Certains diront que le destin n'existe pas, que seuls nos choix comptent, que nous sommes maîtres de nos propres décisions, de leurs conséquences engendrées. J'aimerais y croire, j'aurais voulu y croire. Toutefois, il y a des situations qui nous échappent, et on aura beau les nier, fermer les yeux, tâcher d'avancer, d'aller de l'avant en faisant semblant que tout ira pour le mieux. Sourire à toute occasion, se mentir à soi-même, tôt ou tard, vous finirez par être obligé d'ouvrir les yeux, d'analyser la situation, et de laisser le destin vous emporter. Car vous le savez, au plus profond de vous-même, qu'il est inutile de se débattre avec ce destin. Il vous veut, il vous aura. J'avais conscience de certaines subtilités, je n'étais pas un idiot, j'observais en silence, je désirais nier, je désirais me dire que ce n'était qu'une sorte de cauchemar, probablement. Quelle drôle de conception que de se dire que votre propre mère peut être votre ennemie, tout autant que vous puissiez l'aimer. Quand toute votre vie est entre les mains du Bene Gesserit, d'une religion, d'un destin, vous essayez d'y échapper. J'ai essayé. Je vous le jure, j'ai essayé de toutes mes forces. Voir tous ces fragments d'un futur possible, voir tous ces morts, cette guerre sainte en son nom, c'est effrayant. Entendre que vous êtes le Mahdi, le Lisan al-Gaib, le Messie tant attendu, vous refusez d'y croire, vous refusez d'écouter. Vous vous dites juste qu'ils croient ce qu'on a bien voulu leur faire croire, voir, écouter. Vu sous cet angle, ça paraît simple. Mais rien ne l'est. On joue avec la génétique, avec les croyances, et c'est vous qui êtes choisi pour devenir cet élu. On ne vous a nullement demander votre avis. Alors, vous fuyez. J'ai voulu fuir. J'ai probablement réussi pendant un temps, mais vous pouvez être sûr, vous pouvez toujours compter sur quelqu'un d'autre pour maintenir la flamme des croyances bien vivante. La raviver même. Donc, on essaie encore d'y échapper. Sans succès. Ce ne sont que des sursis qu'on y gagne. Rien de plus, et parfois, vous pouvez gagner quelques jours, quelques semaines, quelques mois et années si vous êtes vraiment chanceux. Je ne fais hélas pas partie de cette branche. Puis dans le fond, j'avais une espèce d'envie de vengeance. Redorer la maison Atreides. Non, je n'étais pas mort, j'étais la mort. Mon père, les Atreides seraient vengés d'une manière ou d'une autre. Et si pour cela, je devais embrasser mon destin, je le ferais. Je l'ai fait. Et je le savais, c'était inarrêtable. Trop tard. La machine était en route, le destin était heureux, car il avait gagné, il m'avait battu. J'ai dû faire des choses que je ne voulais pas, qui m'avait tant effrayé, qui pourrait être vu comme une abomination. J'ai tué, j'ai pris le pouvoir, je suis devenu le Messie tant attendu. J'ai vu, je vois, je verrais.

Et ensuite… J'ignore si je suis coincé dans la prescience, si je rêve, si c'est un cauchemar, si ce sont des fragments de l'avenir. Cette lune n'était pas ordinaire. Elle aurait pu l'être, ici sur Arrakis rien ne l'était vraiment. Pourtant, je ne suis plus sur la planète Dune, il n'y a plus ces grains de sables sous mes pieds, ils ne m'entaillent plus les joues lorsque je tente de respirer un air plus ou moins frais. Non, je suis entouré de rues et ruelles bétonnées, de grands bâtiments grisonnants, ce n'est ni Arrakis, ni Caladan. À moins bien sûr que ce ne soit qu'un fragment de l'avenir. Mais pour quoi ? Pour qui ? Où ? Toutefois, ici, mon destin ne semble plus m'empoisonner, m'emprisonner. Peut-être que c'est un fragment de l'avenir, peut-être est-ce la réalité. Je peux être libéré de mon fardeau. Je ne suis plus le Messie, je ne suis plus l'empereur, je n'ai plus d'obligation, je peux être libre. Libre d'être moi-même, libre de faire autre chose, libre que mon nom ne soit plus reconnu. Fini Paul Usul Muad'Dib, Mahdi, Messie, le Lisan al-Gaib d'Arrakis. Je suis juste Paul Atreides. Ici, je ne suis connu de personne. Je ne cherche pas à l'être, je me fais tout petit. Autant que possible. J'embrasse une nouvelle vie. De nouvelles passions, de nouveaux choix. Merci à cette île qui m'est inconnu, mais ça me va.