(TERMINE) Life is a dream for the wise, and a game for the fool [pv Loki]

Il prend une grande inspiration, et hume un parfum à l'inverse de familier. Presque... serein. Bon, il serait absurde d'exagérer, Will est loin d'aller bien, il est en revanche proche d'aller mieux, et après des semaines d'une errance qui lui a semblé infini, c'est bien assez pour qu'il ne sache certes pas s'en contenter, mais du moins s'en satisfaire, un temps du moins. Au nom d'un constat qui se concentre et se résume en quelques mots à peine : il a retrouvé Hannibal. Ces retrouvailles ont donné la réponse à certaines questions, en ont occulté d'autres, en ont également attisé certaines. Il accepte ce qu'il a si obstinément refusé jusqu'ici. Il ne va pas seulement chercher, vainement, et au péril de sa santé mentale déjà défaillante, chercher à percer les mystères de cet endroit. Il va tenter, tant bien que mal, de les apprivoiser, de les faire siens. Un travail de longue haleine, qui exigera patience, et peut-être plusieurs bonnes dizaines de séances d'une thérapie à laquelle quiconque de bien avisé l'exhorterait de renoncer sur le champ.

C'est la première fois qu'il prend la peine de traverser ce parc qui borde Baker Street avenue, quartier, où selon toute vraisemblance, et à l'image des autres quartiers de cette satanée ville qu'il ne jurerait pas apprécier pour autant, il finira par prendre sa marque. Il n'est pas sûr d'en apprécier l'espace certes vert mais un peu trop discipliné à son goût. Il se laisse le temps de réfléchir, à l'écart du décor restreint du piètre appartement dont il a obtenu la location sur Lookwood Hill, à mille lieues de sa demeure de Wolf Trap.

Il croise un joggeur insouciant, il se demande un instant s'il ne devrait pas l'interroger, comme les trois-quarts de ceux qui croisent sa route et qu'il presse d'interrogations que la plupart ne veulent pas entendre, qu'ils les aient trop entendues déjà ou préfèrent simplement les occulter. Mais il renonce et le laisse poursuivre sa course sans l'interrompre. En fait, son attention est davantage concentrée sur le canidé qui trotte à quelques centimètres de sa jambe. Premier caprice, preuve définitive qu'il est là pour longtemps.

Ses chiens, ceux de son autre vie, lui manquent. Il reste des manques à combler. Pas aussi grands, cela dit. Pas à ce point infinis qu'ils aient pu laisser, comme précédemment, ces abîmes de vide dans un être comme en pilote automatique. La bête est un bâtard sans pédigrée, un animal un peu stupide mais attachant qui l'observe comme son messie personnel. Le sentiment n'est pas déplaisant. Rien d'illogique à ce que leur compagnie lui ait toujours semblé préférable à celle de presque tous les humains. Un léger - ou moins que léger - complexe de dieu à gérer. Peut-être. Eventuellement.

Mais l'animal à peine récupéré reste mal éduqué. Quand il se précipite entre les jambes d'un parfait inconnu, Will peine à le rappeler à son pied et s'en excuse aussitôt auprès de l'autre. Un vrai dieu, lui, qui n'avait pas à prétendre l'être. Avant, en tout cas.

"Désolé, il n'est pas encore dressé."

Le moins que l'on puisse dire, c'est que cet inconnu avec qui Will n'était pas préparé à échanger plus de deux mots est du genre direct. Et son discours ne saurait être plus contraire à l'opinion de Will, même s'il comprend par certains aspects où cet homme veut en venir. L'ancien profiler est le premier à déplorer le peu de cas que font certains de l'adoption d'un animal, considéré à leurs yeux comme des entités jetables, desquelles l'on peut faire le choix de se débarrasser pour peu qu'on les estime trop encombrantes. Will n'a jamais appartenu à cette catégorie.

Loin de voir les animaux - les chiens en particulier - comme des objets disposables, il a eu bien souvent tendance, tout au contraire, à les estimer avec bien plus d'égards et d'attention que le commun des mortels. Dans son affinité avec les bêtes, il y a sans doute en creux cette comparaison inévitable avec le genre humain, et s'il a toujours eu des facilités évidentes avec les premiers (raison pour laquelle sa maison de Wolf Trap à l'époque aurait pu faire pâlir d'envie certains chenils), les seconds ont rarement sa préférence... bien au contraire. Les chiens ne trichent pas, ne dissimulent pas, et il est assez apaisant de se trouver en présence de créatures dont la bestialité est sans rempart, directe même si disciplinée... abandonnée à des codes sociaux mais certes pas moraux.

"Pour ma part j'estime que c'est une raison de plus de vouloir s'en occuper", répond simplement Will.

Si tous abandonnaient et que personne ne recueillait, ces bêtes se retrouveraient livrées à elles-mêmes. Peut-être que ce ne serait pas plus mal, qui sait. Quant au fait de l'encombrer, ça n'a jamais été le cas. Peut-être peut-on considérer cela comme contradictoire. Un loup solitaire n'a guère besoin d'une meute, de chiens qui plus est. Mais loup solitaire, Will ne l'est finalement pas tant que cela, n'est-ce pas ? Peut-être est-ce aussi un stigmate de son empathie exacerbée qui trouve sa consécration dans son rapport aux animaux. Ou bien autre chose, quelque chose d'inconsciemment satisfaisant à s'entourer de créatures infiniment dépendantes de lui, et qui le déifieraient presque.

"Aucun animal n'est réellement encombrant si l'on sait s'en occuper. Je reconnais que ce n'est pas donné à tout le monde."

Mais à lui, oui. Se sentir plus proche de l'animal que de l'humain est presque une seconde nature. Ou bien sa nature même. Rien d'étonnant, partant de ce principe, que les quelques humains qui parviennent à recueillir ses faveurs et surtout son intérêt et attention (pas si simples à gagner) soient ceux dont l'humanité est, au mieux, vacillante. Et la bestialité, en revanche, latente.

La question de son interlocuteur a le don d'intriguer Will. Il ne s'était pas attendu à ce genre d'interrogations. Ni à aucune interrogation du tout, d'ailleurs. Généralement, croiser quelqu'un lorsque l'on promène son chien revient à avoir quelques remarques évasives sur l'apparence de l'animal, et ça s'arrête là. Ce qui au passage arrange Will qui, malgré son affinité particulière avec les chiens, n'a pas particulièrement de raisons ou d'intentions d'en discuter des heures durant avec le premier passant venu. De cela ni de quoi que ce soit d'autre d'ailleurs.

Faut-il se sentir obligé ? Non, sans doute pas, ce serait bien là la pire manière de s'occuper d'un animal. Toute action née d'un sentiment d'obligation se voit forcément biaisée et par certains aspects problématiques. Il se forcer à certaines choses, sans doute, c'est une affaire de morale, de codes sociaux, mais c'est un débat qu'il n'est pas nécessaire de creuser outre mesure. Il ne prend pas la peine de répondre, dans tous les cas, il a le sentiment que sa réponse ne serait utile, car sa question en sous-tend sans doute une autre, dont Will n'est pas à même de déceler les subtilités.

"Le sujet de l'abandon a l'air de vous tenir à coeur", observe Will tandis que l'inconnu s'autorise à caresser son chien - sans son autorisation au passage, mais il laisse passer ce léger écart.

Will l'a bien remarqué, c'est déjà la deuxième fois que le mot est prononcé en quelques minutes seulement de conversation. Soit cet homme est particulièrement sensible à la cause animale, soit ses réflexions font écho à autre chose.

"Certains psychiatres de ma connaissance trouveraient beaucoup à en dire."

Et Dieu sait que Will en a connus, bien plus qu'il ne faudrait sans doute en fréquenter au cours de toute une existence, et qui eux-mêmes auraient bon ton de consulter. Et qui n'ont pas forcément eu la meilleure influence sur lui... enfin, question de perspective. En tous les cas, le comportement de son interlocuteur l'intrigue, le rend curieux. L'intérêt qu'il porte à cet animal, le regard qu'il pose sur leurs propriétaires et ceux qui abandonnent, il doit admettre que ça l'interroge.

"Midgard ?"

Will arque un sourcil. Il répète, mais il sait qu'il a très bien entendu. Il sait qu'il doit accepter de cet endroit ses codes et ce qu'il donne à l'impossible de latitude pour n'en faire qu'à sa guise. Une ville qui ramène les vivants à la vie, qui tolère les voyages temporels, les voyages dimensionnels, même. Une quantité de variables intangibles qui avaient mis son esprit dérangé et foisonnant à dure épreuve, en quête d'un dessein à décrypter, et qui n'avait cessé de lui échapper. Qui lui échappe encore. A cette différence près que l'incompréhension est plus supportable quand un autre but se poursuit. Ce qui n'occulte pas la curiosité.

"Midgard", le terme lui est familier, pour les quelques bribes de connaissances en mythologie nordique que Will possède. De là à se faire une idée précise de qui est son interlocuteur et d'où il vient, c'est une autre affaire. Il faudrait tout accepter, ici. Mais consentir à la possibilité de s'adresser ni plus ni moins qu'à un dieu, c'est davantage que ce qu'il consent à conceptualiser.

Pas de commentaire quand son interlocuteur observe que notre esprit peut bien souvent nous jouer de sérieux tours. Will pourra difficilement prétendre le contraire, lui qui a été la première victime des tours que son esprit a pu être capable de le jouer. Ou qu'on a joué sur son esprit, plutôt. Tout ce qu'il faudrait s'abstenir d'approcher de trop près en matière d'instabilité mentale, il l'a, à sa manière, expérimenté. Prétend en être revenu. Beaucoup argueront que c'est loin d'être le cas, happé dans une spirale plus vicieuse que toutes celles qui l'avaient accueillies jusqu'alors. Mais avec un sentiment de conscience de soi bien différent.

L'homme semble intéressé par le fait de voir un psychiatre. Sans doute en a-t-il effectivement besoin. Sans doute en ont-ils tous besoin, en réalité, dans ces circonstances très spécifique et à peine explicables.

"Si vous ressentez le besoin de consulter un psychiatre, je ne peux que vous conseiller d'aller voir le docteur Lecter. Il a son bureau ici, sur Baker Street avenue." Parler d'Hannibal en pleine conscience du fait qu'il est bel et bien là. Ni un fantôme, ni le fruit de son imagination, ni un personnage de son passé qu'il ne saurait jamais retrouver, le soulage encore maintenant d'un poids qu'il lui serait difficile de décrire convenablement. "Si vous lui dites que vous venez de la part de Will Graham, je ne doute pas qu'il vous fera de la place dans son emploi du temps."

Encombrer Hannibal d'un nouveau patient ? Peut-être. Ou se donner une occasion de... voir ce qui pourrait éventuellement se passer, surtout.

Pourquoi lui ferait-il une place dans son emploi du temps ? Parce que Will le demanderait, c'est aussi simple que cela. Non qu'il ne puisse interférer vraiment dans le travail et l'agenda du psychiatre, ce serait sans doute très présomptueux de sa part, d'autant qu'Hannibal semble avoir su se façonner une patientèle plutôt complète durant les deux années qu'il a passées sur cette île (somme toute, Will n'a fait qu'errer durant tout ce temps tandis que l'autre s'est adapté).

Il n'empêche qu'il veut croire avoir ce pouvoir de décision, et puisque son interlocuteur l'intrigue, il pense qu'il sera aussi capable d'intriguer, d'une manière ou d'une autre, le docteur Lecter. Est-ce que, pour autant, il aura d'une quelconque manière sa place, peu importe laquelle, dans leur dessein ? Cela n'a rien d'une certitude, mais il est du moins suffisamment intrigué pour lui laisser une porte d'entrée, qu'il pourra décider d'ouvrir ou négliger... A moins d'escompter enclencher un piège qui pourrait aisément, en vérité, se retourner contre lui.

"En effet, vous n'êtes qu'un simple inconnu", répond tranquillement Will en observant plus attentivement son interlocuteur.

Il ne prend pas la peine d'expliquer plus concrètement quel lien privilégié il partage avec le psychiatre en question. Quand bien même, d'ailleurs, il déciderait de se montrer plus explicite sur la question, il serait sans doute impossible d'expliquer avec l'économie de mots qui sied à ses habitudes, la nature exacte de ce lien en question d'une manière qui saurait lui rendre parfaitement justice.

Dans tous les cas, il n'en a ni l'envie, ni l'intention, ni à lui, ni à personne. Inconnu ou pas. En attendant, son interlocuteur soulève effectivement un point qui ne peut être ignoré. Il devine certaines choses, mais il en sait finalement peu, voire rien du tout. De fait, il ne sait même pas comment s'appelle son interlocuteur.

"Je ne connais même pas votre nom, c'est dire", observe-t-il alors en le considérant du regard comme si ce seul coup d'oeil pouvait vraiment lui permettre d'en apprendre plus sur l'homme qui lui fait face.

Un nom ne veut pas dire grand-chose dans tous les cas, évidemment, mais en ce qui concerne son interlocuteur, néanmoins, Will estime que ce serait la moindre des choses, d'autant qu'il a été habitué, plus que jamais dans cette ville, à respecter à la lettre la notion de quid pro quo. Une information contre une autre. Et puisqu'il a décliné son identité à Loki, il lui semble logique, voire indispensable, que ce dernier fasse de même.

Le nom de Loki, dans un autre contexte, lui aurait certainement été familier. Sans être un grand amateur de mythologie nordique, il en avait quelques notions, et cela aurait certainement dû réveiller en lui une quelconque association d'idée. Ce n'est pourtant pas le cas, et par son absence de réaction (qui au mieux se résumerait au fait de constater que Loki n'était pas un prénom que l'on entendait tous les jours... mais cette remarque est un rien absurde dans un monde où tout le monde peut venir de n'importe où et n'importe quand, semble-t-il), il vient en effet conforter sans le savoir les propos que son interlocuteur ajoute à voix dorénavant plus basse, mais qui n'échappent pour autant pas à l'ancien profiler.

A la manière dont il le formule, Will devine que ce n'est pas uniquement une façon de parler, ou le trip égotique d'un homme trop imbu de sa personne pour envisager qu'on ne le reconnaisse pas dans la rue. Enfin, peut-être y a-t-il un peu de cela, ceci dit, mais en ce qui le concerne, il paraît avoir eu une bonne raison de s'attendre à ce qu'on le reconnaisse. Et dans la manière dont il exprime une certaine forme de soulagement à la perspective d'être finalement un anonyme, à présent, Will est presque capable de se reconnaître.

"L'anonymat est un luxe dont on néglige trop souvent la valeur.", remarque-t-il sans spécialement s'en justifier.

Être un anonyme parmi les anonymes, sur cette île, lui convient très bien. C'était même une nécessité. Will Graham n'aurait pas pu retourner à la vie civile s'il était resté en vie, dans sa dimension. Ici, pas de FBI, pas de Jack Crawford. Tabula Rasa. Il est libre de redémarrer de zéro, d'être qui il désire être sans devoir accuser les conséquences de ses actes passés, sans devoir assumer une ancienne vie qui ne correspond en rien à qui il estime être à présent. L'anonymat est un luxe, oui, un don qu'il compte bien conserver précieusement.

"Dois-je en déduire avoir affaire à une célébrité ?"

C'est dit avec plus de curiosité qu'autre chose. Guère de moquerie. Un nom ne lui suffit pas à savoir à qui il a précisément à faire, et c'est une chose que, oui, il tient bel et bien à savoir. Il ne s'ôte pas de l'esprit que cet homme est intrigant, intéressant, sans pouvoir déterminer précisément en quoi. Mais cela viendra. Ou en tout cas, il en a l'intention.

Il y a vraiment quelque chose d'intrigant, chez cet homme. Will ne sait mettre entièrement le doigt dessus (et cela ne le rend que d'autant plus intrigant), mais c'est là. Une sorte de fragilité singulière, qui ne se traduit pas forcément en faiblesse mais en autre chose... Evidemment, Will a beau souffrir d'une empathie exacerbée, il n'est pas pour autant le plus à même de démêler les psychés les plus complexes, mais ces quelques minutes de conversation renforcent cette première impression. Il y a définitivement chez ce Loki quelque chose à creuser...

Et le plus intéressant dans tout cela, c'est qu'il semble presque en demande, justement, de creuser le terrain en question, ce qui est rarement le cas de ceux qui pourtant sont les plus passionnants à sonder. L'histoire de cet individu doit sans aucun doute être si ce n'est passionnante, du moins hors du commun. Mais il est peu probable qu'il la lui délivre. C'est aussi la condition des secondes chances... elles poussent à laisser le passé derrière soi. Pas à l'oublier, non, mais du moins à l'enterrer suffisamment profondément pour qu'il ne vienne à personne la tentation d'y fouiner. A voir... c'est que cet homme semble tout de même très tenté de parler malgré tout.

"Je suppose qu'on peut le présenter ainsi, effectivement."

Une seconde chance. Will, s'il doit mettre des mots sur la situation, parlerait plutôt de renaissance, mais le terme est trop spécifique, induit bien trop de considérations personnelles pour qu'il envisage d'en parler à son interlocuteur. Mais en effet, parler de seconde chance n'est pas une erreur. Dans le cas de Will, c'est le cas. Si sa vie ne s'était pas arrêtée à flanc de falaise pour finalement être retrouvée ici, sa vie n'aurait plus été acceptable. Il n'aurait pas pu échapper à un destin cent fois moins enviables à celui qu'il a finalement obtenu. Pour lui, ça aurait sans doute été l'hôpital, la fuite vers rien, la prison, va savoir... Affronter le regard de Molly, de Jack... Rien qu'il ne se soit senti capable d'assumer cette nuit de lune rouge.

"Qu'avez-vous fait de cette seconde chance, jusqu'ici ?" demande finalement Will.

Cette question l'intéresse moins que d'autres, qui concernent toutes l'identité et le passé de son interlocuteur, mais il ressent bien que ce dernier ne pourra ou ne voudra sans doute pas y répondre, chose que Will serait le dernier à pouvoir reprocher à qui que ce soit (et pour tout dire, il ne pourrait pas non plus répondre grand-chose à la question qu'il vient pourtant de décider de poser). Il y va pas à pas. Sans être forcément de nature à se confier, son interlocuteur ne paraît pas non plus renfermé, alors il y a peut-être matière à creuser.

L’incertitude sourde, manifeste, est évidente chez cet homme qui l’intrigue un peu plus à mesure que leur conversation s’écoule. Ne pas savoir que faire d’une éventuelle seconde chance est compréhensible. Êtres jetés sur cette île, sans autre opportunité que celle d’une table rase, il faut tout de même, pour commencer, que le hasard les ait jetés sur la table dans les bonnes dispositions. Qu’ils soient les bons numéros. Il est facile pour Will de déterminer à présent que ce lieu devait être celui de sa renaissance, celui où la créature émergerait de sa chrysalide, mais ces certitudes si confortables n’étaient que partiellement de mise avant ses retrouvailles avec Hannibal.

Qu’aurait-il fait de cette « chance » s’il avait dû être confirmé que le psychiatre n’était pas là, ne l’attendait nulle part ? Si la perspective de poursuivre ce qu’ils avaient commencé au sommet de cette falaise, une nuit de lune rouge, était impossible ? Rien, sans doute. Il avait poursuivi l’espoir d’une unique perspective, et sans elle, il n’aurait sans doute rien fait… En perpétuelle dérive, comme basculé bien avant la chute. Peut-être cet homme se trouvait-il dans ces dispositions précises, en quête d’un but, d’une destination précise. Laquelle choisirait-il ? Laquelle serait-il apte à choisir ? Il était curieux de le découvrir.

"Vous redoutez d’être abandonné au hasard et vous avez ouvert un temple du hasard, c’est… révélateur", se contente de répondre tranquillement Will, qui serait assez curieux de voir ces lieux plus précisément, même si ces endroits bondés, et le concept de casino même n’avaient rien pour lui plaire ou l’intéresser en premier lieu.

Un casino pour que les gens s’amusent, oublient pour ceux qui estiment qu’il est préférable d’oublier, l’intention se tient mais pas complètement. Si le plaisir et l’insouciance d’autrui est le seul objectif, alors l’ouverture d’un casino n’était pas forcément l’initiative la plus logique, il aurait plutôt fallu ouvrir… une fête foraine ? un parc d’attraction ? Qu’importe. Dans tous les cas, vouloir s’amuser et oublier ne peut être qu’une solution à court terme. Elle rencontre très vite ses limites dès lors que l’on accepte la notion de long terme. Et après deux années d’errance ici, il faut bien reconnaître l’inéluctable. On ne quitte pas l’île. On y reste. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Aucun choix n’est jamais anodin, tous sont porteurs, à plus ou moins grande échelle, d’une logique intrinsèque de plus grande ampleur, et c’est à elle avant tout qu’il convient de s’intéresser.

"Mais vous ne semblez pas vraiment satisfait de votre nouvelle orientation, je me trompe ?" Will laisse passer un temps de silence alors que Loki lui retourne la question. "Moi je fais parler les morts. Et ceux qui les ont tués." L’image n’est guère élogieuse mais elle est évocatrice. Il donne la parole au criminel. Non, il s’approprie leur parole. Et il l’exploite. "Je suis profiler."

Mais son métier ne définit pas réellement ce qu’il a décidé, choisi de faire de sa deuxième chance. Il y a des choses qui ne s’avouent pas, encore moins en présence de presque-inconnus.

Oui, ce que Will possède est un véritable don, un don qu'il a eu de mal à ne pas considérer comme une malédiction quand les peaux successives que son métier lui faisait revêtir lui offraient parfois le sentiment prégnant de se substituer à la sienne au point d'oublier finalement qui il était. Un don dont Jack Crawford avait voulu user jusqu'à la corde sans en mesurer la dangerosité. Il l'appelait son "imagination", il s'agit, plus techniquement, d'une empathie exacerbée, une aptitude profonde et instinctive à comprendre l'autre, intuitivement, naturellement, à voire à travers les prunelles de l'autre, à se fondre dans son mode de pensée et de réflexion, qu'importe que l'autre soit ou non un dangereux psychopathe.

Loki ne doit pas être si mauvais non plus dans l'examen d'autrui, car il voit juste en devinant que l'inné a précédé la vocation, et même encore aujourd'hui, il ne prétendrait pas avoir repris l'emploi qu'il occupait dans sa vie passée par amour de son travail, bien davantage par commodité, parce qu'il est doué d'une part, et parce que, d'autre part, avoir ses entrées dans la police, dans la situation où il se trouve et au regard de ses choix et de ses décisions, est le plus raisonnable. Par ailleurs, à présent qu'il est en phase avec ses démons, maintenant qu'il n'est plus en devenir, mais bel et bien complet, l'exercice est bien moins éprouvant qu'il ne l'était autrefois. Il est même assez simple, par moments, il en serait presque apaisant.

"En ce qui me concerne, je suppose qu'on peut parler d'un subtil mélange des deux. Des neurones miroirs en surnombre et une affinité avec le métier", répond-il simplement.

Mais ce n'est pas de lui qu'il veut parler. De manière générale, d'ailleurs, Will préfère s'exprimer le moins possible à son propre sujet s'il le peut, peut-être en partie pour ne pas donner si facilement accès à qui il est, mais aussi et surtout au nom d'une volonté manifeste et rarement démenti d'isolement. Tout moment de sociabilisation exige un certaine effort de sa part. Avoir gagné en confiance en apprivoisant qui il est n'a rien changé à cet état de fait.

"Je doute que cette ville laisse à quiconque l'occasion de s'y habituer", répond évasivement Will.

A la ville, il ne s'habitue pas, car cette ville change sans cesse de visage, elle est le seul dessein qui dépasse la compréhension du profiler, et il est loin d'aimer ça. Il en a bien conscience, cette ville est le décor, le contexte idéal à sa renaissance, mais elle est traîtresse. Elle exige de vous une vigilance constante, de demeurer sur vos gardes, que vous le vouliez ou non. Et ce n'est certainement pas l'irruption de Clarice dans sa vie qui lui prouvera le contraire.

"Quant à prendre un animal, je vous conseillerais d'y réfléchir à deux fois. Il n'est pas donné à tout le monde de savoir s'en occuper."

Will demeure impassible tandis que son interlocuteur tire ses propres déductions des propos qu'il vient de formuler. Il n'attend pas de grandes analyses quant à ses capacités et son comportement. Ou tout du moins, il n'y en a qu'un de la part de qui il tolère la moindre velléité d'analyse. Malgré tout, il demeure attentif à la manière que son interlocuteur a d'interpréter ses dires, car ce qu'il se permet d'observer à son sujet en dit, au final, relativement long sur lui-même. Oui, quelque part, c'est un échange de bons procédés, dans une moyenne mesure qui exigeait de ne pas chercher à creuser trop loin non plus. Cela arrangeait les autres, cela l'arrange lui. Lui, surtout.

On avait, dans son ancienne vie, cherché à pousser ses capacités à bout. Jack Crawford avait joué une part active dans la "métamorphose" de Will, il l'avait poussé au bout de ce qu'il était capable d'endurer, il avait usé ses capacités jusqu'à la corde, et ne s'était inquiété de voir cette corde céder que beaucoup trop tard. Loki a tout à fait raison de le souligner, oui : tout ceci n'a absolument rien de sain. Mais tout ce qui est de l'ordre de la morale, de la sanité d'esprit, est au final une affaire de perspective.

"Non, en effet, ce ne sont pas vos affaires", répond simplement Will.

Ces mots ne sont pas prononcés avec ne serait-ce que le moindre début de commencement d'animosité, pas du tout, même. Will les formule sans agacement, comme un simple constat. Parce que c'en est un. Il a daigné répondre aux questions de son interlocuteur et satisfaire un peu de sa curiosité - si cela peut satisfaire la sienne - mais il veut tout de même rester maître des informations qu'il daigne délivrer à son propre sujet. Aussi, définitivement, il n'a pas l'intention de s'épancher davantage sur son propre sujet, à moins d'avoir la certitude de pouvoir y gagner quoi que ce soit.

"Elle semble plus conciliante quand on renonce à en percer les mystères", observe-t-il au sujet de la ville, quand Loki observe que cette ville regorge de surprises, bonnes comme mauvaises.

En effet, c'est une chose que Will a très rapidement constatée. Dans ses premiers temps d'errances dans les rues de la ville, à chercher désespérément un dessein, un sens, il a cru devenir plus fou qu'il ne l'était déjà. Depuis... à quelques exceptions flagrantes près, la ville paraît s'être montrée diablement disposée à abonder dans son sens. Est-ce pour autant qu'il a renoncé à comprendre cet endroit ? Pas le moins du monde. Disons plutôt que ce n'est pas sa priorité. D'ailleurs, ça ne l'a jamais été. Même quand il consacrait tout son temps à la compréhension désespérée de cet endroit, c'était parce qu'il avait su se convaincre qu'obtenir la réponse à ses questions lui rendrait Hannibal. Maintenant qu'il l'a retrouvé, le sens de ses priorités, forcément, a évolué. Et Loki, d'ailleurs, l'exprime très bien. Tout dépend de si ses proches sont dans cette ville. "Proches" au pluriel, pas dans le cas de Will, mais il faut dire qu'il n'a jamais été proche de grand monde. Il n'a jamais laissé personne l'approcher de trop près. Et ceux qui s'y sont risqués l'ont amèrement regretté. De ceux de son ancienne vie qu'il aurait peut-être eu plaisir à revoir, et qui ne sont pas Hannibal, il ne veut pas dans ce nouveau monde, dans cette nouvelle vie. A part Abigail... Mais elle ne reviendra pas, il n'a jamais eu aucun doute là-dessus. Si c'est peut-être une question implicite, Will ne prend pas la peine d'y répondre.

"C'est un choix qu'il n'appartient qu'à vous de faire", ajoute-t-il quand Loki déduit de ses propos qu'il n'est peut-être pas de bon ton pour lui d'adopter un animal à l'heure actuel. "Mais mon conseil serait en effet d'attendre que vos attentes et votre état d'esprit soient... plus clairs." Il reprend. "Je suppose en ce qui vous concerne que vous n'avez retrouvé aucun de vos proches, ce qui ne signifie pas que ça n'arrivera guère." Il le considère. Compte tenu de son rapport au concept d'adoption et d'abandon, il pense avoir une petite idée de qui son interlocuteur voudrait retrouver. "Un parent, je présume... une mère ? un père ? ... un frère ?"

Ne pas chercher est parfois une bonne solution, c’est une chose que Will continue d’approuver, ce n’est pourtant pas une maxime qu’il applique à lui-même, loin s’en faut. Non, le profiler aurait plutôt tendance à chercher avant tout, et cette quête a débuté bien avant de se retrouver propulsé dans ce monde qui a redéfini les règles pour lui sans vraiment lui laisser d’autre choix que de s’y plier. Il aurait pu cesser de chercher, oui, il aurait pu faire le choix de vivre, de vivre pour lui, mais il n’en aurait pas été capable. Ses errances sur l’île avaient été une quête silencieuse, et même s’il avait parfois été tenté d’abandonner, il ne l’avait jamais fait et n’en aurait sans doute pas été capable. Sa solution, l’unique solution, pour lui, avait été de chercher, encore et encore, jusqu’à le trouver.

Mais qui sait ce que son interlocuteur pourrait bien vouloir trouver. Il ne veut pas le convaincre de chercher à tout prix quand renoncer pouvait encore être la solution la plus confortable pour lui. Au fond si son interlocuteur l’intrigue, s’il est curieux d’en apprendre plus sur lui, il n’irait pas jusqu’à influencer ses choix, même… pour voir ce qui allait se passer. Encore que sur ce point, il est encore possible que cela change. Tout dépend de ce qu’il sera ou non susceptible d’apprendre à son sujet. Les informations obtenues au compte-gouttes ne l’aident pas forcément à s’en faire une idée entièrement précise.

Loki lui confirme qu’il n’a retrouvé aucun de ses proches, qu’il n’est même pas certain de pouvoir considérer comme tels, par ailleurs. Soit… en ce cas, il n’est sans doute pas nécessaire de s’obstiner à les retrouver, cela n’aurait qu’un intérêt très limité… Quoique, parmi ceux que son interlocuteur estime morts, c’est sans doute une autre affaire.

« J’ai cru constater que la mort est une notion très relative, ici, elle n’empêchera pas forcément ceux que vous estimez ne plus être de croiser à nouveau votre route. »

Il sait bien que cela doit paraître considérablement absurde, mais il a dépassé le stade d’abandonner à la seule logique, celle qui convenait à son lui passé, des observations dans lesquelles il n’aurait autrefois jamais cru. Oui, ici, entre autres absurdités incompréhensibles (mais leur présence ici est d’ores et déjà une absurdité incompréhensible, après tout), les morts reviennent à la vie. Et puisqu’il peut se prendre lui-même en exemple, il n’a pas vraiment de doutes à ce sujet. Il n’en a même aucun. A-t-il le moindre intérêt à en parler à son interlocuteur ? Pas forcément, mais il le fait tout de même. Ne serait-ce, peut-être, que pour jauger sa réaction. C’est qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre sur son interlocuteur, et il ne croit pas si bien dire à ce sujet d’ailleurs.

« Cependant, la solitude n’est pas forcément un tort, en effet, je suppose qu’elle peut même être nécessaire au renouveau de certains. Ici, vous pouvez être absolument n’importe qui. » Il le considère un  instant avant de reprendre : « Il est possible que vous soyez en plein devenir. »

Et cela le rendrait considérablement intéressant aux yeux de Will, à dire vrai.

S'armer de patience. Oui, c'est sans doute le maître mot, mais Will pourrait difficilement reprocher à quiconque d'en manquer, en réalité, il est bien placé pour savoir combien il peut être difficile de garder son sang froid dans cet endroit qui pose les questions, ne donne pas de réponse et attend de vous la plus parfaite résilience... De la patience, il lui en a fallu à lui aussi avant que de retrouver Hannibal, et il n'irait pas prétendre auprès de qui que ce soit qu'il a bien vécu cette période de latence au cours de laquelle il l'a cherché sans pour autant le trouver... quiconque a pu le croiser dans cette période pourra aisément en attester. Mais quoi qu'il en soit, oui, il est l'exemple même du fait que la patience, incidemment, peut payer, parfois.

Will aurait du mal à savoir à quel point ses propos ont pu avoir une véritable incidence sur son interlocuteur ou non, il a seulement le sentiment que l'état d'esprit de Loki n'est plus tout à fait le même à présent qu'il ne l'était dans les premiers instants de leur rencontre... Cerner l'esprit humain fait partie de son corps de métier, en plus d'être un don très naturel - trop naturel - pour lui, il n'était au fond pas anormal qu'il sache parfois dire à autrui ce qu'ils veulent entendre. Il n'aurait sans doute pas fait un mauvais psychiatre, d'ailleurs, s'il l'avait voulu - mais il préfère clairement laisser cela à d'autres, à un autre qu'il estime autrement plus compétent surtout, ça va sans dire.

Mais donc, Loki semble un peu plus convaincu de ce que doit être sa place ici. Will ne l'a-t-il pas complètement illusionné ? Si, peut-être bien, mais au fond, quelle importance. Il n'est pas tant soucieux de ce qu'il adviendra de son interlocuteur que curieux de ce que pourraient être ses décisions à l'avenir, de ce qui pourrait éventuellement se passer, même si, au final, il n'en saura peut-être jamais rien. Qui sait si leurs chemins auront à nouveau l'occasion de se croiser ? Peut-être que oui, peut-être que non. Dans ce contexte, dans cet univers, c'est difficile, pour ne pas dire impossible, à dire. Et s'avancer sur quoi que ce soit peut se révéler être une entreprise des plus délicates.

"Si j'ai pu rendre service", se contente de répondre Will avec un très fin sourire. "Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne continuation, je suppose", ajoute-t-il sans s'étendre davantage. A l'évidence, leur conversation touche à sa fin. Elle a été suffisamment édifiante pour capturer l'intérêt de Will l'espace d'un instant. "Peut-être aurons-nous l'occasion de nous revoir un jour, qui sait."

Et sans rien ajouter de plus, son chien sur ses talons, Will prend donc congé de son interlocuteur, qui n'a pas entièrement cessé de l'intriguer, et rentre à présent chez lui.