On dit de l’insouciante Roxane qu’elle est frivole autant qu’elle est belle, insouciante autant que vive d’esprit et malicieuse. Diablement impertinente également. Ceux qui soupirent après elle sont ceux-là mêmes qui s’agacent de son inconséquence. Roxane se veut aussi libre de cœur que d’esprit, et pour cette raison, elle n’a de cesse que de se soustraire aux insistants appels du pied du comte de Guiche, qui ne dissimule en rien son intention de la prendre pour épouse. Si elle sait toujours éluder ses demandes, elle se joue en même temps de ses attentes, n’hésitant pas à accepter ses rendez-vous et ses offrandes, comme ces sorties au théâtre dont elle apprécie suffisamment la qualité pour oublier combien le comte la rebute. On l’a prévenue, la patience de De Guiche, mise à rude épreuve, pourrait bien atteindre son terme. Et alors, il lui faudra en accuser les conséquences. Mais Roxane refuse d’y penser. Elle rêve d’une romance telle qu’on en fait dans les romans courtois, et elle obtient gain de cause le jour où son regard croise celui de Christian, lors d’une de ces représentations théâtrales où le duc l’a conviée, représentation au cours de laquelle l’intervention de Cyrano, son grand ami (quoique petit par la taille) fait grand bruit. Provocation en duel et combat à mort animent les festivités, déposent un voile d’angoisse dans le regard de Roxane, partagée entre l’inquiétude qu’elle se fait pour son plus vieil ami, et le trouble qu’elle garde de sa rencontre avec Christian. Pourtant, tous deux n’ont échangé aucun mot, mais Roxane n’en a guère besoin pour se convaincre de ce qu’elle ressent.

Discrètement, elle mène sa petite enquête et apprend l’identité de ce jeune homme qui l’a tant troublée le soir même. Il se nomme Christian de Neuvillette, est soldat, et appartient au même régiment que Cyrano. Ni une ni deux, Roxane lui fixe un rendez-vous afin de lui parler de cette flamme nouvelle et de demander à son cher ami de jouer les intermédiaires entre lui et cet homme. Tout en lui confessant l’ampleur de sa passion, Roxane ne s’imagine pas un seul instant que le pauvre Cyrano en souffre silencieusement. Naïve, parfois, la jeune femme n’a jamais rien deviné des sentiments de Cyrano à son égard. Ou bien a-t-elle voulu ne rien en voir ? En dépit de cet esprit qu’elle aime tant, elle n’a jamais envisagé son ami romantiquement. Roxane ne devine pas que c’est à contrecœur qu’il accepte de lui promettre de veiller sur Christian, et d’obtenir de sa part une lettre, pour peu que ce dernier partage ses sentiments.

Le première lettre que Roxane reçoit de Christian a la beauté d’une révélation pour elle. Chaque mot inscrit sur le papier la rend fébrile, chaque compliment, chaque tournure de phrase trouve un écho dans son esprit dont elle savoure la force autant que la beauté. Jamais elle ne s’est sentie aussi proche de quiconque. Cet échange épistolaire enflamme ses sens et lui fait croire en une romance dont elle ne devine pas qu’elle est truquée. Chaque lettre la fait tomber un peu plus amoureuse de Christian, seulement, Christian n’en est pas l’auteur. C’est Cyrano qui, par l’intermédiaire de ces missives signés du nom de celui après qui elle soupire, se déclare enfin à elle comme il n’a jamais osé le faire de vive voix.

De plus en plus impatiente de voir Christian et de lui parler directement, la déception l’assaille au moment de lui faire face et de constater la faiblesse de sa conversation. Son cœur bien sûr, bat encore pour cet homme bien fait aux atours si charmants, mais quelque chose manque, un besoin de plus. Tous les « Je vous aime » du monde ne sauraient véritablement retranscrire l’émotion qui semblaient l’animer dans ses lettres, au point qu’elle redoute presque que ses émotions ne soient que superficielles. Combien de fois lui avait-on dit qu’on l’aimait ? Elle ne les compte plus. Ces mots sont vides de sens, ils ne veulent rien dire… Roxane, déçue, retrouve néanmoins confiance en Christian quand ce dernier, d’une voix familière et qui en même temps lui ressemble si peu, lui confesse finalement, lui, caché, elle à son balcon, tous ces mots d’une intensité ravivée qu’elle avait tant besoin d’entendre. Elle devine, au mot qu’il prononce, une réalité qu’elle ne sait pas pour autant identifier… Christian l’a connu bien avant qu’elle ne le connaisse, il sait d’elle des choses qu’il ne devrait pas savoir. Cette pensée la trouble et la déconcerte, mais la ferveur que ses paroles révèlent, la beauté de ces déclarations qu’elle avait tant voulu entendre, ont tôt fait de dissiper ses doutes. Finalement, quand Christian vient la rejoindre à son balcon et qu’ils s’embrassent pour la première fois, Roxane ne devine pas un seul instant que Cyrano est là, non loin et assiste à toute la scène. Elle n’imagine pas qu’alors que son cœur bat si fort contre les lèvres de Christian, celui de Cyrano, lui, se brise en mille morceaux.

Roxane avait cependant présumé de la patience dont le comte de Guiche ferait preuve à son égard. Après avoir su exiger de lui que le régiment de Cyrano et Christian ne soit pas envoyé sur le front sous le prétexte que cela humilierait terriblement son vieil ami, elle n’imaginait pas que ces manigances se retourneraient contre elle. Le comte, las d’attendre, fait le choix d’envoyer un prêtre directement chez elle afin qu’il les marie au plus vite. C’est ce que dit la lettre qu’elle falsifie à la lecture, faisant mine que le comte de Guiche exige d’elle qu’on la marie à Christian au plus vite. Quand le comte arrive sur les lieux, il est trop tard, Christian et Roxane sont unis par les liens sacrés du mariage. En guise de vengeance, le comte revient sur sa promesse et envoie le régiment de Christian et Cyrano sur le front. A peine épousée, Roxane s’imagine déjà veuve. Éplorée, elle fait promettre à Cyrano de protéger Christian envers et contre tout. Et de s’assurer qu’il lui écrira. Il tient sa promesse. Il ne s’écoulera pas une seule journée sans que Roxane ne reçoive de Christian l’un ou l’autre courrier enflammé, déposant un léger baume sur son cœur blessé.

Malheureusement, Christian ne survit pas à la guerre. Seul Cyrano lui revint. Les années ont passé, et Roxane s’est retirée dans un couvent parisien. Cyrano et elle se voient régulièrement, mais il faudra attendre que Cyrano s’apprête à pousser son dernier soupir pour que ce dernier lui avoue enfin avoir été l’auteur de toutes les lettres qu’elle pensait venir de son époux. Terrifiée à l’idée de perdre Cyrano, enfin consciente de ses sentiments pour elle, et des sentiments qu’elle a longtemps éprouvé pour lui sans même savoir qu’il en était le destinataire, elle lui assure l’aimer en retour et l’embrasse tandis que la vie s’éteint dans son regard.

C’est là le dernier souvenir qu’elle a de sa précédente vie. Il lui a fallu longtemps avant de parvenir à s’adapter à une époque et à des mœurs si différents des siens. Fidèle à son affection des belles lettres, celles qui ne l’ont jamais trahie, elle est devenue agent littéraire pour de jeunes auteurs prometteurs. Elle n’espérait retrouver ni Christian, ni Cyrano, pourtant, elle a découvert que Cyrano est ici. En dépit de son affection profonde, elle a pris des distances avec lui qu’elle estime nécessaires. L’émotion profonde que lui ont inspiré chacune de ses lettres et l’amour qu’elle ressent pour lui ne sauraient effacer le sentiment d’amertume qui l’a envahie au moment de reconsidérer son histoire en entier. Cyrano l’a aimée, mais Cyrano l’a surtout trahie. Il lui a menti, lui a volé sa vie et celle de Christian aussi, peut-être. Cet époux qu’elle a finalement si peu connu garde une place importante dans ses pensées, l’imaginaire ayant pris la place de leurs rares souvenirs communs. Auprès de quiconque s’enquiert de sa situation sentimentale, elle répond qu’elle est veuve et étouffe ses passions anciennes sous les attraits d’une nouvelle vie qu’elle veut pleinement conquérir.