[TERMINE] This is our design [pv Hannibal]

Du bout des doigt, Will dessine le contour de ce nom trop de fois répété en pensées, gravé dans le métal d’une plaque professionnelle fixée à la devanture d’un immeuble devant lequel il jurerait être déjà passé. Plusieurs fois. Il est déjà venu dans cette rue, et pourtant, il est certain de voir cette plaque pour la première fois. Dans le cas contraire, il l’aurait vue, il l’aurait forcément vue. Peut-il avoir été aveugle à ce point ? A errer à sa recherche dans les dédales d’une ville où il désespérait de le trouver enfin, le tout pour respirer enfin à quelques mètres de lui sans comprendre qu’il était si près. Quelle ironie ce serait… Une parmi tant d’autres, ceci dit.

C’est la bonne adresse, celle qu’on lui a confiée, celle qui lui assurait de le retrouver. Il ne l’a pas vraiment cru pour commencer. Mais il s’y est rendu, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Des jours et des semaines, depuis sa sortie de l’hôpital, qu’il le cherche sans succès, il ne pouvait pas passer à côté de ce qui semblait être la première piste vraiment tangible à sa disposition. Même maintenant, il n’y croit pas complètement. C’est bien son nom, mais ce pourrait autant être une vue de son esprit fatigué, qui a eu tendance à chercher des signes de lui partout.

Il n’y a qu’une façon de le savoir. Il sonne, après un temps trop long à erreur devant sa porte. Il redoute qu’un autre lui ouvre, il craint qu’il ne soit pas de l’autre côté, il ne veut pas affronter de désillusion supplémentaire… Tout ce qui constitue la part la plus humaine de sa personne devrait pourtant l’exhorter à rebrousser chemin. Cette ville et cette nouvelle vie, cette après-vie est l’occasion, unique certainement, de reprendre de zéro, de s’accorder avec une part de lumière qu’il n’a pas abandonnée, qui ne l’a pas abandonné non plus, mais dont il ne veut plus, plus tout à fait. Hannibal n’a pas fait naître cette noirceur en lui, elle a toujours été là. Il l’a seulement rendue plus belle, plus réelle. Un don précieux, éphémère, indescriptible, quelques instants avant la chute.

C’est ce qu’il veut retrouver, ce qu’il doit retrouver. L’euphorie avant la descente aux enfers, celle qu’il doit normalement se refuser, celle à laquelle il devrait renoncer. Vivre en tâtonnant jusqu’à retrouver cette part de lui qu’il ne peut, seul, atteindre. Ou plutôt ne veut pas atteindre seul. C’est aussi simple que cela. Il a besoin d’Hannibal. Et s’il redoute tant de ne pas le voir de l’autre côté de cette porte, c’est qu’il ne veut pas en avoir trop attendu d’un espoir gâché de plus. Il vit en sursis depuis ce qui lui semble une éternité. Et ça cesse, maintenant.

Le temps semble se distordre, mais il ne s’écoule sûrement que quelques secondes avant que l’on vienne ouvrir. Et il est là. Il est vraiment là. Pas le produit absurde de son imagination foisonnante, pas l’incarnation délirante d’un souhait en suspens. C’est lui, être de chair et de sang, bien présent, bien tangible, face à lui. Et en un instant seulement, Will sent l’étau qui l’oppressait se détacher, le poids se délester. Et si les mots lui manquent, c’est sans importance, parce qu’il est là, il est bien là. Pas une erreur de jugement, pas un mirage…

« Hannibal… »

C'est comme si ce temps infiniment long d'attente et de détresse n'avait jamais existé. Comme s'ils s'étaient quittés la veille, comme si rien n'avait changé, comme si tout ceci était indiscutablement normal, dans l'ordre des choses. Et peut-être que ça l'est, du moins en partie. Il ignore sublimement la patiente qui s'en va alors que lui s'en vient, il ne songe même pas qu'il interrompt éventuellement une session quelconque. Parce que, justement, elle est quelconque. Leurs retrouvailles valent mieux que toute autre thérapie, que tous les rendez-vous qui jonchent peut-être l'agenda du psychiatre. C'est eux deux, maintenant, tout autre individu qui s'ancrerait dans leur nouveau quotidien serait une part du décorum, des protagonistes au mieux secondaires.

Il entre sans hésitation. Quand la porte se referme derrière lui, il ne songe pas à l'éventualité d'un nouveau piège, dans lequel il plonge sciemment, si c'en est un, il l'accepte, il est même prêt à l'accueillir avec la satisfaction que l'on éprouve quand on pallie enfin à un manque si grand, si profond qu'il vous dévore, vous a dévoré plus encore que vous ne le soupçonniez avant de retrouver cet antidote tout personnel qui chasse vos ténèbres, quitte à en créer d'autres de son propre cru.

"C'est presque comme si elles n'avaient jamais existé", répond Will quand le psychiatre s'enquiert de ses blessures. Elles ont cicatrisé, mais les marques laissées par le dernier événement qu'ils ont partagé, celui sur lequel il faudra forcément, naturellement revenir, sont bien plus profondes. Elles ne disparaissent pas, elles ne s'effacent pas, elles s'entretiennent. Elles veulent être entretenues. "Les vôtres aussi, semble-t-il."

Will se laisse choir dans le fauteuil que lui désigne le psychiatre. Comme un air de déjà-vu, quelque chose de réconfortant qui ne devrait peut-être pas l'être à ce point. Son corps embrasse le cuir du fauteuil. Le bureau n'est plus exactement le même qu'à Baltimore, mais il en garde des traits familiers, eux aussi réconfortants. Will a l'impression d'être à sa place. Depuis combien de temps n'avait-il plus eu l'impression d'être à sa place ? Il ressent comme une once de déception dans la voix d'Hannibal à l'évocation de l'enquêteur privé sans qui il n'est pas certain qu'il aurait retrouvé sa trace, ou pas si vite en tout cas.  Il a cru courir après une ombre, un spectre, parfois après lui-même. Il n'a pas joué selon ses règles, il a triché, en quelque sorte.

Will lui même peut admettre qu'il a manqué de fair-play. Mais l'urgence exigeait de lui d'en passer par n'importe quel moyen pour peu qu'il lui revienne, ou plutôt qu'il revienne à lui.

"Je m'en serais voulu de vous faire attendre encore davantage", répond simplement Will en jetant un regard circulaire autour de lui. Hannibal semble bien installé, dans son élément, cette situation ne l'affecte pas au même titre que lui-même. Comme toujours, il est en contrôle. Il a su faire son nid, se réapproprier sa vie, même se trouver une nouvelle clientèle, peut-être même quelques nouveaux gibiers. Will l'errance, Hannibal la stabilité. Mais plus maintenant. "Un temps, j'ai fini par croire que vous n'étiez qu'une... projection, j'ai même envisagé avoir tout imaginé."

Ce n'aurait pas été la première fois qu'il se trouverait en funambule sur cette frontière ténue entre réel et imaginaire, entre délire et réalité tangible. Mais il sait ce qu'il en est en cet instant. A vrai dire, il n'avait plus ressenti un tel sentiment de lucidité depuis bien longtemps.

La question fait sens pour qui veut et sait l'entendre. Que voit-il ? Ce n'est pas la première fois qu'il la lui pose. Les circonstances avaient été bien différentes mais le sentiment de trouble et d'égarement presque autant similaire. Avant. Avant cet instant précis. Que voyait-il avant ? Il ne voyait rien, parce qu'il ne le voyait pas. A présent, le doute n'est pas permis. Exit l'idée même d'un éventuel mirage, il ne saurait croire une seule seconde en cette hypothèse presque trop crédible avant cela. Ce n'est pas une illusion, ce n'est pas un délire façonné de toutes pièces par un esprit malade et fatigué. C'est lui. Et il le regarde sous le jour le plus évident, sans plus ce voile entre eux qu'il fallait percer, arracher, pour gagner enfin cette absolue certitude qu'il niait plus qu'il ne l'ignorait auparavant. Il le voit. Il n'a pas besoin de le lui dire. Il le sait. Ce qu'il voit, c'est cette porte enfin grande ouverte sur l'avenir dont il avait entrevu les délicieux prémices, avant de se laisser, de les laisser basculer dans le vide.

C'est la vraie question, en effet. Will laisse ses yeux s'attarder un instant sur le verre que vient de lui tendre le psychiatre, en observe la robe, en hume le parfum légèrement sucré. Le retour d'une ancienne habitude, réconfortante. Il ne boit pas tout de suite. D'abord il doit répondre. Et la réponse n'est pas si évidente. Car ce n'est pas la réflexion mais bien l'impulsion qui a motivé son geste en premier lieu. Qu'attendait-il de cette chute ?

Une résolution. Une confirmation, c'est ça qu'il attendait. Il a eu tout le temps d'y réfléchir, depuis l'hôpital où on le remettait sur pied, plus encore mentalement que physiquement, et au cours de ces errances au cœur de cette ville sans logique qu'il a eu toutes les peines du monde à apprivoiser. Et la réponse en plusieurs temps s'est profilée jusqu'à gagner une clarté totale. Ne pas plonger était prendre le risque de survivre selon d'autres conditions que les siennes, que les leurs. C'était s'arracher des ailes qu'il venait à peine de déployer. Plonger, c'était embrasser les ténèbres jusqu'au bout, les accueillir, se laisser envelopper par elles. Plonger, c'était être certain de demeurer avec lui malgré tout. C'était la solution. Sa solution. Son ultime dessein. Pas si ultime, tout compte fait.

"Ça ", répond-il avec précaution en détachant son regard de son verre pour plonger - ses yeux cette fois, dans ceux d'Hannibal. "C'est précisément ce que j'attendais de cette chute." Il marque un temps de pause. "Pas dans ces circonstances, évidemment." Parce que ces circonstances ont négligé l'entendement pour se satisfaire d'absurde, d'impossible et de mystère. "Une renaissance."

Le crime pour baptême, le plongeon pour profession de foi. Il n'a pas cru qu'ils survivraient. Mais ainsi ne trahissait-il pas cette ultime révélation. Trop belle, puissante, euphorisante, pour être gâchée par quelque décision qui ne serait pas la sienne ou la leur. Il avait voulu que la suite n'appartienne à personne d'autre. Et aujourd'hui, il a réussi plus qu'il ne l'imaginait possible.

Les dires d'Hannibal résument mot pour mot la pensée de Will. Il fallait qu'ils meurent pour espérer un nouveau départ, nouveau départ techniquement impossible et pourtant bien réel. Un pied-de-nez à la Faucheuse, ils sont non seulement vivants, mais libres. Ce monde que Will ne parvient pas à comprendre et à appréhender, ce monde qui le déstabilise passe pour lui de dangereux dédale sans issue à aubaine. Il devient terrain d'opportunités, puisqu'il est à présent certain qu'Hannibal en fait bel et bien partie. Le passé n'existe plus. Il a son importance, il les a menés sur la route l'un de l'autre. Mais il ne les définit plus aux yeux de personne, et c'est ce qu'il leur fallait.

La question est presque solennelle, son importance totale, et sa réponse est certaine pour Will. Il n'a pas envie de revenir à qui il était, il ne veut pas se ranger ou prétendre, il ne veut qu'une seule chose. Revenir à ce qu'ils ont vécu cette nuit, et ne plus jamais vivre autre chose. Ne pas fantasmer cette vie et reculer, mais embrasser pleinement qui il est, ce qu'ils sont. Hannibal à son côté, plus rien ne le retient. Ce n'est pas qu'une affaire de conviction, toute autre alternative semble à présent inaccessible, inenvisageable.

Nouveau départ, renaissance, dit aussi table rase. Ils sont quittes. Pas de rancœurs, de trahisons, de dissimulations, de mensonges. Will n'en veut plus. Il ne peut garantir qu'il en sera de même pour Hannibal. Il pourrait engager un nouveau jeu, en cet instant précis, s'amuser de ses nerfs fatigués, manipuler, dissimuler d'autres intentions, mais Will n'y croit pas. Il a obtenu ce qu'il attendait de lui et il le sait. Et c'est une victoire pour eux deux. Ce qui devait arriver est arrivé. Nier ce qui s'est passé, ce serait trahir ce qu'ils sont et tout ce qu'ils pourront être. Et de cette trahison aussi, il refuse catégoriquement de se rendre coupable.

"Je n'ai pas l'intention de vous suivre", répond-il, le regard plongé dans le sien, cillant à peine. "Je compte marcher à vos côtés."

Pas à sa suite, mais comme des égaux. C'est ainsi seulement qu'il sait envisager les choses. Il lui doit tout et il le sait, mais il ne compte pas appréhender ce qui doit suivre sous un autre jour que celui-ci. Son chemin, il l'a retrouvé dès l'instant où il a retrouvé Hannibal. Depuis son arrivée sur l'île, il a erré, s'est égaré, mais jamais eu d'autre intention que celle de retrouver ce fameux chemin, de se retrouver.

Chemin qui lui apparaît plus clair qu'il ne l'a jamais été. Et l'impatience le guette à présent. Fragilisé par les circonstances, il ne demande qu'à retrouver tout ce qu'il a perdu, pas seulement Hannibal mais cette sensation si particulière que seul suscite le crime, le sang versé. Cette beauté presque sublime qu'uniquement les ténèbres savent révéler.

Pour lui. Pour eux deux. Ces mots, il les a déjà entendus. La nuit de la métamorphose, la nuit de la renaissance. Et ces mots si lourds de sens en ont plus encore en cet instant. Il les savoure, en saisit l’essence, le sens. C’est ce qu’il a voulu pour eux, c’est ce que Will désire aussi, et à présent, l’éventuel, le désiré, se mue en réalisable. Non, en réalisé. Ils sont engagés sur la même voie, côte à côte, et c’est tout ce qui importe. Will en a la conviction intime. Faiblesse de sa part, peut-être, mais il y croit, malgré tout.

Il n’est plus question de se jouer de l’autre mais de tous les autres. Ils progressent dans la même direction, sans tentation de regarder en arrière, surtout pas. Et le mal qu’ils feront à d’autres, ils ne se le feront plus. Egaux. Unis. Le contact de ses doigts sur sa joue exacerbe la conscience du manque qu’il a eu de lui. De sa présence, de leurs conversations, mais pas seulement. De lui surtout, de lui avant tout, dans tout ce qu’il représente, dans tout ce qu’il révèle en lui d’attentes, d’assurance, de certitudes et de désirs.

Will lève son verre en réponse avant d’y boire une gorgée tandis qu’Hannibal lui tourne le dos un instant, dirigé vers son bureau, ce bureau qui ressemble à s’y méprendre à celui tant détaillé lors de leurs éternelles conversations dans l’autre vie, celle qui ne compte plus, celle qui n’a compté que pour les faire se rencontrer, s’apprivoiser et se compléter. Et au sujet de cette nouvelle vie, de nouvelles questions, d’un pragmatisme total, sont posées. Will en comprend immédiatement la nécessité. Pour autant, la réponse n’a pour lui que peu d’importance. Sa situation a été temporaire, comme entre parenthèses, en attendant de le retrouver. Pas de réelles habitudes, rien qui ne ressemble au quotidien qu’il a mené dans sa vie d’avant.

« J’ai un appartement sur Lockwood Hill. » Une mansarde sans intérêt, absurdement petite. Juste un toit sur la tête. Il a loué le premier logement disponible à sa sortie de l’hôpital. Sans vraiment se poser de questions. Il n’a pas envisagé de s’installer là, ou où que ce soit tant qu’il n’aurait pas l’assurance que la vie qu’il voulait mener pourrait l’être. « Et je ne travaille pas. Pas encore. »

Il a songé quelquefois à retourner travailler pour la police, les autorités locales quelles qu’elles puissent être, pour le plaisir de faire ce qu’il faisait de mieux, se mettre dans la peau d’un tueur… ce qui n’a définitivement plus rien d’un rôle de composition. Mais ce genre de projet n’a trouvé qu’un intérêt limité. Il a mis, en quelque sorte, sa vie en suspens depuis sa sortie de l’hôpital, il ne dépensait son énergie qu’à le retrouver, ou à donner du sens à l’endroit où ils sont… Ce qui, il en a plus conscience que jamais à présent, revenait au même, car cette île et ses mystères lui importent bien moins à présent qu’Hannibal est là, à présent qu’il fait plus que de le supposer.

« Je ne trouverais pas inutile d’approcher la police locale pour m’y faire engager. » Choix en partie stratégique, bien sûr. Il marque une pause, le temps d’une gorgée de vin, reprend. « Je suppose que vous ne vous êtes pas laissé mourir de faim en mon absence. »

Question qu’il s’est posée plus d’une fois. C’est une des premières choses qu’il a faites, chercher traces de crimes qui pourraient être signés de sa main, mais Will n’a rien trouvé. Hannibal a-t-il repris ses anciennes habitudes ? Ou l’attendait-il comme lui voulait l’attendre ?

Un fin sourire s'esquisse à la commissure de ses lèvres en réponse à la question qui n'en nécessite en réalité pas vraiment. Il n'est évidemment pas question de lui courir à nouveau après, d'autant que c'est un exercice qui a de longue date perdu tout son charme et auquel il s'est un peu trop épuisé dernièrement (le résultat en valait ceci dit la peine). Courir après lui serait courir après eux, ce serait aussi absurde qu'inutile. Mais l'idée, elle, demeure. Au service de leurs intérêts, pour se rapprocher de leurs ennemis, de leurs alliés, pour dissimuler plus efficacement leurs traces encore. Une possibilité calculée, stratégique.

Une perspective à double tranchant. Ne pas se mettre en danger est une autre affaire. Son expérience personnelle dans ce domaine parle d'elle-même. Mais s'il a été des plus vulnérables depuis son arrivée sur l'île, il sait qu'il ne le sera plus à présent. Vulnérable sans Hannibal, mais tout-puissant à son côté. Quoi qu'il en soit, il avisera. Ils aviseront. Nombre de décisions seront désormais prises à deux, et c'est tout ce qu'il demande. Les projets se dessinent plus facilement à présent qu'il se trouve une vraie raison de demeurer ici, et d'en faire un territoire de chasse infini.

Qu'ils partageront sans qu'Hannibal ait pris la moindre avance. Il ne le savait pas, non... ou du moins ne pouvait-il pas être complètement sûr, mais il l'avait deviné, oui. Il l'avait souhaité, surtout. Il n'aurait pas reproché à Hannibal de ne pas l'avoir attendu, mais il aurait en revanche réclamé que ce soit à dessein, que chacune de ses victimes soit autant d'indices semés à travers la ville à sa seule et unique intention. Mais non, il l'a attendu, lui donnant confirmation définitive de ce qu'il présumait, ce sur quoi il ne voulait pas se tromper. La réponse d'Hannibal achève de lui confirmer qu'ils sont définitivement sur le même pied d'égalité à présent. Et Will ressent une certaine impatience à mettre fin au jeûne prolongé du psychiatre.

Il dépose son verre sur la table, se lève, alors qu'Hannibal lui confirme l'avoir attendu, sur le ton de la plus pure évidence. L'impolitesse aurait facilement été pardonnée, balayée d'un revers de la main, mais il apprécie qu'il n'y en ait guère eue. Le sourire de Will s'agrandit, le plus sincère qu'il ait jamais adressé à quiconque (certains n'auront jamais eu l'occasion de s'en voir adresser le moindre, d'ailleurs), alors que, les mains du cannibale posées sur ses épaules, chaque contact savouré, invitation à dîner est lancée, attendue, espérée. Il est plus que temps, oui, de rassasier ces deux âmes affamées. Son regard toujours aimanté au sien, il répond par une autre question qui tient lieu d'évidente confirmation.

"Qu'y aura-t-il au menu ?"

Les noms de ces personnes ne lui parlent pas. Peut-être des patients d'Hannibal (sa clientèle peut être un véritable vivier en la matière), peut-être des rencontres fortuites ou non, dans tous les cas, Will se fie entièrement au jugement du psychiatre, il ne redoute pas d'être déçu, en revanche, il est impatient. Revoir Hannibal réveille cette part de lui qu'il gardait difficilement tapie, dans l'attente, une attente qui n'a néanmoins pas encore atteint son terme. Il veut éprouver cette exacte sensation qui l'a envahi cette nuit-là, l'euphorie, la bestialité, il veut retrouver la perfection de ce moment, et il sait que ce sera bientôt le cas. Encore un peu de patience. Il n'en savourera que davantage le festin à venir. Chaque mets évoqué lui donne l'eau à la bouche, parce qu'il ne fait aucun doute, bien sûr, que tous les talents culinaires du cannibale seront mis à profit pour leur offrir un dîner d'exception, mais pas seulement bien sûr.

Ce qui l'envahit peine à se décrire, un mélange d'exaltation et d'assurance. Depuis cette fameuse nuit, il n'a attendu qu'un moment comme celui-ci, et s'il ne s'agit là que de prémices, ils ont déjà une saveur bien particulière, dont Will ne parvient qu'à se délecter. Tout y est : la promesse du festin, son regard plongé dans le sien, ses doigts sur sa joue, son pouce sur ses lèvres, ses dents, et son cœur à lui qui bat un peu plus fort, d'exaltation, avant qu'il ne s'enquiert de ses propres suggestions.

"Je ne me suis pas aussi bien familiarisé que vous avec les denrées locales."

L'envie de tuer, impérieuse, toujours en creux, il n'avait pourtant envisagé aucune de ses rencontres comme des cibles potentielles. Parce qu'il ne parvenait pas à envisager quoi que ce soit, et donc qui que ce soit sans son partenaire de chasse. A présent, la donne est différente. Il peut tout envisager, c'est le monde qu'il veut dévorer à ses côtés. La bête ne sommeille définitivement plus. Elle est là, impatiente, elle guette, avide d'opportunités, de victuailles. Elle sera toujours là, à présent, non plus honteuse d'elle-même mais orgueilleuse de ses conquêtes, parfois temporairement rassasiée, mais toujours à l'affût de nouvelles proies. Affamée, en l'occurrence.

"Et je ne peux prétendre au centième de vos talents culinaires, mais..." Euphorisé par les perspectives qui s'ouvrent à eux, désireux de ne plus rien nier de ce qu'il veut obtenir, de ce qu'il désire le plus ardemment, il lève une main, la glisse contre la nuque du psychiatre, la laisse remonter jusqu'à sa chevelure, ses prunelles résolument amarrées aux siennes. "J'ai mon idée quant à la manière de conclure dignement le meilleur des dîners."

Il n'attend plus. Il l'a voulu à l'instant de passer la porte de ce cabinet. Et bien avant sans doute, consciemment ou pas. Le peu d'espace qui demeure encore entre eux se dissout, et ses lèvres se posent sur les siennes.

Le temps suspendu à leurs lèvres soudées, Will ignore combien il s'en écoule avant qu'elles ne se détachent l'une de l'autre. Geste longuement envisagé, plus ou moins inconsciemment. Guère appréhendé. Quelque chose d'évident, de naturel, ce que l'étreinte a remplacé cette nuit-là, et qui exprime en acte ce que les mots ne diront pas, ou pas si directement, certainement pas tout de suite. Ils s'éloignent, de peu. Une même force les projettera toujours dans le giron l'un de l'autre, qu'ils décident de l'empêcher ou non. Et pourquoi Will l'empêcherait-il encore. La promesse de davantage, plus tard. Will s'en satisfait. La légère frustration qu'il en ressent tout de même se mêle d'une sincère impatience, qui ne rendra la suite que plus délectable. Les choses doivent être faites dans l'ordre, plan sans doute déjà très largement réfléchi par l'un et à présent complètement consenti par l'autre, novice à plus d'un titre, mais plus que désireux d'apprendre, en élève assidu.

D'un regard, Will cherche à discerner au-delà de l'apparence ô combien imperturbable du psychiatre, disséquer, jeter un œil entre les lignes, avec cette envie peu dissimulée de le placer dans une situation qui échapperait à son propre contrôle. Il sait qu'il n'en est pas incapable, le pouvoir et l'emprise qu'Hannibal a sur lui sont indéniables, et dorénavant plus qu'assumés, mais il sait aussi qu'à l'inverse, il a ce don auquel d'autres ne pourront jamais prétendre, d'abattre les barrières ou tout du moins de les fissurer un tant soit peu. Fissure comme ce sourire, presque imperceptible mais bien présent, qui s'esquisse à la commissure de ses lèvres, d'une discrétion que Will ne voudrait en rien lui ôter.

Il hoche simplement la tête tandis que leur dîner, qui ne saurait trop attendre, trouve date et heure. Il s'en impatiente autant que de ses préparatifs, qui eux fort heureusement mettront sa patience pour le moins restreinte à moins rude épreuve. Dans son emploi du temps tout sauf chargé (et pour cause, il lui a été plus ou moins consacré, ce avant même qu'ils ne se retrouvent), il a tout le temps nécessaire à lui accorder. Il est hors de question d'attendre quoi qu'il en soit. Il n'a que trop attendu déjà. Retrouver Hannibal l'aide à se retrouver en partie, mais pour parachever l'œuvre parfaite et pourtant avortée  cette nuit de lune rouge, il doit compléter le baptême dans le sang de nouvelle victimes. Pas une conclusion, cette fois, mais un véritable renouveau.

"Ma soirée est la vôtre", répond Will sans cesser, jamais, de soutenir le regard du cannibale. "Que pouvez-vous me dire de plus sur nos futurs convives ? Quitte à les avoir à notre table, la moindre des politesses est de savoir le nécessaire à leur sujet."

Ni scrupule, ni seconde pensée, ni même un soupçon de remords ne viennent perturber les pensées de Will tandis qu'Hannibal lui décrit plus précisément les personnes vouées à devenir leurs victimes comme on détaillerait les victuailles qui serviront à la préparation de n'importe quel petit plat. Peut-être est-ce la présence d'Hannibal, de retour dans son sillage, qui annihile la moindre remise en question, c'est bien possible, mais Will en doute malgré tout. On reprocherait peut-être à l'empathe exacerbé doit manquer cruellement d'empathie en cet instant. Mais il y a une nette différence entre empathie et compassion. Se mettre à la place des autres ne signifie pas devoir leur accorder pitié ou magnanimité. Se mettre à la place de certains est même la garantie de moins entrevoir encore la nécessité de certaines existences.

Non, il ne compte pas s'attendrir du sort de ces individus qui, tels que décrits par le psychiatre, n'évoquent en lui aucune forme de respect. Peut-être ont-ils des familles qui les pleureront, des amis qui les regretteront... Il sera de bon ton pour eux de se faire d'autres amis, voilà tout. Sa démarche répond à une impulsion proprement égoïste, et qu'il est loin d'ignorer. Il ne cherche pas à punir la grossièreté, il ne cherche pas à faire un exemple, il veut juste que le sang coule à nouveau.

Il a cherché à réprimer tant bien que mal cette volonté primaire, primale depuis son arrivée sur l'île, pas tant dans l'intention de montrer patte blanche et de détruire un instant impossible à contenir que parce qu'il fallait que ce second baptême se fasse dans les règles de l'art. Toutes les conditions sont réunies, à présent. Et ce qui sourd en lui, ce n'est ni de l'inquiétude, ni des remords, c'est uniquement de l'impatience. Celle d'un moment longuement repoussé, à peine savouré, qu'il veut parfait, qu'il sait pouvoir être parfait. Pour la simple et bonne raison qu'il l'a déjà été. L'impatience contenue, il sait que cette attente n'est rien en comparaison de celle qu'il aura déjà endurée en attendant de le trouver, et même avant cela.

"Je n'en doute pas", répond simplement Will quand Hannibal affirme que leurs invités seront certainement très enthousiastes à la perspective de se joindre à leur table. Qu'ils en soient ravis ou non, leur rôle est déjà tout décidé. Et ne changera pas. "En ce cas, je vous laisse le soin de lancer les invitations. J'apporterai le vin."

Il se rapproche de lui, tend une main qui attend d'être serrée, geste bien superflu au regard du baiser qu'ils ont échangé l'instant d'avant, mais certaines choses doivent être faites dans les règles. Chaque chose à son heure.

"Merci, Hannibal."

Pour ce qui les attend, mais pas seulement, bien sûr, pour ces retrouvailles, pour cette renaissance. Et c'est aussi une manière de mettre un terme à cette conversation qu'il ne veut pas forcément voir s'achever, pourtant, mais qui trouvera sa suite bien assez tôt.