[terminé] Are the lambs still screaming? || Will Graham

Son adresse n'a pas été facile à trouver. Jack m'avait prévenue. Will Graham a voulu disparaître de la circulation, et tout comme il ne veut plus avoir aucun contact avec lui, il est peu probable qu'il daigne vouloir me parler, à moins que sa curiosité ne l'y conduise, et je reconnais y compter. Sur la curiosité qu'il pourra avoir de moi, parce que nous avons tous deux suscité la curiosité de celui sans qui nos chemins ne se seraient peut-être jamais croisés.

Au fil de mes recherches, j'en ai appris très peu sur ce qu'est la vie de Will Graham depuis son départ du FBI. Ses anciens collègues l'imaginaient mener une vie calme et isolée, auprès de son épouse et de son fils, mes investigations doivent leur donner tort sur ce point. Molly Graham a reprit son nom de jeune fille, et ma rencontre avec elle n'a fait que me confirmer ce que je pressentais déjà. Son départ brusque et définitif a succédé à l'évasion d'Hannibal Lecter, après l'affaire Buffalo Bill... Le feu éteint couvait toujours sous la cendre... Et donc, si quelqu'un peut aujourd'hui savoir où se trouve Hannibal Le Cannibale, j'ose croire qu'il s'agit de lui.

D'investigations en investigations, je me retrouve donc sur le pas de sa porte. L'hésitation fige mon geste au moment de vouloir appuyer sur la sonnette. Ne devrais-je pas laisser ces démons derrière moi ? Il m'a laissé la vie sauve quand il aurait pu me détruire, me briser encore davantage. Il m'a laissé une chance, ultime, de vivre indépendamment de lui. Mais qu'importe combien j'essaierai d'aller de l'avant, il a laissé en moi une marque profonde, des cicatrices d'âme, de celles qui ne guérissent pas, que rien ne peuvent panser.

Quand Hannibal Lecter se fraie un chemin jusqu'à votre esprit, il devient difficile, pour ne pas dire impossible, de l'en déloger. Je suppose que Graham a vécu... vit la même chose. Mais l'aura-t-il rejeté comme je l'ai fait ? Qu'il soit celui qui a su le conduire en prison une première fois ne signifie pas nécessairement qu'il souhaite l'y voir enfermé une seconde fois. Mais moi, ne devrais-je pas juste... Tirer un trait ? Jack m'a mise en garde, je pense qu'il sent qu'il me perd, comme il a perdu Graham autrefois. Mais s'il est trop tard pour lui, peut-être, il n'est pas trop tard pour moi. Je dois aller jusqu'au bout. Je vais presser cette fichue sonnette.

Mais ce qui signale la présence de l'intruse que je suis, ce sont finalement les aboiements des chiens, qui viennent gratter contre la porte, qui s'ouvre alors sur un homme que je reconnais à peine, en dépit des articles de presse et autres photographies dégotées au gré de mes recherches. Quelques années sont passées depuis l'affaire du Grand Dragon rouge, c'est vrai... A l'évidence, elles l'ont radicalement transformé.

❝Will Graham ?❞ Je n'attends pas de confirmation, je sais qu'il s'agit de lui.  ❝Agent Clarice Starling, FBI❞, dis-je tout en lui présentant mon badge par souci de crédibilité. ❝Vous avez quelques minutes à m'accorder ?❞

S'il ne les a pas, il devra les trouver, je n'ai pas l'intention de lâcher l'affaire facilement.

Sur le pas de la porte, il me dévisage avec la plus grande attention, une attention qui me met automatiquement mal à l'aise, mais que je tolère car je pense en comprendre l'origine. Je le sais, je l'intrigue, tout comme il m'intrigue. Nous, les deux facettes d'une même pièce, avec pour dénominateur commun le criminel qui nous a échappé à tous les deux. A présent, nous en sommes remis aux circonstances, qui nous poussent à nous rencontrer si tardivement. Au fond, je ne peux m'empêcher de songer que cela aussi se déroule ainsi qu'Hannibal l'a voulu. Je ne serais pas surprise d'entendre qu'il se réjouit de notre présence au même endroit, une rencontre qu'il a orchestrée, volontairement ou non, une rencontre à laquelle il aurait sans doute été ravi d'assister. Il sait qui je suis, me confirme-t-il. Bien sûr qu'il sait qui je suis. S'il avait prétendu le contraire, je n'aurais pu que remettre son discours en question.

Un instant, je me demande s'il ne va pas se contenter de ça, des quelques mots qu'il vient de m'adresser, et décider de refermer la porte sous mon nez, je compte sur sa curiosité pour dépasser l'animosité naturelle qu'il ressent à mon égard et me donner l'opportunité de l'entendre, de lui parler. Finalement, il me laisse entrer, ses chiens toujours sur ses talons, et me conduit jusque dans un salon où il m'invite à m'asseoir. Je ne peux m'empêcher de détailler l'espace autour de moi, curieuse de tout ce que je pourrais bien découvrir et apprendre de lui à travers ces quelques informations, au-delà du portrait que Jack Crawford n'a pas manqué de dresser de lui, dans le détail (car en définitive, il l'a connu aussi dans son évolution pour le moins particulière). Puis c'est sur lui que mon regard se porte. Il me tend un verre bien trop plein pour moi. Je songe à décliner, mais je décide qu'au fond, le contenu de ce verre risque de m'être nécessaire si je veux aller jusqu'au bout de cette conversation.

❝Ce qui ne veut pas dire que vous êtes dans l'incapacité de m'aider à le trouver.❞ Je marque une pause. ❝J'ai parlé à votre épouse, Molly, elle semblait convaincue que je le retrouverais en même temps que vous.❞

Je bois doucement une gorgée de mon verre, hésitante. Je n'ai pas besoin d'inspecter les lieux pour savoir qu'Hannibal n'est pas là. Il ne se serait pas caché derrière une porte en apprenant ma venue. Au contraire, même, il aurait sans doute été ravi de jouer les parfaits hôtes de maison. Il aurait été incapable de résister, je suis certaine de cela.

❝A quand remonte votre dernier échange avec Hannibal Lecter ?❞ je demande en l'observant avec attention,

Je ne saurais dire s'il ment ou non. Si je m'en tiens à ce que Jack m'a appris de lui, et ce que je pense deviner de sa personnalité, il aurait, à la vérité, d'excellentes raisons de me tenir à l'écart d'une vérité qui serait trop incommodante pour lui. Je prends donc son propos avec des pincettes, mais malgré tout, je ne crois pas qu'il soit autre chose qu'honnête en cet instant. Cela n'a rien d'une certitude, mais il me semble néanmoins pouvoir le deviner, à quelques indices pas si subtils, comme le fait qu'il ne s'embarrasse pas véritablement de pincettes pour me faire savoir que ma présence lui et désagréable, moi, l'autre facette de cette pièce qu'il s'efforce peut-être de ne pas contempler. Ou, bien au contraire, a contemplée trop souvent. Non, sans doute dit-il vrai, et en effet, ils ne se sont pas parlés depuis l'affaire du dragon rouge.

Et donc, j'aurais fait tout ce chemin pour rien ? Non, je ne le pense pas. Je me fie à l'avis de Jack quand ce dernier m'affirme que personne au monde ne connaît mieux Hannibal Lecter que Will Graham, et puisque c'est le cas, il doit pouvoir me renseigner, je veux croire que c'est une possibilité à ne pas exclure, en tout cas. Il m'offrira d'explorer des pistes qui ne me seraient pas venues non plus.

❝Il m'a écrit, en effet❞, je confirme d'un hochement de tête et non sans une certaine prudence.

Je pourrais lui dissimuler cette information, si je le voulais, une manière comme une autre de me protéger, mais si je veux attendre un semblant d'honnêteté de sa part, je dois attendre la même chose de son côté.

❝Le courrier est passé entre les mains d'experts qui n'ont pas été capable d'en déterminer l'origine...❞, j'ajoute avec ce que je veux être de la distance et de l'indifférence.

J'essaie autant que je le peux de rester directe, de parler en termes d'indices et de preuves, de ne pas laisser l'émotionnel interférer dans mon processus d'action et de pensée, mais ce sera sans doute plus facile à dire qu'à faire. Ni Graham, ni moi ne pouvons prétendre sans une certaine hypocrisie que ceci n'est pas le moins du monde une affaire personnelle. C'en est définitivement une pour lui. C'en est très certainement une pour moi également.

❝Si vous me posez la question, c'est qu'il en est de même pour vous.❞ Je n'attends pas qu'il confirme ou démente, je sais que j'ai raison. ❝Je peux la voir ? La lettre ?❞

Que cela lui plaise ou non, je ne lui laisse pas véritablement le choix, en réalité. Je ne partirai pas d'ici sans avoir obtenu ne serait-ce qu'un semblant d'explication.

Je décortique chaque mot un à un. Des mots que je reconnais autant que je suis capable de reconnaître cette écriture fine et élégante, ces lettres rondes et sans bavure, sa calligraphie impeccable, comme toujours. Hannibal et son inénarrable sens du détail, en présence duquel vous ne pouvez que déplorer votre absence personnelle de distinction. Avant de vous remémorer bien sûr que pour votre part, vous n'êtes du moins pas un tueur en série cannibale capable de tuer et de manger vos victimes sans aucun état d'âme. Enfin, en ce qui me concerne, en tout cas.

Il y a quelque chose de considérablement personnel, dans ce courrier. On peut y discerner, sans y regarder de très près, quelque chose qui ressemble fort à de l'admiration, quand elle ne s'apparenterait pas même à une certaine forme de tendresse : une fierté aux cicatrices qu'il lui a faites, à l'empreinte aussi physique que morale qu'il a eue sur lui. Empreinte ou emprise ? N'est-ce pas, au fond, la même chose ? Ces paroles à l'écrit me troublent parce que j'ai l'impression d'entendre la voix d'Hannibal souffler les mêmes, ou pas loin, à mon oreille. Et l'espace d'un instant, j'éprouve ce quelque chose qu'il a sans doute ressenti lui-même. Ne serait-ce pas de la jalousie ? S'il s'agit d'autre chose, cela y ressemble fort, en tout cas. Cela y ressemble un peu trop, même, dirais-je.

En effet, il n'y a aucun indice sur l'endroit où il peut bien se trouver... y compris dans le grammage du papier, ou un parfum quelconque laissé à son attention dans l'intention la plus pure de le tourmenter. Non, il n'est pas question de cela... Je l'observe, j'hésite quand il me demande le contenu de sa lettre. Je pourrai prétendre ne pas avoir fait l'effort de mémorisation qu'il a fourni lui-même, et prétendre ne pas partager son obsession pour Hannibal Lecter, mais qui le croirait ? Qui me croirait. Bien sûr que ce serait un mensonge, et si éhonté... Il sait, aussi bien que je sais, car au fond, ce qui nous différencie est aussi ce qui nous rapproche. C'est être tout ce qu'il n'est pas qui a aiguisé l'intérêt d'Hannibal pour moi, c'est sans doute aussi être à bien des égards au plus proche de ce qu'il est qui a suscité l'intérêt d'Hannibal pour Will Graham.

❝J'ai suivi avec enthousiasme le cours de votre discrédit et de votre déchéance public. La mienne ne m'a jamais perturbé à l'exception du désagrément de mon incarcération. Pendant nos conversations, il m'a paru évident que votre père, le veilleur de nuit, occupe une grande place dans votre système de valeur. Je pense que votre capacité à mettre un terme a la carrière de James Gump, vous aurait comblée de bonheur car cela aurait fait le bonheur de votre père. Maintenant hélas, vous n'êtes pas en odeur de santé au FBI. Imaginez donc votre père, déçu de votre disgrâce, imaginez-le dans son cercueil, brisé par votre échec. La triste fin d'une carrière prometteuse, peut-on imaginer pire humiliation, Clarice ? Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que sur l'ennuyeux site du FBI, on m'a retiré des archives des criminels de seconde zone pour me propulser dans la liste prestigieuse des dix criminels les plus recherchés. Est-ce une coïncidence ou avez-vous repris l'affaire en mains ? Si c'est le cas, parfait. J'ai besoin d'écourter ma retraite et de revenir à la vie public. Je vous imagine assise au sous-sol dans une pièce sombre, penchée sur des papiers et des ordinateurs. Ai-je vu juste ? Dites-moi la vérité agent spéciale Starling.❞

J'ai presque prononcé ces mots d'un trait avant de daigner m'arrêter enfin. Il a raison, je la connais effectivement par coeur.

❝Il s'est révélé bien moins... sentimental à mon adresse qu'à votre égard.❞

Je rejette d'un regard fuyant la question de Graham, dont je devine tout le cynisme, quand il suggère que je puisse être jalouse. Est-ce que je le suis ? C'est une possibilité sur laquelle je préfère ne pas m'attarder, au risque d'embrasser de moi-même une facette que je préfère ignorer autant que je le peux, si je le peux, qui me déplaît au plus de moins, qui fait se refléter de moi une image qui n'est pas si déformée, mais qui n'a rien à voir avec celle que je voudrais, en fin de compte, afficher. Suis-je jalouse ? Peut-être un peu...

Il y a quelque chose de grisant, d'étonnamment addictif dans la manière dans cette attention qu'Hannibal Lecter est susceptible de vous porter. Et il est difficile, il faut le reconnaître, d'en revenir complètement, quand on a goûté à cette attention si remarquable, si singulière, à la saveur inégalable... Ce n'est pas une émotion saine, et je pense que c'est une chose sur laquelle nous sauront être d'accord tous les deux... Mais saine ou non, elle nous porte et il est impossible de s'en détacher complètement une fois qu'on y a goûté, et ce qu'importe nos efforts à ce titre.

Plutôt que de me concentrer sur cette réflexion dont la mesquinerie n'aurait guère pu m'échapper, je préfère me focaliser sur autre chose, ce sur quoi je peux, je sais, avoir un semblant de prise, et j'imagine que c'est son cas également. Will Graham est un homme agaçant, et il serait plus simple de ne pas se laisser irriter s'il ne se payait pas le luxe, en plus du reste, d'être intelligent. Mais intelligent, il l'est... et ne doute pas un seul instant de cette intelligence. Cette intelligence qu'il peut d'autant mieux mettre au profit de cette relation qu'il sait précisément comment le docteur Lecter fonctionne, et sans doute mieux que je n'en serais capable - car, comme Jack m'en avait averti, ils sont les mêmes : ou à tout le moins différemment similaires, pour peu que vous sachiez dégager le sens dans cette affirmation - et oui, du sens, il y en a effectivement.

❝Un parfum...❞ Je laisse passer un temps de pause. ❝Si je me fie à ce seul indice, il serait en Italie, à Florence.❞

Et en acceptant de lui révéler cet indice sans plus de détour, c'est un peu de moi et de mes intentions que je dévoile dans la foulée, mais je suppose qu'il faut que nous jouions franc jeu si nous voulons progresser un minimum, sans quoi nous ne ferons jamais que stagner encore. Will Graham s'est déjà rendu à Florence par le passé, avant les péripéties qui l'ont mené en prison, ce qui est un message à mon adresse, j'y ai pensé, n'était peut-être qu'un message à son adresse, par mon intermédiaire, parce qu'il voulait provoquer cette rencontre, et en ce cas... Qui est le plus abusé des deux ?

Je ne réponds rien quant aux déductions de Will... Il peut avoir plusieurs coups d'avance sur vous et serait sans doute un prodigieux joueur d'échec. Sans doute est-ce lié à ce talent qu'avait vanté Jack Crawford en ma présence, cette capacité à se glisser dans la tête de n'importe qui et à penser comme eux : selon toute vraisemblance, il sait effectivement y faire, car mes manoeuvres, peut-être malhabiles car les circonstances me prennent au dépourvu, sont aussitôt mises à jour...

Cela nous oblige, l'un et l'autre, à agir en toute transparence, et toute aussi transparente est la défiance que nous affichons l'un vis-à-vis de l'autre : elle ne peut certainement pas échapper à mon interlocuteur, comme elle ne m'échappe pas, à moi. Il a entièrement raison, en effet. Oui, je voulais qu'il me parle de cette curieuse escapade à Florence et de ses conséquences, mais finalement, ce ne sera pas nécessaires... Nos esprits si similaires, par un jeu de déductions, ont associés entre eux les mêmes éléments, et ce sans réaliser que c'était bel et bien le procédé auquel nous nous appliquions l'un et l'autre.

❝Il a orchestré notre rencontre...❞, je répète dans un souffle, prenant la pleine mesure de cette déduction qui m'est venue en même temps que lui.

En m'envoyant ce courrier, Hannibal m'invitait à un jeu de piste, mais il n'a jamais été question pour autant de me conduire à lui, ou bien d'une manière détournée. Veut-il qu'aucun de nous le retrouve ? Veut-il que nous le retrouvions tous deux ou qu'aucun de nous deux le retrouve. Aurait-il vraiment orchestré une telle rencontre en étant capable de résister à la tentation d'assister aux premières loges à la situation.

Ne serait-il pas nécessairement curieux de ce qui se passerait ? Après tout... Rien n'est laissé au hasard quand il s'agit de lui, et nous sommes tous deux suffisamment au fait de son mode de fonctionnement pour ne pas nous y laisser tromper, quand bien même la tentation pourrait être grande de fermer les yeux et de prétendre n'avoir rien vu du tout. Nous pourrions reprendre le cours de nos vies et décider, puisqu'il est évident que loin de manipuler les pions de ce jeu, nous sommes les pions en question, il est temps que la partie s'achève... mais je ne suis pas capable de faire un pas en arrière. Je ne le peux plus depuis bien longtemps, pas quand il est question d'Hannibal Lecter, et je sais pertinemment qu'il en est de même pour mon interlocuteur.

❝Et maintenant ?❞ je soupire en le considérant. ❝S'il n'est pas à Florence, il n'est forcément pas loin. Il ne pourrait pas résister à la tentation d'observer en personne les effets de ses manigances. A moins d'être persuadé que nous irons le trouver ensemble.❞

Et est-ce qu'il aurait tort de le penser, au fond ?

Je ne peux qu'être d'accord avec lui. Si nous étions encore un tant soit peu sensés, autant lui que moi, nous ne manquerions pas, l'un comme l'autre, de rebrousser chemin. C'est une chose que d'admettre que nous sommes ses pantins, c'en est une autre d'admettre qu'il nous suffirait certainement de couper les fils. Nous savons tous deux que c'est ainsi que les choses devraient se passer. Il faut que nous nous émancipions de son influence, que nous tracions notre route indifféremment de lui... mais ce n'est plus possible, à présent. C'est même tout à fait impossible... Ce n'est pas une question de possibilité, c'est une question de volonté. Avoir conscience du caractère néfaste d'une influence ne signifie pas pour autant que nous souhaitions réellement échapper à cette influence. Toute toxique soit-elle, elle nous a sans doute également apporté plus que ce que nous serions bien capables d'admettre, l'un comme l'autre... Nous nous sommes construits en fonction de ses décisions et de son regard... et il n'y a pas de retour en arrière possible, quand on est parvenu à faire ce constat de façon complètement lucide.

Je ne peux pas le lui cacher, de même qu'il ne peut pas me le cacher, nous pouvons rationnaliser cet échange, mais lui comme moi ne sommes pas sans savoir que nous sommes les deux facettes d'une même pièces. Impossible de l'ignorer ou de prétendre le contraire, c'est un fait qu'il nous faut accepter, et ce peu importe s'il bouleverse jusqu'aux fondements de nos convictions. Non, ce n'est pas ma conscience professionnelle qui motive mes recherches, et en cet instant, je n'ai même pas vraiment envie de prétendre : je me dois de considérer la situation pour ce qu'elle a, et en l'état, c'est vrai, c'est un fait, que toute cette situation a dépassé le strict cadre de mes enquêtes. Avoir l'aval de Jack ne signifie pas que j'aurais dû accepter de me précipiter ainsi dans la gueule du loup.

❝Pas entièrement❞, j'admets en soutenant son regard, comme si lui faire cet aveu dans le blanc des yeux le rendait plus acceptables (ce n'est pas le cas du tout). Je pousse un léger soupir. ❝Je vais placer votre maison sous surveillance, je pense qu'il est préférable que vous le sachiez. Quand il viendra - et il viendra -, je serai là.❞ Il lui adresse un fin sourire. ❝Merci pour votre collaboration... je suppose.❞

Cette conversation m'est moins soutenable que je ne le voudrais. Le regarder est comme s'observer dans le miroir et ne pas forcément apprécier ce que l'on voit. Sauf qu'en l'occurrence, c'est mon âme que je sonde à travers ses yeux, et j'aime encore moins cela, à vrai dire. Alors je détourne les yeux et je rationnalise. Pour le moment, nous ne pouvons faire davantage, mais ce n'est pas la dernière fois que nos chemins se croisent, et j'en ai bien conscience.