Une nouvelle affaire ?

On avait invité Will à venir sur les les lieux, sa première scène de crime depuis ce qui lui paraissait être une éternité. Première scène de crime, du moins, dont il n'était en rien l'acteur. La victime, un quarantenaire sans histoire et sans famille du nom de James Bryton, retrouvé dans son appartement, baignant dans son propre sang. Un crime passionné, peu méticuleux, violent, enragé... mais en tout point prémédité.

L'homme avait été assassiné chez lui, pas de traces d'effraction, pas d'indice de rixes ou de lutte. Le crime en lui-même était d'un carnage confondant, mais le soin pris à préméditer l'acte avait en tout point été propre, méticuleux... La victime n'avait pas eu le temps de voir ce qui allait lui tomber dessus. La victime avait confiance dans son assassin. Et l'assassin a pris plaisir à tromper cette confiance, à la trahir. Des traces au mur et sur le cou de la victime indiquaient qu'il avait été plaqué contre le mur, l'assassin voulait qu'il sache d'où le coup provenait. Qu'il le regarde dans les yeux avant de mourir. Il l'avait étranglé juste assez longtemps pour que le manque d'oxygène le fasse basculer au sol. Alors seulement il avait brandi son arme, tiré. Quatre fois. Au niveau du torse.

Premières conclusions tirées par Will après avoir examiné la scène de crime comme il en avait eu l'habitude sous l'égide de Jack Crawford. Sentiment de familiarité. Il s'est retrouvé à nouveau dans la peau d'un assassin, d'un confrère, en fait. Fixe, immobile, il a contemplé chaque détail, s'est glissé incidemment sous l'épiderme d'un autre soi, a voulu réfléchir comme lui. Et au terme de l'exercice, ne s'est pas senti autant désarmé qu'il ne l'était autrefois. L'appropriation certaine et définitive d'une identité qu'il a trop longtemps reniée a simplifié les choses. Il a ses premières hypothèses, une idée assez précise de ce qu'avait été le profil du criminel, mais certains détails restent encore à déterminer, bien sûr. Et pour ce faire, l'autopsie opérée par le médecin-légiste sera forcément d'une aide précieuse, pour ne pas dire indispensable.

C'est avec Molly Hooper qu'il a donc rendez-vous pour bénéficier de nouveaux éclaircissements, pour rassembler des pièces encore manquantes au puzzle. Nouveau dans l'équipe, il n'a jamais eu l'occasion de la rencontrer. Il la salue et se présente poliment à elle, lui confirme qu'il est en effet là pour examiner le corps qui lui a été remis le matin même. Il vient à sa connaissance sans aucune forme d'a priori, attend de savoir quelles informations elle sera susceptible de lui communiquer, constate rapidement qu'elle est curieuse de l'affaire, car avant de lui apporter ses propres conclusions, elle demande s'ils ont des pistes.

"C'est encore trop frais pour être qualifié de piste. L'assassin connaissait la victime, et la victime n'avait pas de famille, très peu d'amis. Ce peut être un collègue de travail, un employé mécontent, un voisin contrarié...", dit-il évasivement.

Il pourrait entrer dans les détails de son expertise, il ne le fait pas, il attend surtout que son interlocutrice entre dans les détails de la sienne afin de pouvoir étoffer ses propres observations, mettre à jour le dessein du criminel pas encore appréhendé.

"L'autopsie a révélé de nouvelles informations ?"

Will hoche posément la tête tout en observant le corps. Il demeure à bonne distance du cadavre, mais le détaille néanmoins du regard, comme s'il le passait au crible, au rayon X. L'assassin n'a voulu laisser aucune chance à sa victime, ça corrobore son sentiment. Il n'y a pas eu de remise en question, il n'y a rien eu d'accidentel non plus dans l'acte criminel, mais l'envie d'en découdre, avec une détermination sans cesse renouvelée. Le crime a été planifié avec un soin chirurgical, mais le meurtre en lui-même, lui, devait être cathartique. Un défouloir. Il s'est déchargé de ce qui était peut-être des années de fureur réprimée, d'humiliation contenue. Il a éprouvé un plaisir infini à prendre une vie parce que c'était cette vie.

Le profiler s'apprête à émettre un commentaire quand le médecin-légiste semble remarquer quelque chose, un élément nouveau qui devrait aider leur enquête à progresser rapidement. Un résidu de peau, sous les ongles de la victime. Autant dire qu'une preuve telle que celle-ci peut mener d'office à l'assassin. Ce serait presque trop facile, mais pas si étonnant. Cet homme en était à son coup d'essai, et ce coup devait être unique, certainement. Il pensait s'être préparé, il pensait avoir pallié toutes les éventualités, mais c'était négliger l'instinct de survie, combien l'humain, de rage et de peur de mourir, peut rassembler des forces surprenantes dans l'espoir de respirer même quelques secondes de plus.

"Nos équipes épluchent son carnet de contacts et son relevé téléphonique", répond presque indifféremment Will.

Il ne cherche pas à expliquer la manière moins pragmatique qu'il a d'appréhender une scène de crime. Il sait que c'est difficile, si ce n'est impossible à comprendre.

"Ce pourrait être une conversation banale qui aurait dégénéré.", consent-il à admettre. "Mais on emporte rarement son arme avec soi quand on entreprend de boire un verre avec un ami."

J'entends sa voix de l'autre côté de la porte, il ne se presse pas pour ouvrir. Il referme la porte derrière nous. Deux verres sur la table de la salle à manger n'ont pas eu le temps d'être entamés. La conversation dure quelques minutes. Je n'interviens pas tout de suite, j'attends le moment opportun... Quand il a le dos tourné, je tends mon arme. J'envisage de tirer mais je ne le fais pas. Je veux voir la peur dans ses yeux, je veux voir la vie quitter son regard. Je me précipite sur lui, le plaque contre le mur, mon avant-bras contre sa gorge. Ses ongles s'agrippent à mes bras, une éraflure...La surprise me fait lâcher prise. La lutte dure quelques secondes. De rage, je tire. Un coup. Deux. Trois. Mais ce n'est pas fini. Le corps s'effondre, presque mort, mais ma rage ne s'est pas dissipée. Je me penche sur lui. Mon poing contre son oeil, puis contre sa mâchoire. Je veux le voir s'éteindre et son souffle le quitter.
Ceci est mon dessein.

C'est ainsi que raisonne Will, il reconstitue la scène en pensées. Dans la peau de l'instigateur. Chaque nouvelle information étoffe le récit, mais la précision avec laquelle il envisage les faits, elle, est instinctive.

"Je suis à peu près certain que le crime a été prémédité."

Will se contente d'un haussement d'épaules en réaction à la première question de son interlocutrice. Est-ce que ces éléments mis à leur disposition seront suffisants ou non, il est dans l'incapacité de le dire pour le moment, mais le profiler a dans l'intuition que cette affaire ne sera pas de celles qui seront les plus difficiles à résoudre. Tout comme l'homme qui avait perpétué ces crimes ne lui laisserait pas un souvenir impérissable. Les points intrigants de l'affaire ne suffisent en rien à la rendre unique aux yeux de Will, qui en a vu d'autres, des plus remarquables, de celles qui devaient laisser une marque indélébile dans votre esprit. Ici, l'on n'a jamais affaire qu'à un vulgaire criminel, assoiffé d'une justice qu'il a rendu de manière assez inélégante, sans finesse, avec un dessein tout à fait... classique. Rien d'artistique, de profond, pas même une volonté de revendication quelconque. De l'acharnement, une basse vengeance, rien d'autre.

L'opinion de Will sur la question est assez arrêtée, peut-être à tort il est vrai, mais il n'est pas dans les habitudes de Will Graham de se tromper. Certes, il n'a plus eu l'occasion d'exercer cette fonction élevée au rang d'art sordide depuis un moment, mais il a foi dans son intuition, dans ce que son don d'empathie lui permet de décrypter des situations du genre. A plus forte raison qu'il ne se sent plus prisonnier de la peau qui l'enveloppe. Il l'enfile, la retire à sa guise, satisfait de sa propre mue. Mais qui sait si cette dernière n'a pas un effet notable, justement, sur ce qu'ont été ses capacités d'analyse.

"Il est peu probable que l'arme ait appartenu à la victime. Ce qui ne signifie pas que ce n'est pas une éventualité."

Pour le moment, aucune éventualité n'est écartée par ailleurs, mais celle-ci lui semble peu probable tant il est évident aux yeux de Will que l'assassin a rejoint sa victime avec l'intention très clair de la tuer, de la vider de son sang, de la faire souffrir, si possible.

"Je le pense également", ajoute Will quand la médecin légiste suggère que l'homme en était à son coup d'essai. Un travail bâclé. Il ne serait pas étonné que l'assassin soit de ceux que l'on ne soupçonnerait guère, d'habitude discrète et composée, à se fondre dans le décor et se faire le plus souvent oublier. "Et je doute fort qu'il recommence."

Le goût du sang l'a peut-être fait vibrer sur le moment, car il s'accompagnait de la satiété que l'on ressent après avoir assouvi une frustration trop longtemps contenue. Mais il n'y regoûtera pas pour le plaisir d'y regoûter. A plus forte raison qu'il sera sans doute arrêté avant d'avoir eu le temps de réitérer quoi que ce soit.

"Vous êtes toujours à ce point investi dans nos enquêtes ou celle-ci fait exception ?"

Oui, il y a toujours une part infime d'éventualités que des hypothèses contraires à celles qu'il émet en premier lieu se révèlent les bonnes, mais Will s'y fie très rarement. De longue date, il a observé qu'écouter son instinct se révèle bien plus fructueux dans son cas que de se fier aux preuves évidentes ou aux observations plus communément admises. Il a son propre mode d'observation, de réflexion, celui-là même qui a si souvent dérouté Jack, même s'il avait toujours tenu son "imagination" en grande estime au point de le pousser parfois, souvent, dans ses retranchements. C'est son empathie qu'il déploie, qu'il convoque, plus que l'observation plus prosaïque de faits certes empiriques, mais souvent trompeurs. Les preuves matérielles manquent d'âme... Les tueurs, eux, contrairement à ce qui est communément admis, n'en manquent pas, en revanche, et c'est leurs motivations plus que les traces laissées sur leur passage qui permet d'établir un dessein. Le dessein plutôt que le dessin, en somme.

Il hoche simplement la tête au moment où la médecin-légiste que c'est sans doute une bonne chose que ce crime doive demeurer unique, encore que l'on ne peut présumer de ce qui saurait se tramer dans l'esprit de celui qui goûte au sang pour la première fois. Will est sûr de son hypothèse, mais il doit tout de même garder cette part de réserve qui façonne un travail analytique efficace. Et qui doit toujours être complété de l'observation de ses pairs, même si Will a pu avoir tendance  à ne pas toujours respecter leur travail, ne serait-ce que parce que ses méthodes entraient naturellement en contradiction avec celui, plus méthodique, de ses "collègues". Jack, à l'époque, le protégeait beaucoup et en même temps l'avait approché du précipice.

La médecin-légiste est, à l'évidence, très investie. Will ne saurait dire si les raisons qu'elle invoque sont ses vraies raisons. Si elle n'est pas rassurée de savoir des tueurs en liberté, elle ne cessera jamais de l'être, tout comme elle devrait, à l'évidence, ne pas se sentir rassurée de se trouver en sa présence.

"Eh bien, je ne me permettrais pas pour ma part de disséquer des cadavres, à chacun son champ de compétences", répond tout d'abord Will, sans doute trop direct.

En vérité, cela ne le dérange pas forcément d'entendre les hypothèses de son interlocutrice, surtout si ces derniers peuvent l'éclairer sur certaines zones qui demeurent encore dans l'ombre. Elle apporte des éléments cruciaux à l'enquête, et il semble logique qu'elle analyse les faits au-delà du constat souvent brutal des sévices subis par les macchabées qui défilent dans sa morgue.

"Mais à ce stade de l'enquête, toutes les théories sont bonnes à entendre, y compris les vôtres."

Un opinion faite n'est pas forcément une opinion vraie, et il le sait, c'est une chose qu'il ne lui faut pas oublier.

Will n'a pas véritablement l'intention de débattre sur leurs corps de métier respectifs, ce serait d'ailleurs un débat qu'il aurait de bonnes chances de perdre au regard de ce que l'expertise de son interlocutrice a de technique et de scientifique quand... eh bien, c'est bien sûr technique pour lui aussi, mais en ce qui le concerne, c'est surtout quelque chose d'intuitif. C'est son instinct, son "imagination" qui lui permettent de dénouer les crimes les plus épineux et de pénétrer les rouages d'esprits les plus dérangés. C'est une affaire d'empathie et de perception plus que de chairs mortes et de cadavres évidés. Quoi qu'il en soit, oui, un bon médecin légiste qui ne serait pas bon détective a sans doute peu de chances d'exister, car on leur demande bel et bien d'isoler des éléments très spécifiques, qui constituent une micro-enquête en soi : heure et circonstances du décès, c'est ce travail de dissection minutieux qui répond en premier lieu aux questions élémentaires des enquêteurs.

Dissection de l'esprit pour l'un, dissection du corps pour l'autre, au final, il faut seulement admettre que leurs manières de travailler sont complémentaires, chose que Will n'a en soi jamais négligé. Il est rarement sociable, mais il n'est en revanche irrespectueux du travail des autres que s'il l'imagine mal fait, bâclé. Dans le cas de Molly, la question ne se pose pas. Elle lui a prouvé, lors de ces quelques minutes de conversation, qu'elle était investie et efficace. Elle prend son travail à cœur, est-ce une chose que Will peut lui reprocher ? Non, en rien. Il le peut d'autant moins d'ailleurs qu'il n'est pas différent. Son travail le poursuit corps et bien quoi qu'il fasse... Ou du moins c'était le cas. Il était hanté par ses enquêtes, par les meurtriers dont il s'appropriait l'esprit dérangé. Aujourd'hui, il adopte leur point de vue avec moins de difficulté. Comme un masque qu'il porterait et retirerait à sa guise, quand avant il lui collait à la peau. Mais oui, il comprend que son interlocutrice soit investie à ce point dans son travail, et même, il peut l'observer comme une vertu, une vraie qualité.

Il se contente de hocher la tête quand la médecin légiste ajoute que l'affaire est entre leurs mains, à présent, et qu'elle ne peut pas ajouter grand-chose de plus. En effet, ils ont sûrement fait le tour de la question, en vérité.

"C'est probable. Et c'est sans doute tant mieux, il n'en faudrait pas trop des comme moi", répond simplement Will d'un ton qui peut passer pour un trait d'esprit, mais qui est une chose qu'il pense, en vérité.

Un don comme celui qu'il possède n'est pas des plus simples à porter. Il lui a rendu service, au final, il l'a révélé à lui-même, mais il n'ignore pas la singularité de sa position.

"Je vous remercie pour toutes ces informations, je reviendrai peut-être vers vous au besoin."