Deux fleurs d'amaryllis, pour la fierté, un mimosa, bébé aux larmes sensibles, sept marguerites pour la confiance.

Le lit de Narcisse est couvert de pétales. Le bambin sent bon, ses cris et ses larmes émerveillent sa mère, Liriopé, prénom qui résonne quand d'autres dieux la réclament. Liriopé la splendide, Liriopé l'enjouée, Liriopé la séductrice. Nymphe qui s'était éprise d'un fleuve, fleuve à la voix forte, qui se la joue bariton dans les opéras qu'il lui crée, dessinant du flot continu de ses chants les prémices d'une belle romance.
Le fleuve avait noyé la nymphe d'amour, puis il s'était tari. Liriopé était alors seule, le ventre gonflé, les yeux aussi ; chagrin ultime que l'abandon de cet amant à qui elle aurait tout donné, même si on lui avait bien appris que les dieux fleuves aimaient prendre la fuite dès qu'Hélios tirait son char dans la voûte, à l'aube.

Liriopé se perdit à Delphes, dans son immense tristesse, marchant jour et nuit, sous le regard attendri d'Artémis, des éclats d'argent tirant sur les sentiers des chemins de pavé qu'elle pourrait suivre. Elle s'assoupit pour la première fois en plein coeur de la nuit, couvée par Nyx elle-même, bénédiction accordée tant à la mère qu'à l'enfant qui s'était mis à grandir en elle.
Et au matin, elle fut réveillée par le chant de cinq naïades qui s'écoulaient en s'ébrouant près de son lit d'herbe improvisée. Liriopé s'éveilla, articula quelques pas, et fut happée par la flamme au coeur d'une caverne, y entra, sans trop réfléchir. C'était la demeure d'un oracle. Il caressa son ventre, embrassa son front, puis d'une voix solennelle, grava dans les synapses de la belle nymphe sa prédiction. "Il atteindra la vieillesse s'il ne se connaît pas."


Le bébé fut couronné dès la première heure d'une belle couche de pétales, puis d'une splendide couronnes ; du mimosa pour sa sensibilité, l'oeillet du poète pour l'admiration qu'il prodiguerait partout sur son chemin, la rose d'une passion à venir, et trois pétales de campanule pour la coquetterie.
Son premier cri fut celui d'un beau chanteur d'opéra ; Narcisse avait pris la voix de son père. Ses nuits furent d'abord terribles, et pas une seule fois il n'arrêta de pleurer, jusqu'à ce qu'Aphrodite elle-même soit descendue de l'Olympe.

Elle lui embrassa la main, ronronna devant ce nouveau-né aux si beaux traits, et du bout de ses lippes, murmura une bénédiction. Narcisse serait le plus beau des garçons de son âge, et en tout temps s'agiteraient pour lui les coeurs. Narcisse fascinerait la faune, Narcisse ferait germer la flore, Narcisse serait au monde un nouveau trésor, comme pour conjurer l'hideuse Méduse qui s'était éteinte à quelques kilomètres de son lit seulement.


Enfant, Narcisse fut souvent délaissé par sa mère, courtisane d'Hélios, courtisane de mille dieux fleuves et de cent autres héléades. Toujours béni par Aphrodite elle-même, Narcisse eut le droit à l'éducation des neuf muses, et en ce sens se perfectionna dans tous les arts existants. Les années passant, son profil et ses traits prirent le pli des bénéfices d'Aphrodite, et à l'adolescence, tous s'extasiaient devant le profil du gamin rêveur.

Narcisse savait compter les étoiles, Narcisse vivait seul, souvent, et partait se promener en pleine nuit, surveillé seulement par Artémis. Une nuit vint où il s'endormit le long d'un lac. Sa main glissa dans l'herbe dans le crépuscule, jusqu'à ce que les doigts heurtent la surface argentée de l'eau, provoquèrent une ondée qui se répercuta avec le son de son cri de surprise. En se penchant, Narcisse vit son reflet. Et pour la première fois de sa vie, Narcisse tomba amoureux.

Il avait écarté les propositions folles des plus belles créatures, jusqu'à ses trente ans, et même Aphrodite voulut s'offrir les faveurs de Narcisse. Il avait toujours refusé, persuadé que l'absence des flammes d'Hadès dans son corps était une belle chose ; après tout, en ce sens, n'échappait-il pas aux pires tentations que pouvait susciter les désirs d'Éros ?

Fasciné par ce à quoi il ressemblait, malgré les flots qui s'agitaient, malgré les journées qui passèrent, Narcisse se regarda en boucle, frôlant toujours sans oser toucher son portrait dans l'eau. Il ne ferma les yeux qu'une seule fois, s'endormit dans un bosquet de cyclamen. À son réveil, Narcisse fut enorgueilli d'une impulsion, lui si calme, si réservé, si réfléchi fit passer sa main par-dessus son torse, se pencha vers l'eau.
Et Narcisse tomba dans l'eau.


À son réveil, Narcisse pensa avoir halluciné. Mais les véritables kaléidoscopes ne faisaient que commencer : il était sur une île inconnue, couché, nu, sur une matière nouvelle (il apprendrait plus tard qu'il s'agissait d'un bitume). D'un accès de pudeur, il se couvrit d'une toge trouvée dans la vitrine d'une boutique qui longeait son réveil. La toge était une chemise qu'il peina à fermer, la boutique était déserte, et elle deviendrait avec le temps son paradis à lui.

Des années plus tard, à grands renforts de persévérance et d'imagination, Narcisse ouvrit Narcisse, sa boutique, évidemment. Les tissus de la vitrine furent offerts à un refuge voisin, et partout germèrent les plus belles fleurs de la région. Narcisse avait la main douée pour les bouquets, glissait dès que possible à son oreille une fleur.

Un jour, l'azalée à sa tête chuta vers le sol, se coinça entre deux lattes de plancher. Un inconnu se baissa pour la ramasser ; Narcisse n'avait pas l'habitude d'être accompagné dans ses promenades nocturnes sous les étoiles. L'étranger lui faisait face, la fleur en main, en éplucha les pétales, et les phalanges jouant sous sa peau semblèrent être le plus beau des mécanismes aux yeux de Narcisse. Il leva ses yeux. Les posa sur ceux d'Achille. Et tomba amoureux, pour la seconde fois de sa vie.

Peut-être aurait-il dû éviter de lui conter, dans les nuits d'ivresse romancée, la mémoire qui flanchait, tous ces trous qui peu à peu fleurissait dans le jardin de ses souvenirs.
Peut-être aurait-il dû éviter de lui conter, dans les crépuscules torrides partagés, la bénédiction d'Aphrodite, et combien il était tombé amoureux du reflet dans l'étang, jusqu'à presque en mourir.
Peut-être aurait-il dû en garder un peu plus pour lui. Achille avait pris l'habitude de partir, sans que rien ne semble pouvoir le retenir.

Et le reste du temps, Narcisse était presque seul, dans son royaume de jonquilles. Calme et timide, sans jamais oser s'adresser aux inconnus, qui trouvaient difficilement grâce à ses yeux ; peut-être avec le temps finirait-il par se rappeler que la bénédiction d'Aphrodite était aussi due à son affront d'avoir trouvé plus séduisant qu'elle, le désir personnifié ; peut-être comprendrait-il alors qu'il s'agissait également d'un maléfice, que celui-ci prenait la forme de ses yeux fauves parfaitement désintéressés, condamné à une solitude extrême.
Narcisse aime les fleurs. Narcisse aime surtout Narcisse. Et au creux de son âme, il peine à se l'avouer, mais Narcisse aime particulièrement Achille.