelle mission quotidienne.

Heureusement pour toi, tu es adepte de la dissimulation.

Ce soir, tu es perchée dans les hautes branches d’Ichabod, discutant doucement avec l’arbre vivant qui virevolte ses branches dans sa version improvisée d’une réponse; tu ne crains pas tomber, tu es adroite et tu sais que ‘Bod va amortir ta chute si par hasard tu viens à glisser. La journée a été longue, et la fraîcheur de l’air nocturne est la bienvenue après avoir passé ton temps enfermée dans ta chambre. Gomez et Morticia te laissent enfin un peu d’espace, et même ton petit frère se limite à quelques tentatives par jour. Ce soir, tu es seule. Seule avec l’ami qui aura partagé ton existence au manoir depuis que tu as pu grimper ses branches, au moins jusqu’à ce que ta détention forcée à Nevermore introduit dans ta vie un rayon de soleil, dégoûtante de couleurs et écoutant sa “pop music” un peu trop fort à ton goût. Lorsque tu songes à Enid, il fut un temps où tu t’es sentie physiquement malade au souvenir de sa bonne humeur éternelle, son énergie infaillible et ses goûts atroces. Ce soir est supposé être une soirée comme les autres, si tu comptes le halo carmin de la lune noyant le bois encerclant le domaine familial d’une lueur sanglante comme “normal”. Tu ne t’es jamais souciée du pouvoir de l’astre lunaire par le passé, mais au souvenir des évènements qui se sont déroulés la dernière fois qu’une lune rouge est apparue dans le ciel, tu ne peux nier l’influence que ça a eu sur ta vie. Lorsque tes parents -dans leur immonde idée d’affection et de pragmatisme- t’ont envoyée à Nevermore Academy, tu les as détestés. Tu ne comprends toujours pas en quoi tu as eu tort de prendre revanche au nom de Pugsley contre ses tourmenteurs: si l’adolescent qui a fait l’erreur de s’attaquer à ton petit frère a perdu une testicule pendant l’incident de la piscine, ce n’est pas ton problème: “harcèle un Addams, paie le prix”. Pour toi, les choses sont simples… avec un peu de piranhas dans le lot, pour le principe. L’idiot n’avait qu’à pas avoir cours de natation à ce moment. Après avoir habilement esquivé les autorités et compensé financièrement la famille de ta victime, tes parents ont imposé ton adhésion à Nevermore. Ce n’est que lorsque la condamnation estudiantine a évolué quelques jours plus tard en tentative de meurtre culminant par l’éventrement de ton assaillant par une tierce personne, ta frustration s’est transformée en curiosité.

Tes parents ont eu raison, mais tu allais mourir une douzaine de morts avant d'admettre quoi que ce soit.

Et ce soir, la lune rouge te salue à nouveau. Tu regrettes ne pas avoir été à San Francisco lorsque tu te demandes si Enid s’est transformée à nouveau et tu expires lentement au souvenir de la louve blonde couverte du sang de tes ennemis, savourant le souvenir, ravie de revoir la preuve dans tes souvenirs de la force que tu avais toujours ressenti chez ta colocataire. Tu fermes les yeux et absorbe le souvenir de sa présence lorsqu’elle a dépassé les limites et osé te toucher. Curieusement, tu n’as jamais été aussi peu hargneuse à l’idée d’être approchée par qui que ce soit. Un étudiant a fait la remarque le lendemain de l’attaque, et du haut de ton arbre, tu souris en te demandant si quelqu’un est allé le détacher de la poutre du haut de laquelle tu l’as suspendu, dans la cour.

Probablement.



Tu ne comprends pas ce qu'il s'est passé ensuite. Un instant, tu appréciais ta solitude en contant les évènements de ton année à la seule créature du domaine Addams qui n'allait pas te donner des envies de meurtre par leur réaction, et l'instant suivant tu sombres dans les airs, la gravité te rappelant bien durement qu'elle aura raison de tout. Toute la magie de ta famille ne peut rien y faire, certaines lois sont immuables. Mais pourquoi tu chutes, par contre... Là est la véritable question. Le ciel semble plus vif, la lune plus imposante, et puis le monde a changé. Lorsque tu attéris -durement, évidemment- ce n'est pas sur l'herbe sauvage qu'Ichabod aime déranger de ses racines. Lorsque tu heurtes enfin le sol, c'est sur quelque chose de bien plus solide qu'un vulgaire pan de pelouse, et ton souffle est coupé par le choc de la collision. Il te faut quelques instants pour reprendre tes esprits et le grognement qui s'échappe de toi lorsque tu te lèves t'agace au plus haut point: les Addams ne sont pas étrangers à la douleur, mais ils ont généralement le temps de s'y préparer. Là non. La surprise a été aussi désagréable que voir un zombie est ramené à la vie par un rituel de magie de sang. Lorsque tu reviens sur tes pieds, tu ajustes ta posture pour prendre en compte la tendresse de ton côté droit, et tu essaies de déterminer où tu es. Il y a de nombreuses personnes par ici, mais aucune qui inspire confiance dans cet environnement inconnu. Tu n’as jamais considéré que ta grand-mère puisse être imprudente assez avec sa magie pour faire disparaître un membre de la famille, mais en absence d’explication, tu ne peux totalement ignorer la possibilité. Tu te mets à hanter les rues de cet environnement étrange, décidée que marcher reste la meilleure solution jusqu’à trouver des indices pouvant expliquer ce qu’il se passe. Tu n’as pas de but précis en tête, mais l’horizon devient de plus en plus citadin, si bien que tu laisses l’environnement portuaire derrière toi et te retrouve noyée dans un océan urbain; tu ressens un filet de sang couler le long de ta tempe, mais tu l’ignores (de même que les regards qu’on t’adresse), assassinant les curieux du regard pour décourager toute question. Dans le doute, traite tout le monde comme hostile, ou ignorant. Probablement les deux. Tu ignores combien de temps s’est écoulé depuis ta chute, quelques heures, quelques jours, lorsqu’enfin tu aperçois au loin le sommet de la tour d’astronomie du manoir. Rassurée, tu ignores la brûlure de ton côté pour hâter le pas, impatiente de retrouver l’environnement familier du manoir dans l’océan d’absurdité que tu as observé: des créatures en tout genre, des genres technologiques n’ayant pas le moindre sens… Tu penses même avoir vu quelqu’un voler… ou bien est-ce le choc à la tête qui te fait halluciner.

Le manoir est à portée, tu sais que les réponses ne sont pas loin.

Mais au détour d’une maison, alors que la rue sur laquelle le domaine familial semble installé s’ouvre à toi, tu t’arrêtes: la bâtisse est là, avec ses accents délabrés que tu reconnais si bien mais il y a quelque chose de différent dans l’architecture du bâtiment. Si on te le demande, tu serais prête à dire que le manoir ressemble à ce qu’il était avant qu’elle ne soit née. Prudente, tu retrouves une foulée plus réservée, approchant Portail avec suspicion, les sens en alerte. Il te laisse passer, mais même son apparence est différente de ce que tu connais. La porte d’entrée n’est pas de taille pour résister à tes talents de crochetière de serrure et la demeure ancestrale des Addams se découvre à toi. En dépit de la familiarité que tu ressens presque instinctivement, il y a quelque chose de fondamentalement faux dans ce que tu découvres en entrant: les statues ont toutes disparu, Kitty Cat ne vient pas t’accueillir, Bruno refuse de grogner lorsque tu marches dessus par accident. La demeure, à défaut d’un autre terme, semble aussi morte que le peu d’espoir que tu as pu entretenir jusqu’à présent. Tu te perds un instant à découvrir les diverses peintures ornant les murs, certains visages familiers assez pour les reconnaître sans avoir à lire le nom sur le titre du portrait, mais la majeure partie des canvas sont aussi inconnus que l’univers dans lequel tu te trouves projetée. Est-ce un rêve? Un cauchemar? Une hallucination si vive que tu as du mal à la discerner de la réalité? Tu te retrouves, malgré toi, de nouveau chez tes parents donc si tu es morte les enfers ont un sens de l’humour aussi cruel que tu as toujours pensé.

Quelque part dans la bâtisse, tu entends soudainement l’éclat de lame frappant l’une contre l’autre. Arrachée à ta liste mentale de possibles explications de la situation, tu décides d’approcher furtivement, guidée par le glas métallique qui résonne dans le salon. Lorsque tu rejoins la salle dans laquelle les personnes semblent se battre, tu n’as qu’un instant à attendre avant que le duo ne se sépare et qu’il ne reste qu’un seul homme dans la pièce. Un homme si familier, assis sur un siège te faisant dos, avec un maniérisme qui te rappelle quelqu’un d’autre mais fondamentalement différent. Tu ignores la panique qui te perce le cœur comme le sabre que l’homme a délaissé après ce que tu devines être un exercice d’escrime comme tu en as partagé tant avec ton père. Silencieuse comme un chat (ta mère t’a toujours félicitée pour ta tendance à apparaître et disparaître par surprise, manquant plus d’une fois de donner un arrêt cardiaque à ton père), tu t’approches de l’homme te faisant dos, et prends possession d’une dague abandonnée, probablement par la personne qui vient de quitter les lieux. Lorsque l’homme réalise ta présence, il est déjà trop tard: tu fais taire la douleur lancinante que tu ressens sur ton côté, et tu presses la lame contre sa gorge, la panique, la frustration et la détermination sifflant tes mots lorsque tu lui demandes: Qui êtes vous…?