La première note est toujours la même quand elle pose ses doigts sur le piano. Elle fait raisonner une seule note, le do de la clef de sol sur le côté gauche, donc parmi les notes les plus graves du piano. C'est la première note que Gabriel lui a montré, la première qu'elle a elle-même jouée. Elle ne connaissait pas beaucoup cet homme mais il lui a sauvé la vie. Non, elle se trompe. Il est mort à cause d'elle. Alors tout ce qu'elle peut faire, c'est s'exercer à jouer jusqu'à arriver au but qu'il essayait d'atteindre avec elle, jouer une pièce de Beethoven. Tout ce qu'elle peut faire, c'est honorer son héritage, ce petit savoir qu'il lui a transmis. Oui, elle réalisera ce but même si cela doit prendre des années. Par obligation, par hommage, par culpabilité... Parce qu'elle n'a pas pu lui dire au-revoir, parce qu'elle n'a pas pu le connaître. Parce qu'elle aurait aimé s'en faire un ami mais qu'elle n'en a jamais eu le temps.

Une fois le do touché, elle se remet dans la bonne position. Une gamme entre ses deux mains, le pouce de la droit sur la touche de do, le pouce de la main gauche sur la touche mi.

La salle de musique de l'école est déserte, il n'y a plus qu'un bruit qui fait écho au cœur de la pièce. Des doigts posées sur un clavier qui virevoltent sur le piano, les notes qui sonnent en rafale. Et l'auteur de cette assassymphonie -du moins le pense-t-elle-, c'est Madi. La jeune étudiante a pour habitude d'entrer dans cette salle où les instruments sont en abondance pour jeter son dévolu, sans en douter, sur le piano qui trône au centre...

@Hizashi Yamada

Le piano lui donne toujours cette sensation de malaise, qu'une catastrophe surviendra si elle touche cette note maudite mais elle le fait quand même, à chaque fois. La première fois qu'elle a touché cet instrument, quelqu'un est mort. Elle a vu une lame transpercée le torse de son instructeur improvisé. Elle a quitté le siège et s'est éloigné du piano, fuyant le danger qu'elle ne pouvait pas voir à ce moment-là. Après cet épisode, elle craint de jouer en toute sécurité, que se passera-t-il si elle se laisse trop porter par la musique ? Donc ses doigts sont hésitants car ses oreilles ne sont pas concentrées sur l'écho produit mais sur le danger, ce danger qu'elle s'imagine comme bien des choses en somme. Elle soupire.

Lorsque la porte s'ouvre brusquement, elle se lève du tabouret, dans un sursaut de panique. La fenêtre est toujours ouverte, son regard est attiré par elle avant d'être attiré par celui qui est la cause de ce bruit. Elle soupire de soulagement quand elle voit qu'il s'agit simplement de son professeur. Quand il lui dit qu'elle aurait pu lui demander le libre accès du piano pour elle, elle ne fait que hausser les épaules. Elle n'a jamais été très bavarde dans l'enceinte de l'école et ce n'est pas près de changer.

-Pas besoin.
Elle ne peut pas être plus explicite.

-Qu'est-ce que tu fais ici ?
Bon, elle n'est pas vraiment en droit de lui demander cela, c'est plutôt à lui de demander cela ! Mais elle se sent oppressée par cette interruption. Et l'utilisation du "tu" n'est pas irrespectueuse, Madi a juste du mal avec l'emploi du "vous", après tout, dans son monde... Ce n'était que des "Tu" pour dire "Ton, ta, tes, toi, tu...". Et dans un monde où tout le monde se connaissait, le "vous", bien qu'existant sous les traits de 'Yo" autrement dit "vous - toi et moi", n'était jamais utilisé. Puis il n'y avait personne pour lui apprendre la nuance de ses 6 ans à ses 12 ans, et quand elle a pu enfin côtoyer des gens, c'était pour leur faire la guerre ou faire la guerre avec eux. Autant dire qu'elle n'a pas vraiment eu le temps de s'attarder sur la subtilité du tutoiement et du vouvoiement. Et elle parle tellement peu que personne ne s'est jamais vraiment effarouché ou même posé de questions.

-Hé bien jusqu'à maintenant, l'administration n'en savait rien. Ils n'en sont pas morts, si ?
Fit-elle, insolente, un sourcil haussé. Presque amusée par sa réponse qui est quand même assez farfelue quand elle y pense. Ce qu'on ne sait pas ne peut pas nous faire du mal.

-Pis je ne m'intéresse pas à la musique, pas plus que cela. Je veux juste pas oublier.
Dit-elle avec un haussement d'épaules.

Oublier ce qu'elle a appris auprès de cet homme, cet inconnu qu'elle ne connaissait que de nom. Celui qui a pris le temps de se poser alors qu'ils n'étaient pas dans leur meilleure période, une bataille de plus, c'était simple une petite inspiration avant qu'il ne soit l'heure de leur expiation. Après aucun moment n'aurait été le plus propice que celui-là pour apprendre. Pourquoi ? Parce qu'avant elle ne le connaissait pas. Parce qu'après, il est mort.

Il lui demande s'il peut l'aider avec la partition ou du moins, l'écouter jouer.
-Pourquoi ? Tu veux quoi en échange ?

Madi n'est pas une idiote, ce professeur veut sans doute quelque chose en retour. Personne ne fait quoique ce soit juste pour dire être gentil. C'est quoi cette invention de merde ? La gentillesse. C'est rien de plus qu'un terme qui brouille les pistes, pour pas que le monde sache à quel point il est pourri. Quoi ? C'est pessimiste ? Que dalle. Elle, c'est juste une optimiste triste de réalité.

-T'as pas d'autres trucs à faire, genre, je sais pas, retrouver ta famille, tes gosses et ta baraque ?
Dit-elle en croisant ses bras, légèrement agacée. Parce que vraiment, qu'est-ce qu'il fout là ? Il a pas une vie, un truc plus important que s'intéresser à la merdeuse qu'elle est ? Nan ? Bah fuck hein.

-Bah, m'en fous. Tu peux jouer le morceau, si tu veux.

Puis, plus calme, presque gênée, elle demande.
-Est-ce que... Tu connais le titre ?

-Pourquoi ? Tu veux faire payer à quelqu'un qui a endommagé ta salle en abîmant un de tes instruments de musique ? J'ai rien cassé, moi. Donc va voir ailleurs si j'y suis.
Ah, Madi sait comment se faire des amis ou même comment respecter autrui. Elle a cette tendance à voir le mal partout, on pourrait croire que ça a changé avec le fait qu'elle soit arrivée dans ce monde où il n'y a ni guerre, ni bataille (ou tout du moins, aucune qui ne la concerne) mais non. Rien a changé. C'est même pire. Ce qu'elle était avant, elle l'est dix fois plus. Insolente, franche, courageuse -bien que stupide peut-être un bon synonyme-, fière, indépendante, je-m'en-foutiste, se moque du regard des autres, pas très sociable, assidu, altruiste, méfiante, à l'écoute, attentive, observatrice... Survivaliste. Elle sait qu'elle fera comme autrefois, elle tuera si elle doit choisir entre elle ou celui qui atteint à sa vie, elle choisira ceux à qui elle tient à elle-même si on s'en prend à eux, elle choisira de tuer que de laisser vivre, comme lors de ces autres fois où elle a été en danger.

Ce n'est pas tant qu'elle n'a aucune empathie, c'est simplement que lorsqu'il s'agit de mort ou de vie, elle n'a plus aucun scrupule. Ils ont trop donné de leur personne pour qu'elle meure bêtement maintenant, maintenant qu'elle peut vivre comme les autres adolescentes de son âge.

-Cela doit être ça...
Dit-elle en le jugeant du regard. Elle, pas sociable ? Elle voit pas pourquoi il dit cela. Elle est super sociable ! Juste pas avec lui, parce qu'elle ne le connait pas ce type !

-Han han. C'était une question rhétorique, je m'attendais pas à ce que tu me répondes parce qu'en vérité, je n'en ai rien à kicker de ta réponse.
Faut peut-être qu'elle apprenne à doser sa franchise, le pauvre risque d'en faire une overdose.

-Beethoven... ? Chelou comme titre ! Y'en a plusieurs en plus ?! Bah pétard, c'est pas fifou.