Happy Hunting | Abigail & Will

Tous les trois installés à la table d’un restaurant luxueux (car si on n’est jamais mieux servi que par soi-même, ce n’est pas pour autant une raison pour négliger les tables les plus dispendieuses et les cuisines les plus raffinées), le prétexte à cette réunion était tout trouvé. Ses fiançailles avec Will, à présent officielles, symbolisées par l’anneau que le profiler porte à son doigt. L’occasion de savourer un bon repas, en famille. Un prétexte, surtout. Car comme bien souvent, quand il est question d’Hannibal, rien n’a été laissé au hasard, et tout est le fruit d’un choix minutieux, d’une décision prise avec soin et la plus grande minutie.

Il aurait pu préparer un festin de roi, il aurait pu choisir un restaurant d’un standing plus élevé encore, il aurait pub procéder d’une autre manière. Il aurait certainement procédé d’une autre manière. Mais ces célébrations, cette sortie, ne sont que des prétextes. S’il a choisi ce restaurant et pas un autre, c’est pour une raison bien spécifique. Une raison qui doit commencer son service d’ici une petite dizaine de minutes, si son emploi du temps – faut-il l’espérer – n’a pas varié.

Cette nuit n’est pas comme les autres. Elle donne simplement le sentiment de l’être, mais sera bien différente. Cette nuit n’a pas vocation à célébrer Will et Hannibal, indépendamment du prétexte tout trouvé à cette réunion familiale des plus singulière. Cette nuit est consacrée à Abigail. Elle est prête, elle le lui a fait comprendre. Hannibal a longuement réfléchi à la proie qui serait la plus adaptée au véritable baptême d’Abigail Hobbs. Elle n’est plus vraiment novice, bien sûr, elle a joué les leurres si longtemps, après tout – elle a tué Nick Boyle, elle a tué son père…

Mais les circonstances étaient différentes. Elle n’avait pas toutes les clés en mains. Contrairement à maintenant. D’un point de vue symbolique, bien sûr, Garret Jacob Hobbs aurait été la prie idéale, mais si Abigail a pu disposer de sa mort, son meurtre ne s’est pas fait dans les conditions adéquates. Alors qui ? La liste est longue. Freddie Lounds et Alana Bloom sont les premiers noms qui lui viennent à l’esprit. Mais pour l’une comme pour l’autre, il est encore trop tôt. Ce pourrait être une cible au hasard, évidemment, ce pourrait être un choix plus impulsif et spontané que calculé, mais Hannibal est trop attaché aux symboles. Il est nécessaires, impératif, qu’Abigail accorde à ce premier meurtre un souvenir bien particulier, car comme d’autres auparavant, cet événement la poursuivra. Mais il n’est pas question qu’il hante ses cauchemars, pas celui-là. Alors, au gré de ses recherches, il pense avoir trouvé précisément la cible idéale. Marissa Schurr.

Un autre fantôme de leur passé commun qui ne fera sans doute pas long feu. Elle va le reconnaître, lui, son assassin. Il le sait et ne s’en inquiète pourtant pas outre mesure. Certes, Abigail avait été insistante à ce sujet. Il n’était pas question de s’en prendre à quelqu’un qui lui ressemble. Hannibal aurait-il décidé d’éluder cette exigence ? Pas vraiment. Il estime que c’est justement parce que c’est sa seule exigence qu’il se doit d’attendre d’elle qu’elle la transcende.

"Je suggère que nous commencions par un apéritif", fait-il sur le ton de la conversation au moment de voir la silhouette brune de Marissa Schurr passer le pas de la porte des cuisines, tablier autour des hanches.

D’un geste détendu, il lui adresse un signe pour attirer l’attention de la jeune femme devenue serveuse dans ce monde, tant pour attirer son attention à elle que celles de Will et Abigail. Celle d’Abigail, surtout.

Hannibal ne s'intéresse en cet instant qu'à la réaction d'Abigail. Il relègue toute autre considération à un plan annexe. Ce n'est pas réellement en son honneur ou en celui de Will que cet événement particulier a été organisé. Cette soirée est celle d'Abigail, et c'est elle qui décidera de son déroulement. Bien sûr, avertir les principaux concernés (en dehors de Marissa, bien évidemment), aurait probablement été plus distingué, plus poli, mais cela aurait également été contreproductif, en plus de gâcher l'effet de surprise. Hannibal ne cherche pas à regarder Will, il n'en a guère besoin pour deviner le fond de sa pensée. Il ne se concentre que sur Abigail et le regard réprobateur qu'elle lui adresse, et qu'il soutient sans sourciller.

Elle a le choix. Cette situation ne lui est pas imposée, elle lui est offerte. Et c'est à elle de décider à présent de ce qu'elle choisira de faire ou non. Hannibal a peut-être choisi le jeu avec soin, et distribué les cartes, mais il ne feint pas, il ne triche pas. Les cartes qu'Abigail a en mains sont les siennes, elle pourra choisir de les jouer comme bon lui semblera.

Sans avoir besoin de poser son regard sur Marissa, il peut ressentir cette panique intense, ce parfum d'angoisse pure qui doit l'inviter à rebrousser chemin, à fuir ce qu'elle doit bien comprendre être le théâtre de sa propre destruction. Abigail peut décider de ne pas la retenir. Elle la retient. Ses doigts s'enroulent autour du poignet de la jeune femme, l'obligent à demeurer avec eux.

Sa voix est calme, douce, posée, rassurante. Et aussitôt, Hannibal observe dans son comportement quelque chose qui, loin de lui déplaire, aurait plutôt tendance à le rendre fier... Abigail avait affiché son intention de marcher sur leurs pas, d'appartenir à la famille ô combien étrange et quelque peu dysfonctionnelle qu'ils forment ensemble dans ce qu'elle implique tantôt de plus doux, tantôt de plus sordide, car les liens familiaux tissés entre eux l'ont été dans le sang de personnes telles que Marissa, et ce sera le sang d'autres encore qui favorisera le renforcement de ces mêmes liens.

"Je... je ne vois pas de quoi tu... vous parlez...", tente la jeune serveuse d'un ton moins que convaincant. "Je n'ai aucune idée de ce qui se passe ici... Je ne vous connais pas."

Aucune de ses paroles n'est crédible, mais Hannibal apprécie néanmoins l'effort. Cet élan de survie qui ne la précipitera probablement que plus violemment vers sa fin certaine.

"Alors nous nous ferons un plaisir de vous rafraîchir la mémoire." Il désigne d'un geste la quatrième chaise à leur table. "Asseyez-vous. Ne vous en inquiétez pas, je parlerai à votre patron s'il doit estimer que nous vous retenons trop longtemps, mais ça ne devrait pas être long."

Abigail doit donner le rythme de la situation, Hannibal estime ne faire que l'aiguiller, lui donner le coup de pouce, l'élan nécessaire afin de lui permettre de décider de la suite. Il instaure un cadre factice, faussement confortable, afin d'offrir à la jeune femme les éléments de réponse qu'elle prétend vouloir obtenir quand, en réalité, elle est déjà au courant de tout, de tout sans exception.

A juste titre, la jeune serveuse cherche à fuir une situation qui ne serait en aucun cas susceptible de lui plaire ou de lui être favorable. Elle est piégée, et elle en a d’ores et déjà conscience. Elle pourrait fuir, probablement, mais ce scénario n’est guère envisageable et lui causerait à coup sûr plus de tort encore. Plus qu’elle n’est susceptible d’en soutenir à l’heure actuelle. Marissa paraît dépitée, certes, inquiète, c’est une évidence, mais quand Will lui demande une fois de plus de s’installer à leur table et d’écouter ce qu’ils ont à dire, elle ne proteste plus et accepte de faire ce qui lui est demandé… Il est toujours fascinant de constater combien l’instinct de survie peut parfois vous inviter à vous diriger précisément dans la direction la plus dangereuse… Cela revient à gagner quelques instants de vie supplémentaires, si foncièrement déplaisants soient-ils. Si vaine reviendra à être cette décision que le psychiatre juge avisée malgré tout.

C’est à nouveau, une fois la jeune femme assise sur la chaise vacante qui se trouvait – c’est commode – autour de leur table, vers Abigail que toute l’attention d’Hannibal se focalise, alors qu’il attend de découvrir quelle sera son attitude, quelle démarche elle fera le choix d’adopter. Au fond, ce n’est pas un exercice nouveau, pour elle. Quand elle jouait les appâts pour son père, elle devait séduire, endormir les confiances, piéger… il aurait voulu la voir à l’œuvre à l’époque. Mais à présent émancipée du giron de Garret Jacob Hobbs (on ne saurait l’être davantage étant donné le sort qu’a connu le pauvre bougre), et s’étant choisis deux autres centres gravitationnels, deux autres figures paternelles, elle peut décider de changer les méthodes qui avaient été les siennes, d’adopter une manière de faire différente. Elle peut également décider de mettre in terme à tout ceci ici et maintenant et simplement reprocher à Hannibal d’avoir forcé des circonstances desquelles elle aurait probablement voulu être entièrement maîtresse. Ces cas de figure sont tous envisageables et compréhensibles… Oui, même si Abigail devait décider de laisser la vie sauve à Marissa, avec toutes les complications que cela impliquerait naturellement pour eux, Hannibal ne le lui reprocherait pas. Cette épreuve reste la sienne quoi qu’il en soit.

Abigail choisit finalement de jouer la carte de l’amitié. Elle lui dit être heureuse de la revoir, et Hannibal ressent que de sa part, ces paroles ne sont pas un mensonge. La jeune femme est effectivement ravie de revoir un visage familier… un visage qui par de nombreux traits ressemble au sien. La jeune femme les regarde tous à tour de rôle, comme si elle réfléchissait à la meilleure réponse à formuler, celle qui, éventuellement, la préserverait.

"Oh.. de pas grand-chose, c’est très flou, vraiment. Alors si vous…" Elle n’est pas du tout convaincante dans son discours. "Si vous voulez vous remémorer le passé, je ne suis pas la mieux placée pour ça."
Elle jette à Hannibal des regards en biais terrifiés, mais elle se focalise sur Abigail, elle semble étrangement y trouver une certaine forme de réconfort.
"Et toi ? De quoi tu te souviens ? Comment est-ce que tu es arrivée ici ?"

Spectateurs de la scène, voilà ce qu'ils sont. S'ils sont tous les deux prêts à assister Abigail dans la mesure de ses besoins, ce n'est pas à eux d'agir, mais bel et bien à la jeune femme, qui dispose de toutes les cartes dont elle pourrait souhaiter entre ses mains. C'est à elle de décider de ce qu'elle voudra bien en faire, c'est à elle de faire ses choix, en son âme et conscience. Elle pourra décider d'agir maintenant, d'agir plus tard. De ne pas agir du tout. Au risque de le décevoir ? Peut-être bien, mais Hannibal ne peut en aucun cas imaginer qu'Abigail puisse lui être décevante. Bien au contraire, en vérité.

Il reste attentif à chacun de ses gestes, à chacune de ses paroles, mais aussi à tous ses signes non verbaux qui peuvent la renseigner sur ses intentions. Il est curieux, il le sera toujours quand il sera question d'Abigail et de ce plein potentiel qui est le sien. Son devenir à elle n'est pas encore accompli, mais il promet d'être prodigieux, Hannibal n'a pas le moindre doute à ce sujet. Le geste simple et en apparence seulement sincère qu'elle adresse à Marissa, comme un signe de réconfort, en dit d'ores et déjà long sur ses manoeuvres en réalité, et conforte Hannibal dans la pensée qu'elle saura faire les bons choix. Sa main ne tremble pas, elle semble même appréhender sereinement la suite des événements.

Abigail prend la décision qui en fin de compte est la plus juste : la plus calculée, la moins impulsive. Elle arrache au psychiatre un très fin sourire qui disparaît de son visage à peine s'y est-il déposé, à la manière d'un mirage. Abigail lui confie son numéro de téléphone. L'excès de zèle de Marissa et son obsession pour leur sécurité et leur anonymat est, à bien des égards, touchante, et Hannibal est convaincu que ce sont ces raisons seules qui ont motivé son action, bien plus qu'une quelconque volonté de renouer avec une vieille amie. Marissa hoche simplement la tête en récupérant le numéro d'Abigail, tout en lui soufflant un "merci" anxieux. Avant de se redresser.

"Vous ne prenez pas notre commande ?" se joue d'elle Hannibal quand, debout, elle leur tourne déjà le dos.

A contrecoeur, elle le fait finalement avant de disparaître en cuisine. Alors, Hannibal tourne pleinement son attention vers Abigail.

"Elle va probablement évoquer cette conversation auprès de ses proches, peut-être confiera-t-elle ton numéro et toutes les informations personnelles dont elle dispose à ton sujet à des personnes qu'elle estimera de confiance", remarque-t-il d'un ton qui ne paraît pas particulièrement inquiet ou concerné. Il ne fait, selon lui, que pointer du doigt un fait aisément observable, après tout. "Qu'as-tu l'intention de faire ?" lui demande-t-il alors sur le ton de l'innocente curiosité, qui bien sûr ne l'est pas tant. Qui même ne l'est pas du tout.

Ce qu'il ne dit pas en revanche, c'est que peu importe la décision qu'elle choisira de prendre, il l'appuiera, et il l'aidera. Et s'il ne cherche pas l'approbation silencieuse de Will en cet instant, il est entièrement convaincu que ce dernier ne pense pas différemment de lui non plus et en viendra aux mêmes conclusions que lui.

Hannibal ignore tout naturellement les propos de Will. Il a raison, bien sûr, et c'est à dessein qu'il souligne que le choix laissé à Abigail n'a été que très limité. C'est un test, une mise à l'épreuve, dont il a décidé seul, et sans consulter Will au préalable. Il ne fait aucun doute que ce dernier le lui rappellera, et probablement le lui reprochera, mais c'est une chose à laquelle il songera plus tard. Pour le moment, il focalise son attention sur Abigail. Il a certes tiré les ficelles plus qu'il ne l'aurait probablement dû, mais à présent, il ne tient plus qu'à elle d'agir comme bon lui semble. Ainsi toisée par quatre prunelles insistantes, il y a de fortes chances pour que la jeune femme se sente au moins un peu piégé. Mais aucune de ses interventions n'ont eu d'autres vocations que celle d'offrir à Abigail une multitude de voies qui, certes, doivent mener à une direction précise... une direction commune. Pour le bien de leur famille reconstituée, cette étape est essentielle. Hannibal n'aurait pas pu abandonner les choses au hasard. Tout devait être parfait... Il lâchera du leste plus tard, probablement. Mais tout de suite, ça n'avait pas été envisageable.

Abigail est très lucide quant à cette situation. En effet, Marissa pourrait décider de prévenir la police. C'est un risque voulu. Oui, ça ne se serait pas produit s'ils n'avaient pas été là, mais placer Abigail face à une situation d'urgence devait l'obliger à agir immédiatement, sans plus attendre. C'est une manière de réduire ses options, en somme. Hannibal ressent bien le léger reproche dans le discours de sa fille de coeur, mais il donne l'air de rien. Il est possible, bien sûr, que Marissa fasse le choix d'adopter la politique de l'autruche, mais compter dessuis serait prendre trop de risques. Abigail fera le nécessaire pour le protéger, Hannibal en est sûr et certain.

"La suivre discrètement jusque chez elle, parler quelques instants avec elle si tu veux te faire une meilleure idée de ce dont elle se souvient, agir en conséquence ensuite. Will et moi pourrons attendre à l'écart un signal de ta part afin d'intervenir en cas de besoin, si tu le souhaites, bien sûr."

Hannibal parle d'une voix très calme et très posée, comme s'il discutait de la pluie et du beau temps. Il ne murmure pas pour autant. Personne alentour ne prête attention à leur discussion, et celle-ci est de toute façon étouffée par le brouhaha ambiant du restaurant.

"Comment t'y prendras-tu ? Pour la tuer ?" l'interroge-t-il, toujours avec ce même détachement tout en remplissant leurs verres respectifs avant de porter le sien aux lèvres.

Peu importe l'arme qu'elle voudrait utiliser, si elle doit choisir d'en utiliser une, Hannibal a bien évidemment préparé les choses, et il saura précisément lui proposer l'arme qu'elle souhaitera. En l'occurrence, Hannibal opte pour l'arme blanche. Il la connaît suffisamment pour savoir que ce sera son arme de prédilection. Plus encore au moment d'assassiner froidement une vieille amie. Elle mérite davantage de respect. Un geste sacrificiel disons plus... intime, en quelque sorte.

« Pas forcément non », répond simplement Hannibal, non sans apprécier néanmoins la prudence naturelle dont fait preuve Abigail au moment d’affirmer que suivre Marissa jusque chez elle serait un risque fort inutile, et qui risquerait qui plus est d’avoir pour effet de les placer dans le collimateur de mauvaises personnes au moment même où suffisamment de regards suspicieux rivés dans leur direction doivent les exhorter la plus grande des prudences.

Ses réserves sont compréhensibles mais pourraient trouver une résolution s’ils le décidaient… Ce n’est pas pour autant qu’Hannibal abonde dans ce sens… au contraire, même. S’il a planté les graines de cet événement qui ne peut aboutir qu’à une cruelle et sanglante résolution, c’est à présent en Abigail que la plus grande part de ces idées doit germer et éclore. Ce qu’Hannibal souhaitait avant tout, c’est qu’Abigail fasse montre d’initiative. Quand bien même il aura donné l’impulsion première, elle sait parfaitement donné les suivantes, et Hannibal ne peut faire autrement que de se laisser gagner par un certain élan de fierté en la voyant s’exprimer et réfléchir ainsi qu’elle le fait en cet instant.

« Tu n’as pas à nous demander notre autorisation », prétend Hannibal avec une mauvaise foi évidente quand Abigail suggère alors que le plus simple serait probablement de laisser à la jeune femme le soin de rejoindre Marissa seule, en ne l’accompagnant que de loin.

Je ferai ça ailleurs. Dans une ruelle, je suppose. Il y a une sorte de détermination tranquille dans le ton de sa voix, et ce n’est pas pour déplaire à Hannibal. Cette ultime à l’épreuve devait lui prouver une bonne fois pour toutes qu’elle était bel et bien prête, il en est à présent tout à fait convaincu. Sa voix ne tremble pas, elle semble résolue sans être résignée, et un élan d’orgueil tout paternel le saisit alors qu’elle poursuit en affirmant qu’elle se servira d’un couteau de boucher au moment de passer à l’action. Le sourire d’Hannibal répond à celui qui fleurit sur les lèvres d’Abigail. Elle ne lui a jamais semblé plus proche de la perfection qu’il la savait pouvoir atteindre qu’en cet instant très particulier.

« Rien n’est un problème, Abigail, nous ferons les choses comme tu l’entends. J’entends seulement que nous demeurions à proximité. »

Pour sa propre protection, mais bien évidemment aussi de l’intention d’assouvir sa curiosité et de superviser une situation qui ne doit pas lui échapper. Oui, il tient à ce qu’Abigail cède à sa vraie nature, celle, profonde, qu’elle avait pu envisager de réprimer pendant trop longtemps. Mais comme pour Will, il ne laissera certainement pas Abigail échapper à son giron. C’est une chose qu’il refuse catégoriquement.  C’est à deux qu’ils procédaient, à trois qu’ils procèderont… Sans qu’Hannibal n’en éprouve de frustration quelconque, comme si ces longues années passées à officier en solitaire n’avaient pas existé ou à peine… n’étaient qu’une longue étape afin d’atteindre cet accomplissement dont il n’avait pas eu la moindre idée pour autant.

Will temporise où Hannibal, sans exiger, oriente chaque décision avec bien trop d'insistance pour feindre l'innocence. La combinaison des deux apporterait presque un équilibre judicieux à Abigail, qui quoi qu'il en soit ne s'accomplira tout à fait que si elle doit agir en son âme et conscience, libre de ses choix et de ses actes. C'est naturellement absurde que de prétendre qu'ils ne la gardent pas sous influence, comme elle a été sous influence sa vie tout entière, sous la coupe malveillante d'un père aux intentions obscènes. Mais cette influence est d'un nouvel ordre, et elle est commune. Ils s'influencent les uns les autres plus qu'ils ne le soupçonneraient. Cette influence concerne tout autant Hannibal, dont cet instant précis trahit tous les pronostics personnels qui avaient été les siens avant de faire la rencontre de ces deux personnalités remarquables, susceptibles de le comprendre, et désespérées en retour d'être comprises.

Abigail se décide donc. Une ruelle déserte, une arme blanche, un couteau. Hannibal affiche un fin sourire satisfait qui se dissipe presque aussitôt, mais dont le fantôme demeure perceptible, quelque part dans ses yeux. Il ne saurait que se montrer ravi du tournant que prend la situation, et ressent même une certaine impatience à la perspective de ce qui suivra. Il apprécie l'intelligence, le raisonnement et le pragmatisme de sa fille de coeur, elle réfléchit à la portée de ses actes, elle prête attention à ces détails qui n'ont rien d'insignifiant, pour un résultat qui sera probablement à la hauteur de leurs attentes. En effet, afin de n'éveiller aucun soupçon, autant finir tranquillement ce repas avant de passer à la suite.

"Il est criminel de gâcher un bon repas", reconnaît Hannibal avec un hochement de tête approbateur. "Ou même un repas un tant soit peu correct", ajoute-t-il, critiquant d'office la cuisine de ce restaurant qui certes demeure convenable, mais qu'il n'aurait certainement pas choisi s'il n'avait pas été davantage intéressé par une serveuse en particulier. "Je ne m'en inquiéterais pas trop, pour être honnête. S'il devait lui prendre l'envie de fuir, elle n'irait pas bien loin", répond posément le cannibale, qui entend bel et bien profiter de ce moment, qui leur permettra par ailleurs de peaufiner les détails de leurs plans, qui restent pour le moment assez abstraits. Une victime, un lieu et une arme ne sont guère suffisants.

L'apéritif tant attendu finit par leur être servi, et Hannibal prend le parti de choisir pour eux tous la suite du menu avant d'humer délicatement son verre, un vin frais, délicat et fruité, rien d'onéreux, mais quelque chose de festif néanmoins... Il s'agit de célébrer leur première sortie familiale, à l'exemple de ce qu'ils étaient naturellement voués à devenir. Ils le savaient, il fallait seulement attendre le moment propice, un moment de communion et de compréhension absolue et totale.

"Je suggère de porter un toast", dit-il en levant élégamment son verre. Son regard se pose successivement sur Will et sur Abigail, et s'attarde ensuite plus longuement sur cette dernière, qu'il fixe plus longuement et avec intérêt. "A Abigail."