(TERMINE) at first, it was all about flowers (will graham)

S'il y a quelques années de cela, il avait su que son quotidien ressemblerait à ce qu'il est aujourd'hui, Will ne l'aurait certainement pas cru. Il aurait lutté contre certains de ses aspects, prétendu ne pas entrevoir l'inéluctabilité d'autres d'entre eux... La vérité, c'est qu'il ne s'est jamais senti heureux comme il l'est à présent. En vérité, il ne s'était jamais senti véritablement heureux avant que d'apprivoiser sa vraie nature et que de comprendre, de se comprendre. Cette euphorie s'accompagnait d'une anxiété tout aussi prégnante, et chaque limite qu'il rencontrait à la compréhension profonde de sa situation renforçait ce sentiment duel, inextricable. Il y avait les moment d'épiphanie pure, et de vertige intense, parfois suivi d'angoisses existentielles tout aussi éprouvantes. Puis ces moments qui tiendraient presque d'une absurde banalité.

Quand il met des mots sur sa situation présente, il a presque l'impression d'en être spectateur. Lui, se remarier ? Se remarier dans ces conditions ? Se remarier avec lui ? Oui. Oui c'est presque irréel, et ça réussit pourtant à être aussi tout aussi naturel. Procéder aux préparatifs a quelque chose de relativement trivial, mais quelque part réconfortant, euphorisant. Quand ils planifiaient de se marier, avec Molly, Will devait reconnaître ne pas avoir vraiment fait l'effort de participer aux préparatifs, il avait eu tendance à tout déléguer, et à ne pas franchement chercher à s'investir plus que nécessaire. Le mariage était une commodité réconfortante, un pansement absurde déposé sur une plaie trop béante pour être refermée. Ici, maintenant, tout est différent. Ici, maintenant, tout se doit d'être parfait, à l'image de celui qu'il épouse.

Will jette un regard à la bague au motif morcelé qui brille à son doigt comme si elle y avait toujours eu sa place, et un fantôme de sourire se perd sur son visage tandis qu'il attend la venue de la fleuriste, avec qui il doit présélectionner quelques compositions florales. Hannibal serait sans doute plus à l'aise dans l'exercice, et lui reprochera peut-être l'une ou l'autre faute de goût qu'il n'aura pas lui-même constatée, mais il ne veut pas être passif dans les préparatifs, pas cette fois. Le psychiatre est en consultation, Will procèdera donc à ce rendez-vous seul. On sonne à la porte. Alina Starkov est parfaitement ponctuelle. Un très bon point pour elle.

"Bonjour mademoiselle Starkov", la salue-t-il après lui avoir ouvert. "Entrez, je vous prie. Vous n'avez pas eu de mal à trouver ? Ces rues peuvent être un vrai dédale."

Logique puisque les rues de cette ville semblent se métamorphoser constamment au gré des fantaisies d'une ville au fonctionnement incompréhensible. Will conduit Alina jusqu'au salon. Il a appris à jouer les hôtes parfait, lui pour qui tout exercice de sociabilité est pourtant loin d'être quelque chose de franchement naturelle. Ici, il a très vite appris à se sentir chez lui.

"Installez-vous. Je peux vous servir quelque chose, peut-être ? Un thé ? un café ?"

Will hoche simplement la tête quand son interlocutrice lui apprend qu'elle n'a pas eu du mal à trouver l'adresse, ajoutant qu'ils vivaient dans le même quartier, cela aide, en effet, mais pas toujours... Will garde un souvenir prégnant de ses nombreuses errances au sein de la ville, à la recherche de celui qui lui échappait toujours quand il était pourtant convaincu qu'il était là, qu'il devait forcément l'être.

Cette ville vous indique les adresses qu'elle veut bien vous montrer et vous en dissimule d'autres... oui, ça semble absolument absurde, illogique, et en d'autres temps, dans son autre vie, jamais il n'aurait souscrit à une telle hypothèse. Mais en plus de deux ans qu'il est là, il a admis la possibilité de certains impossibles. Il a bien fallu. Quoi qu'il en soit, elle n'a pas été soumise à cette même impossibilité, du moins pas pour le trouver, et c'est tant mieux, ainsi vont-ils pouvoir entrer dans le vif du sujet.

Will laisse le regard de la fleuriste balayer la pièce, il la comprend, il est vrai qu'elle est très élégamment décorée. Tout, dans cette demeure, transpire la classe, l'élégance et le bon goût. C'est le cas parce que cette décoration a été totalement choisie par Hannibal, dont c'est la demeure à l'origine, et qui ne tolérait pas le moindre faux pas, peu importe dans quel domaine, et cela comprend donc aussi la décoration de ses murs. Tout est parfaitement rangé, aligné, à sa place, aucun détail laissé au hasard. Il la laisse à sa curiosité toutefois polie, cela lui donnera une première idée d'à quel type d'esthétique peut être attendue.

La fleuriste refuse thé et café et, très professionnelle, suggère de se mettre de suite à l'ouvrage. Toute jeune qu'elle est, elle fait preuve d'un sérieux que Will apprécie. Elle donne le sentiment de connaître son travail, suffisamment pour donner à Will le sentiment de s'être adressé à la bonne personne. Il sera peut-être temps de changer d'avis plus tard, mais il en doute, il est assez convaincu de se tourner vers la bonne personne.

"Aucun thème particulier, non, ce sera un événement très intimiste, peu d'invités."

Aucun invité, très probablement... Il faut dire que la liste de personnes qu'ils pourraient envisager de convier aux festivités serait assurément très restreinte s'ils devaient en établir une, et aucun d'eux ne seraient véritablement capable de ne pas constituer une certaine dissonance au regard d'une union qui, elle, ne doit en tolérer aucune. S'ils se plient au tradition, ils ont la ferme intention de les détourner quoi qu'il en soit.

"Il serait préférable d'éviter les couleurs trop criardes... vulgaires." Il marque une légère pause. "Est-ce que vous avez quelques connaissances en matière de symbolique florale ?"

La couleur et la nature de l'une ou l'autre fleur signifiaient naturellement quelque chose, et Hannibal, tout comme Will, sont particulièrement attachés aux symboles. Cette symbolique, Hannibal en savait assez pour l'avoir exploité à son profit au moment d'établir l'un de ses tableaux les plus morbides, il s'agirait donc qu'aucune fleur ne fasse tache dans le composition sous le prétexte d'être seulement esthétique. Il faudrait savoir allier sens et élégance.

"Encore que d'où vous venez ces symboles ne sont peut-être pas les mêmes", ajoute-t-il, songeur.

D'où elle vient... pas seulement de quel pays mais de quel monde, de quelle époque... de quelle planète ? Il en a tant vu et entendu à présent qu'il sait s'attendre à à peu près tout à ce sujet.

Will ne s'est pas embarrassé à songer à l'éventuelle manque de tact dont il ferait preuve, éventuellement, en suggérant qu'Alina puisse ne pas s'y connaître en matière de symbolique florale, alors même que ce devrait certainement être dans ses attributions. A l'inverse de son fiancé, il ne s'embarrasse pas toujours de cette délicatesse et de cette déférence qui devrait l'obliger à calculer chaque mot. Quoi qu'il en soit, il estime sa question valide. Il ne peut présumer à l'avance des compétences de son interlocutrice, et par ailleurs, s'ils doivent venir de deux mondes différents, ce qui est au-delà de probable, la symbolique qu'ils attribueraient aux fleurs ne serait pas forcément la même. Qu'importe, Alina reste très professionnelle, et Will l'écoute avec attention tout en réfléchissant à sa réponse.

Quel message veulent-ils véhiculer exactement, la question n'est pas à prendre légèrement. Dans tout ce qu'elle suggère, il trouve ce quelque chose qui peut aisément les définir, comme beaucoup d'autres... Donc pas suffisamment, peut-être. La fidélité ? Elle est évidente, et ce en dépit de leurs si nombreuses trahisons passées. Le désir ? Oui, il est certain, un incompréhensible magnétisme qui les a toujours ramenés l'un à l'autre quoi qu'ils fassent ? L'appartenance ? La passion ? ça va sans dire. Tout à la fois, évidemment.

"Tout à la fois, oui..." Il marque une légère pause. "Quelle fleur suggéreriez-vous pour représenter le renouveau ?" demande-t-il après un temps.

La jeune femme a l'air professionnelle, il tend à lui faire confiance, même si elle admet d'elle-même que d'où elle vient, le langage tout court, pas seulement celui des fleurs, diffère. Un alphabet différent... soit. Will n'en tire aucune conclusion si ce n'est qu'ils parviennent à l'évidence à communiquer aisément quand bien même leurs langues sont peut-être différentes (Will n'admettra pas que c'est impossible, plus rien n'est impossible à ce stade). Cela ne signifie pas forcément qu'elle vienne d'un univers si éloigné du sien. Son alphabet pourrait être cyrillique, japonais, sanskrit... Va savoir. Les possibilités sont nombreuses, à l'évidence...

Les propos de la jeune femme ont tout de même le mérite de le faire s'interroger. Que doit-il en penser exactement ? Comme pour tout le reste, il est difficile, voire impossible, de répondre bien précisément à cette question. Ce qui ne l'empêche pas d'en poser. Quitte à ajouter des questionnements à ces questionnements, ce qui en soi ne semble pas devoir lui rendre le plus fier des services mais bien plutôt aiguiser cette hésitation matinée de détresse qui trop souvent vient lui faire signe et l'accabler.

"Puis-je vous demander d'où vous venez exactement ?"

La question paraîtra directe et déplacée, aucune importance. Pour quiconque il rencontre, pour quiconque doit jouer un rôle, peu importe lequel, dans sa nouvelle vie, il a besoin de connaître son bagage. C'est même essentiel à ses yeux.

Professionnelle, Alina prend des notes et y va de ses suggestions. Les roses, classiques, intemporelles mais néanmoins efficaces. Peut-être trop classiques, en réalité. Les orchidées lui parlent davantage, plus élégantes, moins classiques, moins… vulgaires ? Il ne peut prétendre avoir le goût le plus sûr en la matière, mais il pense connaître suffisamment son promis à l’heure actuelle pour deviner que c’est là ce qui lui conviendrait le mieux. Il est moins convaincu par les autres suggestions, même s’il les garde dans un coin de son esprit.

« Les orchidées me semblent être un bon choix. En jouant sur les couleurs peut-être. »

Will observe le contenu du book de la jeune femme tandis qu’elle lui montre d’abord des images de jonquilles, certes symboliquement fortes, mais à la couleur peut-être trop ostentatoire, du moins pour lui, puis les primevères, dont il apprécie davantage la discrétion.

« Les primevères me plaisent assez », ajoute-t-il, se prenant à ce jeu singulier auquel il n’aurait pas pensé s’adonner, encore moins dans ces circonstances.

Certes, il a déjà été marié, mais à aucun moment il ne s’était réellement préoccupé de ce genre de choses, ni n’avait considéré qu’il fallait y accorder plus d’importance que cela. Les circonstances le poussent, l’obligent à observer les choses sous un angle nouveau, bien différent, ébranlent sa perception de ce qu’il estimait inutile ou acquis, et c’est une chose qu’il apprécie, au final. Même s’il n’oublie pas, même dans ces circonstances précises, de demeurer assez pragmatique, comme quand il interroge la jeune femme sur ses origines. Certains ont tendance à se renfermer quand on leur pose la question, ce n’est pas le cas d’Alina, qui accepte de lui répondre, aussi précisément que possible.

Elle lui dit venir d’un pays appelé Ravka, un pays dont il n’a jamais entendu parler. Est-ce que cela signifie pour autant que ce pays n’existe pas ? Non, bien sûr, et peut-être qu’il faut blâmer l’inculture de Will en géographie, mais il se hasarde à penser que son interlocutrice a vécu en un lieu qui n’appartient pas à son plan de l’existence. Ce qui le rend bien évidemment plus curieux encore qu’auparavant. Il veut demander à son interlocutrice le détail de son histoire, sans être forcément décidé, en retour, à lui donner le détail de la sienne.

« J’en déduis que vous venez d’un monde bien différent de celui-ci, n’est-ce pas ? » Il laisse passer un temps de silence. « Vous semblez vous être particulièrement bien adaptée. » Ce n’est pas forcément des choses à dire, ou des choses qu’elle aura envie d’entendre, mais il fait le choix de se montrer tout à fait honnête, en l’occurrence. « Que faisiez-vous, avant, à Ravka ? Vous étiez déjà fleuriste ? »

Comme tous les autres, elle doit avoir une histoire singulière, un passé à part. C’est après tout ce qui a l’air de tous les réunir ici, que ce passé soit assumé ou non, et pour cette raison, il ne souhaite que d’autant plus poser des questions, quitte à passer pour indiscret.

« Je vais me laisser le temps de la réflexion », répond Will au sujet des fleurs, puisque c’est de cela qu’il est question en premier lieu.

Dans tous les cas, c’est une décision qui sera prise communément avec son conjoint. Même si Will prend des initiatives et une part active, à ses yeux naturelle, dans l’organisation de leur mariage, il n’oublie pas pour autant que son fiancé est un esthète, et bien plus exigeant qu’il ne saurait l’être lui-même, soucieux de détails qui lui échapperont très certainement en ce qui le concerne. Il sera donc préférable, en effet, de ne pas complètement prendre la décision pour lui-même. Will veut la perfection, mais s’il la veut, ce n’est pas tant pour lui-même, au bout du compte… Même s’il sait aussi que ce n’est pas de cette manière qu’il l’atteindra, pas exactement. La perfection, il l’a déjà expérimentée, dans sa forme d’expression la plus pure, dans le sang est l’émotion, au sommet d’une falaise de laquelle il s’était jeté, il les avait jetés, sous une lune rouge…

Oui, il était question de fleurs pour commencer, mais doucement mais sûrement, la conversation dérive. De la part de Will Graham, il ne fallait pas s’attendre à autre chose, en réalité. Pas depuis son arrivée ici, ou la curiosité, naturelle chez lui, doit être verbalisée pour mieux comprendre cet endroit et ses rouages. Il est loin de les avoir cernés, vraiment, mais ça ne l’empêche pas de chercher à cerner quiconque croise son chemin. Des bribes d’informations laissées par la fleuriste, Will a deviné que la miss vient de loin, de très loin, d’un monde aux codes et aux mœurs sans doute bien différents, chose qu’elle n’hésite pas lui confirmer, avant de lui adresser un mot de remerciement quand il loue ses capacités d’adaptation. Le compliment est sincère, sans hypocrisie, il estime bel et bien que la capacité d’adaptation est un talent, nécessaire, et qu’il faut cultiver un maximum si l’on veut parvenir à ses fins… surtout dans un monde comme celui-ci, qui exige un certain talent d’adaptation si l’on caresse l’ambition de… eh bien… ne serait-ce que d’y survivre, en réalité.

Alina accepte ensuite de lui parler de ce qu’était son métier, d’où elle vient. Elle n’était pas fleuriste, lui apprend-elle. En revanche, elle cultivait un autre talent, qui immédiatement met la puce à l’oreille de Will. Et pour cause, cartographier cet endroit dans les moindres détails est un exercice auquel ils se sont employé, lui et Robin, depuis un moment déjà… Forcément, il ne peut que mettre cette information en relation avec ses propres recherches. Toute fleuriste talentueuse qu’elle lui donne le sentiment d’être, ses dons de cartographe aiguisent bien davantage son intérêt.

« En vérité, je trouve ça effectivement fascinant », dit-il d’un ton très sérieux. « Vous n’avez jamais pensé à cartographier cet endroit ? Il y aurait pourtant fort à faire ici. » Il marque une pause. « Un ami s’est employé à cartographier la forêt. En amateur éclairé. Je pense qu’il bénéficierait de vos compétences. »

Il hoche la tête quand Alina l’encourage à prendre tout le temps nécessaire et à revenir vers lui quand ce serait chose faite. Partagé entre l’urgence qu’impose l’évidence, et la patience qu’exige l’excellence, il sait qu’attendre plutôt que de prendre des décisions certes intuitives mais précipitées reste la bonne solution. Même quand il n’est question que de fleurs. Parce que, justement ce n’est pas juste une question de fleurs. C’est une affaire de décorum, de mise en scène, celle d’un moment qui se doit d’être unique, et qui ne tolèrerait pas la moindre fioriture, le moindre point sombre… Quand bien même il est sans doute assez inévitable que les choses ne se passent pas précisément ainsi que Will – et Hannibal aussi, bien sûr, car c’est également (et surtout) lui que cela concerne – le souhaiterait.

Aussi, cette affaire est finalement promptement réglée. Alina s’est montrée attentive et professionnelle, et il a bien l’intention de faire appel à ses services plus tard. Mais ce sujet s’écarte doucement de ses considérations quand son interlocutrice lui en apprend un peu plus sur elle, sur son passé, sur les fonctions qu’elle occupait dans son autre vie – dans un autre monde, très certainement. Cartographe, hein ? Bien sûr que le sujet ne peut que l’intéresser, tout comme il intéressera sans doute Robin quand il aura l’occasion d’évoquer avec lui sa rencontre avec Alina. Alors oui, sa curiosité prend le dessus, et il l’interroge.

Bien sûr, cartographier un endroit qui, semble-t-il, ne l’a jamais été, dans des circonstances si singulières et sans ordre préétabli paraît être une entreprise tout à fait gargantuesque, si ce n’est vertigineuse. D’autant que, pour toutes les entreprises amorcées par Robin de son côté, elles avaient toutes mené à la même conclusion : à savoir que cartographier cet endroit semblait presque vain tant ses éléments changeaient tout le temps, d’une manière qui semblait, pour l’heure en tout cas, plus aléatoire que cyclique, et ne laissait pas entrevoir de patterns précis que l’on puisse considérer comme rassurants en quoi que ce soit.

« Il est garde forestier, il a surtout voulu cartographier la forêt… Il a établi quelques plans, je les ai photographiés, si vous êtes intéressée », répond Will quand la jeune fleuriste, qui ne semble pas réfractaire à l’idée d’apporter sa pierre à l’édifice, l’interroge sur les progrès rencontrés par Robin.

Exit les fleurs, Will n’y pense plus vraiment tandis qu’il apporte toutes les précisions qu’il peut à son interlocutrice afin qu’elle puisse se faire une meilleure idée de la situation. Réfléchir au pourquoi et au comment de cet endroit l’aide à se focaliser sur quelque chose de concret, à avoir une prise directe sur les événements. Ça le réconforte, en quelque sorte, même si jusqu’ici, le résultat de leurs recherches a été plus frustrant qu’autre chose. Will lui tend son téléphone pour qu’elle puisse faire défiler et agrandir les photographies des différents plans établis par Robin.

« Vous constaterez que d’une fois sur l’autre, certains détails évoluent d’une carte à l’autre, comme si les lieux étaient en constante évolution. » Il marque une pause. « Vos connaissances, déjà, nous seraient précieuses. Après tout, je suppose que vous aussi, vous vous posez des questions sur l’endroit où nous nous trouvons, n’est-ce pas ? »

« Pas le moins du monde », répond sincèrement Will à l’intention d’Alina quand elle répond par l’affirmative à sa proposition de regarder les cartes que Robin s’est appliqué à tracer.

S’il le propose, c’est définitivement qu’il souhaite obtenir son opinion sur le sujet. Quand il est question de ses recherches, Will peut adopter deux attitudes très distinctes : soit il se fermera comme une huître et en dira le moins possible, soit il décidera de délivrer le plus de détails possible. Tout dépend du degré de confiance qu’il est prêt à vous faire ou encore – dans le cas d’Alina, de combien il estime que vous puissiez lui être utile ou non, et même s’il n’a pas pu la voir à l’œuvre, il veut croire qu’elle a été une cartographe efficace. A l’évidence, la jeune femme est compétente, sérieuse quand il s’agit de son travail. Sans doute que c’est le cas peu importe ce à quoi elle œuvre.

Il lui laisse donc son téléphone et lui laisse le temps d’observer en détail les différentes cartes qu’il a photographiées, de zoomer et de dézoomer à sa guise, d’observer de ses propres yeux les changements et aberrations inexplicables qui semblent être monnaie courante ici. Elle observe ce que lui-même a constaté, de même que Robin. Certaines zones sont en constante évolution, ou bien disparaissent, littéralement, pour revenir un peu plus tard. C’est difficile à expliquer, à concevoir, et ça complexifie le travail de cartographie, évidemment… mais cela dit, ça le rend encore plus intéressant.

Il hoche la tête. En dépit de ce que cela suppose de surnaturel et donc de difficilement acceptable, c’est aussi qu’il finit par le concevoir. Une ville vivante, ou en constant mouvement en tout cas, qui semblerait être mue par une volonté propre. Oui, ça n’a pas de sens en soi, mais leur présence n’en a pas davantage, de même que n’en a pas non plus les rencontres qu’ils peuvent faire, les histoires des uns et des autres, bref, autant d’éléments qui dépassent de très loin le champ du rationnel et obligent à accepter d’autres cas de figure. Elle admet que cela dépasse son seuil de compétences, le leur aussi, celui de tout le monde, en fait, mais mieux vaut, tout de même, se fier à l’expertise d’une cartographe aguerrie qu’à celle de deux amateurs. Elle semble décidée, motivée, convaincue, il apprécie son esprit. Sans doute est-elle aussi soucieuse qu’eux de trouver des réponses, et d’en trouver rapidement.

« Oui, ça me semble judicieux », confirme Will quand elle suggère de couvrir les abords de la ville pour couvrir le périmètre entier. « Établir une cartographie de chaque quartier pourrait aussi être utile », ajoute-t-il avec sérieux. « Il y a aussi une chose que j’ai constatée, et qui semble commune à tous… les lieux qui intègrent notre quotidien : notre adresse personnelle, nos lieux de travail, ont l’air de ne jamais bouger… mais ils le font peut-être pour les autres. Peut-être que deux personnes qui cartographieraient exactement le même endroit à la même heure du même jour aboutiraient à l’exact même résultat. Je sais ça semble absurde… » Il marque une pause. « Comment aviez-vous l’habitude de procéder, en tant que cartographe ? »

« Peut-être… Encore que les adresses qui nous sont les plus familières paraissent cesser de bouger, ou de bouger pour nous, je ne sais pas vraiment… »

Will voudrait avoir des explications plus claires, plus concrètes à donner à son interlocutrice, mais le fait est qu’il n’en possède pas, car même après tout ce temps à chercher à percer les mystères de cette ville, il demeure bien incapable de les comprendre et de les appréhender. Ce n’est peut-être qu’une affaire de perception individuelle, et la ville, en réalité, ne change pas d’une once… Ou bien elle se meut à sa convenance, entité dotée de volonté et de mémoire, et cette pensée rend assez angoissante l’idée d’être aux prises avec elle, comme vivre dans l’estomac d’un animal gigantesque, qui vous digérerait lentement, mais sûrement. Ils sont prisonniers d’un sort qu’ils ne contrôlent pas. Et l’absence de contrôle est l’un des pires sentiments aux yeux de Will Graham. Élaborer des hypothèses permet d’y palier. Du moins légèrement. Mais cela n’efface pas pour autant la déduction qu’il est nécessaire, malheureusement, de faire, aux prix de ces différentes interprétations qui ne trouvent jamais de justification concrète : ils sont coincés. Et peut-être pour longtemps.

Il est d’avis, lui aussi, que la ville est probablement plus vaste qu’on ne l’imagine, et il serait bien possible que certaines zones n’en aient même pas encore été explorées, en réalité. Cela justifierait par exemple que des individus (et il ne fait pas exception à la règle) mettent si longtemps à retrouver leurs proches. Il compte l’exprimer ainsi, mais Alina le devance en émettant l’exacte même hypothèse.

« Ce serait cohérent, effectivement », confirme-t-il à plus forte raison qu’il a connu bien des errances lui-même avant que son chemin ne croise celui d’Hannibal. Son séjour de longue durée à l’hôpital ne justifie pas pour autant qu’il ait tant tardé à le retrouver (même si l’inverse n’est pas vrai)… et il découvrira la même chose en ce qui concerne Abigail.

Comprendre que ce phénomène peut être à l’origine de ces difficultés est une chose, cela n’explique malheureusement pas l’origine du phénomène en question, et ça c’est une autre affaire. Que leurs réflexions, leurs brainstormings et leurs recherches acharnées ne résoudront peut-être jamais pour autant, peu importe l’énergie qu’ils déploieront à cela.

Il hoche la tête quand Alina évoque les méthodes de travail qui ont été les siennes. Dans de telles circonstances, ça ne lui semble effectivement pas aberrant le moins du monde, en réalité, bien au contraire. Au moins, ici, ils peuvent peut-être au moins compter sur des moyens technologiques un peu plus aboutis.

« Et combien de personnes et combien de temps pensez-vous qu’il nous faudrait pour faire le même travail ici, avec les moyens dont nous disposons ? »

Will se doute qu’Alina n’aura pas de réponse bien précise à lui donner, puisqu’il semble déjà difficile de déterminer à quel point cet endroit est vaste, mais il tente tout de même. Il se fie à une expertise que lui-même ne possède pas.

Fascinant, c'est une façon de le présenter. Angoissant en est une autre. Les deux ne sont pas forcément incompatibles, loin de là. Et plus l'on partage ce genre d'observations avec d'autres, qui observent eux-mêmes d'autres choses de leur côté, plus c'est fascinant, et plus cela peut sembler angoissant. L'intérêt d'Alina semble en tout cas sincère, et cela arrange largement Will, qui est plus que curieux de connaître quelles sont les déductions qu'elle peut faire à partir de ces considérations, ainsi que le rôle qu'elle se verrait jouer en ces circonstances.

Il hoche la tête quand elle suggère que donc, la réalité serait altérée pour tout le monde. C'est ainsi qu'il le conçoit, en effet. Peut-être qu'il se trompe totalement, peut-être qu'il recherche la vérité au mauvais endroit, mais pour l'heure, c'est définitivement ainsi qu'il le perçoit, ou du moins a-t-il le sentiment que c'est l'interprétation la plus logique à donner à une situation qui, dans tous les cas, s'avère proprement illogique.

"Aussi anxiogène cela puisse-t-il paraître, c'est effectivement ce que j'en déduis."

Il est capable de trouver l'adresse de la boutique d'Alina parce qu'il est entré en contact avec elle. D'autres passent peut-être dans la même rue au même moment sans pour autant voir la même chose. Il en est d'autant plus convaincu qu'il a du attendre pour sa part que les détectives qu'ils avaient engagé trouvent l'adresse du cabinet psychiatrique d'Hannibal pour que lui-même parvienne à s'y rendre, alors que ce dernier se trouve dans une rue qu'il a le sentiment d'avoir parcourue des dizaines de fois sans jamais le trouver.

Il l'interroge ensuite sur ce qu'on été ses méthodes en tant que cartographe. Il se doute qu'elle ne pourra pas faire de miracles dans ces circonstances, et que sa seule expérience ne leur suffira pas à décider d'un mode opératoire, mais il veut au moins essayer de comprendre ce qu'ont pu être les habitudes d'Alina en tant que cartographe. Avoir ne serait-ce qu'une très vague idée de l'ouvrage qui les attend serait déjà, à ses yeux, une excellente chose.

Alina est pragmatique, elle a déjà à l'esprit une manière de procéder, même si elle ne promet pas d'être forcément très efficace, elle a de bonnes idées, et il sent définitivement qu'il a bien fait de développer ses pensées et ses idées en sa présence.

"Je pense que vous tenez une excellente idée... Je ne sais pas si je serais en mesure de rassembler les effectifs nécessaires pour cela, mais si nous leur présentons le projet comme vous venez de le faire, je pense que beaucoup accepteraient de se joindre à l'effort. Enfin... cela empiètera sur notre temps de travail à tous, c'est certain..."

Un travail d'une telle ampleur, et bénévole, qui plus est, cela peut déplaire. Mais cela peut en valoir la peine, aussi.

Will n’aurait, en réalité, pas pu mieux tomber en faisant la rencontre d’Alina (même s’ils ont plus que largement dévié du sujet qui les avait réunis pour commencer), il découvre en elle une personnalité déterminée et positive. Au-delà de ses compétences réelles, il y a chez elle une véritable volonté et une pugnacité qui forcent le respect. L’optimisme peut facilement l’incommoder s’il confine à la naïveté, mais ce n’est pas cette sorte d’optimisme qu’affiche Alina, davantage une sorte de positivisme impérieux et nécessaire s’ils veulent aboutir au moindre résultat. Aussi, elle a tout à fait raison de le souligner. Le nombre qu’ils seront au début n’a que peu d’importance au regard des circonstances : l’essentiel est, avant tout, de commencer quelque part, et c’est ça à quoi ils sont déterminés.

Par ailleurs, il est tout à fait possible que beaucoup finissent, en effet, par se joindre à l’effort collectif au fur et à mesure de leurs progrès. Ils ne sont de loin pas les seuls à s’interroger sur cet endroit et à vouloir en percer les mystères, ne serait-ce que pour espérer retrouver certains des leurs, alors oui, il est bien possible qu’ils finissent même par être beaucoup plus nombreux que tout ce qu’ils auraient préalablement pu présumer. Ce qui serait une aubaine. Asocial en diable, Will aurait plutôt tendance à s’épargner la compagnie du plus grand nombre, mais à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Il peut bien faire des concessions pour les bienfaits d’une cause qui, à l’évidence, leur bénéficiera à tous. Et se révèle, surtout, nécessaire à tous. L’entreprise serait longue et fastidieuse, c’est certain, ce n’est pas pour autant que le jeu n’en vaudra pas la chandelle. Au contraire, c’en est même, quelque part, la preuve.

Reste maintenant à espérer que leur hypothèse soit la bonne, en effet, ce que rien ne garantit. Et si elle ne l’est pas, cela voudra dire que tout pourrait être à refaire, ou bien que leurs recherches les méneront à d’autres déductions, peut-être ? Impossible à dire pour le moment. La seule certitude qu’ils possèdent à l’heure actuelle, c’est qu’ils ne possèdent aucune certitude. A partir de là, il n’est sans doute pas plus mal de creuser toutes les hypothèses. Il n’y a de toute manière qu’en les invalidant qu’ils pourront en tester d’autres à la suite. Et oui, le processus est un rien frustrant, il est vrai, mais il n’en est pas moins nécessaire, tout contraignant soit-il, et à ce stade, il est important, essentiel, même, d’en avoir pleinement conscience.

« Je doute que nous ayons grand-chose à perdre à tenter tout ce qui est en notre pouvoir, en effet. »

Un pouvoir bien maigre, au bout du compte, mais qui reste quelque chose qui n’appartient qu’à eux, et à ce titre, il est important de ne pas le négliger. Ici, le temps que l’on passe à chercher paraît bien souvent vain, mais c’est après tout tout ce à quoi ce temps peut être consacré, ou presque.

« Eh bien… partons de là, alors, je vais en discuter avec les quelques personnes de ma connaissance qui pourraient être intéressées par ce projet, et je vous tiens au courant, cela vous convient ? »

Ils n’ont sans doute aucune raison valable d’être confiants dans un projet qui a les meilleures chances d’échouer et de n’aboutir nulle part, mais Will veut croire qu’ils parviendront peut-être, néanmoins, à quelque chose. Le temps passant, chaque initiative neuve est une initiative qui doit être appréciée pour ce qu’elle est. On ne peut avoir la certitude d’échouer à quelque chose que l’on n’a jamais tenté, même si des tentatives infructueuses auront peut-être tôt fait de remettre ça en considération. Alina semble étonnamment confiante, et lui-même a le sentiment de l’être plus que les circonstances ne le permettent, et c’est tant mieux, sans doute. Il n’y a qu’ainsi qu’ils pourront espérer aboutir à ne serait-ce qu’un semblant de résultat.

« Quatre ou cinq, je dirais », répond Will, qui doit bien reconnaître que c’est peu, mais il n’a pas vraiment mieux à proposer en termes d’effectifs.

S’il a appris à prendre sur lui et à communiquer plus qu’il n’en a l’habitude afin de se garantir un minimum de soutien dans l’appréhension d’un monde qui lui échappe par tant d’aspects, il reste néanmoins fidèle à lui-même, et par conséquent bien incapable de fédérer un trop grand nombre de personnes autour de lui. Il n’a clairement pas l’âme d’un leader. Ni ne cherche vraiment à en avoir une par ailleurs.

« Je vous donnerai de mes nouvelles, et en effet, normalement, nous ne devrions pas avoir de difficultés à nous retrouver. »

Encore que tout ceci reste hypothétique. Même s’il n’a pas envie de se laisser dominer par son imagination (déjà trop grande), Will sait bien que cette ville renferme des secrets qui échappent à la pensée rationnelle, et si la ville ou quiconque la domine doit voir dans ceux qui veulent percer ses mystères une menace quelconque, Will ne serait pas surpris qu’on leur mette des bâtons dans les roues – par exemple, donc, en ne leur permettant pas de retrouver leurs adresses respectives si facilement. Mais tout ça, ce n’était jamais que des hypothèses, et à trop y réfléchir, on pouvait redouter, aisément, de perdre la raison… et celle de Will s’avère déjà si fragile… Non, mieux vaut observer les choses sous un jour positif, même si l’optimisme n’a jamais été vraiment le fort de Will Graham, il faut tout de même le dire.

« Merci pour votre travail et cette conversation, Alina. Nous nous reverrons sans doute très prochainement. »

Ce qui est donc une manière de mettre un terme à cette conversation. Mais le fait est qu’ils ont fait le tour de la question. Il en oublierait presque que, pour commencer, elle était venue frapper à sa porte pour discuter arrangements floraux. En cet instant, le mariage et tout ce qui y est associé aurait tendance à passer au second plan dans son esprit.