(TERMINE) It's nice to have an old friend for dinner. [pv Hannibal]

Tandis qu’il se redresse à l’invitation silencieuse d’Hannibal, Will prend plus directement conscience du désordre ambiant. Chaque mouvement passionné, chaque étape de la métamorphose, marqué d’une empreinte vermeille, chaos rougi d’hémoglobine auquel il peut dorénavant adresser un regard plus pragmatique, certes, mais quelque part assez nonchalant. Il faudrait, pour s’absoudre de ce capharnaüm environnant, qu’il s’excuse de la sublime effervescence qui l’a engendrée. Et il n’en est pas question. Il n’en a pas la moindre envie.

Hannibal lui assure qu’il va lui préparer ce qu’il faut. Will prend plaisir à cette familiarité nouvellement acquise. Le tutoiement n’est pas encore naturel pour Hannibal, il ne le sera pas non plus pour Will dans un premier temps, mais il aime ce qu’il représente, un ultime pont bâti entre eux, qu’ils sont seuls à pouvoir franchir, solide, impérissable. Toujours en tenue d’Adam, sans éprouver ni gêne ni pudeur (comment le pourrait-il encore, Hannibal l’a mis à nu de tant de manières que celle-ci semble presque superficielle en comparaison), il se laisse guider jusqu’à la chambre d’Hannibal, à la salle de bains attenante, se familiarise avec les lieux au fil des pièces qu’ils traversent, autrement plus ordonnées, immaculées, impeccables que ne le sont dorénavant celles que Will a jusqu’ici visitées. Elles sont à l’image d’Hannibal, et cette apparence irréprochable, structurée, contrôlée, et tout aussi fascinante que l’énergie brusque, animale, qu’il est capable d’exprimer.  Quand le masque tombe. Will aime autant cette facette de lui que l’autre. Il aime la combinaison des deux. Il entrevoit tout ce qu’il incarne et tout ce qu’il est dans le moindre détails. Et il apprend à chérir chacun de ces détails. A l’instar de son égal, il façonne son propre palais de la mémoire, l’enrichit du moindre élément. Un nouveau sourire étire doucement ses lèvres quand Hannibal observe qu’il devra attendre que ses vêtements maculés de sang puissent de nouveau être portés, il pourrait répliquer qu’il n’est pas pressé, ce qui est effectivement le cas, à la place, il laisse à son amant le soin de reprendre la parole, tandis qu’il précise qu’il va pour sa part faire ce ménage plus que nécessaire.  

Ce n’est rien, trois fois rien, quelque chose qui n’a rien à voir avec l’intense euphorie qui a précédé cet instant, quelque chose de moins sacré, qui tient moins de l’épiphanie, peut-être, mais qui lui fait tout autant de bien. Une impression de bien-être, de douceur, le sentiment de connaître sa place et plus encore de s’y trouver. Il sait, avec une plaisante certitude, que dans l’exceptionnel comme dans le quotidien, il est où il doit être. Avec qui il doit être. C’est ce sentiment, sans doute, qui motive son geste, davantage un réflexe. Ses doigts encerclent son poignet avant même qu’il ait réfléchi à ce qu’il voudrait dire ou faire.

"Hannibal…" Il attend qu’il se retourne vers lui, puis reprend doucement la parole. "Si je te voyais tous les jours, pour toujours…", commence-t-il en se rapprochant d’un pas, répétant des mots que le psychiatre avait lui-même prononcés il y a des années, dans un musée florentin, face à un Botticelli, toile de maître devenue toile de fond, et qu’il a gardés en mémoire. "C’est de ce moment que je me souviendrais."

Chaque mot prononcé a du sens, trouve un écho, rien n’est jamais superficiel ou anodin. Chaque mot est mesuré même quand il peut paraître tenir de l’emphase. Ses mains glissent depuis les poignets jusqu’au sommet de ses bras nus. Le besoin de le garder encore un peu avec lui.

"J’ai laissé un sacré chantier, ce n’est pas très juste de te laisser t’en occuper seul. Je devrais sûrement t’aider pour commencer. Ou…" Plat des mains posé sur son torse, il ancre son regard au sien, embrasse brièvement ses lèvres. "Tu pourrais te joindre à moi."

Il peut se débrouiller, ce n’est pas réellement la question, Will le sait bien, Hannibal peut tout faire et tout réussir, cette perfection en presque tout est d’ailleurs ce qui sait le rendre à la fois si déroutant et si séduisant. Mais lui veut aussi prendre part à tout, y compris à ce qu’il y a de plus ingrat. Non, il n’a aucune crainte, il sait que bien vite, il ne subsistera de cette soirée, pourtant si importante, que les empreintes indélébiles laissées dans leurs esprits, quelque chose de gravé au plus profond de leur être, invisible pourtant à l’œil du regardeur même le plus attentif, même le plus scrupuleux. Ils n’ont besoin de rien de tangible quoi qu’il en soit pour témoignage de ce qu’ils sont. C’est en eux, et durablement. Ce qui s’est doucement construit sur des années et parachevé en cette nuit de métamorphose est inscrit dans leurs chairs, fait partie intégrante de ce qu’ils sont, ensemble. Alors non, pas de crainte, mais la volonté d’en être malgré tout…

Même s’ils peuvent bien repousser ces considérations à plus tard car pour l’heure, une autre pensée, plus vive, plus urgente, l’anime tout entier. Cette faim inextinguible de lui, ce sentiment qu’il ne saurait jamais se sentir rassasié qu’en sa présence. Le besoin de sa peau contre la sienne, de son regard dans le sien, lui qui a eu tendance à fuir tous les autres. Laisser le monde se dissiper encore un peu en vapeur d’eau et y songer plus tard, juste un peu plus tard. Non, ce n’est sans doute pas correct, mais rien de tout ceci ne l’est vraiment. Ce soir, c’est l’abandon, c’est l’expression sans filtre d’émotions qui sauront être contrôlées mais ne désirent pas l’être. Ce soir n’est pas comme tous les soirs, et c’est à eux seuls qu’ils obéissent. Un fin sourire étire les lèvres de Will, il n’attendait aucune autre réponse de sa part que celle qu’il lui donne.

Will suit Hannibal jusqu’à la luxueuse cabine de douche, bien assez spacieuse pour les accueillir tous les deux sans leur imposer le moindre inconfort. Il se laisse entraîner à l’intérieur, sous une pluie d’eau à température idéale. Il savoure le contact de l’eau contre son épiderme, envahi d’un pur sentiment de satisfaction, rincé du sang, de la sueur, mais non pas du souvenir encore vivace de chaque tableau qu’ils ont peint à deux, et que rien n’altère. Il ferme un instant les yeux, abandonné aux caresses d’Hannibal quand ce dernier glisse ses doigts dans ses boucles brunes lissées par l’eau et masse doucement son cuir chevelu. Les lèvres de son amant se déposent sur sa mâchoire, effleurent son oreille. Au son de sa voix, à la douceur de sa proposition, il rouvre les yeux, et sa réponse tient de l’évidence la plus pure.

"Où d’autre pourrais-je aller ?"

En d’autres circonstances, l’on pourrait arguer n’importe où, si l’on cherchait à être pragmatique. Il a son appartement, si insignifiant soit-il, il a d’autres opportunités, pour peu qu’on choisisse de les nommer ainsi… Par ailleurs, ils ne sont techniquement ensemble que depuis… maintenant ? D’aucuns affirmeraient que c’est largement prématuré. Mais ce serait mal connaître leur histoire. Mal les connaître, eux. Oui, l’on peut évoquer bien des raisons si on le désire, mais elles ne comptent pas. C’est ici, avec lui, qu’est sa place. Oui, il veut le voir tous les jours, pour toujours… Être l’un sans l’autre semble presque tenir de l’aberration. Ils peuvent vivre éloignés, mais à quoi bon ? C’est ensemble qu’ils veulent et doivent être. Tout ce qu’il ambitionne, tout ce qu’il est capable de vouloir construire, il ne l’envisage qu’à deux. Deux qui ne font qu’un. Will enroule ses bras autour de la taille d’Hannibal, ses lèvres retrouvent les siennes avec envie, désir, quelque chose qui ressemble à de la reconnaissance, aussi. Puis ses lèvres viennent se déposer au creux de son cou, et à ce moment-là, Will réalise. Une pensée pragmatique qui vient subitement l’effleurer.

"J’ai adopté un chien. Il faudra que j’aille le récupérer." Information presque trop prosaïque pour les circonstances, qui l’amuse lui-même. Information vraie, ceci dit. A l’évidence, si la réponse à la proposition d’Hannibal est évidente, les considérations pratiques qui l’accompagnent sont d’un autre ordre. "Il y en aura d’autres."

Ceci dit, récupérer son chien, qui présentement doit attendre désespérément le retour de son maître, reste le cadet de ses soucis, tandis qu’il est bien plus concentré sur la chaleur du corps d’Hannibal contre le sien, sur la promesse de sa présence, chaque jour, pour toujours, et sur le désir de plus en plus vif qui l’anime.

Son rire est d’une authenticité troublante, et seulement là, Will réalise qu’il l’entend pour la toute première fois. Quelques sourires, souvent des esquisses, adressés avec une certaine réserve, bien que souvent sincères, avaient été jusqu’ici la seule faille, celle à travers laquelle il pouvait entrapercevoir ces soubresauts d’humanité inaccessibles à tous les autres. Là c’est autre chose, de franc, de profondément honnête, qui s’épargne de calculer quoi que ce soit. Il n’est plus de forteresse entre eux, cette certitude déjà acquise se confirme en indices tels que celui-ci, et il apprécie le moindre d’entre eux. De la compréhension mutuelle, instinctive et intime à l’attirance, de l’attirance à la complicité, chaque seuil franchi donne encore davantage de valeur à la relation qu’ils construisent, et qui se bâtit aussi sur des considérations on ne peut plus pragmatiques.

Car oui, s’ils doivent vivre ensemble – et ils vont vivre ensemble, ils ont passé déjà bien assez de temps l’un sans l’autre comme cela –, ces observations tout à fait prosaïques entrent en ligne de compte. Si Will n’a jamais su trouver quiconque, dans ce monde ou dans l’autre, qui soit si proche de ce qu’il est, si à même de le voir tel qu’il est, et réciproquement, ils ne peuvent ignorer leurs quelques divergences de priorités, d’un point de vue domestique, du moins. A l’évidence, une meute entière de chiens telle que celle qui environnait Will à Wolf Trap ferait mauvais effet dans l’intérieur parfaitement ordonné et impeccable du psychiatre, et le profiler s’en amuse d’autant plus qu’il le sait tout à fait, mais les concessions qu’ils s’accordent mutuellement se font pour ainsi dire naturellement. Les chiens, oui, mais à l’extérieur. Un fin rictus amusé étire les lèvres de Will quand Hannibal ajoute qu’il devra se charger de nettoyer le jardin des déjections canines, requête en parfait contraste avec l’intimité du moment, requête qui n’a rien d’une corvée au demeurant, lui, ce qu’il retient, surtout, c’est l’ensemble de ces décisions qui semblent avoir été préméditées, un sujet qui a déjà été réfléchi avant même que d’être abordé.

"Je constate que tu avais déjà parfaitement réfléchi à cette question", répond simplement Will, ce qui est sa manière de lui signifier que oui, tout cela lui convient en effet. Il pourrait protester quant aux frais auxquels il décrète vouloir participer, chose que Will n’avait aucune intention de lui demander. Il apprécie l’attention. Et il sera toujours temps d’en discuter plus tard au besoin.

Mais oui, c’est un constat qu’il fait bel et bien, et qui ne le surprend pas. Planifier, prévenir au-delà de ce que l’on pourrait éventuellement qualifier d’acceptable a toujours fait partie des habitudes du cannibale, à plus forte raison le concernant. Et en vérité, ce projet qui ne se concrétise que maintenant a été ourdi de longue date, dans d’autres circonstances certes, et selon d’autres critères, mais il aurait suffi, alors, qu’il accepte de l’entendre et de croire en la famille qu’ils auraient pu former pour que cet idéal de vie commune ait déjà été atteint. La famille qu’ils forment à présent.  Famille plus réduite qu’elle n’aurait pu l’être. Famille malgré tout.