C’est une torture. Pure et simple. Ne plus voir Mutt est une torture. C’est pas un terme trop fort, vraiment pas. En son absence, c’est tout son être qui a mal, et son cœur en mille morceaux… Il pensait qu’on ne pourrait jamais le briser davantage qu’au moment où il avait perdu Dave, mais il a la conviction du contraire, à présent, alors que quelque chose semble s’amuser à tordre dans tous les sens ce qu’il lui reste de cœur, et bientôt, il n’y aura plus rien. En même temps, il l’a bien cherché. C’est de sa faute, tout est de sa faute. Et maintenant, Mutt doit le détester… Et tant mieux, pas vrai ? S’il le déteste il s’épargnera d’avoir le cœur brisé, lui aussi… En tout cas, Klaus, lui, se déteste. Il se déteste d’avoir fait du mal à celui à qui il voudrait le moins en faire, et peut-être de lui en faire encore.
Plein de fois, il a pensé à retourner à l’hôpital, mais à quoi ça servirait ? Il reste le même abruti de junky qui n’a pas été fichu de le soutenir au moment où il en avait le plus besoin parce que monsieur était en crise de manque. Il ne peut pas imposer ses addictions, ses démons, à Mutt… c’était pas juste pour lui de le faire, pour commencer. Il se rendait pas compte, mais maintenant il sait, et parce qu’il l’aime, bordel, parce qu’il l’aime tellement, il doit lui foutre la paix. Ou non, il devrait au moins s’excuser, il lui doit ça, des excuses. Sauf qu’il va pas lui envoyer un bête SMS, pas vrai ? Pas après tout ce qu’ils ont vécu, ce serait encore pire que de rien lui dire du tout. Faudrait qu’il le voie en personne, mais s’il le voit en personne, il sait déjà qu’il sera pas capable de lui tourner le dos et de revenir sur sa résolution… déjà qu’il a l’impression de crever à petit feu, sans lui. On va dire qu’il en fait trop, il s’en fout. Sans Mutt, il a l’impression d’être privé d’oxygène. C’est pas une vue stupide de son esprit, c’est ce qu’il ressent, profondément, viscéralement. Et il peut pas lutter contre ça, contre ce sentiment qui le bouffe.
Alors faute de faire quoi que ce soit, Klaus ne fout rien. Il est devenu doué pour jouer les épaves, surtout. Comme, grâce à Meg, il a ses entrées à l’Asgard, il y passe beaucoup trop de temps, à se faire payer des verres et à se consumer en consommant… pas seulement de l’alcool, très clairement. Ça fait plusieurs jours qu’il est en rade de V, mais il s’arrange autrement… Des bad trips, il en a connus plus d’un, des excès aussi, mais là… Là, il se laisse vraiment aller dans des proportions alarmantes… Comme cette nuit, alors qu’un cocktail violent à base de tequila et de méthamphétamine le fout littéralement à terre…
Quand il quitte le bar duquel on vient de le jeter comme un malpropre, il arrive à peine à mettre un pied devant l’autre… Sa tête tourne. Non, c’est la terre qui tourne autour de lui. Et par-dessus le marché, il a sacrément envie de gerber, la totale. Il envisage un temps d’appeler Ben, mais il s’abstient… Il a pas envie de le laisser le voir dans cet état, et encore moins d’accuser ses leçons de morale. Il s’en veut de retrouver son frère dans le pire moment possible… Déjà qu’il lui permet de crécher chez lui, il a aucune envie d’en rajouter une couche. Alors, à la place, il cède à sa première pulsion et s’étale à même le sol contre des bennes à ordures. Au pire, il passera la nuit ici, tant pis. Il a même pas froid, pas vraiment. Il ressent rien, de toute façon. Il se détache de ses émotions, de ses sens aussi. Il entend à peine le groupe de crétins qui se rapproche, goguenard, peut-être décidé à dépouiller le junky du coin. Et lui, il a même pas envie de chercher à se défendre, il s’en fout.
Heureusement pour lui, un autre vient à son secours. Klaus, à moitié hébété, ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe. Il ouvre péniblement les yeux sur ce type, qui reconnaît comme étant le patron de l’Asgard, quand ce dernier l’aide à se redresser après avoir fait déguerpir ses éventuels agresseurs. C’est une claque au visage qui l’aide à reprendre un peu plus conscience d’où il est, mais il reste encore sérieusement défoncé. « Laissez-moi, j’étais bien, là… Laissez-moi… », proteste mollement Klaus qui, définitivement, n’est pas dans son assiette.
Que ce soit Loki le patron de l’Asgard ou Elizabeth II patronne des reines d’Angleterre increvables, ça ne change pas grand-chose pour Klaus, en cet instant, il est complètement défoncé, et au bout du rouleau. Et par-dessus le marché, il aurait tendance à penser, oui, et très sincèrement, qu’il n’y a pas de meilleure place pour lui que dans le caniveau à l’heure actuelle, et il a bien envie d’y rester, quitte à crever de froid sur le bitume, il s’en fout. C’est pas important, parce qu’il y a plus grand-chose d’important, là, tout de suite. Il a le cœur en miette et le corps qui suivait le mouvement, à force de l’abreuver de psychotropes de plus en plus violents. Il s’en fout, il a envie de dire qu’il se fout d’absolument tout, en cet instant. Ce serait un mensonge pur et simple, bien sûr, mais toujours plus agréable que de devoir affronter, à la place, la réalité de sa pitoyable condition… Peu importe qui peut bien décider de lui venir en aide ici et maintenant, il ne veut pas de cette aide, il estime ne pas la mériter, et rien ni personne ne saurait lui faire changer d’avis à ce sujet, par ailleurs.
Oui, il fait froid, et ça sent mauvais, il en a bien conscience, et lui-même ne doit pas sentir la rose, d’ailleurs, étant donné les endroits où il a traînés, mais là encore, il refuse d’y réfléchir plus de deux minutes quand même. Quant au fait que Meg tapera peut-être sur Loki pour l’avoir laissé dehors, là aussi il a envie de dire que ce serait pas ses affaires, mais d’accord, il peut avouer qu’il est juste de mauvais poil, pas réveillé, intoxiqué et malheureux comme les pierres, et ça ne fait pas de lui, en cet instant, la compagnie la plus plaisante et agréable que l’on puisse imaginer, loin de là.
Malgré tout, il accepte de se montrer un peu plus conciliant et de suivre le patron de l’Asgard, qui affirme qu’il va lui trouver un endroit plus confortable. Il songe à avancer le fait qu’il va aller chez Ben, qu’il n’y a pas besoin de s’inquiéter, qu’il a un endroit où crécher au chaud, mais en fait, il préfère encore s’humilier auprès de son interlocuteur plutôt que de laisser Ben le voir dans cet état – et pourtant, Ben l’a clairement vu dans tous les états possibles et imaginables (mais là c’est pas pareil, Ben n’est plus un fantôme, et lui, bah… il a pas envie de lui infliger ça, ni à lui ni à personne… il ne s’est jamais senti au plus bas à ce point, même pas après avoir perdu Dave). « Où est-ce qu’on va ? » finit-il par demander.
Sa voix tremble mais pas seulement, c’est tout son corps qui frissonne de manière constante. Et ce n’est pas seulement parce qu’il est frigorifié et que la température ambiante est digne d’un mois de novembre, c’est un tout, il se sent aussi fragile et aussi frêle qu’une feuille morte balancée dans le vent. C’est un peu ce qu’il est, et maigre comme un clou, par ailleurs, il ne se rappelle pas exactement à quand remonte son dernier vrai repas.
Klaus ne se fait pas prier quand Loki retire sa veste pour lui permettre de se réchauffer un peu. Pas dit que ça fasse grand effet, il tremble encore de tous ses membres, et le froid n’est pas seulement dû à la température ambiante, les tremblements sont aussi le résultat de ses dépendances et de leurs conséquences. Il constate la teinte bleutée de la carnation de Loki, mais comme il est dans les vapes et pas franchement sûr de ce qu’il voit dans tous les cas, il serait plus prompt à s’imaginer qu’il est tout bonnement en train d’halluciner, là, maintenant, tout de suite. Alors les quelques mots qu’il prononce en guise de remerciements se perdent finalement dans les dédales de son esprit tourmenté de camé. « Merci, grand schtroumpf », déclare-t-il sans plus trop savoir à qui il s’adresse.
Au fond, il n’est même pas sûr que Loki soit bel et bien là. Il pourrait tout aussi bien être encore étalé sur le bitume, à régurgiter un cocktail trop violent de psychotropes, les yeux convulsés. Il n’en sait plus rien, et il s’en fiche un peu. Si c’est un rêve, c’est pas trop mal, comme rêve, c’est le genre de rêves qui vous offrent des manteaux bien chauds, le genre de rêve qui vous propose un toit temporaire au-dessus de la tête et la promesse d’un bon repas chaud. Alors oui, c’est aussi un rêve qui lui dit qu’il a une gueule à faire peur, mais ça au pire… Il s’en fiche un peu de la tronche qu’il a. Il a pas croisé son reflet dans un miroir depuis un bail, et il aurait tendance à penser que c’est très bien comme ça et que, de préférence, il faudrait que ça continue.
Faible et à peine capable de mettre un pied devant l’autre, le junky se laisse littéralement traîner jusque… il ne sait pas où, il s’en fiche. Il donne toute sa confiance au grand schtroump… enfin, à Loki, pour le conduire où bon lui semble du moment qu’il y fait chaud et qu’il pourra être tranquille. Il atterrit dans un intérieur douillet et confortable, sur ce qui semble être le canapé de ce qui semble être un salon. Est-ce qu’il veut boire ? Qu’est-ce qu’il donnerait pas pour un verre de whisky, maintenant, même si ce serait tout sauf recommandé dans sa condition. Une douche chaude ne serait sans doute pas de refus non plus, mais ce n’est pas ce qui retient son intention, et il a un peu l’impression que c’est son corps qui a décidé d’articuler à sa place ce que son esprit n’est plus en mesure de dire de son côté. « Manger, c’est bien de manger. »
Peu importe quoi, d’ailleurs. Klaus ne saurait pas trop dire à quand remonte son dernier un repas, s’il était seulement possible de le qualifier de repas, alors clairement, ça ne lui ferait pas de mal de se nourrir convenablement et à sa faim…
« J’ai pas envie d’en parler. Je veux surtout pas en parler… C’est gentil hein, mais j’préfère pas. »
Ça fait trop mal. Il a rien envie de dire et encore moins envie d’y penser.
Klaus hoche la tête mais n’esquisse pas le moindre mouvement quand Loki lui suggère de se laver et de se changer. Peut-être que ça lui ferait du bien, non, c’est même sûr que ça lui ferait du bien, et puis, il devait sentir le fennec, il est sans doute en train d’empester et le canapé, et le salon de son hôte. Mais il est bien trop fatigué, décalé, pour s’abandonner à des considérations à ce point pragmatiques. Sur le moment, il savoure juste le fait d’être au chaud, bien au chaud… Il sent une sorte de pesanteur l’envahir tout entier, c’était comme s’il était totalement enveloppé dans du coton : c’est doux, c’est chaud, c’est… Il lutte pour ne pas s’endormir. Non, il veut rester réveillé.
Et il ne veut pas abuser non plus. Parasite social depuis si longtemps qu’il a oublié quand ça a commencé, en cet instant, il n’a aucune envie d’abuser, il veut juste… manger… et puis, il sait pas… Il est trop à l’ouest pour réfléchir. Trop mal pour parler, aussi. En cet instant, il n’est pas convaincu qu’il serait capable de ne serait-ce qu’évoquer le nom de Mutt. La simple idée de le formuler lui fait absolument mal au cœur. Donc non. En parler ne change rien à ce qui est. Au mieux, ça sert à l’accabler. Et il est passé maître dans l’art de s’accabler à ce sujet, c’est vrai. Il faut bien que quelqu’un le fasse, après tout. Il est convaincu que même Mutt ne le fait pas suffisamment de son côté, alors il le fait pour deux.
Klaus sent que ça s’agite en cuisine, petit à petit, il sent une odeur agréable, réconfortante, s’échapper de la pièce voisine. Il aurait pu proposer son aide (même si ses talents en cuisine laissent plus que franchement à désirer, il faut bien le dire), il aurait pu essayer de faire quelque chose, n’importe quoi, mais il se sent si lourd, si lourd de tout… Alors à la place, il écoute sa tête, sa tête si violemment pesante qu’il a l’impression que le reste de son corps ne peut plus être capable de le soutenir. Il ne se voit même pas s’allonger sur le canapé. Ça arrive, c’est tout. Et il finit par fermer les yeux. Ce n’est qu’au moment où Loki revient dans le salon qu’il entrouvre les yeux. Il ne s’est pas exactement assoupi, et ça ne doit faire que quelques minutes qu’il est dans sa position, mais cela pourrait bien faire des heures que ça ne changerait pas grand-chose pour lui pour autant. « Ça sent bon… », dit-il mollement, la voix pâteuse, tout en essayant tout aussi mollement de se redresser. Il se sent incroyablement vaseux. Le froid lui faisait oublier certaines autres sensations, très désagréables, qui le rattrapent à présent d’un coup d’un seul, et ce n’est pas franchement agréable, il faut bien le dire. « Vous avez du whisky ? »
Pas la meilleure chose à réclamer dans ces circonstances, mais il est convaincu, en cet instant, que c’est ce qui lui ferait le plus de bien.
Klaus hausse doucement les épaules quand Loki lui assure qu’il a des bases sans être un professionnel, donc en matière de cuisine. A vrai dire, n’importe qui sachant cuire des pâtes est déjà un chef cuistot à ses yeux, lui aurait davantage tendance à grignoter le contenu d’un vieux paquet de chips éventré en guise de repas, et ses repas dignes de ce nom se résument à ses commandes de pizzas, de tacos et de burgers. A l’évidence, en matière de nutrition, Klaus n’est pas une référence, et encore moins ces derniers temps. Il serait bien incapable de se rappeler à quand remonte son dernier vrai repas consistant, maintenant qu’il y pense. A trop longtemps, sans doute… Il sent qu’il a fait, et en même temps, il sent que son estomac, le vilain, ne le laissera sans doute pas ingérer grand-chose malgré tout.
Petite moue déçue quand Loki lui apprend qu’il n’a pas de bière, mais Klaus décide de passer outre, au moins, son hôte a de la bière, et surtout, il ne le réprime pas d’entrée de jeu à l’idée qu’il préfère l’alcool à l’eau. Ce n’est pas ce qui va l’aider à se remettre d’aplomb, mais là, tout de suite, il ne se sent clairement pas d’humeur à taire ses addictions, il a juste besoin de calmer ce vacarme intempestif, qui lui bousille la boîte crânienne. C’est de moins en moins supportable pour lui. Klaus laisse son hôte faire le serveur. Il ne sait pas s’il se montre aussi agréable et serviable avec tout le monde – après tout, ils ne se connaissent pas et il est loin de faire bonne impression, là, tout de suite –, mais en tout cas, Klaus apprécie. Dans l’état de latence et de presque semi-conscience où il se trouve, il a vraiment besoin que les autres s’occupent de lui, il n’est, à l’évidence, pas capable de le faire de lui-même dans tous les cas. Son premier réflexe en se rapprochant de la table et de se saisir de sa bière pour en boire une première longue gorgée. Il pousse un léger soupir de satisfaction. Ce n’est certainement pas ce qui va l’aider à aller mieux, mais sur le moment, il a un peu le sentiment que c’est la meilleure des boissons qui puisse être sur terre. « Y a pas de champignons… ? » se marre-t-il tout seul quand Loki lui énonce ce qu’il y a dans son assiette, c’est-à-dire beaucoup plus que ce qu’il pourra bien être capable de manger à lui seul, de toute évidence. Ce n’était pas une référence aux champignons hallucinogènes, mais ça aurait pu, il se rappelle l’avoir appelé Grand Schtroumpf et ne sait toujours pas exactement pourquoi le terme lui avait semblé à ce point approprié. Ah si, c’est vrai. « Au fait, c’est moi où t’étais vraiment bleu tout à l’heure. J’veux dire, il fait froid et tout, donc bon… mais toi t’étais vraiment, vraiment bleu », dit-il en se rapprochant de son assiette histoire de vaguement en picorer le contenu. Il sent qu’en deux bouchées, il ne sera déjà plus capable d’avaler quoi que ce soit.
Klaus est à la fois impressionné et intrigué par la facilité avec lequel le type lui dit sans ciller qu’il est un dieu. Et pas n’importe quel dieu, le dieu du chaos et de la ruse, ne vous en déplaise ! Klaus ne sait honnêtement pas quoi faire d’une telle information. Est-ce que ce type se moque de lui ? Est-ce qu’il lui fait une blague ? Ou bien c’est lui qui est tellement jeté qu’il comprend tout de travers ? Alors oui, des histoires incongrues et capillotractées, il en a entendues : Mutt et ses histoires d’aliens, Brooke et ses histoires de dino, Sam est ses histoires de DOOMS, Annie et ses histoires de corporations maléfiques exploitant des superhéros, Senua et ses furies… Bref, au final, se retrouver en présence d’un dieu en chair et en os, est-ce que c’est si improbable que ça, tout bien considéré ? Bah ! Difficile à dire, mais Klaus, clairement, ne sait pas quoi en penser, et ça le met dans une situation qui le déstabilise, et il se sent encore plus fragile alors qu’il se demande s’il n’est pas vraiment en train de délirer, comme quand il s’est imaginée que la peau de Loki était devenue bleue.
Mais non, finalement, le grand schtroumpf, enfin Loki, enfin le dieu du chaos lui assure que c’est une compétence qu’il possède vraiment, parce qu’il est un … un quoi ? Un gros glaçon, un truc du genre. C’est fou la décontraction avec laquelle il peut lui parler de tout ça ! Pour lui, c’est peut-être normal, mais pour Klaus, c’est pas la même, et pourtant, avec sa propre histoire il en a vu et entendu, franchement.
« Donc tu peux geler des trucs mais tu le contrôles pas, c’est ça. Et t’es mi-dieu mi-glaçon ? » Mi-schtroumpf. Bordel, quand il tente de l’expliquer, c’est encore pire.
Bon, que le type soit effectivement capable de geler des trucs, ça il l’accepte sans problème, c’est pas comme si c’était un pouvoir plus extravagant que celui que ses frères et sœurs possèdent. Mais il reste bloqué sur le fait qu’il lui a appris, plus tôt, être un dieu. C’est pas une information qui passe inaperçue, loin, très loin de là. « Tu pourrais geler un truc, là, tout de suite ? »
Il est curieux, Klaus, il a envie qu’on lui fasse une petite démonstration, et puisque Loki lui parle de ses talents retrouvés, des talents qu’il ne considérait pas comme tels et qui avaient dû être cachés par son père adoptif (les pères adoptifs, tous des bâtards), il a envie de voir comment ça fonctionne. C’est peut-être aussi une manière de s’assurer qu’il n’est pas en train de délirer complètement. A moins que ça ne fasse partie de son délire, justement. A certains moments, réussir à faire la distinction entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas paraît proche d’impossible. S’il est en train de délirer, il se dit que ce n’est pas mal. Il est au chaud, il a de la bière, il a de quoi manger… il a clairement vu pire.
C’est vraiment comme d’écouter une histoire avant de se coucher (parfois, les histoires du soir de Grace lui manquent, et oui, c’est même encore le cas maintenant) que d’écouter Loki parler de qui il est, de sa nature et d’où il vient. On ne peut clairement pas dire de Klaus Hargreeves qu’il soit fermé d’esprit, loin de là (il est même parfois un peu trop ouvert), mais là, quand même, il doit faire carburer son imagination pour écouter tout ce qu’on lui apprend et le prendre sereinement. Non, parce que quand quelqu’un vous dit en toute tranquillité qu’il est né sur la planète des glaces, y a quand même de quoi se poser de sérieuses questions. Mais bref, Klaus l’écoute avec le regard émerveillé qu’il pouvait avoir enfant quand son robot de maman lui lisait les contes des frères Grimm.
Il avait été sauvé par le grand Odin (qui que soit le grand Odin, mais Klaus retient qu’il est grand, en tout cas – ou bien c’est une image. Par exemple, assez ironiquement, le grand schtroumpf est tout petit : oui on en revient toujours aux schtroumpfs, que voulez-vous), tant mieux pour lui, hein. Tout ça, ça reste assez obscur pour lui, mais il boit malgré tout les paroles de son interlocuteur comme si elles avaient vraiment la moindre chance de faire sens à ses yeux. Il dit rien, il commente rien, mais il se montre tout à coup plus attentif quand le dieu approche ses doigts de son verre, gelant son contenu avant de remettre son gant rapidement, presque horrifié de lui-même. « C’est trop, trop cool », remarque Klaus très sincèrement en considérant le contenu du verre qu’il venait de refroidir. « T’imagines ? Plus jamais besoin de congélo. Trop bien. »
Pas que ce soit vraiment le drame de qui que ce soit d’avoir impérieusement besoin d’un congélateur, mais laissons-le dans son délire, vous voulez bien ? De toute façon, dans l’état où il se trouve, Klaus n’est pas exactement à même de réfléchir convenablement. Sa pensée aurait plutôt tendance à aller absolument dans tous les sens. Et il avait envie de la fixer sur quelque chose, parce que c’est plus rassurant comme ça, même si c’est des conneries, même si c’est pour discuter schtroumpfs avec un dieu aux pouvoirs givrants – non, toute cette situation considérée, il doit être en plein trip… mais c’est pas le pire trio qu’il ait jamais connu, donc ça passe. « Tu connais pas les schtroumpfs, sérieusement ? C’est tellement bien ! » Enfin, il dit sans doute ça parce qu’il n’a jamais regardé un seul épisode de ce dessin animé sans être complètement défoncé. « C’est des petits machins tout bleus avec des chapeaux ridicules, et ils vivent dans des champignons, et ils disent le mots schtroumpfs toutes les deux secondes. Genre « J’adorerais que tu me schtroumpfes dans tous les schtroumpfs » » - en moins sale parce que c’est les schtroumpfs, certes – « Et ça faisait un super jeu à boire, chaque fois qu’ils disent le mot schtroumpf, hop, un shot. Je me suis pris la meilleure cuite de ma vie devant ces petits cons… »
Loki n’a pas l’air de trouver ses pouvoirs aussi cools que ne l’affirme Klaus, ce qui en soi est compréhensible si l’on veut bien tenir compte des circonstances et de tout ce qu’il a bien pu lui dire. Si quelqu’un est tout à fait capable de comprendre qu’un pouvoir que l’on pourrait considérer comme cool d’un point de vue extérieur ne l’est pas forcément quand c’est soi-même qui devons le supporter, c’est bien Klaus, mais là, tout de suite, il est de toute façon trop épuisé et défoncé à la fois pour parvenir à raisonner clairement.
A la place, il préfère clairement laisser son esprit délirant s’exprimer à sa place, si bien qu’il en vient à aborder des sujets de discussions qui confinent à l’absurde quand, par exemple, il lui fait tout un topo sur l’existence des Schtroumpfs, ce qui sur le moment lui paraît être d’une importance primordiale, même s’il est pourtant au-delà d’évident qu’il n’en est rien. Au moins, le topo en question a l’air de bien faire marrer Loki, et Klaus aurait tendance à dire que c’est bon à prendre. Il a jamais trop considéré son interlocuteur comme un boute-en-train, faut dire. Il aurait plutôt tendance à penser que c’est l’inverse, et clairement, c’est la première fois qu’il l’entend rire, d’un rire absolument franc au passage. Apparemment, il le dit lui-même, que ça faisait longtemps qu’il ne s’était pas autant marré.
Bah tant mieux alors. Klaus n’estime pas s’être montré super hilarant non plus (même si on admettra qu’il est naturellement très drôle, comme mec, évidemment), mais le rire de Loki est communicatif, et ça lui fait du bien, à lui aussi, de rire un peu, parce que l’un dans l’autre, même s’il donne le change et qu’il se sent un peu mieux, il ne se sent pas moins au fond du gouffre. Parler des Schtroumpfs, c’est bien marrant, ça lui fait un temps oublier sa galère, ça lui fait occulter le sujet Mutt Jones… mais ça peut pas durer éternellement, forcément. « Bah c’est pas comme si je décidais », réplique Klaus quand son interlocuteur lui affirme qu’il ne devrait pas dormir dans la rue.
Oui, d’accord, Klaus aussi préfère être celui qui a le sourire et qui met de la bonne ambiance, et il sait parfois en être capable même quand il se sent KO ou bien qu’il a le cœur brisé. Mais là, c’est juste trop, et quelque part, il a envie qu’on lui octroie le droit d’être malheureux. Et comme dit, c’est pas lui qui a choisi d’être à la rue… enfin si, en partie peut-être, mais c’est aussi les circonstances qui ont décidé pour lui. « Si quelqu’un s’en prend à moi, je sais me défendre », il répond en formulant ce qui ressemble clairement à un mensonge. « Je suis habitué, je veux dire. »
Ce qui en l’occurrence est effectivement vrai. Cela fait longtemps maintenant qu’il sait comme c’est que d’être livré à lui-même, et il a ses habitudes et ses combines dans ces circonstances. Même s’il n’a jamais été complètement seul non plus. Ben n’était jamais très loin.
« Oh non, non, c’est pas qu’on m’oublie, c’est pas ça du tout. Les frangins doivent être morts d’inquiétude… »
Mutt aussi, peut-être ? Ou bien il est soulagée de ne plus avoir à se soucier de son junky de colocataire / petit ami qui n’en foutait pas une dans l’appartement, il n’en sait rien, mais dans tous les cas, Klaus se sent l’obligation de prendre la défense de sa fratrie. Ouais, à l’époque, il lui couraient pas après quand il disparaissait dans la nature, mais les circonstances étaient pas du tout les mêmes, et ici… il est sûr que Five en est potentiellement à sa dixième tasse de café de la journée et marmonne dans sa barbe de vieux jeune (ou de jeune vieux) parce qu’il ne sait pas où il est passé.
Il s’en veut à l’idée qu’ils se fassent du mouron, mais en même temps, il s’arrange pour ne pas être retrouvé. Parce qu’il a pas envie qu’on le sauve. Il voit bien les efforts de Loki, et il apprécie, mais en même temps, il veut juste… se laisser sombrer et lâcher prise. Il n’attend pas d’être sauvé, et c’est contradictoirement au moment où il y aurait le plus de mains prêtes à se tendre dans sa direction qu’il a envie de les rejeter une à une. « C’est vraiment pas la peine, tu sais… », tente de protester Klaus, mais il est mou, vraiment mou. Il a pas l’énergie de faire plus d’efforts que cela. « Tu sais ce qu’elle te dit la crevette », il ajoute, mais pas parce qu’il est vexé, juste parce que ça le fait rire. N’importe quoi le ferait rire, il faut bien le dire, dans l’état où il se trouve, là, tout de suite.
Tout se mélange dans sa tête : la fatigue, les substances psychotropes qui ont pris possession de son organisme, les vapeurs d’alcool qui embrument son cerveau. Difficile, avec tout ça, de faire la part des choses, mais quelque part, c’est pas mal, et c’est surtout ce qu’il recherche. Il navigue dans une mer de flou, et les contours son si estompés que c’est presque comme si rien ne pouvait l’atteindre, y compris les fantômes qui le hantent en surnombre, qu’ils soient réels ou métaphoriques, d’ailleurs.
« Les dagues ? On parle de quoi, là, je sais plus… je touche pas à ces machins-là, moi… »
A la drogue, oui, c’est clair, et bien plus que nécessaire, mais les armes, même de loin, s’il peut éviter, il préfère.
« Puis ma « magie », on peut pas dire qu’elle me serve à grand-chose », il ajoute sans vraiment chercher davantage de moyens de défense. Parce que dans le fond, ça lui est un peu égal. Lui, ce qu’il veut c’est… il en sait rien, de ce qu’il veut, là tout de suite. Dans l’état où il est, totalement à l’ouest, y a vraiment rien qui l’inspire si ce n’est peut-être de boire encore un verre de plus. Et de fermer les yeux.
Klaus a envie de protester et d’affirmer qu’il sera très bien dehors, qu’il n’a pas besoin de la charité ou de l’hospitalité de son interlocuteur, mais il serait mentir que de dire qu’après un repas chaud, même s’il n’en a pas mangé grand-chose, le confort du canapé, d’un oreiller et de couvertures ne soit pas plus fort que l’appel de la rue. C’est contraire à ce qu’il s’est promis, de ne pas laisser les autres gâcher leur temps et leur énergie à lui venir en aide, mais une vague esquisse de mouvement pour se lever lui laisse comprendre qu’il n’en aura tout simplement pas la force. Alors il hoche finalement la tête, au final résigné. « D’accord, d’accord », qu’il répond, d’un ton un peu défaitiste, comme si on lui faisait une offre terrible alors qu’il n’est question que de lui offrir le réconfort d’un simili-lit nettement plus confortable que le sol bétonné ou quelques rares cartons entassés. « Mais juste cette nuit », tente-t-il de se défendre.
En vérité, il se sent si épuisé et si extérieur à lui-même que l’on pourrait s’interroger sur sa capacité à tenir jusqu’au lendemain. Il se sent mal, il se sent épuisé, il se sent… Vide ? Les émotions et les sensations qui l’accaparent sont telles qu’il ne sait pas exactement les distinguer ou les dissocier. C’est une impression violente et plus inconfortable encore. Il se sent à deux doigt de céder à l’appel de ce qui pourrait être aussi bien un sommeil réparateur qu’un coma profond. Difficile à dire pour lui, les bras de Morphée sont sombres et décharnés, et dans le même temps si attirants. Comment ne pas avoir envie de sombrer ? Et puis, qu’est-ce qu’il lui reste après tout.
Non, Loki ne sait pas ce qui s’est passé, et à ce stade, Klaus serait bien en mal de l’expliquer. Peut-être qu’il y arrivera, plus tard, quand il sera en état de le remercier pour ce qu’il a fait pour lui cette nuit, mais en cet instant, cela lui paraît tout bonnement impossible. Alors oui, il va se laisser le temps. Le lendemain, à tête reposée, il réfléchira à ce qu’il conviendra de faire… Alors il confirme finalement, d’une voix déjà presque éteinte. « C’est ça… merci… »
Il n’arrive pas à dire quoi que ce soit de plus. Quand il aura retrouvé un semblant d’énergie, il s’empressera de fuir plutôt que d’apprécier l’aide qui lui a été apportée, mais en attendant, il cède à un sentiment de fatigue trop puissant, trop intense pour qu’il réussisse à l’occulter. Il n’en est tout simplement pas capable, c’est comme ça. Alors il ferme les yeux et il s’abandonne une bonne fois pour toutes. Quelques minutes à peine plus tard, il est déjà parti, si profondément parti que le monde pourrait sans doute s’écrouler autour de lui qu’il ne serait même pas capable de s’en rendre compte en fin de compte.