Don't mess with the Shrike [Abigail]

Dans une situation comme la sienne, tout semblant de relation, même la plus platonique, avait des allures d'aberration. Et s'il y avait bien un adage auquel elle n'avait jamais cru, c'était celui qui voulait que le cœur ait ses raisons que la raison ignore… Et pourtant… Il n'était absolument pas question de raison, lorsqu'elle était avec Harry. Dès les premières fois où ils avaient discuté, elle aurait dû le repousser. Elle le savait, et pourtant… elle n'en avait rien fait. La tentation avait été si douce. Son rapprochement avec Harry s'était fait si naturellement qu'il avait été irrésistible. Et lorsqu'enfin elle avait songé à y mettre un terme, il était bien trop tard. Ils avaient déjà développé leurs habitudes, à se voir en secret, à se voir sans qu'elle ne lui offre de réponse, ô grand jamais. Il ne supporterait pas les réponses à ces questions. Et elle-même n'avait aucune envie de s'interroger sur les agissements de son père, qu'elle connaissait sans consentir à conscientiser les atrocités dont il était question, et dont elle était complice.

Mais tout ceci était nouveau pour elle, et relevait bien trop de l'irrationnel à son goût. Ce qu'elle faisait avec Harry était aussi bien un danger pour elle que pour lui. Surtout pour lui, d'ailleurs. Et, si elle voulait bien prétendre être indifférente lorsqu'elle était seule, la vérité était toute autre. Elle tenait à Harry. Elle tenait… à ce qu'il soit en bonne santé. En vie. Et, plus que tout, elle tenait à leur relation, qui lui donnait un goût de liberté dont elle n'avait osé rêver jusqu'alors. Et pourtant, cette semaine-ci, alors même qu'il avait tenté de la joindre, encore et encore, elle n'avait répondu. Comment l'aurait-elle pu, enfermée chez elle comme elle l'était ? Son père, pressentant qu'Abigail avait l'esprit occupé ailleurs, pressentant qu'elle lui échappait était plus vigilant que jamais. Il appréhendait son entrée à l'université, soupçonnait ce qu'elle n'osait nommer, et n'en était donc que plus terrible encore qu'à son habitude.

Elle se doutait bien, toutefois, que le jeune homme qu'elle fréquentait ne se contenterait pas de son silence. Ce qu'elle n'avait pas prévu, en revanche, c'était qu'il en vienne à sonner à leur porte. Interpellée par cette visite, elle voulut ouvrir la porte mais ce fut son père qui la devança. Restant en retrait derrière lui, elle étouffa un hoquet de stupeur en découvrant la silhouette de Harry devant son père. Cette situation semblait tout droit sortie de l'un de ses cauchemars les plus récents.

- Abigail… tu ne me présentes pas ton ami ?
- Papa, c'est… voici Harry. Un camarade de classe, fit-elle d'une voix qu'elle s'efforça de rendre neutre tout en s'approchant de ces deux hommes qui avaient une telle importance dans son existence.

Le regard glacial de son père, dirigé contre elle, elle ne le manqua pas. Mais Abigail fit mine de l'ignorer, réprimant un frémissement en tournant les yeux vers Harry, chez qui elle puisait une force qu'elle ne se sentait pas en mesure de posséder. Elle ne savait pas comment réagir. Elle ne savait pas quoi faire pour lui épargner un destin tragique. Hélas, ce fut son père qui prit les devants en invitant Harry à entrer, non sans avoir passé de longues secondes à les dévisager tous les deux, jugeant de lui-même la nature de leur relation. Elle le savait suffisamment méfiant pour soupçonner le pire… mais espérait qu'un sursaut de confiance en sa fille l'empêcherait d'en venir aux conclusions hâtives, même si celles-ci devaient finalement être justes. Et tandis qu'il prétexta s'éloigner pour rejoindre la cuisine et se préparer un café, elle profita de cette brève absence pour murmurer :

- Qu'est-ce que tu fais ici ?

L'inquiétude de Harry était aussi touchante que terriblement mal venue, dans ces circonstances. Abigail était à la fois préoccupée par la situation dans son ensemble, heureuse de le voir, et terriblement angoissée à l'idée qu'il lui arrive quoi que ce soit. Les jeunes femmes de son âge, elle savait ce qui leur arrivait… Mais les garçons, ça, c'était inédit. Et elle ne tenait pas à savoir à quel point l'esprit de son père était imaginatif, dans ces circonstances.

- Ça va, lui répondit-elle hâtivement, ne tenant pas à l'inquiéter davantage.

Même si, de par son attitude, elle devait au contraire contribuer amplement à son inquiétude, mais qu'importe. Elle devait tenter de le sortir de là, et surtout, tenter d'amadouer son père. Ce qui, elle le devinait, ne serait pas une mince affaire. La tentative d'humour de son petit-ami l'aurait faite sourire, s'ils s'étaient trouvés n'importe où ailleurs.

- Je sais. Écoute Harry, il faut vraiment que tu partes. Je t'expliquerai tout, je te le promets, mais va-t'en.

Au moment où elle s'apprêtait à le pousser dans le dos pour l'inciter à quitter la pièce plus vite, son père revint. Le regard qu'il posa sur eux était dur, pas même adouci d'un sourire faux.

- Où pensez-vous aller comme ça, tous les deux ?
- Papa, on n'allait nulle pa-
- Ça suffit. Vous allez m'expliquer ce qu'il se passe, ici, intima-t-il en s'avançant dans la pièce et en refermant la porte derrière lui, leur bloquant effectivement le passage.

Et tandis que d'un regard, il les invitait à s'asseoir sur le canapé, Abigail ne trouva d'autre solution que de coopérer, au moins pour commencer. Le regard bas, réprimant un soupir de nervosité, elle s'assit dans le canapé et accepta la tasse que lui tendait son père, sans pour autant en boire la moindre gorgée.

- Où comptiez-vous emmener ma fille, Harry ? reprit Garrett Hobbs d'une voix froide.

Fronçant les sourcils, Abigail releva vers son père un regard à la fois soupçonneux et contrarié, qu'il ignora pour ne se concentrer que sur le pauvre Harry. Une part d'elle se doutait qu'il était, à sa manière, en train de jouer avec sa proie, et le haïssait pour ça… Mais une autre part d'elle, plus sombre, redoutait et se chagrinait du fait qu'il ne se sente réellement trahi et abandonné par sa fille unique.

Abigail se sentait prise au piège entre son père et Harry. Elle aurait souhaité que les choses se passent autrement, que leur rencontre se déroule dans des circonstances plus paisibles, tout en sachant que, de la part de son père, il ne fallait en vérité s'attendre à rien d'autre qu'une franche et pure agressivité. Elle savait que les secrets et les mensonges ne feraient qu'empirer les choses, mais elle n'était pas prête à révéler la vérité à son père pour l'instant. Pas plus qu'elle n'était prête à révéler la vérité à Harry.

Le regard de son père était froid et implacable, et elle pouvait sentir son cœur battre la chamade alors qu'elle s'asseyait sur le canapé, se sentant comme une enfant pris en faute. Elle prit la tasse qu'il lui tendit machinalement, mais elle n'osait pas boire. Tout son être était tendu, et elle savait que cette confrontation ne se terminerait pas bien.

Harry tenta de s'expliquer, de calmer la situation, mais Abigail pouvait voir la colère dans les yeux de son père. Elle aurait souhaité qu'il parte, qu'il la laisse gérer cette situation seule, mais bien sûr, il ne lui accorderait pas ce plaisir. Son père tourna son regard vers elle, elle sut alors qu'elle devait choisir ses mots avec soin pour ne pas que cette visite d'apparence anodine se transforme en tragédie.

« Papa, je suis désolée de ne pas t'avoir prévenu. Harry s'est inquiété pour moi parce que je ne suis pas allée en cours ces derniers jours. C'est tout. Il n'a pas eu de mauvaises intentions, je t'assure. Et je lui ai dit que c'était une mauvaise idée de venir ici sans t'avoir prévenu. »

Elle risqua un regard vers Harry, espérant qu'il comprenne qu'elle essayait de le défendre. Elle n'aimait pas voir les deux hommes qu'elle aimait se confronter de cette manière.

« Harry s'excuse sincèrement pour son intrusion, papa. Nous ne voulions pas te déranger. Je suis vraiment désolée que tout ça soit arrivé de cette façon. »

Elle espérait que ses paroles apaiseraient son père, au moins suffisamment pour lui permettre de rester… raisonnable. Avec elle, son père était charmant en tous points. Mais elle savait que sous l'amour paternel se trouvait une autre forme d'amour, bien plus sombre, qui, elle, l'inquiétait terriblement, en ces circonstances. Pour l'instant, elle devait simplement gérer la situation au mieux pour éviter que les choses ne dégénèrent davantage.

C'était une tension qu'elle avait espéré éviter en invitant Harry à partir rapidement. Mais maintenant que son père était entré en scène, elle se retrouvait au beau milieu d'une situation délicate, partagée entre sa loyauté envers Harry et la nécessité de calmer les choses. Son père laissa échapper un soupir agacé avant de s'asseoir dans un fauteuil en face d'eux. Il croisa les bras, l'expression toujours sévère, mais semblait légèrement moins hostile.

« Très bien », fit-il d'un ton tendu. « Donne-lui ses cours, Harry. »

Même si Abigail gardait anxieusement son père dans son champ de vision, la majeure partie de son attention était dirigée sur Harry. Elle était terrifiée à l'idée que toute cette situation le fasse fuir pour de bon. Terrifiée en remarquant combien ses mains tremblaient, et désespérée de ne pouvoir lui être d'aucun réconfort et d'aucun secours. Elle aurait aimé prendre ses mains dans les siennes, lui souffler des paroles rassurantes, qu'il n'aurait peut-être pas crues, mais qui auraient au moins été entendues… Sauf que c'était impossible. Car elle était persuadée que faire une telle chose le condamnerait. Égoïstement, elle préférait le laisser dans la confusion la plus totale que de prendre le risque de le voir en première page des journaux les jours suivants, et ce pour relater sa mort tragique. C'était hors de question.

Cherchant à gagner du temps elle aussi, Abigail accepta la pochette tendue et en feuilleta rapidement le contenu, faisant mine de vérifier que rien ne manquait, alors que son esprit cherchait un moyen de communiquer efficacement avec Harry. Il y avait les SMS, bien sûr, mais il faudrait attendre qu'il soit bien trop tard pour cela… Elle avait besoin de quelque chose d'immédiat.

Fort heureusement, la providence qu'ils attendaient intervint. Le téléphone fixe sonna, et Garrett gronda son déplaisir, adressant un regard d'avertissement aux deux jeunes gens avant de se lever de son fauteuil pour rejoindre la cuisine. Il était proche, mais il n'était plus dans la même pièce… Et c'était déjà ça.

« Ne pose pas de questions s'il te plaît. On en reparlera si tu veux, mais plus tard », lui souffla-t-elle dans l'urgence. « Ne prends aucun risque d'accord ? Je vais bien. Et je vais essayer de revenir bientôt en cours, je te le promets. »

Elle posa brièvement sa main sur la sienne.

« Il doit sortir demain matin. » Pour chasser, bien sûr. Elle préférait ne pas y penser. « Dis-moi où on peut se retrouver. »