(Terminé) It's not over yet | Will

Dans l'obscurité épaisse des bois environnants la résidence reculée où Will Graham, profiler à la retraite, avait choisi d'établir domicile, Hannibal patiente, docile, attentif. Il ne se laisse pas voir mais en revanche, il observe. De ses yeux perçants, sombres, la stature digne et impeccable, il contemple à distance un spectacle qu'il a orchestrée avec un immense plaisir, et non sans prêter attention à chaque détail, même le plus infime, afin de conférer à ce moment unique, important, cette valeur proche du sacré qu'il estimait important de lui accorder. Pour tous les protagonistes, qu'ils soient discrets ou visibles, de cette scène obscure, quelque chose changera pour de bon. Oui, il était important, primordial, même, que Will Graham fasse la connaissance de Clarice Starling. Ce n'est qu'ainsi qu'il pouvait espérer faire son grand retour dans sa vie, après de très longues années de silence qu'il prétendra peut-être salvatrices, mais dont le psychiatre, aujourd'hui évadé de prison et recherché par toutes les autorités fédérales en vigueur, devine qu'elles auront été éprouvantes... Il faut qu'elles l'aient été. Car elles l'ont été pour lui également, quoi qu'il ait pu en dire.

Ce n'est qu'après avoir vu Clarice s'éloigner et remonter à bord de son véhicule, et une fois qu'il fut assuré qu'elle était bel et bien partie, qu'il se décide à quitter les ténèbres confortables où ils se trouvaient jusqu'alors. Oh, il aurait eu plaisir à échanger quelques mots avec la fascinante Clarice, dont il ne cessera jamais de vouloir se rappeler au bon souvenir, mais elle le préoccupe néanmoins bien moins que celui à la porte de qui il vient frapper à présent, accueilli par les aboiements caractéristiques de ses chiens, qui seront bien les seuls à avoir consenti à lui accorder sa compagnie, après tout ce temps.

C'est presque une dizaine d'années qui se sont écoulées depuis leur dernière interaction, qui avait précédé l'emprisonnement - normalement à perpétuité - d'Hannibal le Cannibale. Depuis l'affaire du Grand Dragon rouge. Depuis, Will avait décliné toute possibilité de conversation et d'échange épistolaire, mais Hannibal n'a pas le moindre doute néanmoins quant au fait qu'il ne l'ait pas oublié, et même, que son souvenir l'ait hanté toutes ces années. Il a quitté pour de bon le FBI, cessé de répondre aux appels de Jack Crawford, mais il est un appel auquel il ne saura pas résister néanmoins, et cet appel-là... résonnera comme un rappel à l'ordre. Il frappe d'un coup ferme à la porte.

"Bonsoir Will", le salue-t-il quand l'ancien profiler vient finalement lui ouvrir. "Ne prétendez pas être surpris, je sais que vous attendiez ma venue." Il n'attend pas d'être invité pour rentrer, caresse d'une oreille distraite l'un des chiens qui vient lui faire la fête. "Vous l'attendiez depuis très longtemps, même. Je me trompe ?"

Sa rencontre inévitable avec Clarice Starling avait éveillé en Will un sentiment complexe et difficile à nommer voire à exprimer, qui oscillait entre tant d’émotions différentes qu’il s’avérait presque impossible d’en distinguer une seule et unique. Il avait éprouvé pour elle, avant même de la connaître, une sorte de défiance naturelle que l'on pourrait sans doute difficilement lui reprocher tant cette dernière devait le rappeler à tout ce qu'il avait été autrefois, tout ce qu'il refusait d'être aujourd'hui, tout en sachant pertinemment la chose impossible. Will Graham et Clarice Starling sont naturellement liés, ils sont les deux facettes d'une même pièce, qu'importe que cela leur plaise ou pas, leur pèse ou non. C'est ce qu'ils sont, indubitablement, et sans conteste possible. Pas parce qu'ils se sont jamais connus avant ce jour, mais parce que leurs parcours respectifs ne pouvaient que les rappeler à cette réalité pour le moins fatale. Ils étaient liés du fait d'un seul homme, un seul et unique individu dont ils ne parviendraient jamais à se détacher, ce peu importe leurs efforts en ce sens. Un seul homme, oui, et non des moindres, car cet homme avait conditionné leurs vies pour de bon. Les avaient conditionnées pour toujours. Alors oui, cette rencontre inévitable, mais elle devait aussi remuer en lui d'anciens tourments qu'il avait pensé pour reléguer à une autre réalité, abstraite, lointaine, différente de la sienne.

La curiosité, bien sûr, était le moteur principal de cette rencontre, mais pas seulement. Elle s'était révélée motivée également par une forme subtile de compréhension mutuelle en même temps que le réveil nécessaire et violent de passions jusqu'alors refoulées. Tous ces non-dits. Ces regrets. Ce manque... La jalousie. Le sentiment d'avoir été remplacé était peut-être le plus désagréable et le plus prégnant. Comment accepté qu'une autre ait investi si largement le palais mental d'Hannibal quand ce dernier n'avait jamais quitté le sien. Pourtant c'était lui, oui, qui l'avait décidé, c'est vrai. Il avait pris ses distances... Mais ces dernières n'étaient jamais que physiques. Elles ne pouvaient laisser oublier le fond réel de sa pensée, la véritable flamme qui l'habitait et qui ne voulait le lâcher pour absolument rien au monde...

A son départ, il n'a espéré qu'une chose, c'est que faute d'avoir été agréable tant cet échange semblait l'avoir très littéralement placé face à lui-même... il ne pouvait pas être bien loin. Il se serait tout naturellement délecté d'une telle conversation. A sa manière machiavélique, il l'avait probablement même orchestrée. Et si tel doit être le cas, alors... il n'y résistera pas. Et en effet.

Ce sont ses chiens qui, en premier lieu, l'alertent de sa présence. Il se redresse presque aussitôt et ouvre la porte à peine son doigt a-t-il appuyé sur la sonnette. S'est-il déjà figuré ces retrouvailles ? Cette conversation ? Oui... des centaines de fois, même. Plus de fois qu'il ne serait capable d'en dénombrer. Chaque fois, le contexte et la conversation est différente. Toujours, une certaine réserve, baignée d'une tension née d'une quantité de non-dits complète ces tableaux particulièrement complexes. Ce moment suspendu dans le temps ressemble à tous ceux qu'il avait pu se figurer par le passé. Et en même temps, il lui apparaît sensiblement différent.

"Bonsoir, Hannibal."

Il s'écarte pour le laisser rentrer, partagé entre ses envies sincères et sa profonde réticence.

"Vous vous trouvez précisément au premier endroit où Jack envisagerait de vous trouver", commente-t-il avec réserve. "Mais oui, je savais que vous viendriez. Vous ne pourriez pas vous en empêcher", ajoute-t-il avec un filet de provocation dans la voix.

RP effacé par erreur....

"Jack n'espère plus grand-chose de moi en vérité", remarque Will d'un ton détaché, mais sincère, car c'est le cas.

Après l'affaire du grand dragon rouge, Will a fait la sourde oreille à toutes les tentatives de contact de Jack. Une part de lui devinait leur bienveillance, une autre cherchait à s'en éloigner malgré tout. La rupture devait être nette, totale, entre son ancienne vie et la nouvelle - il ne pouvait en être autrement. Mais comme il n'avait su autrefois se soustraire à ses plus honteuses considérations, à cette part de lui, le monstre qui ne se tait jamais, il ne fallait pas s'attendre à ce qu'il y parvienne mieux en cet instant. Voilà très longtemps que Will n'a pas eu de contact avec Jack, mais au terme de cette conversation, il devine sans mal que cela ne durera pas, et ce dernier reviendra à la charge, en quête de ces informations que Will ne voudra qu'à regret lui donner bel et bien. C'est une variable essentiel, indispensable à leur échange, et pourtant, ni l'un ni l'autre, c'est évident, ne veulent s'y attarder plus longuement, à présent. Quoi qu'il en soit, et même s'il ne répond pas à la question tacite d'Hannibal, ce dernier a déjà compris. Si le FBI doit remonter la trace du tueur, il n'en sera pas responsable... Sa complicité se réduit à une volonté totale de silence.

Un sourire ombré de cynisme passe sur son visage quand Hannibal remet en question ses manières, suggérant qu'il serait grand temps qu'il lui offre à boire. Sans doute, en effet. Il pourrait bien estimer que les manières ne sont plus de mise, entre eux, mais à la vérité, il a besoin d'un verre, et de préférence d'alcool fort. Aussi extirpe-t-il d'un placard une bouteille de whisky dont il leur sert deux bien tassés. Certainement trop bas de gamme pour le palais raffiné du cannibale... mais... il s'en contentera.

"Je ne suis pas encore décidé à ce sujet", répond Will, volontairement provoquant, quand Hannibal suggère qu'il pourrait avoir l'intention de le dénoncer. Il en boit une grande gorgée sans cesser de le fixer... Il détaille des yeux le moindre trait d'un visage familier, qu'il a souvent contemplé derrière ses paupières closes, irrésistiblement.

En effet, il n'est pas tant de parler de cela, seulement savourer leurs retrouvailles, et ce peut passer par rien. Le simple fait d'être là, et savourer cet échange, cette proximité, dans un silence étrangement confortable, pourrait largement lui suffire.

"Où avez-vous l'intention d'aller ? En Europe, peut-être ?"

Un simple rictus passe et s’efface sur le visage d’Hannibal à l’évocation de cet ami commun qui aura vu trop de ses protégés lui échapper, les uns après les autres… à son profit. Jack n’a sans doute pas mérité cette distanciation, ou peut-être bien que oui. Quand on tire trop sur la corde, il faut s’attendre à ce que, tôt ou tard, elle se brise. Cette pensée amuse Hannibal qui trouve dans cette simple phrase la confirmation d’un grand nombre de ses anticipations, et ce pour son plus grand plaisir. Après l’affaire du grand Dragon rouge, il fallait s’attendre en effet à ce que Will Graham se détourne, comme il avait déjà cherché à le faire par le passé. Mais s’il peut fuir Jack et le FBI, il est bien une chose dont il ne pourra jamais se tenir éloigné, et c’est de lui-même… et pour tout ce qu’Hannibal incarne vis-à-vis de lui, Will ne sera pas davantage capable de le fuir. Ni n’en aura probablement l’envie.

« Il semble qu’il ait jeté son dévolu sur une nouvelle protégée », remarque Hannibal dans le seul but de tester la réaction de son interlocuteur, en évoquant ce sujet qui reste latent sans que ni l’un ni l’autre ne l’aient encore abordé. Le cas de Clarice Starling, bien sûr, qui ne peut que tout naturellement intriguer, si ce n’est incommoder l’ancien profiler… plus encore à présent que les deux se sont finalement rencontrés. « Dites-moi, Will, comment l’avez-vous trouvée ? »

Il laisse cette question comme suspendu, latente, dans l’air ambiant, avant de lui demander si son interlocuteur devait avoir dans l’intention de le dénoncer. Il n’a pas besoin de connaître sa réponse, en vérité : il la sait déjà. Il sait que Will Graham ne le dénoncera pas, quoi qu’il puisse affirmer, et quand bien même son attitude provoquante est suffisamment séduisante à Hannibal pour qu’il ne songe pas à la lui reprocher. Quand Will daigne afficher cette confiance qui lui sied si bien, il le redécouvre tel qu’il l’a toujours voulu, tel qu’il l’a toujours su être. Hannibal trempe ses lèvres dans le whisky proposé par Will, un breuvage bon marché et de faible qualité, mais qu’il sait apprécier malgré tout. Parce que la boisson importe parfois peu, comme le veut l’adage… pourvu qu’on ait l’ivresse. L’ivresse de leurs retrouvailles vaut bien la plus délicate des ambroisies.

« Je ne suis pas encore tout à fait décidé », répond Hannibal entre deux gorgées d’alcool, tandis que Will lui demande où il a l’intention de se rendre.

L’Europe est son choix premier, bien sûr, mais à dire vrai… il a pour l’instant quelques priorités qui l’invitent à ne pas quitter trop vite le sol américain. Il a encore certaines choses à faire, et de vieilles connaissances à rencontrer, des plan qu’il avait eu tout le loisir de peaufiner durant ces longues années de séquestration.

« Tout dépendra de qui m’accompagne », complète-t-il en lui adressant un regard des plus soutenus.

Ce n'est pas sans raison si, jusqu'alors, Will a soigneusement éludé le sujet de Clarice Starking en dépit de l'évidence et de la nécessité, presque, d'en discuter puisque cette dernière semble avoir gagné une place de choix dans la vie autant que dans les pensées d'Hannibal Lecter. Will s'efforce de s'en moquer, ou du moins de prétendre s'en moquer, la réalité est autrement plus complexe bien sûr et exige qu'il fasse la lumière sur un sentiment qu'Hannibal devine probablement déjà, mais que l'ancien profiler veut s'évertuer à lui dissimuler malgré tout. Il ne tient pas à lui dire qu'il a eu à son égard un élan assez nature de rejet, pas parce qu'elle avait fait quoi que ce soit qui doive le dissuader de lui faire confiance, mais parce qu'il n'avait tout bonnement pas supporté l'idée qu'elle ait pu tenir envers Hannibal un rôle qui avait autrefois le sien... Comme s'il était... aisément remplaçable. Il n'est pas difficile de comprendre ce qui aura plus à l'ancien psychiatre chez cette jeune femme d'une rare intelligente. A eux deux, ils étaient les facettes d'une même pièce, mais Will Graham n'a jamais été d'un tempérament partageur, avec qui que ce soit.

"Elle est brillante... Vous l'avez bien choisie."

Choisie. Le terme n'est pas anodin le moins du monde. Il aurait pu en choisir bien d'autres, mais il lui semble le plus à même d'exprimer la manière dont Hannibal se sera probablement garanti de devenir indispensable à la vie de cette femme, quitte à pénétrer son esprit pour que la chose soit plus efficace encore. Il ne sait pas quelle est la part de manipulation et quelle est la part d'affect dans leur relation. Pour être tout à fait honnête, il n'est pas vraiment sûr de vouloir le savoir. C'est, de toute évidence, une réalité dont il se passera bien, ou autant que possible... Même s'il serait probablement nécessaire qu'il daigne s'y attarder, ne serait-ce que pour son propre bien. N'est-ce pas ce dont il aurait besoin pour enfin tourner la page ? Mais il lui suffit de poser les yeux sur Hannibal pour savoir pertinemment que ce sentiment de clôture n'est qu'illusoire. Entre eux, il n'y a pas plus de début qu'il n'y aura de fin... c'est tout simplement impossible.

"Vous comptez nous faire passer un test pour déterminer lequel de nous sera digne de vous suivre en cavale à travers le monde ?" suggère-t-il avec une piquante ironie, quand Hannibal suggère que sa destination prochaine dépendra de qui l'accompagne.

Il ne dira pas que ce propos le touche, il n'avouera pas qu'il s'en agace... Parce que le dire n'est pas nécessaire. Son regard ne trahit que trop le fond de sa pensée.

Vous l’avez bien choisie. Le choix des mots, qu’il soit scrupuleux ou automatique, n’est jamais anodin. Il l’est encore moins dans le cas bien spécifique de Will Graham, qui jamais, ô grand jamais, ne laisse quoi que ce soit au hasard, sous aucun prétexte. Il y a beaucoup à comprendre dans le choix spécifique des termes qu’il emploie en cet instant, et toute l’émotion que suggère son discours est l’émotion même qu’il cherche par-dessus tout à lui transmettre. Quelque chose qui vous ronge, quelque chose qui vous brise, vous transperce l’âme et jamais ne vous laisse en paix. La jalousie est un sentiment bien étrange, souvent irrationnel, et plus dévorant encore. Après des années de mutisme, constater qu’il est capable plus que jamais de l’induire et de l’inspirer. Le timbre qu’il emploie reste remarquablement détaché… Mais certainement pas assez pour tromper celui qui l’a trop souvent reçu dans son cabinet et pris le plus grand plaisir à décortiquer sans détour sa complexe psyché.

« Elle est brillante en effet… d’une manière différente. »

D’une manière différente de lui. En Will, Hannibal est capable de découvrir tout ce qu’il est lui-même, ils sont différemment mais essentiellement identiques, tous deux, d’une manière indéniable, indiscernable, qui rend difficile la moindre dissociation entre eux. Le cas de Clarice est… plus complexe. Elle pourrait, à bien des égards, être considérée comme sa totale opposée. Pourtant, Will et Clarice formeraient presque, à eux deux, les facettes d’une même pièce, exceptionnelle, brillante. En forçant la métaphore, il pourrait même les jouer à pile ou face, mais sa présence ici révèle autre chose. Clarice est un sujet intéressant, un vecteur. Elle n’est pas… eux. Elle n’est rien de ce qu’ils savent être quand ils sont ensemble, pour peu que Will l’accepte pas et ne se perde pas en circonvolutions supplémentaires alors que l’occasion leur est enfin donné d’être précisément ce qu’ils voudront être.

« Voyons, Will, je ne suis pas si cynique ou cruel », prétend-t-il en observant son interlocuteur avec une attention toujours plus grande. L’ironie affichée, le sarcasme qu’il ne peut s’empêcher d’exprimer sont autant de démonstrations évidentes de ce qu’il ressent et de ce qu’il hait ressentir. « Vous ne m’aviez pas semblé si prompt à vouloir partir à mes côtés, quand je vous l’avais proposé à l’époque ? » Cette fois où il l’avait manipulé, sûrement et proprement, usant de ses propres méthodes pour le manipuler et le trahir. « Qu’est-ce qui a changé ? »

Oh, Hannibal sait pertinemment ce qui a changé. A ce sujet, il n’a pas le moindre doute ni la moindre hésitation. A ce sujet, il sait pertinemment à quoi s’en tenir. Il veut seulement l’entendre de sa bouche.

D’une manière différente… Bien sûr qu’il ne pouvait répondre à sa question sans insister sur la comparaison. Will ne peut pas vraiment le lui reprocher. S’il doit être tout à fait honnête, il est même responsable de la réponse qui lui est à présent adressée. Qu’attendre d’autre de la part de son interlocuteur, qu’il continue de connaître par cœur en dépit des années écoulées ? Peut-être que Clarice Starling l’intrigue, peut-être même qu’elle lui plaît. Mais ce qui lui plaît probablement davantage, c’est de les mettre en opposition, tous les deux, d’établir les concernant un certain rapport de concurrence…. Et qui fonctionne. Qui fonctionne pour lui, en tout cas, mais il est convaincu qu’il fonctionne pour elle également. Will l’a capté dans son regard. C’est même ce qui l’a frappé immédiatement. C’était comme contempler ses propres yeux dans un miroir. L’émotion qui en a découlé serait difficile à décrire. C’était quelque chose de puissant autant que d’inacceptable. A bien des égards.

Le cynisme, en cet instant, serait avant tout l’apanage de Will, mais prétendre qu’Hannibal en manque, ou encore de cruauté, serait définitivement un mensonge éhonté auquel Will ne se verrait certainement pas souscrire. Ils savent tous les deux à quoi s’en tenir, ils savent  précisément ce qu’il en est. Hannibal joue. Il aime jouer, et plus encore avec les vies des uns et des autres. Will n’est pas dupe, il sait pertinemment qu’il y prend le plus malin des plaisirs, c’est un fait. Will s’est trahi d’une manière si simple, évidente et éhontée… il n’en est pas fier, mais ce n’est là rien de surprenant, il faut le reconnaître. Bien sûr qu’il ne peut qu’être heurté par la possibilité qu’il planifie avec une autre le plan d’évasion qu’il envisageait autrefois avec lui… plan d’évasion qu’Hannibal ne manque pas de mentionner, ne manquant pas de suggérer. Qu’est-ce qui a changé, alors ?

« Vous le savez très bien », répond-tt-il quand son interlocuteur lui demande ce qui a changé.

Tellement de choses, en réalité. Sa vie n’est plus du tout la même. Il a le sentiment d’être mort, d’être revenu à la vie, d’en être passé par bien des étapes successives, plus insurmontables les unes que les autres, plus remarquables aussi. Elles l’ont défini, d’une manière ou d’une autre, pour le meilleur et pour le pire. Qu’est-il en train d’expérimenter, en cet instant ? Le meilleur ou le pire ? Lui-même ne serait pas capable de le savoir.

« J’ai changé. »

Ce n’est pas encore suffisamment vrai, ce n’est pas encore suffisamment précis. Il faudrait qu’il ajoute bien des précisions qu’il s’épargne malgré tout, mais il en est une qu’il se permet de délivrer néanmoins.

« Vous m’avez changé. »

Ce qui a changé, Hannibal le sait pertinemment. Les circonstances ont évolué, une succession d'événements telle qu'elle ne devait, tout naturellement, que les conduire à cette situation précise. Leurs retrouvailles et le devenir de Will exigeaient force sacrifices, cela ne pouvait se faire sans la moindre condition. Oui, quelque chose a changé : Will a changé. Mais il n'est pas le seul. Ils ont chacun tissé une toile autour de l'autre et façonné, presque malgré eux, leurs destins respectifs. Oui, ils ne sont plus les mêmes, mais ils ne sont pas différents. Leurs personnalités en sommeil, qui ne devaient se réveiller qu'au contact l'un de l'autre. Oui, il le sait pertinemment, les mots seraient presque superflus en la circonstance, mais tout doit être verbalisé, et tout le sera, Will y est plus que fermement résigné. Alors, il le dit, il le dit sans détour, en des termes qui ne sauraient prêter à confusion, avec cette économie de mots qui a toujours si bien convenu à Will Graham. Il a changé. Il l'a changé.

Une esquisse de sourire satisfait étire les lèvres du psychiatre. Une intensité nouvelle fait briller le regard d'Hannibal. Il aime l'entendre, il y trouve une satisfaction singulière, qui ne saurait s'expliquer autrement que d'une manière au fond très simple et sans équivoque.

"Vous avez évolué", il répond alors du ton simple de l'analyse. "Ce n'est que partiellement de mon fait, mais en effet, vous avez changé." Il l'a changé... Et Hannibal aime ce qu'il voit. Will ne s'est en rien déparé de tous les traits qui l'avaient autrefois séduit... Non, il les a magnifiés, et c'est ce qu'Hannibal avait toujours voulu... Pour lui-même, mais aussi pour eux deux. "Tout comme j'ai changé."

Cette conversation, ils l'avaient eue en d'autres circonstances. Cette conversation, ils l'avaient eue alors qu'Hannibal avait souffert un odieux sentiment de trahison, qu'il ne saurait qualifier autrement que d'insoutenable. Il lui avait posé la question, alors, il lui avait demandé s'il se pensait capable de le changer, comme lui-même l'avait changé. Sans la moindre hésitation, Will avait répondu que c'était d'ores et déjà le cas... mais c'est bel et bien le cas.

"Est-ce un oui ?" demande-t-il alors en le regardant avec la plus grande attention. "Me suivrez-vous, cette fois ?"

Il a évolué. C'est une manière juste et efficace de le résumer, en effet. Prétendre qu'il s'agirait d'un changement strict et radical, d'une métamorphose total, serait une vérité partielle car elle induirait qu'il ne resterait plus rien de lui-même, de celui qu'il était autrefois, et ce serait une erreur. Il n'a pas changé au point de ne plus être celui qu'il était... Il s'est seulement... accompli, acceptant de renoncer à une part de ce qu'il prétendait être, cette image sociale, ces considérations morales qui pesaient sur lui comme une peau morte et poisseuse, une carapace trop lourde, qu'il avait fallu attendre qu'Hannibal perce avec la plus grande aisance pour que Will, de son côté, réalise à quel point cette dernière était épaisse, et combien il pouvait se sentir léger, libre, sans elle. Enfin, il n'était plus entravé dans ses mouvements, enfin, il pouvait s'apprécier pleinement. C'est une sensation grisante, mais comme toutes les sensations grisantes, elle est également vertigineuse, et il est bien difficile de faire abstraction de cet état de fait. Est-ce partiellement, tout à fait, ou à peine de son fait ? Will prétendra qu'Hannibal est entièrement coupable de son état, mais, avant même de faire sa rencontre, il craignait déjà ce qu'il était, il redoutait le monstre qu'il savait tapi en lui. Le monstre était là, Hannibal lui a seulement appris à l'apprécier, à l'accueillir en toute confiance, et sans plus s'angoisser.

Will relève le regard vers Hannibal quand ce dernier fait l'aveu plus inattendu d'avoir changé, d'avoir changé pour lui et par lui. Will le lui avait affirmé sans le moindre détour, et il sait qu'Hannibal avait probablement été sceptique à l'idée qu'il puisse avoir raison, pourtant, cet imparable concours de circonstances qui les ont menés à cet instant précis a forcément participé à leur évolution mutuelle, et c'est une chose qu'ils doivent constater sans le contester, admettre sans envisager un instant de le nier. Ce n'est rien d'autre que la plus stricte des vérités.

Il n'a pas dit oui, mais c'est un fait, ses silences et ses non-dits en disent plus longs que des milliers de mots et sont révélateurs de ce qu'il ressent véritablement, de ce qu'il pense réellement de cette situation, et de ce qu'il désire au plus profond de lui-même. Will se tait encore un moment, il assimile l'information pour ce qu'elle aura de définitive, pour ce qu'elle marquera pour toujours le début de cette nouvelle vie qu'il avait au fond attendue, laissant la précédente en suspens. Il sait qu'il n'a qu'un mot à prononcer pour que tout bascule, pour se précipiter pour de bon dans ces attirantes abysses. C'est un pari particulièrement dangereux, risqué... Mais il en brûle d'envie... Plus que jamais. S'il répond non, cette fois, s'il ne laisse pas s'abattre, ici et maintenant, ses ultimes défenses, il ne le supportera tout bonnement pas. Alors la réponse quitte finalement la barrière de ses lèvres avec une facilité des plus déconcertantes, qui tient davantage de l'évidence que de quoi que ce soit d'autre. Un seul mot. Il ne suffit que d'un mot. Le reste est superflu.

"Oui."

La question semble ouverte, tolérer la négation... Elle ne l'est qu'en apparence. Leur relation atteindra ce soir, en cet instant, son point d'acmé ou de non-retour. Il y aura deux issues, l'une belle, l'autre tragique, et elles sont suspendues aux lèvres de celui à qui Hannibal offre, en cet instant, une illusion de choix. Mais quels risques prend-on à poser une question dont on sait déjà pertinemment la réponse ? Question ouverte, oui... mais réponse évidente. Il peut la lire dans son regard, il la découvre dans son comportement, à chaque instant, dans la moindre de leurs interactions, dans tous ces espaces vides entre leurs conversations. Le silence hurle ce que les mots délivrent, cryptiques. Pas de grands détours, cette fois, pas de métaphores à rallonge au moment pour Will de prendre la parole. Rien, si ce n'est un regard éloquent, qu'il plante dans ses prunelles miellées, et un mot, un son, une syllabe. Un rien qui veut tout dire. Oui.

"Très bien."

L'esquisse de sourire qu'il lui adresse en guise de réponse pourrait aisément laisser suggérer qu'il n'est que moyennement satisfait d'une réponse qui pourtant l'exalte. Mesuré, comme à son habitude, en contrôle de ses actes, de ses expressions, de ses émotions. L'euphorie n'est que partiellement perceptible, mais comme pour tous ces signes qu'il prétendra ne pas voir, ils sont perceptible au seul oeil à qui ils sont adressés.

"Nous partons." Il se rapproche doucement de lui, l'attitude certaine, le regard ferme, il avance dans sa direction une main tendre en même temps que possessive. Ses doigts courent le long de sa joue, s'arrêtent au niveau de sa nuque qu'il crochète avec une impatience presque violente. "Ce soir."

Ses lèvres s'écrasent sur les siennes l'instant d'après. Un baiser exigeant passionné, à couper le souffle.

Il le savait. Il savait pertinemment qu’il répondrait « oui ». Poussé ainsi dans ses retranchements les plus absolus, qu’est-ce que Will aurait pu répondre d’autre. En ce sens, et comme les choses le sont toujours quand il est question d’Hannibal Lecter, les décisions du cannibale avaient été parfaitement calculées, chaque événement comme une nouvelle pièce lancée sur un échiquier dont il jouerait à la fois les blancs et les noirs. Un jeu biaisé, car il savait qu’il gagnerait à tous les coups. Et au fond, est-ce si grave ? Non, ça ne l’est pas. Will n’a pas la sensation de perdre ni de se perdre, en cet instant, il n’a que la sensation de se trouver enfin. Qu’importe les manœuvres mises en place tant que le résultat vous transcende, tant qu’il vous coupe le souffle.

Will ne dit rien, il voit Hannibal s’avancer vers lui comme au ralenti. Cette scène presque irréelle tient son origine dans des fantasmes anciens et pour beaucoup ignorés, en dépit de l’évidence la plus absolue. Le cœur bat trop fort et la peau frissonne. Le souffle se meurt contre un autre souffle, et leurs lèvres se capturent et s’apprivoisent. Alors, dans l’esprit de Will, plus rien n’est rien. Les contours du monde se brisent en éclats tranchants comme le verre, la bulle de ressentiment, de violence, d’angoisses, de jalousie, explose soudainement avec un fracas brutal, aussi brutal que ne l’est l’entrechoquement de leur mâchoires malmenées par l’avidité de leurs gestes, l’envie puissante de s’approprier l’autre, de s’entredévorer. Les émotions muselées, une fois libérées, ne savent s’exprimer que dans la violence. La violence a toujours été quoi qu’il en soit, pour l’un comme pour l’autre, leur moyen d’expression favori.

Ce soir, ils seront partis, et il n’y a rien que Will regrettera véritablement. Rien qu’il ne recherchera ailleurs qu’entre ces bras auxquels ils s’agrippent comme on s’accrocherait désespérément à une bouée perdue dans le fracas des vagues d’une mer déchaînée. Ses aspirations son multiples, mais elles se concentrent en cet instant bien précis sur un seul et unique objet, qui capture alors entièrement son attention pleine et entière. C’est ce même élan qui motive chacun de ses gestes alors que ses doigts tremblants, fébriles, s’agitent au-dessus de sa chemise, libère le haut de son torse, arrache quelques boutons. La sensation de sa peau contre la sienne est aussi grisante que libératrice. Elle est sans comparaison possible avec quoi que ce puisse être.