一 . L’expiration. L’ultime, la fatale, la meurtrière. Une dernière expiration apportée par une main amie, à la fois pleine d’affection, d’amertume et de regret. Et la douleur, atroce et insoutenable, lancinante dans son bras désormais manquant finit par lui arracher un sourire. Enfin, s’était-il dit, avec un soulagement éteint en apprenant que sa famille était saine et sauve. Enfin, il allait pouvoir faire ses adieux, tirer une révérence amère à une existence qui l’avait malmené et dans laquelle il n’avait jamais réellement trouvé sa place. Il reçut le coup fatal plein d’un silence qui l’engloutit tout entier.

Le silence, le néant et… la paix.

Avant qu’on finisse par l’y arracher avec une violence qui le laissa décontenancé. Sa dernière expiration fit place à une soudaine inspiration. Une respiration profonde, à la manière d’un noyé prenant sa première bouffée d’air. Le cœur battant la chamade, il regarda autour de lui, ne reconnaissant pas l’endroit dans lequel il se trouvait. La douleur dans son bras avait disparu, il leva sa main —celle qui ne devait plus être là— et la fixa sans comprendre. Il ne comprenait pas grand-chose. Il grimace, la nausée au bord des lèvres et la migraine cognant contre ses tympans. Clignant des yeux, il se tourna en direction d’une personne qui s’approcha avec précaution, lui demandant si tout allait bien.

Oui, tout allait bien… si on omettait le fait qu’il ne se souvenait absolument de rien.


二 . Suguru Geto.

Geto Suguru.

Suguru. Il se souvenait de son nom, de son prénom et de sa date de naissance. Le reste n’était que vagues sensations et images floues dissimulées dans les brumes de sa conscience. Assis à même le sol dans le patio de Monsieur Wallace, le regard de Suguru se perdit un instant sur l’immense terrain en friche du vieil homme qui l’avait recueilli. Il ignorait si c’était par pitié ou juste par simple bonté d’âme, mais Suguru lui serait jamais reconnaissant de l’avoir pris sous son aile.

Monsieur Wallace était un vieil homme, un ancien professeur d’université qui avait quitté la ville pour passer une retraite paisible à la campagne, loin du fracas tonitruant et des lumières trop vives de la ville. Il n’était pas obligé de rester mais Suguru préférait lui aussi le calme de la campagne, aidant son nouvel ami comme il le pouvait : faire les tâches ménagères, aider à la rénovation de la vieille maison, débroussailler le jardin. Ca lui occupait l’esprit et l’empêchait de se pencher un peu trop près des cauchemars qui le hantaient à chaque fois qu’il fermait les yeux.


三 . Malgré l’insistance de Monsieur Wallace, Suguru refusait de consulter un médecin, un spécialiste. Il n’avait pas envie de connaitre son passé. En réalité, il redoutait de ce qu’il pouvait trouver s’il creusait trop loin dans les méandres de sa mémoire. Ses nuits continuaient à être hanté par des monstres, par du sang, des hurlements et par des silhouettes méconnaissables.

Ce fut lors d’une de ses nombreuses crises d’insomnies alors que Suguru était plongé dans la lecture d’une énième livre sur la mythologie japonaise que Monsieur Wallace lui fit une remarque amusée. Il était 3h du matin mais ce dernier le rejoignit, posant deux tasses de thé sur la table basse, lui déclarant nonchalamment qu’avec tout ce qu’il lisait, et tout le temps qu’il passait à expliquer les choses aux jeunes enfants du village, il ferait un bon professeur. L’espace d’une seconde, Suguru se figea, arquant un sourcil mais garda l’idée dans un coin de sa tête. Il aimait beaucoup ce concept ; professeur Suguru Geto.

Geto-sensei.

Il ignorait pourquoi mais l’espace d’une seconde, cela lui parut ironique.


四 . Dans la permanence de ses nuits, à la fois rêves et cauchemars, certaines images demeuraient constantes. Comme ce dragon gigantesque aux écailles blanches, éclatantes, serpentant dans les airs. Parfois, Suguru avait l’impression que s’il tendait la main, ses doigts pouvaient glisser le long sa peau. Il pourrait jurer qu’il sentait l’aspect, la chaleur, la texture de ses écailles sous sa paume.

Et chaque matin, à chaque fois qu’il ouvrait les yeux, la déception et le vestige d’un sentiment qu’il n’arrivait pas à définir. Alors à défaut de voir un médecin, Suguru s’autorisa à faire sa propre catharsis en marquant sa peau à l’encre ; représentant son dragon, les créatures peuplant ses rêves ou autres sensations qu’il n’arrivait —et ne souhaitait— pas comprendre. La sensation de l’aiguille dans sa peau était une preuve bienvenue qu’il était bien vivant et qu’il n’était pas constamment perdu dans son miasme onirique.


五 . Apparemment, il connaissait les arts martiaux. Cela l’avait autant surpris que le reste des spectateurs du gala sportif dans lequel Monsieur Wallace l’avait embarqué. Les yeux écarquillés, il lança un regard vers ce dernier qui le dévisagea une seconde avant d’hausser les épaules. De tous les sports représentés, les arts martiaux étaient ceux qui l’avait fasciné le plus. Quand l’animateur avait proposé aux gens de le rejoindre pour essayer quelques mouvements, Suguru s’était avancé avec excitation.

Il ne s’était pas attendu à ce que son corps se mette à agir en mode automatique et l’animateur s’était retrouvé par terre sans que personne ne puisse réagir. Suguru esquissa un sourire, pendant une seconde il s’était senti vivant.


六 . Monsieur Wallace décéda un mardi après-midi, exactement trois ans après avoir recueilli Suguru chez lui. Ce dernier l’avait retrouvé assis dans son fauteuil préféré, victime d’un infarctus fulgurant. Le vieil homme lui avait légué tout ce qu’il possédait : la maison, le terrain ainsi qu’un peu d’argent.

Pendant de longs mois, Suguru demeura apathique, rongeant son deuil et l’idée de se retrouver seul. C’était la première fois qu’il prit réellement conscience que la solitude, la vraie, la cruelle, le terrifiait. Il prit finalement la décision d’écouter l’homme à qui il devait tout : et il se fit engager à Marshall University ou il enseigne deux fois par semaine, une option sur les mythes, légendes et folklore japonais. Cela l’oblige à sortir de temps en temps de sa campagne pour se rendre en ville.


七 . Un an après le décès de Monsieur Wallace, Suguru acheva les travaux commencés sur la maison de campagne, celle-ci prenant des influences nippones avec un engawa, un jardin japonais et une extension ou il ouvrit son propre dojo d’art martiaux ou il enseigne l'Aikido et le Kendō.

Son dojo a son petit succès, où il enseigne aux adultes comme aux enfants en plusieurs séances. Il y passe la grande majorité de son temps, il est même parfois très difficile de l’y déloger. Suguru adore cet endroit, il a la sensation de renouer avec un passé qu’il refuse pourtant d’affronter.


八 . Son amnésie et ses insomnies ne sont pas les seuls soucis auxquels il doit faire face quotidiennement. Suguru a du mal à se nourrir correctement, pour des raisons qu’il ignore, il a parfois des difficultés à avaler de trop grandes portions de nourriture, il lui reste toujours un gout atroce dans la bouche. De même il lui est presque impossible d’avaler des médicaments comme des pilules. Un jour, certainement, qu’il ferait l’effort d’aller un médecin pour régler ses problèmes.


九 . Son amitié avec Arno l’a beaucoup aidé à surpasser la mort de Monsieur Wallace. Arno est désormais une présence constante dans sa vie, la seule qui l’empêche de se noyer et de tomber dans cette solitude qu’il redoute tant.


十 . Suguru adore les enfants, il est d’ailleurs ami avec tous les enfants de son coin de campagne. Inconsciemment Suguru aimerait devenir père, une envie dont il ignore l’origine. Manuel, il est en train de retapé une vieille moto qui fonctionne à peine et qu’Arno lui a offert. Il fume de temps en temps, une habitude qu’il souhaite faire disparaitre. Ses cheveux sont une religion pour lui, il en prend grand soin. Ses tatouages sont sa fierté, et il n'est pas près d’arrêter d’en faire. Il est terrifié à l’idée de se souvenir de son passé, car il sait, il sent, qu’il a fait des choses horribles.