À première comme à seconde vue, Jesse Pinkman était une énigme.
Tout, pourtant, semblait partir d’un postulat simple : un contrat juteux sur un dealer de meth local, à exécuter à sa convenance, avec pour seule contrainte de ramener une preuve de la mort. Et s’il y avait bien quelque chose que Jason détestait avec passion, c’était la drogue, et ceux qui en profitaient.
Seulement, quelque chose l’avait titillé. Pas une idée de la personne qui avait commandité le contrat, pour commencer. Tout s’était fait par échange de lettres dactylographiées et de lieux de rendez-vous où Jason avait été le seul à faire acte de présence. S’il était tout à fait honnête, bien que ce genre de pratiques criaient à la méfiance, le jeune homme avait été excité par ce jeu de piste digne de films d’espionnage. L’adrénaline ne l’avait cependant pas assez aveuglé pour qu’il ne décide pas de redoubler de prudence.
Alors, nom et occupation de sa cible en tête, il s’était mis à suivre tous les faits et gestes dudit Jesse. En effet vendeur et dealer, manifestement habitué aux codes de la rue malgré la qualité étonnamment pure d’une meth bizarrement bleue, l’homme s’arrêtait là dans les clichés. Pas de bling-bling ni de style de vie outrageux. Pas de vantardise exubérante ni d’hostilité menaçante. De ce que Jason avait vu, Jesse possédait une arme, mais n’avait pas dégainé une seule fois, même lorsque les choses s’étaient envenimées avec un client désespéré et agressif. Il n’avait pas visité un seul bordel, et bien qu’il fréquentait assez régulièrement les bars, il ne semblait jamais boire plus que de raison.
Jesse semblait prendre régulièrement rendez-vous avec un homme plus vieux, mais Jason n’était pas assez proche pour entendre leurs échanges. De ce qu’il avait pu glaner, l’homme semblait respectueux de son comparse, peut-être même déférent. Mais mis à part ces rencontres, Jesse ne semblait pas avoir d’amant ou d’amante, pas d’amis, pas de famille, et ne semblait en fait avoir que peu d’interactions significatives en-dehors de ses clients.
En fait, Jesse semblait étrangement… neutre, et lisse. Sans personnalité particulière qui se dégageait malgré l’observation intensive sous laquelle Jason l’avait soumis. Les cicatrices qui se dessinaient sur son visage le vieillissaient, mais n’avaient pas de cause que Jason avait été capable de déduire. En fait, plus que de vieilles blessures de bagarre, elles semblaient presque… intentionnellement infligées. La scarification n’était pas à écarter, mais… la torture non plus.
Quelque chose chez Jesse l’appelait. Que ce soit son apathie douloureusement familière, ou ses cicatrices inexplicables, ou son aisance de ghetto qui faisait paradoxe à son respect envers l’autre, ou autre chose encore… Jason ne pouvait pas, en son âme et conscience, exécuter son contrat. Pas, en tout cas, avant d’en apprendre davantage.
Suivre Jesse ne lui apprendrait rien de plus. Il était temps de passer à une approche un peu plus agressive et concrète. De toute façon, faire dans la dentelle n’avait jamais été son fort.
Jason s’engagea donc dans le bar que Jesse avait décidé de fréquenter ce soir-là, un établissement appelé le Hold Up! qui, à en juger par le discret drapeau arc-en-ciel sur la devanture de l’immeuble de briques rouges, était ouvert à une clientèle un peu plus variée. L’ambiance semblait être détendue et conviviale, et Jesse s’était installé au comptoir en forme de U qui se trouvait au centre de la pièce, mais semblait éloigner subrepticement son tabouret d’un jeune couple de femmes enthousiastes qui avaient toutes les deux discrètement glissé leur main sous la jupe de l’autre. La scène n’était pas encore en territoire indécent, mais les deux demoiselles se bécotaient si férocement que Jason craignait qu’elles en perdent leur langue.
S’approchant d’une démarche nonchalante, Jason prit donc place sur le tabouret du milieu, et tourna légèrement le dos au couple. Il ne voulait pas être pris pour un pervers macho qui s’était assis pour se rincer l’œil. Bien conscient de son apparence juvénile, Jason fit glisser une de ses fausses cartes d’identité sur le comptoir, peu désireux de subir l’habituelle mortification lorsqu’on lui demandait s’il était assez vieux pour boire.
- Une tequila, s’il vous plaît.
Il tapota un instant ses doigts nerveux sur le comptoir, avant d’enfin se tourner vers l’homme du moment. Les yeux de Jesse étaient plus saisissants de près que de loin, ne put-il s’empêcher de noter. Mais leur éclat était terne, sa posture un peu voûtée. Ses traits étaient tirés, et ses ongles étaient abîmés. L’envie de détourner les yeux fut presque irrépressible tellement Jason avait l’impression d’observer un miroir. À la place, il se força à engager la conversation d’un simple :
Pas d’événement inexplicable ou traumatisant depuis trois jours. Jesse devrait le noter sur un putain de calendrier, parce que ces derniers temps, on pouvait pas franchement dire que la vie paisible, la seconde chance vaguement promise par cette île, aient vraiment été au rendez-vous. Il avait probablement pas fait beaucoup d’efforts pour que ce soit le cas non plus au passage, passé maître dans l’art de l’autosabordage depuis un bon moment déjà… et ce n’est probablement pas près de s’arranger de sitôt, parce que même quand il s’efforce de pas toucher à un micro-millimètre de cristal, sa vie ressemble quand même à un putain de trip constant.
Entre son voyage régressif avec Elvis, ses retrouvailles avec Saul-l’entubeur-en-chef-Goodman et cette putain de réminiscence du pire épisode de son existence avec Walt, Jesse se sent au bout du rouleau. Ça se voit, d’ailleurs, aux larges cernes qui assombrissent ses yeux, et au fait qu’il a eu tendance à faire le mort et à s’enfermer chez lui plutôt que de voir qui que ce soit. Y compris Walt, qu’il évite comme la peste même si les deux vivent sous le même toit. Parce que Jesse est trop bon, trop con.
Il se serait probablement prostré encore un bon moment, en bonne entente avec les coriaces fantômes d’un passé que tout lui rappelle, et ses traumas toujours pas résolus, mais l’argent pousse pas sur les arbres, et c’est pas le seul salaire de prof de Walt qui va payer ni l’électricité, ni ses saloperies de frais médicaux qui coûtent une blinde. Faut reprendre du service, écouler ce qu’il a cuisiné en début de mois et pas eu la foi de refourguer après.
Jesse mène sa barque et son business seul, dans ce monde, il préfère. Il s’épargne de passer par des tiers. Hors de question de jouer dans la cour des grands, cette fois, il préfère faire son beurre à petite échelle… Hors de question de mettre la vie de qui que ce soit en danger, aussi. Si ce n’est la sienne dans le pire des cas, et sans franchement de scrupule. Sa vie ici, sur le fil et dans l’absurdité la plus totale, semble n’avoir dans tous les cas qu’une raison d’être proprement inexplicable.
Il décide ce soir-là de jeter son dévolu sur un bar qu’il découvre pour la première fois, l’occasion potentiellement de se faire une nouvelle clientèle en faisant passer sous le manteau quelques petits sachets de meth bleue dans l’espoir d’appâter le chaland – sait-on jamais, après tout. Un bar gay, ou en tout cas gay friendly, il a pas vraiment jaugé l’ambiance avant d’entrer, il s’est contenté de s’installé au comptoir et de prendre la température des lieu, après s’être commandé une bière. Il ne remarque la présence du jeune homme qui s’installe à côté de lui qu’au moment où ce dernier s’adresse directement à lui.
« Ah ouais, non, désolé, mec, je suis pas intéressé », il fait un peu maladroitement. « Le prends pas mal hein, je suis là pour boire une bière, c’est tout. »
Si Jason était tout à fait honnête avec lui-même, il n’avait jamais vraiment appris ni compris l’art subtil de la séduction. Oh, il savait faire le bonhomme et appeler les femmes « bébé » comme un bon gros kéké, mais ce genre de comportement était plus de l’imitation et de la provocation ; bien sûr, qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on lui réponde favorablement. Jason lui-même avait trop subi ce genre de regards vicieux et d’appellations douteuses pour jouer l’ignorant. Le jour où les hommes comprendraient que se faire traiter comme un bout de viande n’avait rien de désirable, la terre imploserait, probablement. Il fallait cependant avouer qu’appeler une femme de deux fois son âge ou sa stature par un petit mot doux avait quelque chose de grisant ; Dawn avait été superbement réceptive, toujours un sourire moqueur sur les lèvres ou un sourcil relevé en réponse à son rentre-dedans joueur. Bien sûr, ça avait été avant… Avant qu’il ne foute tout en l’air, comme d’habitude.
Toujours était-il que Jason ne savait pas draguer, sauf pour faire le petit malin. Avec Rose, il avait été particulièrement maladroit, trop ouvert et trop honnête trop vite, incapable de déterminer ce qui était attendu ou ce qui était acceptable. Dès que le désir de plaire s’en mêlait, tout devenait beaucoup plus difficile. Le sexe, en revanche, était d’une simplicité crasse.
Alors, il était particulièrement ironique que sa tentative d’entamer le dialogue soit prise comme des avances. Les malentendus, c’était un peu l’histoire de sa vie. Avec le recul, il aurait peut-être dû choisir plus soigneusement ses mots, ou choisir son approche dans un bar autre que celui-ci. Mais c’était trop tard, et Jason n’était pas du genre à reculer devant un défi. Et puis, le refus maladroit de Jesse était bizarrement mignon et franchement hilarant, il fallait l’avouer. Autant jouer le jeu à fond, non ?
Jason modifia sa posture et sa personnalité, regardant Jesse de haut en bas. Il but sa tequila d’une traite avant de signaler au barman de lui en servir une autre, et avec des yeux un peu pétillants, répliqua :
- Un peu de compagnie te ferait pas de mal, si tu veux mon avis. On dirait que t’en as besoin.
Et okay, c’était peut-être… un peu trop direct. Parce que Jesse avait vraiment une sale tête, et l’attaquer à ce sujet n’était peut-être pas la meilleure stratégie. Tentant tant bien que mal de rendre son interlocuteur un peu plus à l’aise, Jason se présenta :
- Moi, c’est Jason. On peut boire un verre sans finir dans le même lit, tu sais.
Le but, après tout, n’était pas de faire fuir Jesse, mais d’apprendre à la connaître et même, dans le cas de figure idéal, à le comprendre. Une tête était sur le billot, la moindre des choses était de lui laisser de potentiels derniers mots.
Jesse s’abstient de tout commentaire, parce qu’il est difficile d’admettre que le discours de son interlocuteur est tristement vrai, et que ce dernier est parvenu à le percer à jour en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Oui, il a raison, il a besoin de compagnie, pas juste comme ça… mais de manière quasi-vitale, parce que la solitude ne lui est jamais bien allé, et pourtant, il s’y est enfermé, à la fois par confort et pour se garder de faire souffrir quiconque pénétrerait son cercle personnel.
Si vraiment il devait s’écouter, il s’entourerait bien plus qu’il ne le faisait à l’heure actuelle. Qu’un inconnu avec lequel il n’a échangé que quelques mots seulement – et qu’il a qui plus est maladroitement rembarré en supposant à tort que ce dernier lui faisait du rentre-dedans – soit capable de s’en rendre compte, qu’il soit perspicace ou non, lui offre de faire un état des lieux assez malheureux de sa situation à l’heure actuelle. Jesse est un cas désespéré, et apparemment, ça se voit sur sa gueule. Génial.
« Jesse », il se présente en retour, un peu embarrassé, maintenant, d’avoir si rapidement présumé des intentions de son interlocuteur. Mais bon, puisque ce dernier ne lui en tient pas rigueur, autant ne pas en faire toute une histoire, pas vrai ? D’autant plus que le contexte étant ce qu’il est, la confusion reste quand même compréhensible. « Ouais, disons qu’on fait ça », ajoute-t-il avec un léger sourire quand le prénommé Jason lui fait remarquer, à juste titre, qu’ils peuvent tout à fait boire un verre sans finir dans le même lit. Pour tous les verres qu’il a offerts au cours de sa vie sans pour autant finir dans le lit des filles à qui il les avait généreusement offerts, il en sait effectivement quelque chose.
Jesse trempe ses lèvres dans sa pinte de bière. Il pourrait profiter de cette rencontre fortuite, entamée par un quiproquo, pour tâter le terrain et faire, éventuellement, de ce jeune homme, un client potentiel… Mais même s’il est venu dans ce bar dans ce but pour commencer, il ne sent plus vraiment d’humeur à faire ses affaires à l’heure actuelle. Juste boire une bière, et qui sait, peut-être même avoir une conversation agréable avec son voisin de comptoir qui, l’air de rien, lui a l’air plutôt sympathique. Il l’a percé à jour, il a besoin de compagnie, juste ça… et peut-être qu’il faut savoir apprécier cette compagnie providentielle quand elle se présente à nous.
« Tu fais quoi dans la vie, Jason ? » Ouais, il est plus habitué à créer du lien social. « Ouais, plus bateau tu meurs, je sais. »
Jesse était tellement soulagé de la pauvre interaction humaine que lui proposait Jason que c’en était douloureux. Plus douloureux encore, cependant, était de constater que lui-même était aussi rouillé qu’un vieux clou dans ce département. Mis à part les conversations avec ses clients et ses cibles, Jason ne faisait plus travailler ses compétences sociales. Et Jesse, se rappela-t-il avec violence, était également une cible, même si l’échange prenait une tournure drastiquement différente des menaces et des insultes habituelles. Aussi, il lui offrit un sourire qu’il espérait naturel et répondit :
- Je suis éboueur. Pas glamour, je sais, mais faut bien que quelqu’un s’occupe des déchets.
Et d’accord, c’était super cliché, digne des mauvais films noirs dont Jason raffolait, remplis de personnages outranciers dans leurs secrets et de sous-entendus aussi subtils qu’un nez de clown – urgh, mauvaise métaphore, Jason, pas la peine de ramener le Joker dans la balance. Même s’il fallait avouer qu’il n’était jamais loin. Impossible de penser aux clowns, aux barres de fer, à la mort, ni même à Bruce sans que le sourire tordu du Joker, son rire inoubliable et la terreur qu’il inspirait ne s’impose dans l’esprit de Jason au premier plan. Il était toujours là, dans les recoins de sa mémoire, un surnom moqueur sur ses lèvres peintes et un déchaînement de violence sur le bout de ses doigts. Jason connaissait la cruauté ; avait vécu toute sa vie avec, en réalité, et dans ses moments noirs, l’aurait même appelée une vieille amie. Le Joker la lui avait fait goûter d’une toute autre façon.
Le jeune homme réalisa qu’il s’était un peu perdu dans ses pensées et reprit après un temps qu’il n’espérait pas trop long ou pesant :
- T’inquiète, faut bien commencer quelque part. Et toi alors ?
Ouais, rouillé comme un vieux clou. Mais il fallait admettre que maintenant, Jason était curieux de la réponse que pouvait lui fournir Jesse. Serait-ce une mauvaise blague à peine subtile, comme lui ? Ou un métier inventé de toutes pièces ?
Eboueur. Avec un métier pareil, Jesse ne doute pas un seul instant de la sincérité de son interlocuteur… ni du fait que ce dernier ne cherche définitivement pas à le draguer, car ce ne serait certainement pas avec de tels arguments que Jesse réviserait soudainement son orientation sexuelle. Bref, il est éboueur, et ce n’est certainement pas Jesse qui allait juger le métier de Jason. Lui-même, pour gagner sa vie et ne pas finir à la rue en a fait, des trucs dont on se vante pas au premier type venu dans des bars… Et d’ailleurs, ce n’est pas comme s’il avait encore de quoi se vanter à ce jour, bien au contraire.
« Y a pas de mal, tant que ça permet de se payer à boire, pas vrai ? » il suggère simplement, avant de boire une gorgée de sa propre bière. Ce n’est pas comme s’il allait discuter du glamour de son interlocuteur, ce n’est pas comme si son métier avait beaucoup d’importance. Heureusement qu’on n’est pas défini par son taf, sinon, on serait clairement mal barré, pas vrai ?
En tout cas, ça a le mérite d’avoir lancé la conversation. Et d’avoir lancé la conversation sur un sujet particulièrement glissant, bien sûr, parce que quand on demande à quelqu’un ce qu’il fait dans la vie, il faut s’attendre à ce qu’il vous pose la question en retour, ne serait-ce que par politesse. Et sur ce point, eh bien… y a pas grand-chose à en dire, pas si on veut se montrer honnête, en tout cas. Jesse a bien l’espoir de faire affaire ce soir, mais même lui sait qu’il serait pas malin d’annoncer à la cantonade qu’il deale de la drogue sur son temps libre (et il n’a que ça, du temps libre). L’expérience aiguise la défiance, au moins à un strict minimum.
« Je suis cuistot », il invente sur le tas, sans trop savoir vers qui il se dirige exactement avec tout ça… mais bon, ça c’est fait… Et maintenant, il improvise. « Pas le genre caviar et petits fours hein, mais voilà… »
Voilà qui n’est pas convaincant du tout, mais s’il poursuivait plus longuement, pas dit que cette métaphore filée l’aurait mené où que ce soit de bien éloquent (exit le propos sur la cuisine moléculaire, qui pourtant aurait été du meilleur effet, mais Jesse n’a pas réfléchi aussi loin).
Y a un couac avec son discours, c’est qu’il serait pas fichu de donner le nom de son resto, mais il espère que son interlocuteur ne se fera pas plus curieux qu’il ne l’est déjà, et qu’ils pourront éluder le sujet rapidement.
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(abandonné) The killer and the dealer - Jesse & Jason
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