(terminé) [Will & Eve] Croissants et café

C’est sans véritable enthousiasme (pour le peu qu’il sait en afficher quoi qu’il en soit) que Will a accueilli la nouvelle du recrutement d’un nouveau profiler – en l’occurrence une profileuse – au sein du département de police. Il peut admettre, objectivement, que cette décision est plus qu’appropriée aux circonstances. Il ne suffit pas, ici, de confronter ses observations à des profils déjà connus ou préalablement étudiés (même si ce n’est jamais ainsi, quoi qu’il en soit, que Will a un jour fonctionné, pratiquant son métier d’une manière intuitive, difficilement compréhensible quand elle n’est pas simplement dérangeantes). Quand on se découvre évoluer dorénavant dans un mon où la magie, les superpouvoirs et autres créatures mythologiques sont des variables à faire entrer en ligne de considération dans toute enquête, l’on ne peut plus se contenter d’acquis théoriques ou de préconçus. Il faut savoir… évoluer.

Dans ces circonstances où les crimes se diversifient de façon… inattendue, l’exercice de profilage est certes plus complexe, peut-être plus nécessaire, aussi, et se trouver une collègue dont la spécialité est la même que la sienne est par conséquent un atout remarquable. Mais Will n’aime pas spécialement s’encombrer de civilités avec ses collègues. Au moment de reprendre des fonctions similaires à celle qui étaient les siennes dans son autre vie, Will avait dû faire face à cet effort de sociabilisation qui n’était ni aisé, ni inné chez lui. A Quantico, l’équipe avec laquelle il travaillait acceptait, ou du moins tolérait, ses excentricités, et s’il leur venait à l’esprit de les questionner, c’était généralement quand il ne se trouvait pas dans la même pièce. Jack veillait au grain, il avait accepté la contrepartie à payer en échange de l’imagination qu’il empruntait.

Ici, il ne doit pas s’attendre à ce que l’on déserte une scène de crime pour lui laisser l’opportunité de l’analyser à sa manière. Ici, il ne s’attend pas à ce qu’on comprenne vraiment ses méthodes. Et s’il parvient à donner le change, c’est que lui-même s’est adapté aux nouvelles circonstances. Et embrasser pleinement une nature qu’il a si longtemps refoulée a, bien sûr, largement aidé, par la même occasion. Aussi, quand Eve Polastri se présente, ce matin-là, il est raisonnablement prêt à faire bonne figure. Sans aucune intention de forcer le trait, néanmoins. La première impression que sait lui faire son homologue n’est guère la plus convaincante. Sa bonne volonté et son enthousiasme tranchent naturellement, radicalement avec le caractère ô combien revêche et taciturne de Will Graham.

« J’ai déjà petit-déjeuné », répond-il seulement en ne daignant pas jeter un regard aux croissants généreusement apporté par une Eve pleine de bonne volonté.

Il aurait sans doute formulé une réponse identique dans le cas contraire, mais le fait est que depuis qu’il vit avec Hannibal, ce dernier ne lui donne certainement pas l’occasion de se rendre au travail le ventre vide, et ce qu’importe l’heure à laquelle in doit prendre ses fonctions.

« Will Graham », se présente-t-il tout de même en retour, semble-t-il que c’est la moindre des choses. « C’est votre premier jour ? Vous avez déjà été briefée ? »

Le naturel et la bonne composition d'Eve contrastent très franchement avec le caractère peu accessible et taciturne de Will qui ne s'efforce pas spécialement à montrer de lui un autre visage sous le prétexte de plaire à une collègue à qui, de toutes les manières, il n'a pas spécialement de raison valable de vouloir plaire. Sans doute qu'un semblant d'entente convenable est nécessaire si l'on veut favoriser une bonne dynamique au sein d'un cadre de travail sain et agréable, mais rien de tout ceci n'intéresse réellement Will. Si cela ne tenait qu'à lui, il s'épargnerait la présence de l'intégralité de ses collègues, sans exception aucune, qu'importe qu'ils lui soient un tant soit peu aimables ou du moins supportables ou non.

Limiter ses interactions sociales au strict minimum. Mais dans un travail tel que le sien, il lui faut consentir à cet effort minimal de civisme qui invite à tout le moins à dialoguer. Par ailleurs, il reste tout de même un peu curieux quant au bagage et aux compétences de sa nouvelle collègue. Il a mieux à faire, certes, que de lui faire passer un second entretien, mais elle a du moins le privilège de bénéficier d'un minimum de son intérêt, suffisamment pour qu'il cherche à creuser davantage, ne serait-ce que pour savoir à qui il a affaire plus précisément.

Il ne trouve, en toute honnêteté, pas grand-chose de franchement intéressant en elle à première vue (ne pas en prendre ombrage, il pense la même chose de toute personne qu'il rencontre pour la toute première fois, sauf exceptions rarissimes), mais les apparences peuvent parfois être trompeuses. C'est un lieu commun, certes, mais qui se vérifie aisément, ne serait-ce que dans son propre quotidien. Encore qu'il n'est définitivement pas capable de la même finesse, de la même élégance et du même raffinement que ce dont Hannibal peut être capable de son côté, maître dans l'art du paraître.

"Si vous n'avez pas jugé utile d'écouter plus tôt, je vois mal pourquoi vous m'écouteriez davantage", observe-t-il d'un ton tout à fait neutre tout en regardant son interlocutrice prendre ses aises sur le premier bureau venu. "Je suppose que comme à moi, on aurait pu vous faire un topo sur les enquêtes en cours... vous attribuer un bureau, également...", ajoute-t-il en constatant qu'elle n'attend pas vraiment d'aval pour cela.

Il pourrait bien lui faire une remarque à ce sujet, mais au final, le bureau en question est vide, et ce n'est pas le sien, alors tout ça n'a finalement que peu d'importance.

"D'où est-ce que vous venez ? Qu'est-ce que vous faisiez avant d'arriver ici ?"

La question est directe, trop peut-être, mais Will n'éprouve pas la nécessité d'y mettre davantage de formes. Il la pose comme elle lui vient, tout simplement.

Eve remporte d'office quelques points de sympathie auprès de Will (ce qui n'est pas rien, autant le dire) quand elle lui répond qu'elle préfère se tenir méfiante quant aux dires de ceux qui ne contribuent pas directement aux enquêtes en cours, préférant se fier à l'opinion de ceux qui auront eu directement l'occasion de travailler sur les enquêtes en question. C'est une manière de penser qu'il partage et que donc il apprécie, même s'il n'a guère l'intention de consacrer trop de son temps à expliquer à Eve Polastri les tenants et aboutissants de chaque enquête, surtout si cela doit l'obliger à mettre à jour ces preuves qui bien souvent n'ont de sens que pour lui, quand son cheminement de pensée paraît incompréhensible aux yeux de quiconque sinon lui-même - et encore.

Tant qu'elle ne lui pose pas plus de questions sur le sujet, ce n'est donc pas lui qui va prendre le soin de l'aborder dans le détail. Pour l'heure, il préfère s'intéresser à elle, à son bagage. Eveiller son intérêt n'est en soi pas chose facile, mais ici, dans ces conditions particulières, dans ces circonstances inexplicables, cela est devenu plus facile... et même nécessaire, en réalité. Comprendre d'où viennent les uns et les autres lui permet pour sa part d'avoir une prise, ou une illusion de prise sur cette réalité qui ne lui en laisse aucune ou presque. Et il est presque agréablement surpris d'entendre son interlocutrice lui conter une vie qu'il peut assimiler, par certains aspects à la sienne. Ils viennent, si cela fait encore vraiment sens ici, du même monde. Ou de mondes similaires, tout du moins.

"FBI", confirme-t-il quand Eve lui retourne la question. "J'étais professeur à l'académie, puis consultant sur des scènes de crime."

Il n'entre évidemment pas dans les détails, qui de toute manière ne la concerne pas. Il évitera de parler de son instabilité mentale, au nom de laquelle on l'avait jugé inapte à travailler sur le terrain... pas plus qu'il n'entrera dans le détail des enquêtes qu'il a menées... et où celles-ci l'ont mené en retour, même si une part de lui n'est pas totalement satisfait de ce que son interlocutrice lui apprend de son parcours. Pas parce qu'il ne la croit pas, mais parce qu'il voudrait en entendre davantage.

"Vous constaterez rapidement qu'ici, nos compétences et nos expériences se heurtent rapidement à... disons, un certain nombre d'impossibilités."

Et des crimes de natures grotesques, horrifiantes, absurdes, inhumaines, il en a observés plus qu'il ne faudrait. Pourtant, rien de jamais totalement similaire, ou rarement, à tout ce qu'il a pu connaître. Dans un monde où il faut ne serait-ce qu'accepter que la magie existe, tout prérequis semble soudainement bancal... Il n'est plus suffisant de se fonder sur ses connaissances, son expérience, ou même son imagination.

La question d’Eve pourrait presque sembler indélicate, si elle n’était formulée sans aucune once de jugement dans la voix, mais Will, dans tous les cas, ne lui en tient pas rigueur. Pour cause, il préfère, et de très loin, les questions en soi pertinentes à ces civilités, ces remarques d’usages qui ne mènent à rien et qui ne signifient rien non plus. Eve est curieuse, et c’est un trait indispensable quand on exerce un métier tel que le leur.

Il ne ferait pas bon pour elle de se montrer trop curieuse à son sujet, mais pour l’heure, il accepte de répondre à sa question qui, en effet, n’a rien d’absurde. Sa place n’a jamais été entièrement claire au sein du FBI, et Jack n’était guère pressé de véritablement consolider les limites quand il était question de toutes ces fois où il décidait d’emprunter son imagination. Il avait l’autorité, alors personne ne discutait. La vérité, c’est qu’il n’avait rien à faire là, mais il s’avérait bien assez doué pour que l’on occulte ce constat.

« Parce que je suis un excellent profiler ? » se contente-t-il de répondre sur le ton de la suggestion plus que sur celui de l’affirmation.

Ce n’est pas une réponse satisfaisante sans doute, et qui révèle par ailleurs un souci d’ego plus accentué aujourd’hui qu’il ne l’était autrefois. Eve le prendra peut-être pour quelqu’un de hautain ou de pédant. Quelque part, c’est peut-être ce qu’il cherche. Dans l’art de tenir les autres à distance, Will est depuis longtemps passé maître, et il faudra plus qu’une simple conversation qui les introduisent l’un à l’autre pour que Will baisse sa garde et daigne, peut-être laisser le bénéfice du doute à son interlocutrice et lui prêter plus d’intérêt qu’elle ne sait lui en inspirer de prime abord.

Il ne cherche pas à la prendre au dépourvu quand il porte à son attention le fait que les enquêtes qu’il leur est demandé de mener ici n’ont pas grand rapport avec celles dont elle avait dû avoir l’habitude (et lui aussi, et pourtant, il avait vraiment été témoin de scènes de crime absolument improbables) quand elle travaillait pour le MI6. Elle en a conscience, c’est ce qu’elle lui confirme d’un hochement de tête tout d’abord, puis en paroles ensuite. Après autant de temps passés en ces lieux, il semblait improbable que quiconque ici n’est pas conscience de la singularité de cet endroit et de tout ce qu’il autorise d’événements surnaturels. Accepter le paranormal comme normal demande encore beaucoup d’efforts à Will, mais il n’a pas d’autre choix que de l’accepter. Une condition sine qua non à son devenir, en quelque sorte.

« Ce n’est pas à moi de décider des enquêtes qui vous seront attribuées, mais si vous voulez vous mettre en jambes… » Will se dirige vers son bureau et y récupère un dossier, qu’il dépose sur le bureau qu’Eve s’est attribuée, et où elle est installée, afin qu’elle puisse en découvrir le contenu plus attentivement. « La victime a été assassinée en pleine rue, et en plein jour, mais ce n’est pas une simple agression, de plus, aucun de ses effets personnels n’ont été volé. C’est précis, technique. L’homme qui a fait ça est un habitué. Ou la femme. »

Intéressant, le terme est ici approprié. Tout comme il peut être, très sincèrement, inapproprié à certaines des affaires qui lui sont parfois confiées. C’est un fait, ici, certaines affaires ont tout l’air de challenges tant elles ne permettent de se fier à aucun référent connu, cela n’empêche pas certaines autres d’être tout à fait… banales. D’une déplorable absente de complexité. Certaines affaires sont inintéressantes en diable, l’affirmer serait trahir une sorte de déontologie professionnelle, cela n’empêche pas Will de le penser. Par ailleurs, au regard de toutes les affaires qu’il a pu traiter par le passé, il faut reconnaître que le profiler aurait certainement tendance à mettre la barre haut de ce point de vue. Mais oui, ce meurtre en particulier a su aiguiser sa curiosité, et par conséquent, entendre l’opinion d’Eve sur la question lui semble plus pertinent que de l’entendre au sujet d’autres affaires qui le fascineraient bien moins.

Il l’observe tandis qu’elle feuillette consciencieusement le dossier qu’il lui a remis. Il observe le détail de ses attitudes, de son comportement. Quand elle est ainsi en position d’enquêtrice, elle n’a plus grand-chose à voir avec la femme qu’il a vu débarquer un peu plus tôt, des miettes de croissant parsemant sa tenue de travail. Elle considère le dossier avec sérieux, prend le temps de l’examiner, s’arrête à son tour sur la précision du meurtre qui, c’est certain, a été commis avec méthode. Pas mécanisme, mais expertise, c’est certain. Il lui semble constater qu’Eve paraît un rien impressionné par le crime ici décrit. Il n’appose aucun jugement sur cela, ce n’est qu’un simple constat. Il attend, pour l’heure, d’entendre son interlocutrice en venir à ses premières déductions sur la question. Et la première réflexion qu’elle fait concerne le sexe de leur criminel. Une femme, donc.

Il hoche la tête. Ce serait loin d’être aberrant. Dans nombre d’affaires qu’il traite, Will peut avoir un peu trop naturellement tendance à envisager un homme dans le rôle du tueur, peut-être parce que lui-même a eu plus souvent affaire à des assassins de sexe masculin que l’inverse, mais dans ce cas spécifique, il se rangerait en effet à l’opinion de son interlocutrice. La méthode en elle-même suffit rarement à définir ce genre d’observations, mais une combinaison d’observations peut en revanche permettre d’aboutir à une telle conclusion. A nuancer toujours, bien sûr, mais Will serait bien le dernier à rejeter les analyses instinctives quand on pourrait si aisément affirmer que c’est ainsi qu’il procède lui-même, à l’instinct. S’il fallait le formuler comme tel en sa présence, il s’en défendrait, bien sûr, mais ce ne serait pas entièrement faux pour autant.

« Qu’est-ce qui vous le fait penser plus précisément ? »

Ne serait-il pas en train de la mettre à l’épreuve ? Peut-être bien, ou au moins un peu, il ne peut pas entièrement le nier… Ce n’est pas son rôle pourtant, et il n’est pas vraiment certain de le vouloir, par ailleurs, mais il a sans doute envie, au moins un peu, de savoir à quelle sorte d’esprit il a affaire.

Will ne prétendrait pas avoir, au premier coup d'œil, présumé du talent d'Eve Polastri en matière de profilage, il n'avait pas présumé d'une absence de talent non plus, il n'avait présumé de rien, parce qu'elle ne l'intéressait au fond pas suffisamment pour qu'il daigne davantage creuser le sujet, mais il doit reconnaître à présent une certaine surprise en constatant la rapidité et la finesse d'analyse de son homologue, qui sans difficulté parvient à établir un premier profil, quoi qu'encore vague, de leur tueur. Ou plutôt de leur tueuse.

Celle qu'il a sous les yeux en cet instant n'a plus grand-chose à voir avec celle qui a débarqué dans le bureau. C'est quelque part bon signe, il la préfère compétente qu'inutile. Et quelque part, il ne demande qu'à être impressionné par ses talents. Il est très probable que les circonstances les obligent à faire équipe à plus d'une reprise, à ce moment-là, il sera à l'évidence préférable qu'ils soient en mesure d'apprécier ou du moins de respecter le travail l'un de l'autre.

Il écoute donc avec attention son analyse, qu'il trouve pertinente, et songe qu'en dépit de ses propres compétences, qu'il veut estimer infaillibles, ou presque, il est sans doute de cette catégorie d'individus qui trop facilement sous-estimeraient le sexe opposé. N'est-ce pas ce qu'il a fait avec Eve, même inconsciemment, avant de la voir à l'œuvre. Certes, il a connu plus d'une femme redoutablement intelligente dans sa vie, ce n'est pas pour autant qu'il n'est pas parfois influencé, aveuglé par ses propres biais.

"S'il a cherché à l'intimider, ce pourrait être un acte de légitime défense", observe Will. "Cela semble peu probable au regard de la précision du coup porté. Elle savait exactement ce qu'elle faisait, elle savait où le trouver, elle a prémédité sa méthode. Le geste en serait presque mécanique. Ce n'est à l'évidence pas un crime passionnel. Sans doute pas davantage un règlement de comptes. Notre criminelle ne connaissait pas sa victime, ou à peine. Soit elle a obéi à une impulsion, soit elle a exécuté les ordres de quelqu'un d'autre", remarque-t-il, s'autorisant cette fois à compléter les analyses d'Eve à partir des siennes.

Il ne cherche plus vraiment à jauger ses capacités, en cet instant, il fait seulement face à un crime irrésolu, et il veut rassembler les pièces de ce puzzle jusqu'à obtenir une image nette, distincte. S'ils peuvent, à eux deux, avoir une vision plus nette, plus précise de cette situation, alors tant mieux, observer sa manière de fonctionner l'aide aussi à appréhender son comportement envers elle. Cela exige toujours de lui un effort de sociabilisation certain, mais toujours facilité quand il s'agit de s'atteler à une tâche comme celle-ci.

Eve n’ajoute rien à ses propres observations, en revanche, Will constate qu’elle semble songeuse. À quel sujet exactement ? Il serait bien incapable de le dire, mais il a le sentiment qu’une idée chemine déjà dans son esprit, qu’elle ne daigne pas partager avec lui, sans doute parce que cette idée n’est pas suffisamment aboutie encore pour qu’elle estime judicieux de la dévoiler pour le moment. Qu’importe la manière dont elle procède, en vérité, du moment qu’elle aboutit à un résultat, et Will sent de plus en plus chez son interlocutrice une finesse d’analyse qu’il ne lui aurait définitivement pas soupçonnée de prime abord. Il lui laisse tout le temps de réfléchir plus longuement à la question, lui-même s’autorise à y poser ses propres réflexions, mais faute d’éléments supplémentaires, il pense avoir fait le tour, pour le moment, de ce qu’il serait susceptible ou non d’obtenir à partir des maigres éléments à leur dispositions. Divers compléments d’enquête les éclaireront sans doute davantage, mais Eve choisit tout de même d’aborder la chose sous un angle des plus judicieux, qu’il a entamé d’explorer lui-même, mais auquel il a cependant rapidement renoncé, car cela ne menait nulle part.

« Non, aucun cas qui se rapproche suffisamment de celui-ci pour que nous ayons choisi de recouper ces affaires, en tout cas. »

Ce crime n’est certainement pas le plus exceptionnel sur lequel Will a eu à enquêter, mais ce sur quoi il se distingue demeure suffisamment unique et remarquable pour que rapprocher ce meurtre-là d’un autre ait fait sens… Même s’il serait au fond logique de trouver d’autres cas similaires au regard de l’expertise dont semble être à même de faire preuve la tueuse qu’ils ont dans le viseur. Elle n’en est clairement pas à son coup d’essai, ce qui veut très probablement dire qu’elle a déjà tué aussi. Mais si c’est le cas, elle a eu l’intelligence de brouiller les pistes.

« Les quelques organisations dont nous soupçonnons l’existence ne coïncident pas avec cette affaire en particulier. Beaucoup impliquent des… éléments surnaturels » - il n’en revient toujours pas lui-même de pouvoir dorénavant faire preuve d’un tel détachement au sujet de choses qui ne devraient pas exister. – « Rien à voir avec ce à quoi nous avons affaire ici, donc. »

Encore que ce n’est pas garanti, mais Will se félicite dorénavant de toute enquête qui n’implique pas de vampires, de sorciers, de goules ou de va savoir quoi d’autre encore. Il n’aime pas devoir faire face à ce qui échappe par trop à son domaine de compétences.

« Mais vous pouvez avoir accès à tous nos dossiers, si vous voulez y jeter un œil malgré tout. Je peux isoler pour vous ceux qui peuvent éventuellement se rapprocher du mode opératoire auquel nous avons affaire ici. Rien ne garantit que nous ne soyons pas passés à côté de quelque chose. Notre criminelle semble être une experte… elle peut sans doute l’être également pour ce qui est de brouiller les pistes. »

Une nouvelle criminelle en ville, oui. A moins qu’elle n’ait déjà tué par le passé, ici, d’une manière qui a su taire tout soupçon jusqu’ici. Peut-être expérimente-t-elle, peut-être ne tuait-elle qu’à son compte jusqu’alors, et que le fait de devoir intervenir au nom d’une organisation, quelle qu’elle soit bouleverse ses habitudes et ses méthodes. Dans tous les cas, elle ne sera sans doute pas simple à appréhender… Quel pourrait être l’élément déclencheur pour qu’elle sorte de l’ombre, Will n’est pas capable de répondre à cette question. Déterminer le dessein d’un tueur à partir de l’examen scrupuleux de scènes de crimes est sa spécialité, il est tout de même plus complexe de déterminer le dit dessein quand il est orchestré par une autorité supérieure. Cela rend d’ailleurs, à ses yeux, le crime automatiquement moins attrayant – pour peu qu’il soit admis de le considérer comme tel.

« Laborieusement », répond simplement Will quand son interlocutrice lui demande de quelle manière les forces de l’ordre parviennent à faire face à des cas d’ordre surnaturel.

Qu’Eve ne s’étonne pas plus que cela de l’existence du surnaturel n’interroge pas Will outre mesure, et pour cause, ici, ils sont tous quotidiennement exposés au surnaturel, puisque leur situation en elle-même n’a rien de naturel. Impossible, à ce stade, et après toutes ces années, de se voiler la face encore. Et dans le cadre de leur métier… La vérité, c’est qu’ils piétinent, tous autant qu’ils sont. Leur travail n’est pas moins utile ici que dans leur monde d’origine, mais il est sujet à des problématiques inédites, auxquelles il n’est pas toujours simple de faire face, et même, il semble parfois tout à fait impossible d’y faire face, au bout du compte. Il faut accepter de faire entrer en ligne de comptes des variables si complexes, inédites et difficiles à appréhender que la probabilité de parvenir à résoudre certains crimes paraît, au final quasi-nulle. C’est un constat frustrant, et qui n’est pas des plus heureux, mais pour y remédier, il faudrait parvenir à une pleine et totale compréhension de leur environnement… autant dire qu’ils sont encore très loin du compte. Et continueront certainement de l’être pendant encore très longtemps.

Il hoche simplement la tête quand Eve accepte de consulter les quelques dossiers qui pourraient éventuellement se recouper avec celui qu’ils sont en train d’étudier. Rien ne leur garantit que ça les mènera où que ce soit, mais avoir discuté de ce dossier avec sa nouvelle collègue a eu le mérite d’aiguiser également la curiosité du profiler, et à présent, lui aussi voudrait connaître le fin mot de l’histoire, et comprendre ce que cette criminelle pourrait bien leur cacher.

« Que serait-elle susceptible de nous cacher, selon vous ? » demande-t-il tout en s’installant à son propre bureau, situé à proximité de celui qu’Eve s’est choisi pour elle-même, afin d’isoler les différents dossiers qui pourraient éventuellement les mettre sur une piste quelconque, si infime soit-elle.

« Il semblerait que non », répond Will non sans une certaine réserve quand Eve suggère qu’un de leurs collègues pourrait peut-être s’acquitter de ces tâches qui semblaient impossibles tant elles concernaient des forces qui les dépassaient.

Si c’était le cas, ces collègues s’en cachaient bien, dans tous les cas, Will ne s’y intéressait que très peu. Lui-même n’avait pris son poste ici que très récemment, il y a quelques mois à peine, et on ne peut pas dire qu’il ait pris la peine de s’intéresser à ses collègues outre mesure. Devoir combiner avec la présence d’autres personnes était déjà quelque chose de délicat pour lui, il ne s’infligeait pas la présence d’autrui si celle-ci ne lui était pas infiniment nécessaire.

Encore que, présentement, il doit reconnaître que la présence d’Eve ne l’incommode pas tant que cela. Il prendrait même goût à leurs conversations, s’il veut bien être un peu honnête envers lui-même. Elle est vive, intelligente, elle a un avis rapide et éclairé. Bref, même s’il serait mal avisé de se faire une opinion trop rapide d’elle, sa première impression est relativement bonne, ce qui n’est pas peu dire quand il est question de l’avis tranché que Will peut se faire des personnes qu’il lui faut tolérer dans son sillage. A la question qu’il lui pose, Eve répond sans hésitation, presque du tac-au-tac – encore un trait qu’il apprécie grandement chez lui.

Ce qu’elle serait susceptible de leur cacher, donc, serait l’étendue de ses facultés, et Will ne peut qu’approuver. Les quelques éléments qu’ils ont su rassembler l’ont mené à une déduction similaire. Ils ont affaire à une sociopathe qui semble cocher toutes les cases au point d’être presque un cas d’école (peut-être un peu trop d’ailleurs). Elle exécute les ordres sans y mettre ni volonté ni panache. Mais sans y mettre d’émotion non plus. Tuer ne l’affecte pas, ni positivement, ni négativement. Ce qui ne la rend finalement que plus redoutable. Et difficile à appréhender. Même si, une fois de plus, Eve voit juste et dit juste en affirmant que les tueurs en série apprécient que leur travail soit reconnu tôt ou tard, Will a plutôt été un habitué des criminels qui avaient une fâcheuse tendance à vouloir se faire remarquer. Et de manière grandiloquente, si possible.

« Je ne crois pas en la thèse de l’exécution impulsive. » Même si ce n’est pas à exclure. Et Will devine que Villanelle ne pense pas différemment de son côté non plus. « Si son ego doit rentrer en jeu, elle se lassera tôt ou tard de n’être qu’une simple exécutante. Elle voudra se distinguer. Voire se retourner contre ses commanditaires. »

Ce qui n’est pas forcément une bonne chose pour eux… En attendant, il sera en effet très complexe de mettre la main sur cette criminelle, si cela doit seulement être possible. Ce qui ne veut pas dire qu’ils doivent d’instinct renoncer à cette possibilité… L’examen de cas antérieurs pourrait bien, déjà, mettre à jour une information ou une autre qui leur aurait échappé.

Will hoche la tête. Il est de l’avis d’Eve, même si c’est un discours qu’il n’est pas forcément bon de tenir dans le contexte et dans leur métier, où le temps est compté, à plus forte raison que des vies sont en jeu. Attendre après un nouveau crime pour appréhender un criminel n’est définitivement pas une solution satisfaisante quand on a fait le choix de se positionner du côté de la justice, mais bien souvent, cela reste la solution la plus efficace. Et dans ce cas spécifique, à moins de discerner un pattern à partir d’autres enquêtes en cours, les éléments à leur disposition ne leur permettront sans doute pas d’aller bien loin.

« Trop nombreuses, je dirais », répond Will. « Quoique ce soit relativement difficile à déterminer, en réalité. Je ne suis en poste que depuis quelques mois, et avant moi… et maintenant vous, il semblerait que personne d’autre n’ait été assigné au poste que nous occupons. »

Raison pour laquelle, au fond, il n’est sans doute pas plus mal qu’Eve intervienne, ce qui leur permettra de se partager plus aisément la tâche. Cette charge de travail en moins ne sera pas de refus, surtout qu’il s’avère finalement – et contre toute attente – qu’ils ont l’air de plutôt bien s’entendre en dépit de ce que la première impression de Will lui avait laissé soupçonner. Ceci dit, il avait apprécié, même s’il restait très dépendant de ses autres collègues, avoir le contrôle total de la situation, un rôle qui lui convenait bien compte tenu de certaines affaires sur lesquelles il lui fallait enquêter et qui concernaient de trop près une personne de sa connaissance – quand il ne s’agissait pas immédiatement de lui également. Enfin, il ferait avec, en attendant, il apprend à se familiariser avec le mode de réflexion d’Eve, et il se demande si ce dernier ne serait pas, au fond, complémentaire du sien.

« Accéder aux archives est un véritable casse-tête administratif et, bien sûr, accéder à des archives qui remonteraient à plus de trois ans est tout simplement peine perdue. Garder le compte des affaires résolues contre toutes celles laissées à l’abandon… » Il marque une pause. « Disons que les statistiques auraient tendance à nous desservir. » Il marque une légère pause, reprend, plus amène, du moins dans la mesure où il sait l’être (toutes proportions gardées, donc). « Vous prendrez un autre café ? Je crois que votre chemisier en a bu davantage que vous tout à l’heure. »

Ce n’est pas grand-chose, juste un pas symbolique fait vers elle. Il ne garantit pas pour autant de faire d’immenses efforts la concernant, mais il peut tout de même consentir à en faire quelques-uns néanmoins. Des conversations comme celles qu’ils viennent d’avoir risquent de devenir monnaie courante, pour eux, et si justement elle devait s’intéresser d’un peu trop près à des affaires qui le concernent lui, de trop près, mieux vaut ne pas se tirer d’inutiles balles dans le pied.

Will ne prend pas même la peine de répondre quoi que ce soit quand Eve résume en une phrase ce que tout un chacun d’un tant soit peu sensé (et Will ne l’est pourtant pas toujours) ne peut que penser dans ces circonstances. Oui, cette ville est, en effet, un véritable casse-tête. Et quand on peut avoir le sentiment d’y voir ne serait-ce qu’un peu plus clair, les circonstances nous rattrapent bien vite et nous font revenir à la case départ. Le moindre sens que l’on peut dégager de cette situation dans laquelle ils se retrouvent tous est très vite estompé par d’autres considérations, d’autres mystères, qui rendent aussitôt caduques toutes leurs réflexions. Rien ici n’a vraiment de sens, et il semblerait que plus l’on s’évertue à comprendre l’incompréhensible, plus cette incompréhension gagne du terrain, au point qu’il soit par moments tentant de baisser purement et simplement les bras.

Faute de réussir à démêler un passé qui, peut-être, n’existe tout bonnement pas, quand bien même cela semble impossible (mais rien n’est impossible ici, c’est bien le problème), Eve a raison : le mieux est encore de se concentrer sur le futur, même si ce dernier paraît tout aussi opaque et inaccessible. Leurs esprits conjugués ne pourront pas faire de miracles, sans doute, mais ils ont très certainement davantage de chances d’être efficaces à deux… Il faut bien que Will l’admette, au final, la compagnie d’Eve ne lui déplaît pas tant que ça. Passée sa première impression, il doit bien lui reconnaître qu’elle est brillante, et il sent qu’elle ne manque pas d’intuition, ce qui ne sera certainement pas une mauvaise chose pour la suite (quand bien même cela pourrait bien finir par se retourner contre lui tôt ou tard, il doit garder cela à l’esprit).

« Ça devrait être envisageable », répond-il, ce qui est une manière d’admettre sans vraiment le dire qu’il aurait certainement pu lui réserver un meilleur accueil pour commencer, mais au moins, cela donne le ton, et Eve ne se fera pas d’illusion quant à son collègue (enfin si, il faudra bien qu’elle s’en fasse quelques-unes). Il est capable de se montrer vaguement plus amène, mais toutes proportions gardées malgré tout. Il reste indéniablement taciturne et la dernière personne avec qui l’on s’imaginera se payer de bonnes tranches de rire. « Même si le café ici est loin d’être excellent. »

C’est qu’à force de côtoyer Hannibal, son palais deviendrait exigeant. Cela dit, il n’a pas vraiment besoin non plus de caféine, c’est plus une manière comme une autre d’engager un minimum d’effort social avant que tous deux ne se mettent plus concrètement à l’ouvrage, ce qui ne sera pas un moindre luxe vu toute la charge de travail qu’ils doivent abattre. Alors qu’il leur sert de tasses de café, il en profite pour reprendre le fil de leur conversation, sur un terrain disons plus personnel.

« Je m’interroge… Je suppose que cela va faire presque trois ans que vous êtes ici, comme pour nous tous. Pourquoi rejoindre la police seulement maintenant ? »

La remarque d’Eve sur le café anglais (qui selon Will peut s’appliquer à à peu près tout ce qui est anglais d’un point de vue culinaire) réussit à lui décocher un très léger sourire. Il songe qu’il voulait se faire d’elle une amie – mais est-ce vraiment prévu au programme ? Pas vraiment, c’est un engagement social dont il préfère largement se préserver, et par ailleurs, ce pourrait même se révéler dangereux, à ce stade –, il suffirait de lui faire boire un café digne de ce nom. Mais plutôt que de focaliser la conversation sur ce jus de chaussettes qui ne doit, de toute manière, concentrer qu’une part infime de leur conversation, il préfère chercher à en apprendre plus sur son interlocutrice.

Il constate ce fin sourire un peu gêné qui se dépose sur ses lèvres avant de daigner lui répondre, peut-être la réponse n’est pas si simple. Will est à même de comprendre, ce n’est jamais simple, encore moins simple, ici. Ceux qui s’imaginent une voie toute tracée dans ce nouveau monde, et surtout ne finissent pas déçus dans leurs expectatives ne doivent pas être bien nombreux, c’est du moins ce que Will ne peut que penser au regard de sa propre expérience.

Elle a donc fait un grand écart magistral en travaillant dans la restauration en dépit de son expérience au MI6. Après avoir discuté avec elle du profil de cette criminelle dans la nature qu’il leur faudra pister, il est assez singulier de songer qu’il n’y a pas si longtemps, elle travaillait dans un restaurant. C’est ce qu’on appelle un grand écart professionnel. Mais que Will est capable de comprendre le pourquoi du comment. Tenter de se détacher de ce que l’on a perdu, ou de ce à quoi on a voulu renoncer, essayer de commencer une nouvelle vie, repartir de zéro, quitte à vivre aux antipodes de ce qu’on avait jusqu’alors connu… Il est passé par là, pas vraiment ici, étonnamment, davantage dans son ancienne vie quand, après l’arrestation d’Hannibal, il s’était convaincu qu’il serait capable de prendre un nouveau départ, sans regarder en arrière.

Eve poursuit en lui apprenant avoir retrouvé récemment une personne à qui elle tient, qu’elle ne pensait pas revoir, et qui lui a donné la confiance nécessaire pour s’engager sur une voie à laquelle elle avait cru renoncer. Il est assez étrange pour Will, qui écoute son interlocutrice attentivement tout en sirotant son café, de constater à quel point son expérience peut, par certains aspects, faire écho à la sienne… et il n’a pas idée, pourtant, d’à quel point leurs histoires se fond écho l’une à l’autre.

« Je peux comprendre. Il est difficile de donner un sens à cet endroit, ou au rôle que l’on est supposé y jouer. Ça devient plus simple à partir du moment où l’on n’est plus seul. »

Et c’est le solitaire de nature qu’il est qui se permet de l’affirmer, tout à fait.