Et c'est reparti pour un tour. On l'aura compris, je passe bien plus de temps à bord de mon précieux navire que sur la terre ferme. J'utilise le prétexte d'une profession en partie bidon pour justifier mes allers et venues à travers l'océan tout en ayant trouvé un moyen de subvenir à mes besoins financiers, mais au final, ce qu'il faut retenir, c'est que chaque minute que je perds sur la terre ferme est du temps de gâché.

Je pourrais me convaincre du contraire en admettant que, à l'exemple d'autres personnes qui ont croisé ma route, il se peut que mon fils se trouve quelque part ici, voire même Will (quand bien même j'ai du mal à croire en cette dernière théorie), mais j'estime malgré tout que je leur serai plus utile en m'échappant de cet endroit, quitte à les rechercher plus tard, plutôt qu'ici. La terre ferme ne me fait aucun bien, au demeurant. J'ai l'impression d'y devenir Jack, à écumer les bars, à m'assommer de rhum pour oublier la misère d'un quotidien qui m'est de plus en plus éprouvant.

Bref, nouvelle expédition en vue, donc, et le navire est sur le départ. Je ne suis pas loin de rejoindre le bâtiment et de donner quelques ordres de dernière minute avant que de larguer les amarres, mais c'est ce moment qu'un jeune homme de toute évidence désemparé choisit pour s'adresser à moi. Il dit s'appeler Mutt (ses histoires de nom de famille sont une autre affaire, à laquelle je décide de ne pas m'intéresser vraiment pour commencer), et vouloir s'échapper d'ici. Il est pas le premier à me demander de l'embarquer avec lui, et généralement, quand j'accepte des passagers dont l'idée est de partir le plus loin possible, ils sont déçus, car partir est impossible, et Calypso jamais de notre côté (en même temps, pourquoi le serait-elle ?). Mais à force d'essayer, un jour réussira-t-on peut-être. Et on n'a jamais trop de moussaillons à bord (sauf si leur poids doit faire couler le navire, mais vous avez compris l'idée).

Je le sonde du regard, j'essaie de voir ce qu'il peut avoir dans le ventre. Ce qui est sûr, c'est qu'il est déterminé, sur ce point, il ne fait clairement pas semblant, et c'est évidemment un très bon point pour lui.

❝Je vais me contenter de t'appeler Mutt, ce sera plus simple❞, je dis finalement sans cesser de le toiser. ❝Moi, c'est Elizabeth. Allez, suis-moi, plus vite on aura levé l'ancre, mieux ça vaudra❞, j'ajoute en l'intimant d'un signe de tête à me suivre sur le ponton. ❝T'as déjà navigué ?❞ je lui demande ensuite une fois que nous avons pris place à bord.

S'il peut avoir un minimum d'expérience, ce serait définitivement pas mal.

Il y a une chose que je comprends très vite au sujet de Mutt : il peut en dire beaucoup en peu de mots, mais ce n'est certainement pas ce qui va le dissuader de parler, parler... et vous faire la tête comme une pastèque. Peut-être que j'aurais dû jauger son potentiel de bavardage avant de l'accepter si facilement à mon bord, mais ce qui est fait est fait, dans tous les cas. Son "si j'ai un jour navigué ?" presque dubitatif m'apprend d'ores et déjà que s'il a déjà été sur un bateau, il n'a à l'évidence pas de compétence particulière en la matière. Ce n'est pas grave : je saurais faire en sorte qu'il se rende utile. Après tout, il n'y a rien de mieux que l'apprentissage sur le tas, et ça, j'en sais définitivement quelque chose.

Je l'écoute d'une oreille en partie distraite quand il m'apprend qu'il était déjà parti à la pêche avec son père - tu m'en diras tant. J'affiche un sourire en coin quand il se plaint de cette activité qui exige beaucoup de patience et pas beaucoup d'action. Je peux le comprendre, je ne vais pas prétendre en être fan non plus pour ma part, je suis même très loin de l'être en ce qui me concerne.

❝Ici, on va plutôt espérer que t'aies pas à ramer❞, je remarque sans perdre mon esquisse de sourire. ❝Crois-moi, ce serait pas bon signe❞, j'ajoute en ne relevant pas cette remarque qui pourtant a bel et bien attiré mon attention.

Je flaire l'anecdote croustillante qu'il refuse de partager jusqu'au bout. C'est bien dommage, car à l'évidence, ça m'intéresse, mais je ne veux pas le presser de détails. Déjà que, sans lui en demander, il ne perd pas une occasion de l'ouvrir, je ne suis pas certaine d'être entièrement prête à constater ce que ça donne quand on le pousse dans ses retranchements.

❝Ne touche à rien, je te laisserais prendre la barre quand on sera un peu plus avancés, mais pour l'instant, tu voudrais pas nous faire échouer à peine embarqués, pas vrai❞, je suggère avec, au fond, une certaine fierté quant à la manière dont il considère mon bâtiment.

Oui, comme dans les histoires de pirates, oui. S'il savait. S'il savait qu'il était en présence du roi des pirates en personne. Mais non, je ne vais pas en dire trop long. Pas tout de suite en tout cas. Qui sait, peut-être plus tard, selon la confiance qu'il m'inspire. J'aurais bien besoin de partager un peu mon histoire, en réalité. Mais on est encore loin de ces considérations pour le moment, je sais à peine à qui j'ai affaire, c'est dire. Et d'ailleurs, à ce sujet...

❝D'où est-ce que tu viens, Mutt ?❞

❝Je te montrerai, promis❞, je lui assure avec un sourire quand il ronge son frein et accepte de ne pas tout de suite prendre la barre, même si la tentation est grande.

Je ne lui reprocherai pas d’avoir tenté le coup, je comprends très bien pourquoi il a été tenté par l’idée, je trouve même que c’est totalement compréhensible, j’ai eu, de mon côté, la même attirance pour la navigation. Au cours de notre voyage depuis l’Angleterre vers la Jamaïque, j’ai tanné Gibbs pour qu’il me laisse au poste de capitainerie. Bien sûr, il m’avait envoyé balader en bonne et due forme. Cela n’a rien ôté au fait que tout ce qui a trait à l’océan et à la navigation m’attire et me fascine, irrémédiablement.

❝On dit naviguer❞, je le corrige ensuite avant qu’il ne me prenne avoir une préférence pour les motos. ❝Je n’y connais pas grand-chose, en matière de motos, mais ça ne me dérangerait pas d’apprendre.❞

Tous ces véhicules que je n’avais jamais connus avant ont de quoi attirer ma curiosité et mon attention. J’ai appris à me servir d’une voiture, car c’était tout de même plus pratique pour pouvoir traverser l’île de long en large, mais je n’ai aucune idée de ce que peut être le mode de fonctionnement d’une moto, et ça m’intrigue.

❝Si je t’apprends les base de la navigation, tu pourras peut-être m’apprendre à conduire à moto ?❞ je suggère alors avant de reporter mon regard sur le grand large.

A cette occasion, Mutt me fait remarquer que mon bâtiment est comme celui des histoires. J’y ai le droit souvent, à celle-là, et j’ai appris à m’en amuser. Je viens d’un passé si lointain qu’il s’est paré de mystère aux yeux de beaucoup. A juste titre dans mon cas… Je ne pense pas que Mutt Jones puisse avoir la moindre idée des périls que j’ai affrontés ou encore de leur nature.

❝Et j’imagine que tu n’as jamais cru à aucune de ces histoires de pirates et de trésor perdu❞, dis-je d’un ton mystérieux. ❝Si j’étais toi, je commencerais à les prendre au sérieux.❞ Le jeune homme lui dit venir de New York, un Américain, elle l’aurait parié. ❝Oui, je connais New York, de quelle planète voudrais-tu que je vienne ? Moi je viens de Londres, mais j’ai grandi à Port-Royal, en Jamaïque.❞ Je marque une pause. ❝J’ai toujours été passionnée par la navigation. On peut dire que j’ai appris sur le tas. Je pourrais te raconter toute l’histoire, mais je ne suis pas certaine que tu me croirais.❞

❝Je peux l’imaginer❞, je me contente de répondre quand Mutt m’apprend qu’il ne possède pas de moto, du moins pas dans ce monde.

En vérité, oui, je peux totalement comprendre sa frustration. Déjà parce que je la ressens à bien d’autres titres tant cette vie ne correspond à rien de ce que j’avais désiré, espéré, et au regard de la vacuité du moindre mes efforts pour changer les choses, pour retrouver ce que j’avais perdu. La reconquête d’un bien matériel peut n’avoir l’air de rien, pourtant elle est capable de vous faire un bien remarquable, au-delà de ce qu’on serait bien capable de concevoir, au bout du compte. A mon arrivée ici, je n’avais pas de bateau… La mer tout autour, aucun moyen qui soit mien de l’explorer. J’ai acquis le poste d’océanologue en partie pour obtenir les subventions nécessaires à l’achat de mon bateau (que je continue de payer, ceci dit – heureusement que la fortune héritée de mon père semble m’avoir suivie ici, pour une raison que je suis bien en mal de m’expliquer).

Alors que le jeune homme, décidément enthousiaste mais surtout bavard, partage ses propres expériences, je me dis que ce n’est peut-être pas un hasard si nos chemins se sont croisés. Et au final, est-ce que rien de ce que l’on vit n’est vraiment un hasard, au bout du compte ? J’ai envie de penser que non, et de croire qu’il y a une logique à nos vécus, et nos expériences. L’ennui, c’est que je n’arrive pas à me l’expliquer, ni à l’interpréter. Ne pas obtenir la clé de ce mystère, ça aussi, c’est une source infinie de frustration. Mais c’est peut-être en m’enrichissant de l’expérience des autres que je finirais par trouver mes réponses, je l’espère en tout cas.

❝Akator ? Je suis supposée savoir ce que c’est ?❞ je demande avec curiosité tandis que Mutt m’en parle avec une sorte d’orgueil que je ne sais pas expliquer ou interpréter. Je suppose qu’il y a, en cet instant, une information qui m’échappe, qui m’échappe vraiment.

Il poursuit en m’apprenant qu’une de ses collègues lui a dit venir d’une autre planète. Sans doute qu’elle se paie sa tête… Ou pas ? Serais-je la référence en matière de ce qui peut être crédible et de ce qui ne l’est pas ? Au fond j’en doute fort, compte tenu du fait que mes histoires, mon histoire, celle d’équipages pirates maudits et autres joyeusetés, font que certains me jugeraient bonne à être internée au plus vite. J’ai envie de rire quand il me demande de me jeter à l’eau – mais pas littéralement. Il veut des histoires, eh bien soit.

❝On va voir si t’as le cœur bien accroché, matelot❞, dis-je avec un fin sourire au coin des lèvres. ❝On vient visiblement de la même planète, mais pas de la même époque.❞ Voilà qui donne le ton. ❝Je suis née en 1710. Mon père était l’ambassadeur de Jamaïque quand elle était une colonie anglaise, c’est pour ça que j’ai vécu là-bas. Ma vie a été relativement insignifiante jusqu’au jour où j’ai été enlevée par des pirates, des vrais… des maudits, le genre qui avait l’apparence de squelettes à la lumière de la lune, et qui ne pouvaient pas mourir. Enfin, pas avant qu’on lève leur malédiction, en tout cas.❞

Je me contente de ça pour l’instant. Selon sa réaction, on verra ce que j’accepterais de lui apprendre ou pas.

Au final, même si nous sommes très certainement très différents, je nous découvre d’évidents points communs l’un avec l’autre. Je comprends que l’aventure et le mystère, les légendes qui se confondent avec la réalité, ont aussi fait partie de sa vie. Mutt a découvert un lieu légendaire, différent de ce qu’il supposait, mais exceptionnel malgré tout. Je peux m’identifier. Moi-même, je suis passé de ce que je lisais dans mes livres d’histoire, et qui me fascinait, à une réalité que je n’imaginais pas à ce point trépidante.

❝Tu peux le dire, oui❞, je réponds avec une esquisse de sourire au coin des lèvres quand Mutt me dit que ça a du me faire "grave bizarre" (rien que la manière de parler de cette génération est si différente de ce dont j’avais l’habitude) de me retrouver dans une époque si éloignée. Oui, c’est un sentiment étrange, et il y a encore beaucoup de choses que j’ai du mal à assimiler, mais j’y vais petit à petit, pas à pas. ❝Mais je m’adapte… Il faut bien, n’est-ce pas ? Pour le moment, en tout cas.❞

Un jour, je veux croire que mon navire sera en mesure de m’éloigner pour de bon de cette île. Pour le moment, chacune de mes tentatives s’est soldée par un net échec, c’est un fait, mais je veux penser que ce n’est pas une fatalité. J’insisterai, en tout cas, jusqu’à obtenir gain de cause. J’ai déjà franchi des frontières qui ne devraient être accessibles à aucune âme vivante, je sais que je peux y arriver, je n’ai seulement pas su déterminer comment encore, mais cela viendra, il le faut.

❝Je… ne suis pas sûre de comprendre de quoi tu parles❞, j’observe, intriguée, quand il me parle de momies, du fait qu’elles soient vivantes ou non.

Mais je le laisse parler parce que lui, de mon côté, m’assure qu’il me croit, et ça me plaît, juste le fait d’être crue. Ce n’est pas à tout le monde que je peux parler d’équipage pirate maudit sans accuser en retour des regards profondément sceptiques et des remarques tout aussi sceptiques. Pour ce qui est des extra-terrestres… si ce sont des imaginaires et des théories dont je me sens très éloignée, ce n’est pas pour autant que je n’y crois pas. De quoi pourrais-je me permettre de ne pas croire exactement, en l’occurrence ? Après tout ce que j’ai vécu ? Après ce que je vis encore ? Non… Je sais qu’il existe plusieurs mondes en un seul. Alors pourquoi n’y aurait-il pas de monde au-delà de notre monde ? ça m’a l’air, au fond, tout naturel.

❝Tu veux bien me raconter ? En détails ? Ce que tu as vécu ?❞

La curiosité me pousse à vouloir en savoir davantage. Je sens que je n’ai fait effleurer que la surface, comme moi-même je suis loin de lui avoir tout dit de ma propre histoire. Un long voyage nous attend (ou peut-être pas si long que ça, alors il semble naturel d’en arriver là). Parfois, je me dis que comprendre les histoires des autres m’aidera à comprendre ce qu’il en est ici. Parfois, je me dis que ça ne servira à rien. Mais qui ne tente rien n’a rien, bien sûr.