The tragedy is not to die, but to be wasted. | Will & Chiyoh

La mythologie grecque a ses charmes et ses mystères. Prenez Tantale, par exemple, qui servit au cours d’un fastueux banquet, aux dieux de l’Olympe la chair de son propre fils Pélops, dans l’intention d’éprouver l’omniscience de ces éminences olympienne. Seule fut dupée la déesse de la fertilité et des moissons, la triste Démeter. Le cannibalisme involontaire comme manière de vengeance ou d’amusement, ou encore comme manière de mise à l’épreuve a été à plus d’une occasion l’usage et l’habitude de celui qui ne s’était jamais passé de l’occasion de lancer au divin ses défis bien terrestres. Cette fois cependant, ni triche, ni défi, ni artifices. Ce dîner a une autre vocation.

A ses convives, assis à sa table élégamment décorée, ce n’est pas une de ses spécialités qu’il propose, mais bel et bien un menu susceptible de satisfaire les exigences de l’invitée du moment, qui a fait connaître sa volonté – légitime – de ne pas souscrire à leurs us alimentaires.

« Œuf poché et sabayon à la truffe », annonce-t-il en déposant devant chacun d’eux une assiette à l’impeccable présentation, à l’image de son hôte, tiré à quatre épingles dans l’un de ses proverbiaux costumes trois-pièces.

L’entrée servie, il vient prendre lui-même place à table, à la place d’honneur. Will à sa droite, Chiyoh à sa gauche, les deux pourront s’observer en chiens de faïence ou engager une conversation autrement plus intéressante dont il se fera l’arbitre. Le tableau est presque complet. Presque… Après quelques tergiversations qui n’avaient été que de courte durée, Hannibal avait admis qu’il serait temps, plus tard, pour Chiyoh de faire la rencontre d’Abigail, mais que ce moment n’était pas encore venu. Pour l’heure se satisferont-ils donc aisément de ce dîner partagé, dont l’existence semble au psychiatre si naturelle qu’il se surprendrait presque qu’une telle occasion ne se soit pas présentée plus tôt.

« Une recette que j’ai découverte à Florence. Quel regret que nos pas nous y aient conduits chacun sans nous offrir l’occasion de nous trouver tous trois à la même table », commente-t-il avec légèreté et élégance, conscient pourtant de ce que cette simple évocation pourra étayer de souvenir dans l’esprit respectif de ses deux interlocuteurs. Les mots sont bien sûr le fruit d’un calcul minutieux, tout autant que l’arrangement précis des couverts sur la table ou la présence de quelques feuilles de persil finement ciselées sur leurs œufs pochés.

« Vous ne m’avez respectivement fait le récit de votre rencontre et de vos retrouvailles qu’avec concision et peu de détails, ce dîner sera peut-être l’occasion d’y remédier. »

Puisqu’ils ont pris tous les deux la judicieuse décision d’en ressortir indemnes et vivants (Hannibal n’oublie pas que Chiyoh a un jour jeté Will d’un train en marche… il a d’ailleurs cruellement manqué de détails à ce sujet). Mais avant toute chose, il se saisit de son verre (un Lillet avec un zeste d’orange), et invite Will et Chiyoh à imiter son geste.

« A quoi trinquons-nous ? »

La table est élégamment mise. Trois couverts pour trois protagonistes rassemblés autour d’une multitude de secrets, un passif complexe et chargé, mais qui avait rendu cette réunion, dans ces circonstances et dans ce monde, proche d’inévitable. Comme à son habitude, Hannibal joue les hôtes exemplaires. Ce n’est pas qu’un apparat de circonstance. Pour vivre avec lui depuis plusieurs années à présent, Will a intégré le rituel associé à ces repas complexes comme une prépondérante à leur histoire et à leur quotidien. Distinction à faire aujourd’hui, le menu est végétarien, faveur accordée à Chiyoh, sans mensonge, ni duperie, qui est un privilège que la jeune femme devra apprécier à sa juste mesure… Et sait probablement apprécier, raison pour laquelle elle mérite cette même considération.

Dans un premier temps, Will se garde de prononcer le moindre mot. Son regard passe de leur convive au contenu de son assiette, et son visage demeure inexpressif, son attitude indéchiffrable. Il n’a pas envers Chiyoh la moindre animosité, prétendre qu’il ne conserve pas quelque réserve à son sujet serait malgré tout mentir. Il reste, pour ainsi dire, sur sa réserve, à la manière d’un observateur silencieux qui pourtant se veut être l’un des protagonistes de cette scène incongrue.

« Quand nous nous sommes retrouvés autour d’une même table, à Florence », il fait à l’attention d’Hannibal en tournant son regard vers lui, « le menu était d’un ordre différent. »

Ce n’est rien de le dire puisqu’Hannibal s’apprêtait alors ni plus ni moins qu’à lui ouvrir le crâne. Ce n’est pas, à proprement parler, un souvenir qu’il est plaisant de convoquer, mais il le fait sans amertume, seulement ce semblant de cynisme poli qui est presque devenu un jeu. Dans la pleine conscience de ce qu’ils sont et du terreau horrifique sur lequel a germé leur improbable relation, il prend le parti de ne pas nier le passé, mais de l’embrasser pleinement. Quant à l’évocation de Florence en elle-même, son regret sera toujours, ou, de ne plus pouvoir s’y rendre aujourd’hui. Pour ne pas évoquer ce regret plus profond, plus ancien, d’avoir saisi autrefois l’opportunité accordée par Hannibal de faire amende honorable, de partir bel et bien… de sauver Abigail.

« Je ne suis pas convaincu qu’il y ait beaucoup plus à dire que ce qui l’a déjà été », répond seulement Will quand Hannibal suggère que ce dîner pourrait être l’occasion d’évoquer dans le détail sa rencontre avec Chiyoh, ses circonstances et ses conséquences. Ce n’est pas qu’il n’y ait rien à en dire – bien au contraire. Mais Will se l’épargne sans problème. « Pour ne pas trinquer cette fois aux vies qui ont été prises, peut-être pourrions-nous trinquer à celles que nous laissons sauves. »

Lorsqu’elle avait reçu l’invitation d’Hannibal à dîner, Chiyoh avait longtemps garder la carte entre ses mains. Le morceau de papier était assez épais, d’un blanc légèrement crème, au toucher très agréable. Été noté dessus, d’une écriture calligraphiée qu’elle connaissait bien, l’heure à laquelle elle devait se présenter à la demeure d’Hannibal. C’était à la fois très formel comme rendez-vous et tellement intime dans le même temps. Elle savait que son expéditeur avait pris du temps pour former cette invitation. Peut-être y avait-il eu un débat entre Will et Hannibal quant à son retour dans leur maison. Son dernier échange avec Will s’était bien déroulé, cependant, elle n’oubliait pas ce qu’elle lui avait fait par le passé. Elle pouvait entendre qu’il ne souhaite pas la recevoir chez lui après cela. Y avait-il eu besoin de beaucoup de persuasion de la part d’Hannibal ? Il avait visiblement gagné, comme toujours…

L’assiette était d’une délicatesse infinie. La présentation digne d’un restaurant étoilé. Elle connaissait le perfectionnisme d’Hannibal, mais elle ne s’attendait pas à autant de beauté pour une entrée. Elle avait passé presque 20 ans à tuer des faisans au fusil pour les déplumer elle-même dans une dépendance avant de les préparer. Clairement, le niveau d’exigence qu’elle avait en matière de gastronomie et de présentation était bien de deçà des standards de son hôte. Elle se sentait presque intimidée par cette assiette qu’elle n’osait même pas complimenter de peur de passer pour une sauvagesse. Avait-elle seulement le vocabulaire pour décrire ce qu’elle avait devant les yeux ?

Heureusement pour elle, Will prend la parole pour préciser qu’à Florence, le menu était différent. Elle comprend l’attitude plutôt réservée de Will à ce sujet. Que se serait-il passé s’ils avaient vraiment été à trois autour d’une table à ce moment ? Elle n’ose pas l’imaginer vu les tensions qui existaient entre eux à ce moment de leurs vies. Quant a l’incident du train… Et bien ça aussi elle préfère le laisser de côté.

- Ne remuons pas un passé aussi conflictuel. De l’eau a coulé sous les ponts et Will a été assez clément pour accepter de me recevoir aujourd’hui.

Elle se doutait que l’invitation venait davantage d’Hannibal que de Will, mais elle espérait que Will ne soit pas trop incommodé par la situation. Elle saisit délicatement son verre et le leva avec un petit sourire.

- Aux vies sauves.

Elle prit une gorgée du délicat liquide, savourant le vin elle qui n’en avait pas l’habitude. C’était une sensation étrange mais pas désagréable.

- En revanche, aucun de vous ne m’a raconté comment s’était passé vos retrouvailles ici ? Je n’ai eu que des rumeurs sur ce qui s’était passé dans notre monde à propos du combat avec Francis Dolarhyde….

Oh, Hannibal est convaincu qu’il y a plus à dire de la rencontre entre Will et Chiyoh que ce que le premier veut bien en dire, mais il se contente d’afficher un sourire cryptique, sans insister, quand Will suggère qu’il n’y aurait rien de plus à dire que ce qui a déjà été raconté. Il ne le croit pas, il ne le croit pas le moins du monde, même… mais Hannibal Lecter sait parfois mettre en sourdine sa curiosité – parfois – quand il estime qu’un mystère entretenu peut avoir plus de saveur qu’une vérité révélée… bien qu’il soit à peu près certain que cette vérité en particulier n’en serait pas moins savoureuse. Chiyoh appuie par ailleurs le propos de Will, affirmant que remuer le couteau dans la plaie ne servirait à rien. Oh, tout dépend, par plaisir sadique, l’on peut trouver un certain intérêt à remuer un couteau dans une plaie… Qu’importe le temps écoulé, ce qu’ils ont partagé a traversé les a naturellement influencés. Leurs vies ne seraient pas tout à fait les mêmes si leurs chemins ne s’étaient pas croisés.

« Soit, je n’insisterai pas… »

Non, il n’insistera pas… en revanche, il se permettra l’une ou l’autre réflexion insidieuse, jusqu’à obtenir une réponse même partielle de cette situation. Il n’insiste pas et à la place se propose de trinquer. Trinquer aux vies qu’ils laisseront sauves plutôt qu’aux vies qu’ils ont prises. Hannibal regarde alternativement Will et Chiyoh… ils ont des choses intéressantes. Cette formulation ne lui déplaît pas, et il y consent de bonne foi.

« Aux vies sauves », répète-t-il en levant son verre en direction de ses deux interlocuteurs.

Il trempe ensuite ses lèvres dans son verre et apprécie la délicatesse d’un vin d’un bon âge et de bonne texture, au goût légèrement fruité. Avec un fin sourire, il repose son verre alors que Chiyoh poursuit, et pose une question… intéressante.

« J’aurais grand plaisir à connaître la nature précise de ces rumeurs. » Le seul écho qu’il en ait eu pour le moment lui venait de Freddie Lounds, et autant dire qu’il ne prendrait pas pour argent comptant aucun des propos de cette journaliste qui certes ne ment jamais vraiment, mais extrapole toujours totalement. « J’ai appris la présence de Will en ville assez tôt. Il était hospitalisé en institut psychiatrique. J’étais soulagé de le savoir vivant, mais je ne suis pas venu le trouver. »

Will le trouverait s’il décidait de le chercher. C’était un test, une épreuve de foi. Si Will venait le trouver, alors il serait prêt. Et il l’était.

Will peut bien reconnaître apprécier la réponse de Chiyoh au moment d’entendre cette dernière affirmer que ressasser le passé, et plus spécifiquement le récit de leur rencontre n’aura ni effet ni utilité. Le passé a en réalité ceci d’essentiel qu’il façonne l’avenir et jalonne notre cheminement de manière directe ou indirecte, consciente et inconsciente, mais s’octroyer la faveur de la négation n’en est pas moins chose particulièrement confortable. Hannibal ne saurait le nier tout à fait, lui qui a également pris le plus grand soin de nier tout un pan de son passé… un passé que Chiyoh a bien connu quand il a fallu à Will bien longtemps pour parvenir à gratter cette couche de vernis épaisse et distinguer enfin ce qui se trouvait en-dessous. Il n’est pas question, donc, de revenir sur le sujet, et Will acquiesce silencieusement à l’affirmation de leur invitée du soir en savourant une gorgée de ce vin d’un excellent cru qu’Hannibal leur a servi un peu plus tôt – puisqu’Hannibal leur a toujours fait et leur fera toujours la faveur des meilleurs millésimes. Trinquer aux vies sauves ne leur arrivera probablement pas souvent, eux qui n’envisagent que peu déjà de trinquer à la leur propre… mais cela paraît au fond bien naturel.

Faute de s’épancher sur sa rencontre avec Chiyoh, cette dernière semble s’intéresser d’assez près aux retrouvailles entre le psychiatre et le profiler… C’est compréhensible, d’autant que le dernier aperçu qu’elle avait pu avoir d’eux et de leur histoire ne lui laissait peut-être pas envisager une conclusion telle que celle qu’ils se sont choisis, et qui s’avère pourtant être la plus solide, la plus évidente et la plus logique possible. Elle évoque le combat contre Dolarhyde, et pour Will, c’est toujours un mystère singulier que de conscientiser la façon dont ce combat avait pu marquer des esprits quand lui-même est à peu près convaincu de ne pas en être ressorti vivant… A la lueur de la lune rouge, le sang était noir, si noir… c’est à peu près sa dernière pensée. Celle qui l’avait étreinte en même temps qu’il avait étreint désespérément le corps qu’il devait faire basculer dans le vide.

Lui aussi, oui, voudrait bien connaître la nature précise de ses rumeurs. Tout comme pour Hannibal, ce n’est que via Freddie Lounds qu’il en a eu vent, et il n’apposerait certainement pas légèrement le sceau de la vérité sur chacun de ses dires… quand bien même elle n’a pas toujours été si éloignée de la vérité, en fin de compte. Il approuve sans mot dire et laisse à Hannibal le soin de faire le résumé… bien à lui, des événements qui ont accompagné leur arrivée sur l’île. Il ne dit rien de faux, mais son discours suggère sans dévoiler. Raison pour laquelle Will, pour sa part, se fend d’une remarque bien plus explicite.

« En somme il me mettait à l’épreuve, comme il en a trop souvent l’habitude. » Il boit une nouvelle gorgée de son verre. « Un test de plus. »

- Les rumeurs étaient nombreuses. Certains affirmaient que "la petite souris" vous avez tué tous les deux en vous jetant de la falaise puis étiez mort de ses blessures. D’aucuns parlaient d’un triple suicide. On pouvait imaginer des alliances de certains avec les autres, mais personne n’avait la moindre preuve. Tout ce qu’on savait, c’est que vous étiez « manquants ». Tout le monde à penser à la falaise, mais certains disaient que vous vous étiez échappés en amoureux.

C’était d’ailleurs cette version qu’elle avait voulue réaliste. Après tout, Hannibal avait déjà réussi à disparaître plusieurs fois, pourquoi pas une de plus ? Même si elle avait douté des liens qui les unissaient lui et Will, elle préférait ce « happy ending » plutôt qu’imaginer Hannibal dans les eaux glaciales de la mer. Elle avait été incapable de savoir si une vraie idylle était née entre les deux hommes dans leur première vie. Elle avait rencontré Will et elle avait perçu en lui une menace pour Hannibal, mais au fil des événements où elle avait été spectatrice de beaucoup de choses, elle avait remis en question son jugement. Étaient-ils vraiment ennemis ? Est-ce qu’un ennemi commun ne pouvait pas les rapprocher ? Qui étaient-ils l’un pour l’autre ?

Dur à dire de son rôle de protectrice à distance. Hannibal n’était déjà pas un homme facile à comprendre quand il vous parlait, mais comprendre ses actes d’un point de vue extérieur était encore plus ardu.

- On savait qu’il y avait le sang de 3 personnes sur les lieux en assez grande quantité. La presse, ou plutôt les tabloïds, étaient ravies de parler de ce sang « noir ». Il y a eu des présomptions encore plus tirées par les cheveux, rites sataniques et convocation du diable en personne…

Elle eut un petit sourire à cette pensée qui lui avait semblé la plus ridicule de toute. Elle avait connu Hannibal, il y a fort longtemps, mais elle était persuadée que ni lui, ni Will n’étaient dans ce genre de folklore.

- Que s’est-il vraiment passé ?  

Chiyoh se permit de goûter au vin, qui était d’un raffinement qu’elle savait reconnaître, mais qu’elle n’était peut-être pas la mieux placée pour apprécier. Elle avait perdu de son palais depuis l’époque où elle vivait avec Hannibal. Ses années de quasi-solitude ne lui avaient pas offert de tel mets. Elle se concentra plutôt sur la conversation. Un nouveau test alors ? Cela ne l’étonnait pas trop.

- J’imagine que le test a été brillamment réussi si nous sommes ici aujourd’hui.

Elle lança un sourire timide à Will. Cela ne devait pas être simple d’être à la hauteur des jeux d’Hannibal. Elle en avait été la victime dans sa jeunesse, mais cela avait sans doute été plus simple pour elle à l’époque.

- Est-ce que je peux demander à en savoir plus, ou est-ce intrusif ?  

Elle était curieuse de connaître ce qu’il s’était passé, mais elle ne voulait pas pousser les limites de Will. C’est lui qui en avait fait les frais après tout.

Hannibal ne cherche pas à contester le propos de Will quand ce dernier résume en quelques mots qui pourraient presque sembler amers s’ils n’étaient formulés avec un certain détachement la nature plus précise de leurs retrouvailles qui, en effet, étaient bel et bien une mise à l’épreuve. Hannibal ne cherche pas à s’en cacher. C’était une étape nécessaire, et qui avait été par ailleurs brillamment franchie. Elle leur avait épargné d’inconfortables déconvenues, et pour cette raison, ils ne peuvent être que satisfaits de cela. Leur relation pourrait se résumer à une succession de tests, certes, car il y en avait eu d’autres ensuite, mais en filigrane se distinguaient pourtant – et se distinguent plus que jamais d’ailleurs – les contours d’une relation profondément sincère, qui certes s’exempte des normes les plus… conventionnelles, mais ne perd pas en profondeur pour autant, bien au contraire, même. Ainsi que Chiyoh l’observe elle-même, le test a en effet été brillamment réussi.

Quant à ce que Chiyoh lui apprend des rumeurs qui avaient circulé suite à leur présumé décès (qu’Hannibal préfère pour sa part considérer comme une renaissance), il écoute avec intérêt les diverses interprétations qui ont pu être faites de l’événements. La première est évidemment très crédible, et Hannibal ne serait pas surpris que cette interprétation des faits ait été favorisée par le FBI – et en particulier par Jack – afin de sauver le peu qui pouvait l’être encore de Will, à savoir sa mémoire. Mais il est évident qu’une telle interprétation n’aurait pas été du goût de certains autres… à commencer par cette chère Freddie Lounds. La théorie de l’escapade amoureuse ne pouvait tout naturellement qu’être largement diffusée par cette dernière. Rien de contrariant là-dedans. Hannibal ne saura jamais si, sans la lune rouge, ils auraient eu la moindre chance de survie, mais il devine en revanche que les choses auraient été bien différentes si ça avait été le cas.

« J’aime beaucoup cette théorie », commente-t-il d’un ton léger avant de siroter une gorgée de son vin quand Chiyoh suggère que l’abondance de leurs sangs respectifs aurait suggéré aux plus inventifs quelque rite satanique. Bien sûr, cette dernière théorie est la plus absurde mais par conséquent la plus divertissante… « Elle aurait probablement su charmer Dolarhyde également. »

Probablement moins Will, en revanche, à qui Hannibal adresse distraitement un léger regard en biais.

« Je suppose que tu t’étais façonné ton propre avis également », dit-il à l’adresse de Chiyoh.

Même si elle attend de savoir à présent ce qui s’est véritablement passé, ce qui est une requête on ne peut plus légitime, en effet.

« C’est à Will qu’il faut poser la question », observe-t-il succinctement, car ce qui s’est passé cette nuit-là ne s’est guère déroulé ainsi qu’il l’avait planifié. Et en même temps, c’était précisément ce qu’il avait voulu.

A toutes les questions de Chiyoh, oui, c’est Will qui est le mieux placé pour répondre, et c’est donc dans sa direction que son regard se tourne.

Le visage de Will demeure impassible tandis qu’il prend soin d’écouter attentivement chaque nouvelle information que Chiyoh leur communique. Certaines sont improbables, d’autres cohérentes, toutes auront nourri un imaginaire collectif inaccessible, celui d’un monde dont ils étaient les disparus, un monde dont il est à peine possible d’envisagé qu’il ait subsisté à leur propre disparition. Comme si ce n’était pas évident, pourtant. Comme si ce n’était pas strictement dans l’ordre des choses. L’idée la plus déshonorantes est étrangement celle qui lui offre d’avoir été considéré en martyr. Lui et Hannibal, tués par le Grand Dragon rouge… c’est probablement cette version, par exemple, que Molly aura retenu, pour lui rendre plus supportable sa disparition subite… Mais elle aurait été trop intelligente pour y croire tout à fait. L’idée du triple suicide est aussi poétique qu’absurde, quant à l’évasion en amoureux… Cette version, dont il n’était pas difficile de deviner qui l’aura propagée le plus largement, est toujours inexacte… mais probablement la plus juste entre toutes hypothèses. Quant à la théorie d’allez savoir quel culte satanique, si Will n’est pas du tout surpris d’apprendre qu’Hannibal lui trouve un certain charme, tout désuet soit-il, il se contente, de son côté, de rejeter cette hypothèse d’une légère grimace, furtive, qui s’efface de son visage aussi vite qu’elle est apparue. Le regard en biais que lui adresse Hannibal, Will peut le sentir sans y répondre ni tourner le visage dans sa direction. Il connaît la nature de ce regard et ce qui l’implique. Il n’estime pas nécessaire d’y répondre en quoi que ce soit.

Deux questions distinctes s’échappent des lèvres de Chiyoh, et à ces deux questions, la réponse est particulièrement complexe, c’est rien de le dire… Et bien sûr, à ces deux questions, pour ne guère lui faciliter la tâche – et à raison pourtant  -, Hannibal observe qu’il revient à Will de répondre. En effet, il est probablement le mieux placé pour le faire. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il en a le souhait… ni la loquacité nécessaire à un tel récit. Cela ne surprendra personne – pas plus Chiyoh que quiconque… Mais Will Graham est loin d’être un homme que l’on pourrait qualifier de loquace.

« Toute question personnelle est par essence intrusive », remarque-t-il pour commencer, avant de laisser planer autour d’eux un léger temps de silence, qu’il laisse durer peut-être un peu trop longtemps. « Le Grand Dragon Rouge est mort de nos deux mains, après nous avoir grièvement blessés l’un et l’autre. Si je ne nous avais pas jetés de cette falaise, les lois de la biologie auraient probablement décidé de notre sort à notre place. Nous n’avions aucune chance de survivre à nos blessures… » Il marque une légère pause. « Ou très peu… » Car cette incertitude demeure et le hante encore parfois…. Auraient-ils vraiment pu survivre ? « J’ai refusé de nous laisser cette infime chance. Je suppose que je ne voulais pas endurer mon devenir… » Il suppose. « Je suppose que je voulais saisir la plus infime des chances qu’il nous restait encore de survivre. »

Et comme cette épreuve n’était pas suffisante, ou bien encore en guise de punition, Hannibal l’avait mis à l’épreuve une fois encore, sur cette île.

« En attendant que je le trouve plutôt que de faire mine de me chercher, Hannibal a peut-être voulu s’assurer qu’il m’était passé l’envie de le précipiter dans le vide. »

Ou non. Rien n’est moins certain, en réalité.

Chiyoh écoute Hannibal visiblement amusé par l’histoire du rite satanique. Elle aurait dû se douter que cette histoire des plus grotesque amuserait le psychiatre. Visiblement, il avait toujours un sens de l’humour bien à lui, comme elle s’en souvenait. Il avait une capacité à prendre du recul sur les situations qui le rendait particulièrement drôle aux yeux de la jeune femme. Il fallait le connaître assez bien pour apprécier son humour.

Hannibal coule un regard vers Will lorsque la question de Chiyoh sur la vraie version des faits est posée. Elle se tourne donc naturellement vers lui elle aussi. Elle ne peut réprimer un petit sourire lorsqu’il remarque de toute question est intrusive. Très juste, en effet. Elle n’a que peu côtoyée Will lors de leur précédente vie ou lors de leur précédente rencontre, pourtant, elle reconnaît là son caractère peu loquace. Il n’a probablement pas envie de répondre, mais la politesse, ou bien Hannibal, le pousse à le faire.

La réponse de Will sur ce qu’il leur est différente des théories évoquées par la presse, comme elle pouvait s’en douter. Il les a jetés de la falaise pour mettre fin à son devenir. Intéressant. Elle comprend la complexité de la chose. Après tout, elle a été amenée à faire face à son devenir à elle à cause de Will.

Elle ne retient pas son sourire lorsqu’il évoque le fait qu’Hannibal voulait peut-être s’assurer que l’envie de la jeter dans le vide lui était passé. La situation pourrait être tragique face à d’autres personnes, mais entre eux, c’est très différent.

- Suis-je une muse ? Jeté d’un train, il survit et quelque temps, plus tard, il se jette d’une falaise.

Chiyoh se rend compte de ce qu’elle vient de dire lorsque les mots quittent sa bouche. Habituée à parler seule pendant toutes ces années, elle manque encore de tenue dans certaines situations. Ce commentaire aurait dû rester dans sa tête, mais ses pensées sont allées plus vite que son bon sens.

- Pardon, il est peut-être encore un peu tôt pour… Plaisanter sur le sujet.

Elle regarde alternativement Will puis Hannibal un peu penaude. Même si elle a réussi à se faire une vie normale ici, elle garde des séquelles de son temps passée seule. La plupart du temps, elle est bien plus prudente, car bien plus sur la retenue. Pourtant ici, sous le regard d’Hannibal, elle se sent plus chez elle qu’elle ne l’a été pendant longtemps. C’est idiot car elle vécue plus longtemps sans lui, qu’avec lui. Il reste cependant très cher à son cœur.

- Il me semble que vous vivez tous les deux avec une jeune femme également. Quelle est son histoire dans la vôtre ?

Hannibal n’attendait pas une autre réaction de la part de Will quand ce dernier observe, à très juste titre, que toute question personnelle ne saurait être qu’intrusive… Mais peut-on encore parler d’intrusion dans leur cas bien particulier ? Ce qu’ils ont traversés, tous les trois, ensemble ou séparément, leur a offert d’acquérir un degré de compréhension de l’autre qui s’épargnait tout naturellement toute considération de surface. Il n’est pas tant question de savoir si ces questionnements sauront être intrusifs ou non, mais si l’on acceptera bel et bien d’y répondre. Pour sa part, il laisse à Will le soin de dispenser les informations qu’il estimera dignes de ce nom, et s’épargner, bien sûr, les autres. C’est assez factuellement qu’il évoque la mort du Grand Dragon rouge, et la chute, qui ne leur garantissait que des chances de survie assez infimes. Les suppositions contradictoires évoquées par Will ne sont pas une manière pour lui de se dédouaner d’un geste qui aurait dû leur coûter la vie – qui leur a peut-être coûté la vie. Cela, Hannibal l’a très bien compris. L’ambivalence de son comportement a quelque chose de tout à fait remarquable. A ce sujet, un sujet dont ils ont beaucoup discuté déjà, tous deux, Hannibal ne trouve guère matière à réagir. En revanche, bien sûr, il ne saurait se priver d’analyser avec la plus grande attention, son regard perçant tourné dans sa direction, la réaction de Chiyoh.

Et sa réaction est plus que largement à la mesure de ce qu’il aurait pu présumer et étire un fin sourire sur les lèvres du cannibale. Une muse ? Peut-être bien… son discours a quelque chose d’improbable et d’excessivement rationnel, les deux en même temps… Preuve que les deux choses n’ont rien de bien rationnelles.

« Ce qui est d’autant plus surprenant est que Will possède probablement l’instinct de survie le plus vibrant et le plus forcené qu’il m’ait été donné de contempler. En dehors de toi, sans doute, mais vous avez sans doute déjà pu prendre la mesure de vos traits communs », commente-t-il d’un ton détaché.

Pulsion de vie et pulsion de mort bataillent avec acharnement en ces deux êtres et les garde sur un fil ténu, en équilibre pas si précaire au-dessus d’un vide complexe.

« Il faut bien souvent frôler la mort pour calculer efficacement ce que l’on peut survivre. »

Quant à la jeune femme qu’ils hébergent, leur fille, en réalité, la question se pose bien évidemment, et la curiosité de Chiyoh est plus que légitime.

« Elle se nomme Abigail », précise Hannibal, qui laisse à Will le soin d’en dire davantage. Une faveur, en quelque sorte. Will est plus que protecteur avec Abigail (à juste titre), contre le monde, contre Hannibal, contre lui-même… à lui d’évaluer ce qu’il estime pouvoir dévoiler ou non.

Voilà bien une chose que Will ne soupçonnait pas chez Chiyoh, un sens de l’humour plus prononcé qu’il ne l’aurait imaginé (en même temps, lui-même n’en possède aucun, exception faite des quelques remarques cyniques qu’il semble incapable de s’épargner). Il ne réagit pas, quoi qu’il ne soit ni trop tôt, ni trop tard pour évoquer le sujet, Cette chute (et celle du train aussi d’ailleurs), sont quelque part inscrites dans son ADN, elles le définissent et ont contribué directement à sa construction. Ce n’est pas une chose qu’ils peuvent ignorer, encore moins une chose à laquelle ils peuvent échapper. Will s’épargne tout commentaire, mais Hannibal n’allait pas s’en priver pour sa part, bien sûr. Et il n’a pas tort… Ils sont, tous les trois de la race des survivants, quand bien même certaines des décisions les plus radicales du profiler pourraient laisser soupçonner un attrait bien trop violent pour la mort. Mais pour survivre, ne faut-il pas vouloir en premier lieu se tenir sur ce fil ténu, suspendu au-dessus de ce vide sombre et béant… En équilibre précaire constant… fragile, comme la vie. Will n’a guère envie d’épiloguer trop longuement sur le sujet, mais la chose sera quoi qu’il en soit inutile, car bientôt, Chiyoh reprend la parole et évoque le sujet de la jeune femme qu’ils hébergent… Bien sûr que le sujet serait forcément abordé tôt ou tard.

Will se crispe légèrement, comme toujours quand il est question d’Abigail… Celle qu’il a si violemment échoué à protéger… Celle qu’il échoue probablement à protéger encore en l’invitant à prendre ses aises dans l’antre de la bête. Sa vie, elle aussi, sur le fil… Mais un fil qu’il aura consenti à tendre pour elle. Moins il laisse accès à quiconque à quelque information que ce soit concernant Abigail, mieux cela est selon lui… mais Chiyoh doit probablement savoir… Dans la mesure de ce que Will consentira à révéler. Hannibal le comprend manifestement – il peut avoir cette sorte de délicatesse. A mi-mot, il invite Will à choisir la somme des informations qu’il voudra bien révéler à leur interlocutrice.

« Hannibal l’a tuée pour me punir dans notre précédente vie, aussi je veille à ce que la chose ne se reproduise pas », commente très directement Will, d’un ton bien trop détaché pour la nature brutale des informations qu’il délivre. « Abigail est ma responsabilité, je la considère comme ma fille. »

Leur fille. La pièce manquante au puzzle inattendu d’une famille à sa manière étrangement fonctionnelle.

L’instinct de survie le plus vibrant ? Oui, cela ressemblait bien au peu de choses qu’elle avait vu de Will et de ce qu’elle savait de sa vie. Il avait côtoyé Hannibal dans des conditions particulièrement difficile pour ce qu’elle en savait. Elle n’était pas là pour comprendre tout ce qui s’était joué entre eux deux. Elle avait surtout appris leur histoire post-mortem en lisant les tabloïds dont elle se méfiait beaucoup (à juste titre). Elle était évidemment curieuse d’en savoir plus sur leur relation, mais cela était encore plus intrusif que le reste de ses questions. Peut-être qu’à force de vivre seule, elle avait développé un intérêt tout particulier pour les autres. Elle en doutait. Elle était curieuse à ce point uniquement, car il s’agissait d’Hannibal. Même si ses sentiments pour lui étaient très complexes, il aurait toujours une place démesurée dans son cœur.

Elle était aussi, elle devait l’avouer, curieuse de connaître Will. Là aussi, ses sentiments étaient mélangés entre des choses plutôt opposées, mais il avait une place de choix dans la vie d’Hannibal. Cela méritait qu’on y porte attention. Puis si elle était tout à fait sincère, elle avait apprécié les moments qu’ils avaient passés ensemble aussi brefs soient-ils. Était-ce parce qu’il était la première personne à laquelle elle parlait depuis des années ? Il y avait de ça, mais c’était plus profond. Will était quelqu’un d’intéressant.

Heureusement, la touche d’humour de Chiyoh ne semble pas se faire remarquer plus que ça. Ils sont des gentlemen après tout.  Hannibal laisse le soin à Will d’expliquer plus qui est cette Abigail. La tension se fait sentir dans l’attitude de Will, c’est un sujet compliqué. Et Chiyoh comprend bien vite pourquoi lorsque Will lui explique grossièrement le tableau. Une partie d’elle est scandalisée qu’Hannibal ait tué une jeune fille pour « punir » Will. Il ne s’agit pas d’un jouet qu’on casse à la moindre contrariété. Ou peut-être est-ce bien cela pour Hannibal au contraire. Qu’est-ce qu’une vie a comme importance pour Hannibal ?

D’un autre côté, Chiyoh n’est pas étonnée. Elle sait de quoi le psychiatre est capable s’il le souhaite, elle en a fait les frais elle-même. Au fond de sa bouche, Chiyoh pourrait sentir un peu de compassion, mais ce sentiment est tellement loin d’elle depuis tant d’années qu’elle n’est pas sûr que ce soit ce qu’elle ressent.

- C’est une bonne chose qu’elle ait trouvé un protecteur. Ou même deux si je comprends bien dans une certaine mesure. Comment la considères-tu Hannibal ?

Elle se tourne vers le psychiatre avec attention. Will a exprimé plutôt clairement ce qu’il ressent mais ce n’est pas le cas d’Hannibal. Chiyoh reprends une petite gorgée de vin avant d’ajouter.

- Elle est orpheline ? Ou bien ses parents ne sont peut-être pas sur cette île…

Il pourrait s’agir d’une histoire encore différente : une mauvaise entente entre eux ou une ado un peu rebelle. Chiyoh n’a aucune idée de ce qu’elle vient de lancer comme sujet…

Au sujet d’Abigail, Will se montre certes honnête mais aussi prudent, ce qui n’a rien d’une surprise aux yeux du psychiatre, qui n’en attendait pas moins de la part de son compagnon. Quand il est question d’Abigail Hobbs, Will affiche un instinct de protection qui est à n’en point douter pour lui une manière également de se soustraire à une culpabilité trop profonde, celle qu’il ressentira toujours à l’idée de l’avoir perdu trop de fois, et à l’idée de la perdre à nouveau, à cause de ces choix ou à cause de lui – c’est finalement du pareil au même. C’est un instinct qu’il nourrit précieusement, de même qu’il prend soin d’entretenir cette relation de codépendance entre Abigail et Will, convaincu des bienfaits de celle-ci.

« Abigail est notre responsabilité commune », répond Hannibal quand Chiyoh s’interroge sur le regard qu’il pourrait bien porter sur Abigail. Si quelqu’un est capable de comprendre ce que cela signifie à ses yeux, c’est bien Chiyoh, qui sait quelle responsabilité il s’était ressenti vis-à-vis de Mischa, un engagement qu’il n’avait pas su tenir, un engagement de cœur et d’esprit, violent, qui avait naturellement porté des fruits empoisonnés… « Notre fille », ajoute-t-il sans un seul instant prononcer ces mots à la légère.

La question suivante mérite également d’être posée. En d’autres circonstances, en présence d’autres interlocuteurs, Chiyoh ne se serait peut-être pas posé la question, mais dans leur cas bien particulier, la réponse pourrait avoir bel et bien son importance… Et cette importance, non seulement Hannibal ne l’ignore pas, ni ne la néglige. Au contraire, il prend soin d’entretenir ce qui à ses yeux doit l’être.

« Son père est mort. Un criminel notoire et une ancienne victime », répond Hannibal sans détour en posant sur Will un regard appuyé, auquel il lui interdit silencieusement de se soustraire, armé d’une honnêteté que d’aucuns trouveront dérangeante, mais dont il ne s’excusera pas un seul instant. « Abigail l’a tué… C’est le plus grand cadeau qu’elle pouvait lui faire. »

Cette honnêteté tranchante, Hannibal n’en use (et abuse) que parce qu’il est question de Chiyoh. Inutile de prétendre ou de mentir, Chiyoh ne trahira aucun de leurs secrets. De ses secrets. Les exprimer aussi frontalement, c’est aussi une manière détournée de mettre sa loyauté à l’épreuve, quand bien même celle-ci n’est plus réellement à démontrer.

La chance est une affaire toute relative, et Will doute sincèrement qu’Abigail ait un jour goûté à la véritable chance bien souvent au cours de son existence. Dans ce nouveau monde, elle aurait probablement pu se reconstruire loin de tous les fantômes de son passé, mais elle avait dû retrouver son père de sang, puis ses pères de cœur, qui n’étaient pas beaucoup plus fréquentables, ni beaucoup moins dangereux. Être protégée de ceux qui sont probablement ceux desquels il faudrait qu’on vous protège, ce n’est pas exactement l’idéal. Certes, rien n’importe davantage à Will que le fait de protéger Abigail, ce n’est pas pour autant que ce rôle lui convient véritablement.

La curiosité de Chiyoh, compréhensible, appelle des explications que Will n’est pas vraiment pressé de donner, mais il sait qu’il peut compter sur Hannibal et sur son flegme habituel pour donner en des termes froids et presque cliniques les explications que la jeune femme demande. Il éprouve, presque malgré lui, un certain soulagement au moment d’entendre Hannibal employer le terme « notre fille ». En dépit des circonstances, Will garde toujours un regard défiant sur la relation qu’entretiennent Hannibal et Abigail… L’image de ce dernier instant sanglant qui avait marqué un tournant violent dans leur histoire reste imprimé sur sa rétine, il ne peut pas y échapper. Aussi la défiance restera toujours présente, qu’il le veuille ou non, ce n’est pas une chose à laquelle il pourra échapper… ni de laquelle il pourra, probablement, réchapper non plus.

« Abigail retient souvent l’attention », commente Will, qui préfère ne pas revenir sur les paroles, très honnêtes, d’Hannibal. Ce dernier a tout dit, et il n’a pas nécessairement envie de revenir sur les détails les plus sordides de leur histoire commune. Leur destin commun – et également celui qui les lie à Chiyoh par ailleurs – s’est écrit dans la violence et dans le sang, c’était une fatalité, une nécesssité… l’inévitable de leur condition. « Beaucoup espèrent l’approcher dans l’intention de nous atteindre », ajoute-t-il.

Car oui, Abigail est certainement la voie d’accès en apparence la plus certaine pour les approcher, eux, de par sa fragilité et sa vulnérabilité affichées, qui ne sont pourtant rien d’autre qu’une façade. Ce n’est pas sans raison par ailleurs que Will se fend de cette précision, il tient à ce que Chiyoh en ait conscience. Si cette dernière doit estimer qu’il est de son devoir de protéger Hannibal, elle admettra peut-être que, par extension, protéger Abigail n’est pas négociable.

Chiyoh ne peut pas dire qu’elle n’est pas surprise par la réponse d’Hannibal. Une responsabilité commune ? Ce n’est pas tout à fait limpide, mais elle comprend qu’il y a quand même un lien d’attachement d’Hannibal envers la jeune fille. L’imaginer comme un père est plutôt déstabilisant même si elle ne tombe pas dans le piège de la caricature du papa aimant jouant à la balançoire. Elle arrive à s’imaginer cette image du patriarche en lui, mais elle se questionne sur ce qu’il ressent pour sa fille. C’est assez difficile d’imaginer ce qu’il se passe dans la tête et dans le cœur d’Hannibal… Elle en a déjà fait les frais.

Elle maintient une image neutre sur son visage, pas tellement pour ne pas paraître faible face à Hannibal, mais surtout parce qu’elle a perdue l’habitude de montrer ses émotions. Vivre seule (ou quasiment) vous retire quelques codes sociaux. Elle boit une gorgée de vin quand Hannibal explique le plus calmement du monde que sa fille a tué son père biologique. C’est… C’est tellement « Hannibal » tout ça. Il ne pouvait en être autrement qu’une séparation brutale et violente. Chiyoh comprend soudain davantage la protection que Will pose sur sa fille adoptive. Chiyoh n’imagine même pas l’épreuve que cela a dû être pour elle.

D’un autre côté, elle connaît Hannibal et sait qu’il y a toujours un prix à payer pour faire partie de son monde. Généralement un choix terrible à faire, mais qui prouve que votre fidélité lui est maintenant acquise. Même si, parfois, il faut faire de nouveau un exemple de sa fidélité pour réassurer le contrôle du psychiatre. C’est aussi comme ce genre de demande qu’elle entend la réponse de Will. Est-ce qu’elle protégera Abigail qui est la plus susceptible de se faire menacer dans leur famille ?

- Bien sûr. Si je ne peux pas la rencontrer, je vous laisse me communiquer des informations sur elle pour que je m’assure, discrètement, de sa sécurité.  

Elle aurait voulu arrêter sa phrase ici et prouver une loyauté indéniable à Hannibal tout en essayant de recoller les morceaux avec Will (si tenté que ce soit possible), mais elle n’oubliait pas qu’elle avait une vie ici elle aussi. Elle ne pouvait pas tout lâcher comme avant pour n’avoir qu’une mission : Hannibal.

- Du moins, quand je ne serais pas à mon travail…

Elle avait dédié sa précédente vie à s’occuper de la tâche qu’il lui avait donnée ou qu’elle s’était donnée elle-même. Elle n’était pas toujours certaine que ce ne soit pas sa faute à elle plus qu’à lui, finalement. Aujourd’hui, elle s’était reconstruite. Elle avait un travail qui lui plaisait, elle connaissait des gens même si elle ne savait pas encore trop comment les qualifier. Elle ne pouvait pas tout mettre en pause pour eux, pour lui. Si, elle le pouvait, mais elle ne le voulait pas. Elle lui serait toujours fidèle, mais elle avait réussi à avoir sa propre vie ici. Elle avait dû faire beaucoup d’efforts pour y arriver, elle ne voulait pas abandonner tout cela.

Elle osa lever les yeux d’abord vers Will pour connaître son opinion puis vers Hannibal. Elle craignait sa réaction. Que ferait-elle s’il lui demandait de tout sacrifier pour lui ? Serait-elle capable de lui dire non ? En avait-elle seulement la capacité ? N’allait-elle pas se briser tout simplement s’il n’était pas de cet avis ?

Au cours des explications de Will, toujours lacunaires, s’exemptant de trop de mots – à son image, donc –, ce n’est pas sur ce dernier que le regard d’Hannibal demeure posé. Son attention, il la consacre pleinement à celle qui se doit, dans ces circonstances toutes particulières, d’absorber ces informations, et de décider de qu’en faire, de ce que sera son propre positionnement vis-à-vis de ce flot important de possibilités, dénuées de détails, mais suffisantes pour alimenter son imagination. Chiyoh conserve dans l’ensemble une expression neutre. Les traits de son visage ne trahissent pas, ou à peine, sa surprise, et c’est une chose que le psychiatre sait apprécier.

Chiyoh comprend très vite ce qui peut être attendu d’elle vis-à-vis d’Abigail : la protéger, autant que possible, et s’assurer que rien ne lui arrive, peu importent les circonstances. Quelles informations pourront être utiles ? Hannibal en a quelques-unes à l’esprit, mais il n’envisage pas que tant de mystère soit nécessaire, à la vérité.

« Je pense bien au contraire que tu aurais tout intérêt à la rencontrer. » Il affiche une esquisse de sourire. « Elle te plaira beaucoup. Vous avez beaucoup en commun, toutes les deux. »

A commencer par l’intérêt qu’elles sont parvenues à susciter en lui, mais pas seulement. Chiyoh et Abigail ont un point commun plus remarquable encore, ce quelque chose en elle qui, toujours, lui feront penser à Mischa, à tout ce qu’elle aurait pu devenir si le sort ne l’avait pas arrachée à lui… C’est silencieusement qu’il la remercie, d’un léger signe de la tête, concernant la protection qu’elle se propose de leur offrir, et donc par extension à Abigail, envers et contre tout. Les protéger devrait être en soi un travail à plein temps tant les dangers son nombreux, et leurs ennemis évidents. Hannibal s’amuse des propos suivants de Chiyoh… Hannibal voit là une corde tendue, et qu’il saisit presque immédiatement, une épreuve de loyauté, la perspective d’un ultimatum qu’il ne formule pas immédiatement en ces termes, préférant en passer par des voies détournées. La vérité, c’est que le temps passé n’a rien changé à cela, l’engagement lointain de Chiyoh envers lui ne s’est pas éteint en même temps que l’assassin de Mischa… d’autant plus que Chiyoh n’est pas celle qui l’a tué.

« D’ailleurs, comme se passe de travail ? Est-ce qu’il te plaît ? As-tu le sentiment d’avoir trouvé ta vocation. »

La loyauté de Chiyoh envers Hannibal l’a toujours intrigué autant qu’impressionné. Qui pourrait se prétendre, en dehors d’elle, d’une dévotion si aveugle qu’elle s’épargne la rancœur d’années de solitude… eh bien… lui le pourrait sans doute. Et Abigail, peut-être également. Hannibal a le don de nous faire pardonner l’impardonnable. Il a une ingérence sur le monde et sur son entourage qu’il est impossible de ne pas constater, et qu’on lui autorise malgré tout. Chiyoh protègera Abigail, parce que c’est ce qu’Hannibal réclame tacitement, et Will apprécie de le savoir. Quiconque pourra être présent pour lui empêcher le ire ne pourra être considéré à ses yeux que comme l’allié le plus précieux.

Quant à la rencontre de Chiyoh et Abigail ? Sans doute celle-ci est-elle aussi nécessaire qu’indispensable, pour ne pas dire inévitable. Elles finiront par se rencontrer, collision de de deux mondes intrinsèquement liés, mais que Will n’aurait jamais envisagé de voir se connecter entre eux. Will approuve silencieusement les dires d’Hannibal tout en sirotant son verre de vin. Pour ce qui est des points communs qu’il est possible de découvrir entre Chiyoh et Abigail, Will est capable de les deviner. Ils tiennent surtout du regard que le psychiatre veut poser sur elles, et de l’image qu’il veut à tout prix projeter sur ces deux femmes.

Chiyoh reste dévouée à Hannibal, profondément dévouée, mais elle a sa propre vie, à présent, un travail et l’occasion de s’épanouir indépendamment du giron de celui qui l’a gardée bien trop longtemps captive d’une insoutenable promesse. Will n’a guère besoin de poser ne serait-ce qu’un seul coup d’œil sur Hannibal pour savoir très exactement ce que ce dernier en pense. Un besoin de contrôle et de loyauté absolu, qui exige que rien n’existe indépendamment de lui. Hannibal a cette exigence, particulière et oppressante, de ne rien vouloir voir exister auprès de ceux qui suscitent son intérêt en dehors de lui-même. Rien ne doit exister en dehors de lui.

Tout naturellement, Hannibal devait remettre en question cette vélléité d’indépendance de la part de Chiyoh. Will, lui, n’en dit rien pour sa part. Il reste silencieux au cours de cet échange, son regard, curieux, passant de l’un à l’autre des protagonistes sans mot dire. Ce n’est pas son rôle d’intervenir en la circonstance. Sa position d’observateur lui convient tout à fait, il n’exige rien d’autre en réalité, il n’en demande pas davantage.

Chiyoh est vraiment curieuse de rencontrer cette jeune fille adoptée par Will, mais aussi par Hannibal. Elle avait eu le sentiment un peu plus tôt dans la conversation qu’il s’agissait surtout de la protégée de Will, mais les dires du psychiatre font penser qu’il est lui aussi investi émotionnellement face à Abigail. Pour ce qui est de leur ressemblance, Chiyoh est perplexe. Elle s’imagine mal une jeune fille pouvant lui ressembler, elle qui se trouve si… Si anormale.
Après tout, la jeune fille a sûrement de quoi être unique pour atteindre Hannibal et Will. Elle avait tué son père, sûrement encouragée par les deux hommes, ce qui démontrait beaucoup de choses. Elle était peut-être comme elle : dépendante de l’affection d’Hannibal. Pour ce qui était de Will, elle n’aurait pas su dire où se situait la jeune femme, mais celui-ci sembla approuvé la rencontre proposée par le psychiatre. Cela devait lui coûter de laisser sa protégée rencontrer Chiyoh pour qui il devait sûrement avoir de la rancœur. Difficile de dire ce que ressentait Will pour elle…

- Je serais curieuse de rencontrer une jeune femme qui a su vous plaire à tous les deux. Elle doit avoir un caractère de battante pour avoir eu le courage de tuer son père de sang.

Ou bien a-t-elle était très bien manipulée pour le faire... Ce qui n’est pas impossible, mais par politesse Chiyoh garda ce commentaire pour elle. Elle ne se fait pas d’espoir sur Hannibal à sa manière de faire faire aux autres ce qu’il a envie de les voir faire. Elle ne l’a pas vu beaucoup utiliser cette compétence, car il était encore jeune quand il l’a laissée à son fardeau, mais elle a suffisamment d’imagination pour projeter ce qu’il faisait en tant que jeune adulte à un tout autre niveau une fois bien installé dans son univers de manipulation.

Subitement, Chiyoh se sentit prisonnière à l’air libre. Elle savait très bien que la question n’était pas innocente. Cette intonation qu’il avait mise sur le mot « vocation » sonné comme une gifle. Avait-elle jamais été libre à partir du moment où elle avait retrouvé Hannibal ? Ou bien était-ce un sentiment illusoire qu’elle s’était plu à croire pour se rassurer qu’elle avait toujours le contrôle ? Elle repose son verre doucement, en utilisant toute sa concentration pour ne pas trembler. Elle ramène vite ses mains sur ses genoux pour que personne ne puisse les voir se serrer l’une contre l’autre pour se donner du courage.

- J’ai fait ce que je devais faire pour me nourrir. C’est plus agréable que de tuer des faisans dans la forêt.

Elle sait qu’elle ne répond pas à la question qui lui a été posée en répondant cela, mais ce qu’il lui demande est si dur… Elle aime son travail, elle aime ce petit bout de vie qu’elle s’est créé. Hannibal exige tout d’elle. Absolument tout. Encore une fois. Sera-t-elle capable de renoncer à nouveau à sa vie pour lui ? Elle a l’impression qu’elle aura du travail si elle veut les protéger de tous ceux qui leur veulent du mal, mais ce n’est pas l’ennui qui lui fait peur. Elle avait choisi une vie pour elle. Elle se servait de ses maigres connaissances pour faire quelque chose qu’elle aimait. Allait-il détruire tout cela pour être le seul qui dut compter dans sa vie ?

- Ce n’est pas une vocation, mais c’est plaisant d’avoir une vie « normale ». M’y autoriserez-vous ?

Elle les regarda l’un après l’autre. La voix de Will comptait peut-être moins, car il s’agissait d’un problème entre elle et Hannibal, mais elle promettait de les protéger tous les deux avec leur fille. Will avait donc son mot à dire.