A l'instant où mes yeux se sont ouverts dans cette ville, j'ai cru que la simulation recommençait. Une nouvelle simulation. Fini le Kerberos. Bienvenue monde étrange qui ne porte pas de nom. Puis, après quelques instants de réflexions, je me suis néanmoins questionnée sur la possibilité d'être retournée dans la réalité. S'il s'agit vraiment d'une simulation, pourquoi ai-je gardé tous les souvenirs de la précédente ? Et, en même temps, si je me suis réveillée, pourquoi n'ai-je retrouvé aucun souvenir de ma vie ? La première fois - ou la dernière fois, la première dont je me souviens - où j'ai ouvert les yeux sur le Kerberos, j'étais à bord de ce navire qui me conduisait vers les Etats-Unis. Cette fois-ci, les choses paraissent différentes et cet endroit ne semble me conduire nulle part. Alors qu'ai-je fui autrement ? Que suis-je en train de fuir, aujourd'hui ? Je ne suis pas capable de dire avec précision ce que je fuyais à ce moment-là, à bord du Kerberos, mais je fuyais. Un passé que j'ai oublié, peut-être ? Ma seule certitude - qui n'aurait finalement pas dû en être une - était que j'avais tout perdu. Aux plus curieux, je me suis contentée de prétendre que je partais aux Etats-Unis pour pratiquer la médecine que j'avais étudiée, puisque je n'en avais pas l'occasion, en tant que femme, en Angleterre. Ce n'était qu'une excuse. Aujourd'hui, dans cette ville, je peux pratiquer la médecine, mais je continue de chercher à fuir.

Mes souvenirs sont confus, comme endommagés. Je ne peux pas parler de mon voyage à bord du Kerberos dans les détails, mais je me souviens que rien n'était réel - ou alors, peut-être que je l'ai inventé, ça aussi ? - et que ce n'était qu'une simulation dont je devais absolument me réveiller. Cette simulation devait durer huit jours. Je suis ici depuis quatre années et rien ne semble se passer. Alors, est-ce simplement une simulation plus longue ? Dois-je me réveiller pour en sortir ? Ai-je simplement l'impression d'avoir passé quatre ans ici, sans que ce ne soit réel ? Ce monde n'est pas tout à fait comme le mien - pas selon mon souvenir, du moins. Il est plus moderne. Il est différent. Néanmoins, dire qu'il ne s'y passe rien est un bien grand mot. Dans cet endroit étrange et moderne, il se passe des choses tout aussi étranges que sur le Kerberos. Des choses apparaissent et disparaissent, des endroits qui ne devraient pas être là sortent de terre, des hallucinations nous poussent à voir certains événements de notre passé, des tempêtes déferlent sur la ville subitement, sans aucune raison, il est impossible de franchir les limites de cette ville... Et ma mémoire est toujours aussi défaillante que sur le navire. Alors, le lieu est peut-être différent, mais les règles qui le régissent semblent être les mêmes. Rien n'a changé, en réalité.

Dans cette ville, je suis toujours médecin, je suis toujours spécialisée dans le cerveau humain, la maison dans laquelle je vis porte étrangement le même numéro que la chambre dans laquelle j'étais à bord de ce bateau, je suis toujours aussi seule et je fais toujours les mêmes cauchemars. L'hôpital psychiatrique. Mon père. Ils me hantent toujours. Ils sont toujours là. Rien n'a changé. Si, peut-être, je n'ai jamais revu personne du Kerberos. Cet enfant, les passagers, le capitaine... Personne. Je suis seule, comme il me semble l'avoir toujours été. Je me souviens de cet homme, Daniel - sans être capable de me souvenir de ce qu'il représente pour moi, en revanche - qui a cherché à réinitialiser la simulation afin de briser la boucle et de tenter de me réveiller. Peut-être m'a-t-il fait passer à l'étape suivante, mais qu'eux sont restés coincés là-bas ?

Et mon frère... il est toujours porté disparu, lui aussi. Personne n'a même jamais entendu parler du Prometheus. Aucun navire ne semble porter ce nom, ici. Pourtant, il existe forcément. J'ai toujours cette enveloppe qu'il m'avait envoyée avant de disparaître et les mots inscrits aux dos me hantent toujours. Quatre ans que je suis ici. Quatre ans que je ne peux donner un sens à ces mots : je ne retrouve rien de ce que j'ai perdu. Pire encore, j'ai l'impression que mes souvenirs s'effacent peu à peu, qu'ils deviennent de plus en plus flous. Je perds de plus en plus. Peut-être parce qu'ils ne sont pas réels ? Peut-être que je n'ai jamais mis les pieds dans une simulation ? Peut-être que je n'ai même jamais mis les pieds sur le Kerberos ? Peut-être que cette vie, je l'ai inventée de toute pièce ? Dans ce rêve que je fais si souvent, je prétends, je hurle, je jure ne pas être folle... Et si je l'étais ? S'il n'y avait jamais eu de traversée en bateau qui devait me conduire aux Etats-Unis ? S'il n'y avait jamais eu de Prometheus à remorquer en Europe ? S'il n'y avait jamais eu de petit garçon, seul survivant de ce navire, mystérieux et silencieux que chacun tenait pour responsable de la mort des passagers du Prometheus et des événements étranges du Kerberos ? Si je voulais trouver l'hypothèse la plus logique, je dirais que c'est celle-ci, la plus probable à mes yeux. Un garçon qui survit seul, quatre mois, sur un navire fantôme ; une pyramide qu'il ne quitte jamais et qui lui permet d'arrêter le temps ; un garçon jeté par-dessus bord qui revient mystérieusement à bord ; des puits sous les lits des chambres des passagers qui conduisent vers un instant de leur passé, à l'extérieur, mais dans le navire ; des morts par centaines qui ne s'expliquent pas. C'est invraisemblable. Ce n'est pas logique. Peut-être est-ce seulement mon esprit, mon cerveau, qui invente tout cela ? Peut-être n'y a-t-il jamais eu de simulation, en réalité ? Peut-être que ce n'est qu'une façon pour moi de me protéger de ce que j'ai perdu, oublié ? Avoir le souvenir d'avoir vécu quelque chose, ce n'était pas la certitude que ce quelque chose est réel, après tout.

Alors, peut-être que ce monde est la réalité ? Peut-être, qu'il l'a toujours été ? Ce monde aux comportements semblables à celui de la simulation, ce monde où chacun dit être arrivé le même jour, mystérieusement et sans explication ? Non, ce n'est pas beaucoup plus convainquant. Ce n'est peut-être qu'une création de mon esprit, une nouvelle fois. Aucun de ces mondes n'est la réalité, certainement. Tous ne sont peut-être que le fruit de mon imagination malade ? Mais alors, où suis-je, dans ce cas ? Dans cet hôpital psychiatrique qui hante mes cauchemars - qui n'en seraient pas du coup, qui seraient, en réalité, mes seuls moments de lucidité et d'éveils ? Ailleurs ? Mais où ?

Si rien n'est réel, ou si tout n'a été qu'un long rêve, qu'une longue illusion, pourquoi est-ce que je continue à chercher désespérément après ceux dont je me souviens ? Pourquoi est-ce que je continue de chercher la clé pour sortir de cet endroit ? Pourquoi cherche-je des objets familiers dans chaque endroit où je passe - cette pyramide, notamment ? Pourquoi observe-je chaque porte à la recherche de l'insecte que ce petit garçon possédait, espérant le voir débarquer et ouvrir une porte close ? Ce n'est peut-être que le besoin de me rassurer ou celui de répondre à mes nombreuses questions. Les souvenirs me semblent si réels... Il est difficile d'oublier et de passer à autre chose. Après tout, je me souviens si bien de cette femme enceinte que j'ai aidée lorsque son bébé était mal placé et qu'elle souffrait. Je me souviens de la détresse de son frère. Je me souviens de cette foule en colère qui cherchait le petit garçon. Je me souviens de mes voyages vers le Prometheus. Je me souviens de cette brume. Je me souviens de cette mutinerie contre le capitaine. Ces événements et ces gens avaient l'air si réels. Certaines de ces personnes étaient à bord du Kerberos jusqu'aux derniers instants. J'ai ressenti leurs peurs. J'ai ressenti leurs espoirs se briser. J'ai ressenti leurs doutes lorsque je leur ai avoué que mon père, médecin qui s'intéressait également aux cerveaux et qui avait acheté la compagnie maritime, était derrière tout ça. J'ai ressenti la mort approcher - ou la fin, le recommencement. Je n'ai pas pu inventer tout cela. Le capitaine. Comment aurait-il pu ne pas être réel ? J'ai vu ses propres cauchemars et ses craintes. Ses faiblesses et ses limites. Il m'a aidée, il m'a fait confiance. C'est presque évident, s'il n'est qu'une création de mon esprit. Mon cerveau l'a peut-être créé pour représenter celui qui me croit, qui m'aide. Ce petit garçon. Je l'ai instinctivement protégé, j'ai eu envie de le protéger. Et il m'a protégée. Il avait l'air si réel, lui aussi. Peut-être était-il là pour combler mon désir de maternité, moi qui ne pouvais plus avoir d'enfant ? Les autres passagers, avec leurs problèmes et leurs doutes, représentaient peut-être ce qu'il y avait de plus difficiles en moi : mes doutes, mes craintes, mon manque de confiance. Et Daniel. C'était un homme étrange, dont je m'étais méfiée. Qui était-il, lui ? Que représentait-il ? Ai-je vraiment pu inventer tout ça ?