Avec Hannibal, aucune manœuvre n’est jamais désintéressé. Chaque action parfaitement maîtrisée, chaque décision tout à fait contrôlée. C’est un constat qu’il a accepté, même s’il n’a jamais complètement cessé de le déranger, car il n’est pas toujours simple de savoir où s’arrête la pure manipulation et où commence la seule considération… Souvent, les deux se confondent au point qu’il n’y ait finalement aucune différence entre les deux. C’est un fait, c’est un jeu auquel lui-même a appris à jouer. Se retrouver dans ce nouveau contexte, dans cette nouvelle dimension, aurait pu bouleverser en profondeur cette dynamique, mais chassez le naturel… Puisqu’il a fallu admettre une bonne fois pour toutes que ce renouveau exigeait en réalité de composer avec tout ce qu’il pensait pouvoir laisser derrière lui, qu’ils ne faisaient pas table rase d’un passé qui refaisait surface qu’ils le veuillent ou non, ils ont dû… s’ajuster. Cela ne rend pas leur relation moins forte ou moins sincère… seulement toujours plus alambiquée et plus dangereuse. Et au fond, Will s’en plaint-il vraiment ? S’il s’inquiète de ce qui pourrait suivre, il en est surtout…. Curieux. Curieux de ce qui pourra se passer. Aussi, il sait pouvoir avoir le contrôle en certaines circonstances… même si ce n’est pas toujours le cas.

Oui, avec Hannibal, aucune manœuvre n’est jamais désintéressée, et quand il lui a suggéré de rencontrer un de ses patients, Will a immédiatement flairé le piège… sans en comprendre la nature, néanmoins. Il n’est jamais bon, quand on est le patient d’Hannibal Lecter, d’attirer par trop son attention, et c’est une chose que Will sait mieux que personne. Que recherche-t-il, exactement ? Quel but poursuit-il en provoquant si directement leur rencontre, et sans s’embarrasser de détours, au demeurant ? C’est bien parce que Will n’en a pas la moindre idée qu’il a accepté de se prêter à ce jeu tout en sachant qu’il pourrait aisément lui être plus que défavorable. Will est définitivement trop curieux (chose qu’Hannibal sait pertinemment), alors, bien évidemment, il ne pouvait qu’accepter ce rendez-vous avec ce jeune homme qui espérait décrocher un stage dans la police scientifique.

S’amuser à faire passer des entretiens, ou même à faire la conversation à de jeunes stagiaires n’est définitivement pas un exercice qui l’enchante (comme n’importe quel exercice de socialisation au demeurant), mais c’est un effort qu’il fait tout de même, et alors qu’il attend la venue de Peter, il serait presque impatient. S’il a attiré l’attention d’Hannibal, ce n’est pas pour rien. S’il veut qu’ils se rencontrent, ce n’est pas pour rien. Et s’il en accusera peut-être tôt ou tard d’assez sévère conséquence, la curiosité l’emporte sur n’importe quelle autre considération. Alors, à l’heure dite, il se dirige à l’accueil du commissariat, où on lui apprend que le jeune Parker est arrivé. Il ne met pas longtemps à le repérer. Il ne peut s’agir que de ce jeune homme nerveux et engoncé dans son costume, presque trop élégant pour les circonstances.

« Peter Parker, je présume ? » Il lui tend la main afin de lui permettre de la serrer. « Will Graham. Suivez-moi », ajoute-t-il en s’embarrassant du moins de paroles possibles avant de le conduire jusqu’à son bureau, où il lui propose de s’installer. « J’ai cru comprendre que vous voudriez obtenir un stage dans la police scientifique. Ce n’est pas exactement mon domaine mais… Je suis là pour répondre à vos questions. Vous avez des questions ? »

Will hoche simplement la tête quand Peter le remercie d’avoir bien voulu lui accorder de son temps. Il ignore, à vrai dire, si ce temps ne sera pas perdu, aussi bien pour l’un que pour l’autre. S’il n’avait été question d’Hannibal, il n’aurait pas envisagé un tel entretien, mais ils en sont là, à présent, et c’est maintenant avec une certaine curiosité que le profiler jauge son jeune interlocuteur : pourquoi Hannibal lui a prêté un intérêt tel qu’il a provoqué cette rencontre ? Et qu’est-il supposé retirer de cette rencontre exactement. Une chose est certaine en peu de mots quoi qu’il en soit, et c’est que Peter Parker a tout l’air d’être un bon garçon : bonne volonté et politesse font un mélange qui ne saurait déplaire à son psychiatre de fiancé, et à dire vrai, ce sont des qualités qui ne déplaisent pas à Will non plus. Quitte à jouer le jeu de cet entretien, autant que ce dernier ne soit pas un fardeau ou ne le soumette pas une présence qu’il estime finalement déplaisante.

« C’est bien ça », confirme-t-il tout d’abord, simplement, une fois qu’ils sont tous deux installer, alors qu’il lui demande la confirmation de son métier. Ce qui pourrait éventuellement passer pour une maladresse, mais il ne lui en tient au final pas rigueur, pas plus que des questions qu’il lui pose alors et qui pourraient elles aussi être sujettes à une mauvaise interprétation. « Je dirais que c’est le travail qui me correspond le mieux », ajoute-t-il, éludant ainsi l’une des questions de Peter.

Car en vérité, prétendre qu’il aime complètement ce qu’il fait serait mentir. Il sait l’effet que ce travail peut avoir sur lui, et s’il a appris à en faire en avantage, en acceptant de se tenir en bonne entente avec ses démons plutôt que de les museler, il n’ira pas prétendre que c’est là pour autant le travail le plus confortable et agréable, épanouissant pour lui. Il ne prend pas plus de plaisir à adopter la psyché de certains tueurs, mais en revanche, il le fait comme personne. Il est bon dans ce qu’il fait. Ce que Jack appelait son « imagination » sait le mener à des conclusions que d’autres n’effleureraient même pas. Et par ailleurs, dans la situation où il se trouve à présent, aussi bien pour se protéger que pour protéger Hannibal, il semble au-delà de préférable de garder un pied dans le milieu policier.

« Je n’ai pas vraiment tranché, pour être honnête. » On a tranché pour lui, en partie. En estimant qu’il était inapte au terrain, qu’il était trop instable (ce que la suite des événements n’a pas particulièrement démenti par ailleurs). « Je ne suis pas un homme de terrain, en revanche j’ai des prédispositions au profilage. »

Il marque une pause. Il n’a pas envie de parler de lui plus longtemps. Après tout, ça devrait être lui qui pose les questions et non l’inverse, pas vrai. Ceci dit, le peu bavard et peu sociable Will Graham ne crache jamais sur le fait de laisser qui que ce soit s’accaparer une conversation qu’il aura en règle générale peu réclamée dans tous les cas.

« J’ai cru comprendre que vous seriez intéressé par le travail de la police scientifique, c’est bien ça ? »

Le gamin donne tout ce qu’il a pour faire la meilleure impression possible, et le résultat, c’est que c’est plutôt efficace, pas pour ce que Peter montre de plus évident, comme sa tenue trop élégante où son CV impeccable, et même bien rempli pour un garçon de son âge, mais pour le reste, ce que ses paroles ne disent pas vraiment, ou pas tout à fait, ou bien de manière fragmentaire, comme cette évident désir de justice, ce besoin de faire le bien, ce sens du sacrifice, cette implication. Il s’emballe, mais c’est au moment où il s’emballe, justement, qu’il lui semble le plus sincère et le plus attachant. Ce gamin plein de bonne volonté, désireux de faire ses preuves et de changer le monde est, à peu de choses près, l’inverse même de ce qu’il peut être lui-même, mais qu’il sait apprécier chez les autres, car cette intention pure, sans ambages, sans malveillance aucune, est au fond si rare qu’elle devient l’exception où elle devrait pourtant être la norme.

« C’est au contraire très juste », répond Will en faisant mine d’examiner le CV de son interlocuteur, mais en ne prêtant en définitive un intérêt que relatif à bout de papier qui ne signifie pas grand-chose.

Il prend le temps néanmoins d’y rechercher un indice ou un autre, une information qui aurait décidé à le présenter lui, à la place de n’importe qui d’autre… Il y a forcément une raison qui a poussé Hannibal à lui présenter ce garçon, et pour le moment, il n’est pas tout à fait sûr de comprendre son dessein. Les interprétations qu’il en retire lui paraissent bien trop… faciles pour être prises en considérations.

« Difficile à dire puisque nous ignorons exactement de quels effectifs nous aurions besoin », répond Will à la question très pertinente de son interlocuteur.

Ici, les règles ne sont pas les mêmes qu’à Baltimore ou qu’où que ce soit en réalité. Ils n’ont pas affaire aux mêmes circonstances, pas affaire non plus, ou du moins pas toujours, aux mêmes types de criminels. Ils sont contraints par des variables qu’ils ne maîtrisent pas. D’aucuns diront que c’est une sorte de challenge, ce n’est peut-être pas entièrement faux, mais il n’est guère simple pour autant de l’entendre ou de l’interpréter de la sorte.

« Nous aurions besoin de renforts, ça c’est une certitude. Bien sûr, si on vous admet en tant que stagiaire, on ne vous verra pas confier les tâches les plus palpitantes, mais il n’y a pas de moindre besogne dans un métier tel que le nôtre. » Will rend son CV. « Je peux éventuellement vous présenter à des collègues de la scientifique, si vous le souhaitez. Mais vous avez peut-être… des questions, avant ça ? »

Il laisse passer un temps de silence. Il pourrait simplement laisser Peter aux mains de ses collègues et retourner à sa tâche… Mais il veut toujours comprendre ce que ce garçon a de si particulier qu’Hannibal a voulu le placer sur sa route. Au-delà de ce qu’il est déjà capable d’observer.

« Pour être complètement honnête, c’est la première fois que je fais passer un entretien du genre à qui que ce soit. »

L’enthousiasme de Peter est rafraîchissant. Aux antipodes de son propre tempérament taciturne. Il y a chez ce jeune homme une volonté et une pureté d’intentions qui ne lui seront plus jamais accessible, et s’il en a fait le deuil de longue date, il apprécie néanmoins d’en découvrir sous une forme si brute chez son jeune interlocuteur, qui s’impatiente de tout, et dont la bonne volonté n’a rien de calculée, elle est sincère, spontanée, tout comme semble l’être son caractère dans son ensemble. Et donc, il suffirait sans doute à Will de proposer au jeune homme de rejoindre ses collègues de la scientifique et de les laisser le prendre en charge, mais il ne veut pas mettre un terme direct à cette conversation, et il s’en étonne lui-même.

Peut-être est-ce seulement parce que la curiosité demeure, et qu’elle ne saurait être tranquillisée tant qu’il n’aura pas compris pourquoi Hannibal a tenu à ce qu’ils se rencontrent. Peut-être aussi que ce garçon lui inspire naturellement de la sympathie. Et qu’Hannibal savait que Peter Parker lui inspirerait naturellement cette sympathie. Quoi qu’il en soit, Peter profite de cette ouverture pour lui poser une nouvelle question.

« Ce n’est pas exclu, certains stagiaires sont invités à se rendre sur le terrain, en revanche, je doute qu’on vous laisse vous éparpiller. Si vous voulez explorer tous les corps de métier présents ici, il faudra que vous deveniez multi-stagiaire », dit-il en l’observant, légèrement amusé de sa remarque quand il affirme qu’il peut être silencieux et discret, se fondre partout.

Peut-être bien, mais il n’en donne pas le sentiment en cet instant. Chose dont Will ne le blâmerait certainement pas, bien au contraire, en vérité. Il n’a pas d’affection particulière pour les gens bavards, mais tout dépend de s’ils savent parler pour dire des choses pertinentes ou s’ils se contentent simplement de brasser du vent.

Quand Will lui confie qu’il n’avait jamais effectué ce genre d’entretien, il commence au moins à comprendre quel intérêt Hannibal, lui, a trouvé à ce garçon, qui se montre terriblement poli dans ces circonstances, d’une courtoisie qui n’a pas dû déplaire le moins du monde à son partenaire.

« On a effectivement du pain sur la planche. Et je reconnais ne pas avoir été très familier avec le concept de super-vilain, avant… ici. » Encore que c’était en ces termes qu’on l’avait qualifié lors de son procès, lui et son « super-pouvoir d’empathie ». « Pas dans la vraie vie, en tout cas. Mais c’est un changement assez bienvenu de fausser compagnie aux criminels de temps à autre. »

Pour faire des rencontres dont il n’est pas tout à fait capable de mesurer l’importance qu’elle sera supposée revêtir ou non, mais dont il sait quoi qu’il en soit qu’elles doivent être significatives, d’une manière ou d’une autre.