(abandonné) Deux anniversaires pour le prix d'un [Beney & Hannigram]

De fort mauvaise grâce, il avait accepté de se prêter au jeu. Jeu dont il n’était pas même certain de maîtriser les règles. Ben avait accueilli la nouvelle sans mot dire, considérant son épouse d’un air suspicieux.  Il s’était gardé de toute mention. Quelqu’un avait donc trahi le secret. S’il estimait vivre un jour on ne peut plus ordinaire, d’autres ne l’entendaient  manifestement pas de cette oreille. Ben Solo était né un seize novembre, quelques trente années plus années plus tôt. Voici que le calendrier se trouvait justement à la date susnommée. Ben n’avait jamais évoqué son anniversaire. Le détail semblait inutile, facultatif. Chaque année, il en ignorait consciencieusement le passage, se contentant d’intégrer mentalement l’unité gagnée. Ainsi, vingt-neuf devenait trente. Par un concours de circonstances qui échappait encore à sa connaissance, Rey était parvenue à découvrir sa date de naissance. Familièrement, il était fait comme un rat ! Ben n’avait nul désir de célébrer l’événement. Il en allait ainsi depuis… Depuis un temps indéterminé… Suffisamment long pour qu’il pût prétexter une sorte de tradition. Néanmoins, sa femme désirait fêter sa venue au monde et il n’était pas en mesure de négocier. Quand vous décidez de demander la main de votre moitié au levé du jour et qu’elle vous dit oui, en dépit du caractère précipité de ladite requête et de l’heure excessivement matinale, vous n’êtes alors plus en position d’ergoter. Ben ne pouvait qu’accepter son invitation à dîner. Il lui devait bien cela et plus encore.

Ensemble, ils franchirent le seuil du restaurant choisie par Rey. L’établissement était de bonne réputation. Ben l’espérait dans leurs moyens, car quitte à commettre une fantaisie en son nom, autant ne pas s’endetter… Autrefois, il lui arrivait souvent de manger à l’extérieur. Il était mauvais cuisinier et n’avait pas pour souhait de progresser. Son célibat derrière lui, Ben avait entrepris de se mettre au fourneau. Aussi peu douée, Rey s’alimentait essentiellement de Ramen et lui avec. En somme, cette situation ne pouvait durer. Il en fallait un pour rattraper l’autre. Ben progressait…Toutefois, le fumet se dégageant des cuisines était sans commune mesure. Il n’égalerait jamais une telle finesse. Peu importait… Les effluves, aussi enivrantes soient-elles, le laissaient parfaitement insensible.  Planté devant le comptoir, Ben éprouvait une vive contrariété. Il était d’une humeur exécrable et l’annonce à suivre allait davantage assombrir ses pensées. Consultant le registre des réservations, l’hôtesse d’accueil les informa d’une erreur. Une table pour quatre personnes leur avait été assignée. Le restaurant était complet. Autrement dit… Contre mauvaise fortune bon cœur… « On la prend… » dit-il, passablement agacé.  

Assis droit comme un piquet, il fixait la sortie. Ben rêvait ouvertement d’emprunter cette porte, loin du romantisme d’un diner aux chandelles. Un couple de parfaits inconnus viendrait bientôt leur ravir tout intimité… Intimité que l’on aurait déjà pu qualifier de relative, considérant l’affluence. L’esprit n’y était pas. Le fils Solo vivait une journée proprement interminable. Le temps s’étirait et le tenait dans ses filets. L’esprit ailleurs, il remuait des idées noires. Ben avait reçu plusieurs messages à l’occasion de son anniversaire. Son grand-père s’était manifesté, mais pas seulement. Son oncle et ancien maître avait jugé bon de se fendre d’un message… Il eût mieux fait de s’abstenir… Trouvait-il quelques plaisirs à le torturer de la sorte ? Brandissant un mouchoir, remuant le passé, en réécrivant deux ou trois lignes pour blesser davantage… Luke Skywalker le poursuivait de son ombre. Le petit jeu devait cesser. Le cœur pesait lourd, obscurci par cette kyrielle de contrevérités. Affabulateur de renom, le vieil homme adhérait peut-être à son propre discours, convaincu du bienfondé d’une assertion  fabriquée de toutes pièces. Ben définissait la chose en ces termes :  boniments d’un menteur. Les mots allaient et venaient, encombrant sa pensée. Il se souvenait du message avec exactitude, chaque phrase s’était gravée dans son esprit. Luke avait trop de prise sur lui. Comme il détestait cela…

Il cachait sa pensée à son épouse, calfeutrant son esprit derrière quelques épaisses murailles érigées par ses soins. Rey aimait Luke. Elle l’aimait comme un père. Et Ben refusait de lui porter atteinte, de la blesser par ses états d’âme. Aussi, il s’efforça de vivre l’instant présent, lui restituant toute son attention. Une part de sa personne l’intimait à la prudence face aux deux sièges vides. Il espérait que la présente situation ne cachait pas de dés pipés. Et si l’erreur de registre n’était qu’un miroir aux alouettes, un subterfuge ? Et s’ils attendaient une connaissance à son insu ? Luke ? Son estomac se tordit. Rey ne pourrait lui faire une telle chose. Il se sentit honteux d’y avoir songé. Son vécu le poussait toujours à envisager le pire, par quelques vieux mécanismes de son esprit, restes d’un conditionnement encore trop présent. L’espace d’un instant, il se demanda alors si ce dispositif de pensée ne le conduisait pas inconsciemment à réfuter les propos de son oncle ? Rompant volontairement sa réflexion, il porta son regard sur sa femme. « Comment as-tu su que c’était mon anniversaire ? » demanda-t-il, curieux de connaître la réponse. Il s’efforça de sourire, d’une part car il s’agissait de Rey et parce qu’elle avait simplement cherché à lui faire plaisir. Ben en était plus que conscient.

Quoi qu’il en soit, une voix s’éleva et attira son regard. Levant le menton, Ben découvrit deux hommes. Le fameux couple ? Tandis que l’un d’entre eux s’installait, il sentit  poindre une pointe de tension. Il n’était jamais à l’aise en présence d’inconnus. Un exercice de sociabilisation s’offrait à lui, bien contre son gré. « Bonsoir. » dit-il à son tour, le ton aussi incolore et transparent qu'un carreau de fenêtre. Tendu comme un ressort, il riva son regard sur la carte des plats. Une impression de déjà vue le travaillait. Cependant, la cause même lui échappait. Il eut tôt fait de mettre cette sensation sur le compte d’un contexte on ne peut plus gênant. « C’est une situation quelque peu embarrassante… » Quelle meilleure façon de briser la glace que de faire montre d’un excès de franchise typiquement Benesque ?

Les traditions ont leur importance. Elles vous ancrent dans une certaine forme de réalité, elles vous amarrent à des instants, elles structurent la vie pour contribuer à son sens, une vie qu’Hannibal prend très souvent sans pour autant la considérer autrement que comme infiniment précieuse, plus terriblement précieuse, même. Pour cette raison, oui, les anniversaires se célèbrent. Ils consacrent l’entrée dans une nouvelle phase d’existence, chaque étape à franchir complétant un devenir, l’accomplissement de soi. Cette étape, Hannibal en a conscience, il y attache plus d’importance que Will, Will qui aurait sans doute célébré son anniversaire autour d’une bière bon marché s’il avait fallu l’écouter, mais il n’en est pas question. Puisque c’est la première fois qu’ils ont l’occasion de célébrer cet événement.

Le dîner qu’Hannibal aurait eu plaisir à lui préparer est remplacé par un rendez-vous au restaurant, dans un restaurant de facture convenable, peut-être un peu trop rustre tout de même à son goût, mais le psychiatre a accepté. Ces éternelles concessions qui ont fini par faire le sel de leur relation... Il a accepté, aussi, son intention de ne pas recevoir de cadeau (enfin, il l’a plus ou moins accepté, le cadeau qu’il a l’intention de lui faire n’est pas de ceux que l’on enveloppe dans du papier doré). Chaque chose en son temps. Il se laisse donc entraîner au restaurant, où à l’accueille, on leur apprend qu’il y a eu une erreur de réservation… Ils devront dîner à quatre au lieu de dîner à deux. Hannibal a plus que jamais envie de suggérer à Will de rebrousser chemin, mais Will insiste… La sociabilité de surface n’est pas un exercice si complexe pour Hannibal, en revanche, il aurait voulu se l’épargner en ces circonstances particulières, qui auraient exigé une autre approche.

Alors ils arrivent à la table du couple déjà installé. Un regard en biais à Will lui laisse supposer qu’il connaît au moins l’homme installé à cette table. A l’évidence, l’enthousiasme à l’idée de se retrouver à la même table est tout à fait partagé. A quoi bon insister, dans ce cas ? Une forme d’intention de ne pas contrarier, de « faire avec », qu’Hannibal ne cautionne pas franchement, mais il faut bien faire avec… Au moins, l’homme présent a le mérite de ne pas faire de détour ni prendre des pincettes. L’honnêteté est une vertu que l’homme appréciait, même s’il y faisait entorse régulièrement, par pure nécessité – celle d’être libre, cela va sans dire.

"L’embarras un obstacle qui entrave la circulation et s’oppose à l’action, espérons que nous saurons rapidement dépasser cet état où nous plonge le hasard des circonstances." Il observe la tablée un instant tout en s’installant avec l’élégance qui le caractérise. "Hannibal Lecter", se présente-t-il avant de jauger respectivement Ben et Will. "Je crois devinez que vous vos êtes déjà rencontrés, tous les deux ?" suggère-t-il alors, se fiant simplement à leurs comportements respectifs, si subtils soient-ils, qui lui en donnent le léger indice.

Embarrassante, le terme est approprié, et si Will pourrait reprocher à ce jeune homme son franc parler, il apprécie en vérité son honnêteté, qui leur épargne de le penser tous sans pour autant le dire : autant l’admettre, puisque c’est effectivement le cas. Oui, cette situation est effectivement embarrassante, et aucun de ses protagonistes ne sait vraiment pourquoi il accepte de se l’infliger… Mais ils le font tout de même. Excès de politesse, ou l’envie de ne pas céder à l’autre la place que l’un a réservée ? Toujours est-il qu’ils sont là, à présent, et qu’il faut espérer que le service soit rapide, car Will peine à imaginer qu’ils consacreront ce dîner à faire autre chose que de se regarder en chiens de faïence (et même si Will aime beaucoup les chiens, il y a tout de même des limites).

Il ne répond rien, Hannibal s’en charge – d’une manière toute hannibalesque, bien sûr. Will l’écoute d’une oreille discrète disserter sur la notion d’embarras. Ses verbiages qu’il a souvent trouvé réconfortants lui sont à présent si quotidiens qu’il s’en abreuve à l’envi, et parfois, il laisse à d’autre le privilège de l’écouter dans toute l’expression d’une pure déformation professionnelle. Il se présente sous le nom d’Hannibal Lecter, et Will devrait sans doute le fait également, mais il n’en fait rien, car la jeune femme du quatuor se présente sous le nom de Rey Skywalker – un nom pour le moins original, mais il ne relève pas (mais il souligne tout de même ce « enchantée » qui ne doit pas déplaire à ce grand amateur de politesse et de civisme qu’est Hannibal Lecter).

D’autant qu’Hannibal reprend en suggérant que Ben et lui se connaissent. Comme toujours, rien ne lui échappe, c’est une manie agaçante quand elle n’est pas séduisante. La prénommée Rey, sans doute soucieuse de ne pas laisser de silences plus embarrassants encore que la situation demande confirmation des propos d’Hannibal. Will observe un instant Ben, il n’est même pas certain que ce dernier le reconnaisse, comme lui-même n’aurait pas forcément été convaincu qu’il s’agisse de lui.

« Nous nous sommes croisés brièvement, prétendre que nous nous connaissons serait exagérer », répond-il simplement avant de baisser les yeux sur le menu, réfléchissant à ce qu’il va prendre, se donnant aussi l’occasion de se soustraire légèrement à la conversation.

Faudra-t-il compter sur lui pour s’exprimer davantage ? Non. Il n’a pas l’intention de donner davantage de détails, et si la conversation doit gagner en profondeur et en intérêt, il faudra sans doute compter sur Hannibal, qui est capable de disserter sur tout, ou peut-être sur cette jeune femme qui a l’air particulièrement sociable…

Il aurait presque quelques regrets pour elle, qui ne mérite sans doute pas de se retrouver dans cette situation. Curieux, il envisage de leur demander s’ils sont là pour une occasion particulière (somme toute, quelle occasion sont-ils en train de gâcher ?) – mais il décide que ça ne le concerne ni ne l’intéresse véritablement, en fin de compte.