(terminé) [Will & Eve] Croissants et café

Les pires névroses imaginables… Si elle savait. Will s’épargnera bien, évidemment, d’apprendre à Eve quels tourments il a traversé durant les premiers mois, les premières années de sa présence ici. Pas qu’il se soucie de donner de lui l’image la plus lisse ou la plus agréable possible (sans quoi il aurait pris la peine de se montrer plus aimable au début de leur conversation), mais il n’a pas vraiment besoin que son interlocutrice, dont le métier, tout comme le sien, est de sonder l’esprit d’autres personnes, obtienne trop facilement un état des lieux d’une psyché instable et fragile.

Ses premières années, passées en institutions psychiatriques, sont à vrai dire assez floues, lointaines dans son esprit, au point qu’il se demande s’il les a vraiment vécues. Rien n’avait de sens, tout était irréelle, sans véritable point d’ancrage, sans prise concrète avec le réel, qu’importe ce qu’était véritablement ce réel, il se voyait partir à la dérive, et s’il décidait de ne pas complètement sombrer, c’était uniquement parce qu’il gardait à l’esprit la pensée parfois fragile, mais jamais complètement éteinte, qu’Hannibal devait forcément être là lui aussi, ils avaient sombré ensemble, ils devaient se relever ensemble… C’était, pour Will, la seule possibilité envisageable.

Oui, sans présence familière, on peut facilement se laisser gagner par les pires névroses, et quand on est déjà psychologiquement instable, c’est encore plus difficile de ne pas céder à ses anciens travers. Oui, c’est ainsi qu’on peut le décrire en effet : un soulagement pur, certain, quand il a enfin su qu’il ne serait plus seul, quand il a compris qu’il pourrait affronter les épreuves, quelles qu’elles soient, que ce nouveau monde leur imposerait, parce qu’ils étaient ensemble pour y faire face. Et il n’avait eu besoin de rien d’autre, de personne d’autre, le changement avait été instantané et, quelque part, radical. Et aucune autre présence, à partir de là, ne devait être requise, encore moins celle d’acteurs de sa vie passée. Y compris Molly. Y compris Walter. Enfin, il ne se permet de penser ainsi, bien sûr, que parce qu’il n’a pas encore revu Abigail.

« Vous imaginez bien », confirme-t-il avant de boire une nouvelle gorgée de café.

Il ne partira évidemment pas dans une longue tirade sur combien la solitude lui a pesé sur le moment, pas plus qu’il ne s’éternisera sur ce que ces retrouvailles ont représenté pour lui exactement (même s’il y aurait beaucoup à en dire, en réalité).

« J’en viens même à ne plus vraiment regretter ma vie d’avant, même si cet endroit est… ce qu’il est. »

En viendrait-il à quelques confidences ? Il s’en étonne lui-même, et il reconnaît assez rapidement, par ailleurs, que c’est loin d’être une bonne chose. Mais ce qui est dit est dit, et il ne le retire pas.

Pour tous ceux qui sont à la recherche désespérée de leurs proches et, qui sait, ne les retrouveront peut-être jamais, pour tous ceux qui souffrent de l’incompréhension de se retrouver aux prises avec un monde auquel ils ne comprennent absolument rien, pour tous ceux qui voudraient par-dessus tout rentrer chez eux et multiplient les manœuvres dangereuses dans ce but, les propos de Will passeraient peut-être pour une insulte. Et pourtant, il est à même de les comprendre en partie, car il a souffert autant que beaucoup d’autres, peut-être plus que certains autres de cette terrible perte de repères… à la différence près qu’il savait pour sa part que les alternatives, dans son propre monde étaient quoi qu’il en soit inexistantes.

Mais Eve ne semble pas insultée par son propos. Elle ne le considère pas avec indignation ou avec consternation : bien au contraire, même, elle le comprend. Il est rare que qui que ce soit affirme le comprendre en le faisant bel et bien, la plupart son généralement à mille lieues d’avoir commencé à véritablement cerné qui il est, mais en ce qui la concerne, il veut bien croire qu’elle le comprenne tout à fait ou du moins légèrement. Même si l’un et l’autre prennent le soin de ne pas trop en dire de leurs situations respectives, ils se laissent l’opportunité d’entrevoir ces similitudes qui font qu’ils peuvent véritablement partager leurs expériences… pas dans leur entièreté, certes, pour cela, il faudrait qu’ils prennent la pleine et entière mesure de leurs similarités, mais ça n’en reste pas moins remarquable pour autant.

Oui, en fin de compte, le meilleur de ce qu’ils peuvent vivre, et de ce qu’ils ne se seraient jamais autorisés à vivre autrement, c’est ici qu’ils le vivent, plus pleinement sans doute qu’ils n’auraient pu le permettre si la réalité les avait rappelé à leurs perspectives autrefois réduites… par eux-mêmes surtout. Taiseux comme à son habitude, Will se contente d’adresser à Eve un fin sourire de connivence qui, de sa part, est déjà beaucoup, avant de finir en une gorgée le contenu de sa tasse de café.

« Je pense qu’il est grand temps de nous mettre au café. Je vous laisse plancher sur le dossier de notre tueuse. Tenez-moi informé si vous avez de nouveau. »

Les bavardages de machine à café qui créent l’inévitable lien social entre collègues n’est définitivement pas sa tasse de thé (en l’occurrence de café), mais tout compte fait, celle-ci ne lui aura pas tout à fait déplu, bien au contraire, même. Et à sa propre surprise.