(terminé) Heures supplémentaires (Will)

La dernière fois qu'il a mis les pieds dans ce café, il a renversé et sciemment brisé une tasse au sol et manquer ébouillanté un détective - junkie en plein sevrage. Lui-même n'était pas dans le meilleur des états, d'ailleurs. Aucun souvenir franchement engageant de cet endroit, pas même le souvenir que le café ait été bon et qu'il ait eu le temps d'y plonger les lèvres, et pourtant, le voilà de retour. Dans de meilleures dispositions que la fois précédente, sans doute, en même temps, on ne peut pas dire que ce soit bien difficile. Sans être superstitieux, il ne se serait pas forcément essayé à une seconde tentative s'il n'avait pas une raison précise de se trouver là.

Il a mis longtemps à réaliser la perte de son carnet, celui où, dans les premiers temps après son hospitalisation, il avait commencé à consigner ses observations sur la ville où il devait accepter de vivre à présent, alors qu'il essayait d'en comprendre les dédales et les habitants, et surtout, bien sûr, inlassablement, de retrouver Hannibal. Est-ce sa rencontre avec Sherlock qui l'a ainsi distrait au point d'en oublier si longtemps que c'est bien sûr, à cet endroit, qu'il avait dû l'égarer, ou bien a-t-il seulement manqué de jugement... chose trop fréquente depuis son arrivée en ses lieux, et qui ne devrait certainement pas arriver. Surtout pas arriver. Les événements se sont précipités, ensuite, et le carnet a finalement été le moindre de ses soucis.

Pour autant, il veut le récupérer. Que ce soit pour que d'autres ne mettent pas la main dessus, quand bien même il n'y aurait pas grand-chose à déchiffrer dans ce que beaucoup observeront comme de simples gribouillages, ou simplement pour prendre acte des notes qu'il a consignées, y poser un regard neuf et voir si elles feront éventuellement plus de sens. Il est loin de le penser ni vraiment de le croire. Il commence à trouver son sens ailleurs, et c'est sans doute préférable, mais il reste nécessaire pour lui d'en chercher partout où il semble éventuellement possible d'en trouver. Et donc y compris en lui-même.

Alors il tente sa chance. Il n'y croit pas complètement. Sa première intrusion dans cet endroit remonte à un moment déjà, et il est bien plus possible que le carnet ait atterri dans des poches insouciantes, ou plus certainement encore dans les tréfonds d'une corbeille abandonnés depuis longtemps aux ordures. Mais qu'importe. Une fois sur place, il s'adresse à la serveuse qu'il trouve sur place, et qui lui semble-t-il n'était pas présente la fois précédente. Pas plus mal, on ne peut pas dire que son comportement ait été exemplaire cette fois-là.

"Excusez-moi, est-ce que vous auriez trouvé un carnet à une de vos tables, par hasard ? Un cahier noir, à la reliure en cuir ?"

La réponse de la serveuse n'est pas bien encourageante, mais elle n'a en revanche rien de bien surprenant. Will se doutait qu'il ferait chou blanc, et il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. L'inattention évidente dont il a fait preuve est signe de l'état d'esprit dans lequel il se trouvait au moment de la perte du carnet en question. Il a fait du chemin, depuis.

En un temps record. Mais ce n'est pas surprenant. Trouver du sens à sa situation ne répondait pas à la nécessité absolue de comprendre cet endroit - même s'il n'a pas renoncé à le faire -, mais à le trouver. Il l'a trouvé, et ses perspectives sont à présent bien différentes. Il n'empêche qu'il apprécierait que ses notes griffonnées à la va-vite dans le carnet en question n'atterrissent pas entre n'importe quelles mains. Elles ne contenaient rien de véritablement compromettant ou de réellement personnel. Mais ce carnet est le sien, alors, par la force des choses, ça reste qualifiable de personnel.

"Si cela ne vous ennuie pas", répond Will quand la serveuse suggère d'aller vérifier dans les objets trouvés si le précieux objet ne s'y trouve pas. La formule est polie, mais elle n'autoriserait pas que la serveuse, si agréable soit-elle, choisisse de négliger ses exigences. "Je prendrais un café, également."

Et peut-être que, cette fois, il ne renversera pas son café sur le premier drogué en pleine crise de manque qui croisera son chemin. Cette ville provoque les rencontres les plus incongrues, ça il l'a rapidement constaté. Encore que dans le cas de la serveuse, il n'est pas certain que cette rencontre sera si incongrue. Cette jeune femme ne fait jamais que son travail, elle ne paraît pas aussi... affectée que bien des personnes qu'elle a pu croiser.

En fait, elle a presque l'air trop normale pour cet endroit, maintenant qu'il y pense. Une de ces autochtones dont il avait pourtant semblé impossible de croiser la route, peut-être ? Qui sait ? Il devra peut-être tenter de lui poser des questions en ce sens, mais en attendant, il lui laisse le temps d'éventuellement trouver le carnet en question. Ou au moins de lui servir son café. Dans ce dernier cas, il sera sûr de ne pas s'être déplacé pour rien, au moins.

Will opine simplement la tête de gauche à droite pour signifier son refus quand la serveuse propose d'ajouter du sucre ou du lait à son café, et s'apprête à prononcer quelques mots quand elle lui désigne un carnet, son carnet. Will le récupère avec ce qui ressemblerait presque à de la prudence. Cet endroit a rarement eu pour vocation de lui faciliter la tâche, mais pour cette fois, il semblerait que tout lui tombe assez naturellement entre les mains, au sens propre, pour le coup.

Depuis qu'il a retrouvé Hannibal, Will a le sentiment que la logique même de cet endroit s'est inversée. Tout paraît plus simple, plus logique, plus évident. Ce n'est sans doute qu'une illusion, un jeu de son esprit, ce qui serait relativement compréhensible au vu de la fragilité mentale qu'a été la sienne pendant d'interminables mois (si ce n'est tout une vie). Son esprit plus net à présent, sa perception des choses et des autres lui apparaît également plus aiguisée. C'est une impression neuve, et qui n'a rien de déplaisante, tout au contraire. Et cette perception semble amener quelque part les choses à vous, comme ce carnet.

Will le feuillette avec intérêt, comme s'il en redécouvrait le contenu, ou même le lisait pour la première fois. Pour certaines pages, c'est un peu le cas, en vérité. C'est à peine s'il reconnaît son écriture étroite et nerveuse qui remplit certaines pages, des pattes de mouche particulièrement difficiles à déchiffrer. Il devra s'y pencher plus précisément néanmoins. Il songe qu'il sera d'autant plus intéressant, en vérité, d'y jeter un oeil. Mais plus tard. Même s'il ne pense pas que la serveuse s'intéresse vraiment à ce que contient ce carnet, il préfère ne pas aiguiser davantage sa curiosité. Mieux vaut qu'il s'y intéresse une fois de retour chez lui.

"C'est bien lui", conclut-il en levant son regard vers la serveuse avant de glisser le dit carnet dans la poche intérieure de sa veste d'hiver. "Merci", ajoute-t-il, un peu par automatisme.

Il trempe ses lèvres dans sa tasse de café. Ce n'est pas un moindre luxe que d'en savourer cette première gorgée. C'est seulement après qu'il reporte son attention sur son interlocutrice. Il n'a techniquement plus besoin d'elle, mais comme pour toute nouvelle personne qu'il rencontre, réside cette part de curiosité qui le pousse à chercher à en savoir davantage, comme si cela pouvait lui permettre d'assembler avec plus d'aisance les pièces du puzzle.

"Vous travaillez ici depuis combien de temps ?"

Elle le trouvera peut-être indiscret, ou le prendra à tort pour le dragueur de comptoir qu'il n'est définitivement et résolument pas, mais qui sait, elle consentira peut-être à répondre.

Son interlocutrice ne peut pas soupçonner à quel point ce carnet a de l'importance pour lui. Il sait qu'il n'est pas forcément une bonne chose que de s'attacher aux choses matériel, mais ce n'est pas tant le matériel de l'objet que l'immatériel de ce qu'il renferme entre ses pages noircies que Will n'avait pas envie de perdre. Il l'avait égaré comme s'était égaré son esprit. A présent, il a retrouvé sa place, et dans le même temps, ces choses qui lui échappaient, objets compris, semblent devoir lui revenir.

Will s'est demandé, un temps, si la jeune serveuse avait fouiné dans son carnet, lu ce qui s'y trouvait. Dans le fond, ce ne serait sans doute  pas si grave. Entre ses pattes de mouche et ses observations disloquées, il n'y avait certainement pas grand-chose à comprendre dans ce qu'il a écrit. Il est sans doute le seul à pouvoir déchiffrer bel et bien ce qu'il a écrit là.

Ce n'avait pas spécialement été dans le but de crypter quoi que ce soit, c'est seulement qu'il a tendance à ne pas raisonner de la même manière que n'importe qui, et pour la peine, il est souvent impossible de poursuivre son cheminement de pensée. La serveuse répond seulement par un "il n'y a pas de quoi", en réalité, il y a de quoi, largement de quoi, mais il la laisse s'exprimer ainsi. Inutile de focaliser l'attention plus que nécessaire. Mieux vaut se concentrer sur son café et, pourquoi pas, sur son interlocutrice qui a peut-être à lui en apprendre au sujet de cet endroit dont il cherche encore à déterminer la logique interne, sans y être parvenu pour le moment.

Elle ne semble pas très emballée à l'idée de lui répondre, ce qu'il peut comprendre, en ce qui le concerne. Lui non plus ne serait pas très enclin à répondre à des questions aussi directes de la part d'un inconnu, fut-il un client. Mais peu importe. Il grapille les réponses où il le peut, quitte à parfois manquer de tact. Si elle doit décider de ne plus lui répondre, il comprendra, il n'insistera pas. Mais en attendant, elle répond. Deux ans. Sans surprise. Parce qu'avant ça, comme eux tous, elle ne vivait pas ici, pas vrai ? Il le sait déjà, mais il veut l'entendre.

Il se demande pour qui elle travaille, si elle sait qui a créé cet endroit, cette ville, tout. A la place, il se contente d'une question tout aussi indiscrète, mais à laquelle il est légèrement plus probable qu'elle daigne répondre, même si rien n'est moins sûr.

"Et avant ça, vous faisiez quoi ? Vous veniez d'où ?"

Pas de tact ni de formes abusives. A quoi bon.

Si son interlocutrice avait décidé de ne pas lui répondre, Will l'aurait aisément compris. Il sait que ses questions peuvent paraître frôler l'indiscrétion, en fait, elles sont indiscrètes, mais tant pis... Il a beau n'être que très peu sociable (pour ne pas dire qu'il ne l'est pas du tout, en réalité), il a appris, au fil du temps et de ses investigations, à questionner quand nécessaire, et admis, surtout, que ce ne sera peut-être que de cette manière, en posant des questions à toutes les personnes qui croiseraient sa route sur leur passé et leur histoire, qu'il parviendrait à assembler les pièces de ce puzzle qui pour l'heure semblent tout à fait impossible à réassembler.

Bien sûr, il est également possible qu'il perde royalement son temps, c'est une autre option, et que toutes ces histoires ne servent qu'à le rendre plus confus qu'il ne l'est déjà, sans lui apporter cette clarté bienvenue qui lui donnerait le sentiment de pouvoir aller de l'avant, ou du moins d'apprivoiser son environnement.

Elle vivait à Star City, si le nom de la ville ne lui dit rien, l'Etat de Washington, en revanche, oui : une autre Américaine, ils ont déjà cela en commun. Celui, potentiellement, de venir du même pays, voire de la même planète, mais sans doute pas de la même dimension, en revanche. ... et qu'il soit devenu dans ses habitudes de raisonner ainsi a fini par le surprendre lui-même, en réalité.

Quand on ne sait plus exactement à quel moment l'on doit cesser de croire, si ce moment existe encore. Pouvoir tracer une ligne vraiment tangible qui serait à même de diviser l'acceptable du concrètement impossible.

"Croyez-moi, je ne suis plus vraiment certain de pouvoir être encore surpris, à ce stade. Tentez toujours", suggère Will en tentant une esquisse de sourire, en ce qui concerne ce qu'était son métier avant, métier concernant lequel il était probable que le profiler ne la croit pas.

Cette affirmation ne le rend que d'autant plus curieux, et il sait qu'il est possible de croire en des choses incroyables et de les tenir pour acquises. Ils sont là, est-ce que ça n'en dit pas déjà long quant au fait que tout ce qu'ils pensait croyable ou non est à revoir.

Et puis, très objectivement, l'histoire de Will elle-même, dans la multitude de ses rebondissements, est certainement tout aussi absurde objectivement et plus difficile à croire encore. Alors il peut bien se permettre d'écouter et d'accorder du crédit aux histoires des autres. C'est peut-être en les assemblant toutes que tout ceci finira par faire sens. Ou pas.

Will a beau prétendre que plus rien n’est susceptible de le surprendre à ce stade, qu’il en a définitivement trop vu pour que ce soit le cas, il va certainement un peu trop vite en besogne en faisant une telle affirmation, et il ne peut évidemment le nier. Il a beau en avoir vues, et entendues, des choses, ce n’est pas pour autant que certaines d’entre elles ne se heurteront pas à son esprit normalement rationnel au point qu’il ne soit pas capable de les accepter comme telles. Quoi qu’il en soit, puisque son interlocutrice lui paraît sensée et tout à fait consciente d’elle-même, il ne voit définitivement pas de mal à lui poser la question.

Et donc, au risque, il est vrai, d’être prise pour une folle – et c’est un risque qu’ils courent tous (quand la folie ne les guette pas réellement, ce qui est un risque dans cet endroit – mais qui en a été un pour Will aussi dans son autre vie : sa santé mentale constamment remise en question, si l’un des deux devait trouver l’autre fou, ça devrait être plutôt elle, pas lui).

Alors Will fait l’effort de l’écouter, et garde par la même l’esprit ouvert. Il n’ignore pas que c’est en gardant conscience de ces différentes histoires qui semblent pour certaines improbables, et en réussissant à les mettre finalement bout à bout, qui sait, qu’ils réussiront bel et bien. Elle lui explique alors. Et il est certain que oui, ces histoires de voyages temporels et de continuité à préserver sont difficiles à croire mais… pas impossibles ? Après tout, lui-même avait quitté son monde pour arriver ici, où la date indiquait qu’il se trouvait cinq and dans… le futur, du coup ? Il a rencontré un homme venu du Moyen Âge, et d’autres venus de temporalités et de contrées bien divers et improbables…

Quelque part, ce qu’elle lui apprend aurait presque un mérite que toutes les histoires qu’il a entendues jusqu’ici n’avait pas : elle détient peut-être une clé. Si certains d’entre eux ont eu la possibilité de modifier la temporalité, ont eu ce pouvoir, est-ce que cela ne pourrait pas expliquer en partie ce qu’ils font ici. Il ne s’emballe pas pour autant, mais définitivement, il se dit que son histoire est digne d’intérêt.

« Et vous pensez qu’il sera nécessaire de sauver ce monde-ci ? » demande-t-il d’un ton qui demeure tout de même raisonnablement neutre. « Comment vous y preniez-vous ? Pour remonter le temps ? »