Le nombre d'hypothèses pouvant expliquer les raisons de leur présence ici ne cessait d'augmenter. Chacun leur tour, ils donnaient leurs arguments et laissaient l'autre avancer ses hypothèses, modifier celles de son interlocuteur ou les préciser. Le véritable problème était simple : il était impossible de savoir s'ils s'approchaient ou non de la vérité, ils pouvaient donc continuer ce petit jeu pendant des années. Cette ville avait la particularité de ne laisser aucun indice - il semblerait, du moins. Comment savoir si leur hypothèse était juste alors ? Cette ville avait forcément des failles. Il devait être possible de trouver des réponses à leurs questions - difficiles, presque impossible, mais pas complètement impossible. Il y avait forcément des traces, des failles quelque part. « Je ne regarde pas la télévision donc je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous me parlez. » Précisa la psy, sourire amusé aux lèvres. Vraiment, il ne pouvait pas compter sur elle dès qu'il s'agissait de télé ou de réseaux. Elle n'y connaissait rien du tout. Bref, ce n'était pas le point le plus important de son discours, mais elle avait tenu à préciser qu'elle ne comprenait pas la comparaison. Heureusement, ne pas connaître les émissions dont il parlait n'empêchait pas Elizabeth de comprendre le fond de sa pensée. En des termes simplifiés, soit ils n'étaient qu'un jeu amusant à observer, soit ils étaient les sujets d'une étude. Elizabeth ne se réjouissait, évidemment, d'aucune des deux théories. Comprendre qu'elle ne contrôlait potentiellement aucune de ses décisions étaient particulièrement effrayants - et elle ne pouvait s'empêcher de se demander si cette pensée était la sienne ou si elle lui était imposée. « J'ignore quelle hypothèse je préfère. » Soupira-t-elle en secouant la tête. Etre un jouet, pour une entité dont ils ne savaient rien, n'avait rien de réjouissant. « Je ne pourrais plus jamais arrêter de penser que chaque mot, chaque action n'est pas vraiment de moi. » S'autorisait-elle à ajouter, essayant de tourner ses mots comme une plaisanterie pour ne pas rendre cette menace invisible plus réelle qu'elle ne pouvait déjà l'être.

Pour le moment, Elizabeth préférait se concentrer sur autre chose. Si elle n'était pas maîtresse de ses pensées et de ses actions, elle n'y pouvait rien de toute façon. Alors elle se concentrait sur la politique de cette ville. Trouver le maire ou prendre sa place était une bonne chose. En revanche, ils devaient se montrer particulièrement prudents pour éviter à une personne mal intentionnée de prendre le pouvoir. Qui sait quelle guerre pourrait avoir lieu pour récupérer cette place ? Elizabeth avait déjà vécu des guerres de pouvoirs et ça n'avait rien d'agréable, de facile ou d'amusant. Ces guerres l'avaient conduite à tuer sa propre cousine. Alors non, ils devaient éviter une guerre à tout prix, il n'en ressortirait rien de bon. Pour cela, ils devaient se montrer plus intelligents pour faire les choses bien, sans laisser la moindre faille détruire leurs plans.

Il confirmait les propos d'Elizabeth, précisant qu'il avait, heureusement, une expérience en politique. C'était un avantage non-négligeable, en effet. « Vous êtes certainement un bien meilleur candidat que la majorité de ceux qui aimeraient récupérer cette place. » Avoua Elizabeth. Ce n'était qu'une supposition bien sûr, mais il avait à coeur de bien faire, elle le sentait. « Puis, je suppose qu'il n'y a pas vraiment de candidat idéal. » Ajouta-t-elle dans un haussement d'épaules. « Il faudrait davantage s'intéresser à ce que chacun souhaite pour cette ville, et non pour lui-même. Récupérer la place de maire, c'est récupérer la responsabilité d'une ville immense au fonctionnement plus que singulier, avec des habitants très différents les uns des autres. Autant dire que ça limite encore plus le choix du candidat idéal. » Parce que beaucoup ne penseront pas à tout ça, beaucoup ne verraient que ce pouvoir immense qu'ils pourraient posséder et le contrôle qu'ils pourraient avoir sur cette ville.

Elizabeth s'était figée à la suite des propos d'Alexander. Si elle s'était détendue légèrement jusqu'à présent, elle sentit tout son corps se tendre et son visage perdre toute trace de sourire. Qu'elle était stupide ! Elle s'était beaucoup trop dévoilée, mise en danger, emportée par une conversation intéressante et passionnante comme elle n'en avait pas eu depuis une éternité. Et cette réaction qu'elle avait actuellement était plus stupide encore. « Vous vous trompez ! » Lança-t-elle un peu trop froidement, sur la défensive. « Je n'y connais absolument rien. Rien de plus que ce que j'ai pu apprendre dans les livres. » Mentit-elle, essayant de retrouver un sourire de façade, malgré l'angoisse qui l'envahissait soudainement. « Vous semblez si passionné que c'en est inspirant, c'est peut-être aussi ce qui donne cette impression. » Ajouta-t-elle, ayant déjà compris que la flatterie fonctionnait plutôt bien avec lui, alors autant s'en servir pour changer de conversation, de nouveau. « Racontez-moi ce que vous imaginez pour le gouvernement de cette ville ! Je suis certaine que vous y avez déjà pensé. » Reprit-elle en tentant de retrouver une attitude plus détendue et en changeant de conversation pour qu'il oublie de s'intéresser à elle, une fois encore.

Plus qu'apporter des réponses, leur conversation faisait naître davantage de questions et de doutes. Les hypothèses formulées étaient terrifiantes. L'idée qu'ils puissent n'être que des pantins à la merci d'entités inconnues était effrayante. Si leurs décisions n'étaient pas réellement les leurs ? Si leurs mots ne leur appartenaient pas ? Etaient-ils seulement maîtres de leur conscience ? Pouvaient-ils penser librement ? Ceux qui les contrôlaient, pouvaient-ils s'amuser à leur donner cette vérité parce qu'ils savaient qu'ils ne pouvaient rien en faire ? Leur avaient-ils donné une conscience pour les torturer ? Elizabeth se battait depuis trois ans pour cacher qui elle était, pour se protéger de sa cousine... Et si, du jour au lendemain, ceux qui dirigeaient cet endroit décidaient qu'il était temps qu'elle paie ses erreurs ? Si, malgré tous les efforts qu'elle croyait faire, ils pouvaient la briser en offrant à Mary la possibilité de la détruire ? S'ils n'étaient là que pour subir et offrir un spectacle à une sorte d'êtres supérieurs ? Cette pensée fit frissonner Elizabeth qui se trouvait rassurée de voir qu'Alexander ne préférait pas continuer cette conversation, lui non plus. S'ils n'étaient pas maîtres d'eux-mêmes, ils ne pourraient rien faire, alors il était sans doute préférable de ne plus y penser - s'ils étaient capables de le décider, tout du moins, et s'il ne s'agissait pas de quelqu'un les contrôlant.

Revenant à la politique de cet endroit, Elizabeth affirma qu'il était sans aucun doute un bien meilleur candidat que beaucoup d'autres. Elle ne le connaissait pas tellement - enfin si, les séances lui avaient permis d'apprendre à le connaître un minimum - mais elle voyait ses convictions et son envie de faire de cet endroit un endroit où chacun aurait véritablement sa place. Le candidat parfait n'existait pas. Chacun avait ses qualités et ses défauts. Il fallait alors choisir le meilleur candidat, celui capable de reconnaître ses défauts, celui capable d'écouter ses conseillers, celui capable de voir ses erreurs pour les corriger. Beaucoup de potentiels candidats n'aurait qu'une idée en tête : prendre le pouvoir et le contrôle absolu sur la ville. Tout diriger, tout contrôler, tout commander. Rien d'autre. Ces candidats ne se préoccuperaient ni du bien-être des habitants, ni de répondre aux questions que certains se posaient sur cet endroit. Certains se serviraient de ce pouvoir et de cette place pour contraindre les habitants à faire ce qu'ils voulaient. Elizabeth avait elle-même possédé un grand pouvoir, un grand pouvoir qui l'avait poussée à prendre des décisions qu'elle regrettait aujourd'hui, un grand pouvoir qui ne permettait pas à chacun d'exprimer son opinion. Si Alexander connaissait réellement Elizabeth, il la détesterait sans le moindre doute. A ses yeux, elle représenterait tout ce qu'il détestait.

Alexander souhaitait de belles choses pour cet endroit, mais Elizabeth craignait que tout ne reste qu'un rêve. Ils venaient d'époques différentes, de mondes différents, leurs moeurs étaient différentes, leurs systèmes aussi, leurs visions du bien et du mal... Chaque personne ici avait ses propres habitudes, ses propres principes, ses propres façons de voir les choses, ses propres valeurs. Juste en séance, Elizabeth voyait toutes ces différences. Des différences difficiles à concilier, selon elle. « C'est un bien bel objectif... » Souffla la jeune femme, reprenant aussitôt : « Si chacun était prêt à donner son avis sans vouloir l'imposer, peut-être que ça pourrait fonctionner. Néanmoins, beaucoup tenteront d'imposer cet avis, au détriment de celui de l'autre. Mais vous avez sans doute raison... Ce serait toujours plus juste que le système actuel. Chacun aurait la parole, à ceux qui dirigent d'empêcher, ensuite, les débordements. » Conclut-elle dans un haussement d'épaules. Il avait raison, ce système serait sans doute toujours mieux que l'actuel. Il suffisait simplement de trouver le bon dosage entre écouter chaque voix et prendre les meilleures décisions, même si elles contrariaient ces voix. Il était impossible de satisfaire tout le monde, alors certains devraient accepter des décisions contraires à leurs idées. Si Elizabeth était davantage habituée à un système monarchique, elle comprenait les avantages que présentait un système démocratique tel qu'Alexander lui présentait.

Elizabeth s'était, sans aucun doute, laissé trop aller. Passionnée par sa discussion, elle s'était trop dévoilée. Son goût pour la politique était évident. L'ancienne reine se mettait bêtement en danger. Il lui fallait retrouver sa méfiance habituelle. Elle ne devait plus rien laisser paraître. A peine avait-il posé sa question, qu'Elizabeth s'était tendue et avait perdu tout sourire. Elle se maudissait d'être si faible. Elle se maudissait de prendre plaisir à discuter. Alors, elle niait. Elle niait avec conviction, mais morte de peur. Elle mentait, comme toujours, assurant qu'elle ne connaissait rien à la politique. Rien de plus que ce qu'elle avait appris dans les livres. Rien de plus que ce qu'il lui inspirait en parlant avec tant de passion. Alexander avait une certaine estime de lui-même, alors elle supposait que le complimenter de la sorte suffirait à le convaincre.

Pour ne pas prendre davantage de risque, la psy devait changer de conversation. Pour cela, rien de mieux qu'inciter Alexander à parler de lui et de ce qu'il imaginait pour cet endroit, développant ainsi le sujet qu'ils avaient commencé juste avant les interrogations de l'homme. A chacune de ses idées, Elizabeth se contentait de hocher la tête ou de hausser les épaules. Une nouvelle fois, la jeune femme se prenait au jeu et se trouvait particulièrement intéressée par ce qu'il imaginait pour cet endroit. « A vous entendre parler, on pourrait croire que vous y réfléchissez depuis le premier jour. » S'amusa-t-elle, devant des idées si détaillées et un système si précis. « Alors nous détruirons tout, pour tout reconstruire. » Souffla la jeune femme, pleine de conviction et de motivation. Elle s'était jurée de ne plus s'intéresser à la politique. Elle s'était jurée de ne pas se mêler à cette ville et ses histoires, mais face à tant de volonté et d'implication, il était difficile de résister à cette envie d'agir qui naissait en elle. « Dans ce genre de système, où plusieurs possèdent une certaine forme de pouvoir, n'y-a-t-il aucun risque de voir l'un d'eux détruire tous les efforts des autres ? Aucun risque de voir l'un d'eux essayer de prendre le dessus sur tous les autres ? Avec un tel système, il faut avoir une confiance absolue en chacun des détenteurs du pouvoir, une faille et tout peut s'effondrer, non ? » Elizabeth s'interrogeait sérieusement, ne se rendant pas compte que ses questions poussaient à croire qu'elle n'était pas familière de ce type de système. Elle n'y pensait pas parce qu'elle se concentrait davantage sur ce qu'il disait et sur les questions que ces idées faisaient naître en elle.

La démocratie. C'était un concept relativement nouveau pour Elizabeth, dans le sens où elle ne l'avait jamais connue qu'à travers les livres, autrefois avec les grandes démocraties comme celle qui existait à Athènes, aujourd'hui grâce aux livres qui retraçaient les démocraties installées un peu partout dans le monde. C'était un système intéressant, même pour celle qui avait l'habitude de posséder - en principe - tous les pouvoirs. Un système où chacun avait son mot à dire. Un système où une seule personne ne portait pas le poids de tout un royaume sur le dos. Un système où tout le poids de la succession ne reposait pas sur une reine qui n'était bonne qu'à mettre au monde un héritier. Mais Elizabeth y voyait également un bon nombre de défauts : se pouvait-il que les gens acceptent l'avis des autres sans imposer le leur ? Cette démocratie serait-elle suffisamment forte pour supporter les tentatives de coup d'état d'éventuels dictateurs ? Il s'agissait néanmoins du système le plus juste dans leur situation actuelle, en quelques mots Alexander avait réussi à l'en convaincre. Le système actuel était pire qu'une monarchie, aux yeux de l'ancienne reine, puisqu'il n'avait même pas de visage. Personne n'avait son mot à dire et personne ne pouvait rien faire. La ville ne pouvait pas fonctionner - et surtout, les habitants ne pouvaient pas accepter ça - ainsi indéfiniment. « Je suppose qu'aucun système n'est parfait. Le plus important est d'avoir un système fort, où la majorité des habitants se reconnaîtra, luttant ainsi contre toutes les dérives possibles aux côtés du gouvernement. » Affirma-t-elle dans un haussement d'épaules, s'étonnant elle-même d'envisager un système politique si différent de ce qu'elle avait toujours connu et était.

Alexander semblait avoir réfléchi à tout - ou presque. Il avait une réponse ou une idée à chaque question qu'Elizabeth posait. La psy ne put alors s'empêcher de lui en faire la réflexion. Il paraissait s'intéresser à cette ville, ses mystères et sa politique depuis le premier jour. S'il affirmait qu'il n'y réfléchissait pas depuis le premier jour, amusé, Elizabeth était persuadée que son cerveau s'était mis en marche dès les premiers instants. Il était évident que ses mots n'étaient pas de simples paroles en l'air. Tout était travaillé, réfléchi et raisonné. Derrière toutes ces informations se cachaient un véritable travail, Elizabeth le sentait. Un système si bien défini qu'il fallait, selon lui, tout reconstruire. Emportée par l'idée, Elizabeth confirma qu'ils détruiraient tout pour tout reconstruire s'il le fallait. Elle avait envie de l'aider, de lui donner raison, d'être un soutien pour lui alors même qu'elle s'était jurée de ne plus jamais avoir de liens avec la politique. Dans l'ombre, peut-être pouvait-elle se le permettre ? Désormais, après avoir partagé avec tant de passions ses idées, la jeune femme ne se voyait plus renoncer à ce qui n'avait peut-être été que des idées jetées dans le vent pour discuter, mais qui était comme une renaissance pour elle.

L'homme éveillait en Elizabeth des questions qu'elle ne s'était jamais posée. Elle découvrait de nouvelles possibilités pour cette ville et elle oubliait sa crainte de voir sa vie se terminer à tout instant. Elle oubliait ses peurs, emportée par leur conversation et leurs idées. C'était si rare qu'elle se sente ainsi, bien et soulagée de sa peur. A vrai dire, seuls les quelques mots d'Alexander l'avaient rappelée à la réalité : elle n'était pas libre d'être elle-même. Jamais. Elle devait toujours se méfier, mentir et ne rien révéler. Elle s'était mise suffisamment en danger et pourtant, avait-elle réellement envie de reculer ? Ne pas répondre à ses questions trop personnelles, n'était-ce pas suffisant pour s'éviter un danger ? Avait-elle réellement envie d'éviter le danger, cette fois-ci ?

Elle avait déjà oublié de faire attention, posant de nouvelles questions sur les limites que rencontrait un tel gouvernement. Lorsqu'une seule personne gouvernait, les désaccords n'existaient pas et personne n'essayait de dépasser personne. Lorsque plusieurs dirigeants co-existés, n'y avait-il aucun risque de lutte de pouvoirs ? De dirigeant qui travaillait à nuire à l'autre. Les réponses d'Alexander la laissèrent songeuse un instant, alors qu'elle n'avait que hoché la tête pour toute réponse. Sa comparaison entre un président et un roi la poussa à réfléchir davantage à quel type de reine elle avait été pour son peuple et à quel type de président elle aimerait avoir dans cette ville. Elle avait dirigé, aujourd'hui, elle était dirigée. Néanmoins, Elizabeth n'avait possédé tous les pouvoirs qu'en apparence. Combien de fois avait-elle été limitée, entravée par son Conseil ? L'idée que les rois possédaient tout et contrôlaient tout n'étaient pas tout à fait vrai. Bien sûr, certains rois - suffisamment protégés et entourés, puissants aussi - pouvaient se le permettre. Elizabeth avait cumulé bien trop de défauts aux yeux des siens pour se permettre trop de débordements : une femme au pouvoir, une bâtarde, une reine qui refusait de se marier pour donner un héritier... Ses choix et sa naissance avaient fait d'elle une reine qui n'était pas libre de diriger comme elle l'entendait. Tous la prenaient déjà pour un être faible simplement à cause de son sexe. Alors, elle avait été obligée de faire des choix qu'elle regrettait pour se montrer forte et impitoyable. Songeuse, elle s'apprêtait enfin à sortir de ses pensées pour répondre, mais elle n'en eut pas le temps puisqu'Alexander avait repris aussitôt après une courte pause.

Il affirmait désormais qu'Elizabeth devrait se reconvertir en politique. Sa remarque sur le fait qu'elle se trouvait être une excellente psy lui arracha un sourire - parce qu'elle n'y croyait pas le moins du monde. En revanche, son sourire fut davantage sincère et reconnaissant lorsqu'il lui assura ne pas avoir beaucoup d'occasions de tenir de conversations si passionnantes. Rares étaient les fois où on l'écoutait avec tant de sérieux, aurait-elle aimé lui répondre, mais elle n'était pas censée y connaître grand chose en politique, alors elle se tut. « Je ne sais quoi répondre. Je n'ai pas beaucoup d'occasions, moi non plus, d'avoir de telles conversations. Je ne regrette pas de vous avoir invité ce soir. » Lança-t-elle alors, sincère. Si elle avait appréhendé et regretté cette invitation, désormais, elle se trouvait ravie de l'avoir invité et de ne pas avoir raté une telle occasion. « Mais, croyez-moi, parler politique et faire de la politique sont deux choses bien différentes. Je parle mieux que je n'agirais. » Et elle savait de quoi elle parlait. De belles idées, elle en avait toujours eu. Idées qu'elle avait souvent abandonnées au détriment de ce qu'elle croyait devoir faire.

Réalisant ce dans quoi elle s'embarquait peut-être, elle souffla un bon coup pour se donner du courage et chercher ses mots. Elle devait lui demander quelque chose. « J'ai un service à vous demander... Et j'ai besoin que vous me promettiez une chose également. » Demanda la rousse, gênée, ne sachant comment tourner cette demande sans qu'elle ne paraisse suspecte. « Si nos projets venaient à se concrétiser, si nous ne faisions même que partir à la recherche d'alliés pour répondre aux mystères de cette ville... » Elizabeth fuyait son regard, posant le sien sur son verre de vin désespérément vide à cet instant, tout en reprenant : « J'ai besoin que vous taisiez mon nom. Ne parlez jamais de moi, ne m'évoquez jamais comme une potentielle alliée. » Elle osait relever les yeux, sans pour autant affronter son regard, de craintes d'y lire des questions et de l'étonnement face à cette demande. « Et promettez-moi de ne pas me poser de questions sur le pourquoi je vous demande ça. » Elizabeth ne pouvait pas se risquer à être découverte par Mary. Si cette dernière avait vent de cette information, si elle apprenait qu'Elizabeth s'intéressait à la politique de la ville, elle se mettrait en tête que l'ancienne reine tentait de récupérer une couronne et un trône. C'était aussi prendre le risque que cette dernière ne comprenne l'attrait d'Elizabeth pour la politique, preuve supplémentaire de sa véritable identité pour quiconque la connaissait. Sans la connaître, Alexander avait bien soupçonné quelque chose, alors elle devait se montrer particulièrement prudente.

Elizabeth avait rarement l'occasion de discuter - en dehors des séances où elle écoutait ses patients plus qu'autre chose. Il était plaisant d'avoir cette sensation de vivre presque normalement, de discuter avec passion, de passer un moment agréable avec quelqu'un. Rythmée par la peur et la méfiance, la vie d'Elizabeth ne ressemblait jamais à cela. Il était la première personne à entrer dans cette maison, en trois ans. Il était la première personne avec qui elle se dévoilait autant - elle s'était dévoilée à Nicolas, mais différemment et pas autant. Lorsqu'elle avait choisi d'inviter Alexander pour se donner l'illusion qu'elle pouvait avoir une vie normale, elle ne savait pas à quel point encore, elle avait eu raison de le choisir, lui. Même s'il l'ignorait, ils étaient différents sur bien des points. Néanmoins, ces divergences d'opinions n'étaient pas un obstacle à leur conversation. D'abord parce qu'Elizabeth ne pouvait pas mettre en avant ses traditions royalistes, ensuite parce qu'Elizabeth se retrouvait finalement dans les dires et les propositions de l'homme - malgré des réserves et des questions qu'elle s'empressait de lui soumettre. Alors, si elle pouvait avouer une chose avec sincérité, c'était ça : cette conversation faisait partie des plus intéressantes tenues jusqu'ici, pour elle. Avis qu'il lui avait également partagé, ce qui l'avait évidemment touchée. Autrefois reine, son statut de femme avait poussé bon nombre d'hommes à ne pas l'écouter et à ne pas prêter attention à ses questions, ses doutes ou ses avis. Il était si agréable d'être écoutée et entendue.

Leur conversation les mena à parler d'Elizabeth et de la politique. Il l'imaginait parfaitement dans ce milieu - sans se douter qu'elle avait déjà une expérience plus que significative dans ce domaine. Evidemment, la jeune femme prétextait que parler et faire étaient deux choses bien différentes et qu'elle ne croyait pas avoir sa place dans ce monde. A sa réflexion totalement justifiée, Elizabeth ne sut pas quoi répondre. « Certainement. » Souffla-t-elle alors simplement. Il fallait essayer pour savoir, il avait raison. Mais elle avait déjà essayé, chose qu'elle ne pouvait pas lui avouer, malheureusement. « Vous ne vous arrêtez jamais ? » Plaisanta Elizabeth lorsqu'il tenta lui-même de plaisanter, expliquant qu'il agissait tout en parlant, alors que ses confrères avaient tendance à parler plus qu'ils n'agissaient. Elizabeth partageait cet avis. En politique, beaucoup parlaient, peu agissaient. Les belles promesses et les beaux mots avaient une place essentielle, voire centrale. Les actions et le passage à l'acte semblaient souvent secondaires. Faire espérer, sans faire, n'était-ce pas un merveilleux moyen de garder les gens sous son emprise - un temps, du moins ? Elizabeth voulait bien croire Alexander sur parole, néanmoins. Il lui semblait être le genre d'homme à agir et à ne pas se cacher derrière de beaux discours, plein de sens, mais vide de réalité. Il tenait de beaux discours et tentait d'agir, contrairement à beaucoup. Il était ce genre d'hommes qu'elle aurait aimé avoir comme conseiller autrefois, lorsqu'elle dirigeait un royaume.

Toutes ces discussions - aussi passionnantes soient-elles - menaient Elizabeth sur un chemin dangereux. Mary avait des connaissances partout. Mary était partout. Mary savait tout. Si le nom d'Elizabeth sortait au détour d'une conversation, tout pouvait s'écrouler. Mary s'imaginerait aussitôt qu'Elizabeth cherchait à obtenir une place importante dans cette ville et surtout, elle douterait de l'amnésie de sa cousine - plus encore qu'actuellement. Non. Même si cette conversation était passionnante, même si ce qu'Alexander proposait lui donnait terriblement envie, même si elle trouvait une nouvelle raison de s'investir avec ce projet et de sortir de cette routine imposée depuis trois ans... Elle ne pouvait pas se le permettre. L'imaginer avait été une belle chose, mais comme elle l'avait dit elle-même : entre parler et agir, il y avait une différence. A son échelle, si elle le pouvait, elle aiderait Alexander, néanmoins, jamais il ne devrait parler d'elle si leurs projets venaient à se concrétiser. Elle resterait dans l'ombre, agirait en secret. Pour se protéger, donc, elle devait demander à Alexander de ne rien dire et devait lui faire promettre de ne pas poser de questions puisqu'elle serait bien incapable de lui révéler les raisons d'une telle demande. Le regard fuyant, la jeune femme attendait anxieusement la réponse de l'homme. Elle priait pour entendre qu'il était d'accord, mais se doutait que ce ne serait pas si simple.

Elle avait raison. Il se sentait incapable de ne pas s'interroger après une telle demande. Évidemment. Elizabeth, elle-même, serait curieuse face à une telle demande. A ces mots, l'ancienne reine ne répondit rien, fuyant simplement son regard. Cette fois-ci, elle ne changeait pas de sujet de conversation parce qu'elle savait que ça ne fonctionnerait pas. Alors elle attendait la suite de sa réaction, sentant que ce n'était pas terminé. A sa question, elle tentait de ne pas réagir, mais il avait compris - peut-être était-ce évident, d'ailleurs ? Avant qu'elle ne puisse lui répondre, il ajouta qu'il ne dirait rien si c'était son choix, mais qu'il lui fallait comprendre. Elizabeth hocha lentement la tête. Répondant à la fois à sa question et au fait qu'il ne dirait rien à son sujet. « Oui, j'ai peur. » Souffla-t-elle simplement. « Je n'ai pas que des amis ici. » Comme tout le monde, certainement ? Puis, pour être exacte, Elizabeth n'avait pas réellement d'amis, simplement une ennemie suffisamment puissante pour la couper de toute vie sociale. « Quelqu'un cherche des raisons pour me nuire... » Souffla-t-elle, son regard évitant toujours le sien, ignorant pourquoi ces confessions tout à coup. « Si elle apprenait que je m'intéresse à la politique de cette ville, elle y verrait une attaque. » Termina-t-elle, ajoutant presque aussitôt : « Je ne peux pas vous en dire plus. Inutile de poser d'autres questions. Je suis désolée. » Enfin, elle osait relever les yeux, jaugeant sa réaction. Elle avait conscience de la particularité de sa demande, mais elle n'avait pas le choix de lui demander de ne rien dire sans pouvoir lui expliquer réellement pourquoi.

Alexander avait ce don aussi agaçant que fascinant de ne jamais abandonner. Lorsqu'Elizabeth le voyait parler de politique avec tant de passion et avec ce désir de réaliser ses projets en allant jusqu'au bout, elle trouvait ça fascinant. Lorsqu'Elizabeth le voyait insister pour qu'elle révèle des secrets qu'elle n'avait révélés à personne jusqu'à présent, elle trouvait ça agaçant. Mais elle le comprenait. C'était une demande si peu banale qui méritait sans doute quelques explications. Malheureusement pour lui, la jeune femme ne pouvait pas assouvir sa curiosité et lui fournissant les explications attendues. Elle ne pouvait que lui donner quelques détails imprécis choisis avec soin pour se protéger. Évidemment, ces détails ne lui suffisaient guère. Il ne souhaitait pas s'en contenter. L'ancienne reine laissa alors échapper un soupir discret, comprenant qu'elle s'était potentiellement mise en danger s'il venait à se montrer trop insistant et à fouiner.

Puis, sans lui laisser le temps de l'interrompre, il reprit la parole. Il voulait la protéger de cette personne qui lui voulait du mal. Ils ne se connaissaient même pas. Ou plutôt Elizabeth le connaissait sans que lui ne la connaisse. Un simple patient qu'elle avait invité pour donner tort à un autre de ses patients - ou plutôt pour lui prouver qu'elle pouvait écouter ses conseils, même si ça ne changerait rien à sa vie. Elizabeth n'était pas libre de mener la vie qu'elle voulait. Elle ne pouvait pas se contenter de laisser ses problèmes derrière elle parce qu'elle n'était pas la seule à décider. Alors pourquoi cet homme pour qui elle n'était qu'une inconnue la protégerait d'un danger dont il ignorait tout ? L'idée d'avoir quelqu'un sur qui compter, l'idée d'avoir quelqu'un qui veille sur elle était séduisante et rassurante, mais elle n'avait pas le droit de mêler quelqu'un à toutes ses histoires. « Me protéger ? » Dit-elle, un sourire discret au coin des lèvres, en secouant la tête. Il n'imaginait pas dans quelles histoires il se lancerait s'il venait à se mêler du problème d'Elizabeth. Rien qu'être en sa présence aujourd'hui le mettait en danger - chose qu'il ignorait totalement. Mary pouvait déjà y voir le parfait moyen de pression à utiliser contre Elizabeth, alors jamais elle ne permettrait qu'il se retrouve davantage en danger par sa faute. Elizabeth avait suffisamment sacrifié de gens autour d'elle, dans son autre vie, elle ne voulait plus continuer ici. Chaque jour, elle travaillait à devenir une personne meilleure - ou, au moins, à ne pas être pire qu'autrefois. « On ne peut rien contre cette personne. » Commença Elizabeth, choisissant ses mots avec soin pour ne pas dire de bêtises qui éveilleraient les soupçons d'Alexander. « Elle est entourée, protégée et préparée. » Rarement seule, toujours protégée par des gardes comme autrefois, elle allait jusqu'à faire suivre et surveiller Elizabeth. Alors comment pensait-il la protéger d'une histoire dont il ne connaissait rien ? S'il réussissait à lui offrir l'anonymat, l'ancienne reine y verrait déjà une victoire. « Vous n'imaginez pas les risques que vous prendriez à vous en mêler... » Souffla-t-elle en fuyant son regard, parce que le risque existait déjà pour lui, rien qu'en étant ici - ce qu'elle n'arrivait pas à lui avouer, de peur de le voir prendre la fuite, alors qu'elle trouvait ce moment particulièrement agréable. Finalement, elle n'avait peut-être pas tant changé, elle restait égoïste en mettant la vie de quelqu'un en danger pour son seul plaisir. « Et, croyez-moi, je ne mérite pas que quelqu'un prenne ces risques pour moi. » Si elle ne voulait rien dévoiler d'elle, elle pouvait bien lui faire comprendre qu'elle n'était pas quelqu'un de bien, quelqu'un que l'on devait défendre ou quelqu'un pour qui l'on devait se battre... Bien au contraire ! Mary avait ses raisons pour faire tout ceci. Aucune n'était innocente.

« Alexander, je... » Elle hésitait parce qu'elle ne voulait pas gâcher ce genre de moment dont elle s'était privée bien trop longtemps, mais elle n'avait pourtant pas le choix. « Si vous essayez de vous mêler de cette histoire d'une façon ou d'une autre, pour votre bien, nous ne nous verrons plus et vous ne pourrez plus compter sur moi. » Peut-être s'en moquait-il, peut-être n'était-ce pas l'argument du siècle, mais elle le tentait parce qu'elle n'en avait pas d'autres. S'il voulait la garder comme un soutien pour ses plans, il devait cesser de chercher à comprendre. « Et si vous insistez en me posant des questions trop indiscrètes, je me verrai contrainte de mettre fin à ce rendez-vous en vous demandant de quitter cette maison. » Si son ton n'était en rien agressif ou froid, son regard disait clairement qu'elle était sérieuse et qu'elle mettrait ses menaces à exécution. Elle comprenait sa curiosité, mais elle ne pouvait pas assouvir son besoin de comprendre. Alors, soit il s'en contentait, soit il partait. « Et je n'ai pas envie de vous demander de partir. » Assura-t-elle pour l'inciter à ne pas continuer, à accepter sa demande, dévoilant ainsi qu'elle se sentait bien à discuter là, avec lui.

Alexander semblait croire qu'il existait une solution, une possibilité pour la sortir de ses problèmes. C'était logique quelque part, il ne pouvait pas imaginer l'histoire qui liait Elizabeth et Mary. Il ne pouvait pas imaginer la guerre qu'elles se menaient aujourd'hui - ou la guerre que Mary menait contre Elizabeth pour s'assurer qu'elle ne lui ferait plus aucun mal. Il ne pouvait pas s'imaginer la femme qu'il avait réellement face à lui. Elle n'était plus tout à fait la femme qu'elle avait dû devenir autrefois pour diriger un royaume et faire face aux menaces qui se dressaient contre elle, mais elle restait une femme qu'il était préférable de ne pas fréquenter pour rester en vie. Sa seule décision de l'inviter à venir passer la soirée ici montrait tout l'égoïsme dont elle était capable. Pour combler une solitude bien trop difficile à supporter après trois ans à se couper totalement du monde - à de très rares exceptions - elle avait soigneusement choisi la personne qu'elle mettrait potentiellement en danger en l'invitant. Parmi ses patients, elle en avait déduit qu'Alexander était celui avec qui elle s'entendrait le mieux et, surtout, celui qui lui semblait le plus capable de se défendre contre Mary, s'il venait à l'esprit de cette dernière de s'en prendre à lui. Elle en faisait une potentielle victime, inconsciente de l'être. Parce qu'il ignorait tout ça, il désirait vivement l'aider. Parce qu'elle savait tout ça, elle souhaitait l'éloigner autant que possible. Elizabeth conservait, malgré tout ses mauvais côtés, l'envie de ne pas mettre inutilement les gens en danger - sinon pourquoi se serait-elle privée de tout contact pendant trois ans ? Si elle n'était que mauvaise, jamais elle ne s'en serait souciée. Mais comme elle s'en souciait et qu'elle jugeait l'avoir mis suffisamment en danger, elle ne pouvait lui en demander plus.

« A vous entendre, tout paraît si facile. » Souffla Elizabeth, en soupirant. Elle n'avait pas été intelligente. Se découvrant une nouvelle chance d'être la femme qu'elle voulait, se pensant débarrassée de sa cousine, elle n'avait pas jugé bon de s'entourer à son arrivée dans ce monde. Elle voulait vivre normalement. Puis Mary était entrée dans sa vie pour lui faire vivre un enfer et lui faire payer de lui avoir pris sa tête. Dès cet instant, Elizabeth n'avait plus fait confiance à personne. Alors comment s'entourer ? La psy voyait en chaque visage un potentiel ennemi, un allié de Mary. Même Alexander était suspect aux yeux d'Elizabeth. Moins, désormais. Néanmoins, il restait toujours cette petite possibilité qu'il ait été envoyé par sa cousine pour la piéger. La méfiance de Mary l'avait poussée à s'entourer dès ses premiers instants dans cette ville. Elle avait donc un avantage considérable sur elle. « Je ne me battrai pas contre elle. » Rétorqua Elizabeth avec assurance. Parfois, l'envie de mettre définitivement fin à ce petit jeu était présente et elle s'imaginait alors réduire sa cousine au silence comme elle l'avait déjà fait une première fois. Pourtant, elle ne souhaitait plus mener ce combat parce que l'une perdrait forcément. Elizabeth avait gagné une première fois, rien ne lui assurait qu'elle gagnerait une seconde fois. Elizabeth ne voulait pas perdre. Elle préférait se contenter de survivre sans se battre que se battre et mourir. L'ancienne reine était persuadée d'une chose, Mary ne la tuerait pas. Pas tout de suite. Pas avant qu'elle n'ait obtenu des aveux. Elizabeth assurait donc sa sécurité, d'une certaine façon, en menant une vie coupée du monde où elle ne risquait pas de dévoiler quoi que ce soit permettant à Mary d'obtenir des aveux et des excuses. « Prenez les risques que vous voulez, mais vous n'en prendrez aucun pour moi. » Assura-t-elle, déterminée à lui faire entendre raison. Elle avait bien compris qu'Alexander était le genre d'homme à foncer et à ne pas avoir peur de prendre des risques. Elizabeth, malgré la peur, avait été ce genre de femme autrefois. Aujourd'hui, elle ne savait plus qui elle était, mais elle avait appris une chose : tous les combats ne méritaient pas d'être menés et tous les risques ne valaient pas la peine d'être pris.      

Face à l'insistance de l'homme, Elizabeth était contrainte de lui lancer un ultimatum. Soit il cessait de se montrer si curieux, soit il partait. Elizabeth n'avait aucune envie de mettre fin à ce rendez-vous - ce qu'elle lui avait précisé, sans trop savoir pour quelle raison d'ailleurs - mais elle le ferait sans aucune hésitation s'il le fallait - tant pour se garder en sécurité que pour le mettre, lui, en sécurité. La réponse qu'il lui donna la fit sourire, discrètement. Elle ne pouvait nier qu'elle était ravie de savoir qu'il n'avait pas envie de partir, qu'importent les raisons. Prolonger cette soirée, c'était permettre à Elizabeth d'avoir l'impression qu'elle avait une vie normale, pour quelque temps encore, avant de retourner à son éternelle solitude. Suffisamment convaincante, semblait-il, il acceptait de renoncer et de ne plus insister, mais précisait qu'elle pouvait lui demander son aide, même sans la moindre explication, n'importe quand. « Merci. » Souffla-t-elle, tant pour le fait de le voir arrêter d'insister que pour l'aide qu'il était prêt à lui accorder en toute circonstance.

Un silence - presque gênant - s'installa alors. Il semblait difficile de repartir après cette mise au point et de faire comme si de rien n'était. « Mis à part la politique, d'autres choses vous passionnent autant ? » Lui. Toujours lui. Comme lors d'une séance dans son cabinet, Elizabeth tournait toutes les questions vers l'autre parce qu'elle refusait de parler d'elle. « Vous ne devez pas avoir beaucoup de temps pour vous... La politique, défendre vos valeurs et vos projets semblent déjà vous prendre un temps considérable. » Ajouta-t-elle pour relancer la conversation, afin d'éviter un nouveau silence. « Je vous ressers quelque chose à boire, peut-être ? » Demanda-t-elle finalement en désignant son verre, tentant de redonner à cette conversation une allure moins étrange.

Avec franchise, Alexander lui expliquait que rien ne le passionnait autant que la politique. A vrai dire, elle s'en doutait un peu. Il semblait entièrement dévoué à cette dernière. Sa façon de voir les choses n'étonnait pas la jeune femme. La politique, pour lui, ce n'était pas simplement la politique. C'était une manière de réfléchir et de vivre. Il ne faisait pas de la politique uniquement pour diriger ou pour posséder une certaine forme de pouvoir. Il faisait de la politique pour changer les choses, pour les améliorer. Il inventait, cherchait des moyens de mieux faire, d'améliorer les choses et la vie des citoyens. Pour lui, la politique regroupait tout un tas de choses et il n'avait pas le temps de faire autre chose. Sa vie lui était toute destinée, à tel point qu'il ne semblait avoir rien d'autre. C'était une sensation qu'Elizabeth connaissait. A se destiner uniquement à son travail et à sa solitude, elle n'avait rien d'autre, elle non plus. La différence était qu'elle l'avait fait par choix quand lui l'avait fait par passion. Pour ça, elle l'admirait. « J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi passionné. » Admit Elizabeth face à son explication. Les gens s'intéressaient aux choses, mais rarement avec tant de convictions, d'ambitions et de détermination.

Après lui avoir resservi un verre, l'homme reprit la parole. Elizabeth s'étonna presque de sa franchise qui lui disait qu'elle ne pouvait pas jouer ce jeu éternellement. « Et pourquoi ne le pourrais-je pas ? » Le questionna-t-elle, un sourire presque amusé sur les lèvres, face à de telles certitudes. Elle le faisait depuis trois ans, alors pourquoi ne pourrait-elle pas continuer éternellement ? Il suffisait qu'on ne s'intéresse pas à elle, ce qui avait plutôt bien fonctionné jusqu'ici, à quelques exceptions près. Si elle ne lui avait pas donné raison, parce qu'elle ne lui avait pas répondu, il disait vrai, par précautions, la jeune femme ne révélerait rien de ses passions même s'il le lui demandait. Puis qu'aurait-elle eu à lui répondre ? La vie d'Elizabeth ne lui permettait aucune passion ni aucun passe-temps. Sa vie était réglée très précisément et de sorte à ne se permettre aucune distraction dangereuse. Quasiment aucune sortie, hormis les quelques fois où Camille et Nicolas avaient réussi à la faire sortir, pas de véritables amis, pas d'écarts... Elle ne se mêlait à rien ni personne pour limiter au maximum les risques, tant pour elle que pour les autres. Alors même si elle avait voulu répondre, elle n'aurait rien eu à dire.

Les mots de l'homme étaient flatteurs, quelque part, mais ses mystères n'étaient pas là pour intriguer. Ils étaient là pour la maintenir en vie et pour la protéger. « Parce que j'ai laissé se dévoiler des choses ? » Demanda-t-elle, curieuse de savoir ce qu'il avait déduit de ce qu'elle avait pu dire. Hormis quelques avis bien choisis sur la politique, elle n'avait pas dit grand chose - elle l'espérait de tout coeur, en tout cas. Avant de pouvoir ajouter quoi que ce soit, Alexander fit une réflexion sur l'alcool, ce qui amusa Elizabeth, consciente que l'un et l'autre avaient peut-être déjà exagéré sur le nombre de verres. « Dans ce cas, peut-être devrais-je me montrer raisonnable et vous demander de me redonner votre verre pour vous servir autre chose que de l'alcool ? » A vrai dire, Elizabeth ne pouvait pas prétendre que les quelques verres qu'elle avait bu, elle aussi, ne commençaient pas à lui embrouiller l'esprit. Elle se sentait peu à peu libérée d'un poids, mais un poids dont il était dangereux de se libérer. Rien ne lui disait qu'avec de l'alcool dans le sang, elle se contrôlerait toujours aussi bien et veillerait toujours aussi bien sur ses mensonges, afin de ne rien révéler de dangereux. Elle ne devait pas oublier qu'elle n'était pas habituée à boire, plus depuis qu'elle était ici, en tout cas, toujours dans le but de garder une parfaite maîtrise d'elle-même en toute circonstance. « Je vais vous dire quelque chose sur moi... » Souffla-t-elle en baissant les yeux vers son verre, ne réfléchissant pas à ce qu'elle faisait, pour une fois : « Si je ne dis rien, ce n'est pas seulement parce que ça pourrait me mettre en danger... » C'était en grande partie ça, évidemment, mais ce n'était pas que ça. « Vous fuiriez. » Commença-t-elle en tournant les yeux, non pas vers lui, mais vers le vide. « Si vous appreniez des choses sur moi, vous ne resteriez pas ici et vous vous allieriez à elle. » Précisa-t-elle, ce elle signifiant clairement la personne dont Elizabeth avait évoqué l'existence peu de temps auparavant. Elizabeth n'avait pas le beau rôle dans leur histoire. Bien sûr, elle n'était pas la seule responsable, mais elle avait mis fin à leur guerre de la pire des façons, en faisant décapiter sa cousine.

Réalisant le chemin dangereux qu'elle était en train d'emprunter, Elizabeth tentait de garder une certaine part de contrôle pour lui faire comprendre sans dire les choses clairement. Bien sûr, elle savait qu'elle éveillerait davantage sa curiosité, mais il connaissait le marché. Aucune question ou la porte. « Contentez-vous de celle que je parais être et ne cherchez pas à savoir celle que je suis. » Affirma-t-elle, un sourire triste au coin des lèvres face à une telle vérité. « Alors oui, je peux vous assurer que je peux jouer à ce petit jeu éternellement. Rien ne m'oblige à répondre aux questions ou à répondre la vérité. Je pourrais vous faire croire n'importe quoi, répondre à vos questions en mentant, mais je préfère ne rien dire que mentir. » Admit-elle, en haussant les épaules. Mentir, pourtant, elle le faisait en permanence en prétendant qu'elle n'était pas la Elizabeth que Mary poursuivait pour se venger. En prétendant être une autre femme. Elle se mentait même à elle-même. Mais elle ne voulait pas s'inventer toute une vie devant lui. « Mettons ces aveux sur le compte de l'alcool, pour moi aussi. » Souffla-t-elle en secouant doucement le liquide dans son verre, avant de relever les yeux vers Alexander qui devait se trouver plus perdu encore face aux secrets d'Elizabeth et, peut-être, ne pas comprendre pourquoi elle lui avait dit tout ça - à vrai dire, elle n'était pas capable de l'expliquer elle-même.

Les craintes d'Elizabeth étaient fondées. Ses secrets, elle ne les gardait pas par plaisir, mais par obligation. Mary avait déjà montré, à de nombreuses reprises, de quoi elle était capable, tant ici que dans leur monde. Avoir une vie sociale, des amis ou des proches étaient impensable pour l'ancienne reine. C'était un risque trop grand, tant pour elle que pour ses proches. Ils deviendraient un moyen de pression idéal et une cible parfaite pour Mary. Pourtant, impulsive et stupide comme elle pouvait l'être parfois, la jeune femme avait voulu prouver qu'elle était capable d'écouter un conseil, capable d'avoir un ami, capable de vaincre ses peurs et son passé. Elle se retrouvait alors avec un Alexander beaucoup trop curieux, qui tentait de la faire parler. Il ne prenait pas peur et, déterminé, il savait la faire parler - comme il avait su le faire à propos de la politique.

L'alcool ne les aidait sans doute pas et, s'ils continuaient, les aiderait moins encore. Pourtant, aucun des deux ne semblait décidé à rendre son verre. Peut-être parce qu'ils savaient que s'il ne les aidait pas, il était surtout une excellente excuse pour justifier leurs dires. Sans trop savoir pourquoi, en se servant de cet alcool pour excuse, Elizabeth lui en confiait davantage. Ou plutôt, elle lui avouait des choses, sans rien lui révéler en réalité. Peut-être souhaitait-elle le faire fuir, comme elle le faisait sans cesse depuis trois ans avec ceux qui s'approchaient trop près de son passé ou de sa vie. Alors, elle tentait de lui faire peur. Elle lui avait déjà parlé de ses craintes, maintenant, elle lui révélait qu'elle n'était pas seulement en danger. Elle était un danger. Alexander fuirait en apprenant tout du passé d'Elizabeth - et il aurait parfaitement raison. Il fuirait et s'allierait avec Mary pour la punir d'un passé si monstrueux - que Mary partageait avec elle, mais elle avait un don particulier pour mettre en avant ce dont elle avait été victime, en oubliant bien trop souvent là où elle avait été coupable. Puis, Elizabeth avait eu le dernier geste. La dernière décision. Celle qui fut fatale à sa cousine et qui faisait d'elle le monstre qu'elle était et qui faisait de Mary l'innocente victime.

Elle aurait presque pu s'agacer de la réponse d'Alexander, mais elle en était incapable. Elle en était incapable parce que, pour la première fois depuis trois ans, elle avait l'impression d'avoir trouvé quelque chose. Elle avait l'impression d'avoir retrouvé de sa passion lorsqu'il lui avait parlé de politique. Il n'était pas de nature à fuir, elle l'avait bien compris. Mais ne s'alarmait-il pas de tout ce qu'elle sous-entendait ? Que fallait-il qu'elle fasse pour le faire fuir alors ? Qu'elle lui dévoile avoir tué de ses propres mains ? Qu'elle lui dévoile avoir orchestré la mort d'un nombre incalculable de personnes, dont sa propre cousine, après l'avoir gardée prisonnière durant des années ? Qu'elle lui dévoile avoir été à la tête d'un royaume, lui qui haïssait la monarchie ? Que tous ses proches finissaient par partir ou mourir ? Elle était bien certaine que, de nature à fuir ou non, ces informations le feraient partir bien vite. Néanmoins, elle ne pouvait rien lui dire.

Il n'avait pas idée de ce qu'il racontait. Elle ne valait rien de mieux que son passé parce qu'elle savait. Elle savait qu'elle recommencerait sans la moindre hésitation. Elle savait qu'elle reprendrait très précisément les mêmes décisions aujourd'hui. Évidemment, elle essayait d'être une personne meilleure parce que les circonstances le lui permettaient, mais elle n'était pas certaine de ne plus être la même femme qu'autrefois. « Vous parlez sans savoir. » Rétorqua Elizabeth, refusant toujours d'affronter son regard. Il la voyait d'une façon bien trop éloignée de ce qu'elle était réellement et c'était dangereux. « Je peux vous assurer que je ne vaux pas mieux que ce que j'ai fait... Vous savez pourquoi ? » Demanda-t-elle, osant croiser son regard une seconde avant de le reposer sur son verre, qui se vidait déjà beaucoup trop vite. « Parce que je suis toujours cette femme. Je sais qui je suis et je sais que je referai exactement les mêmes choses aujourd'hui, s'il le fallait. » Puis, sentant que la situation lui échappait, puisqu'il était impossible de le faire fuir comme il avait été impossible de faire fuir Nicolas, elle ajouta bêtement : « Rien ne vous fera fuir... Et si je vous disais que je vous mettais en danger, simplement en vous invitant ici ? » Aussitôt prononcées, la jeune femme regrettait ses paroles. Que lui prenait-il ? Non seulement, elle se dévoilait, mais elle prenait des risques stupides dans l'unique but de lui faire peur et de le faire fuir, ce qui était encore plus stupide. « Vous penseriez toujours que vous vous moquez du genre de femme que j'aie pu être ? » Peut-être un peu trop froide, agacée de perdre son contrôle face à lui, elle réalisait sa bêtise et relevait les yeux vers lui. « Oubliez ce que je viens de dire, c'était... Enfin, je n'aurais pas dû dire ça ! » Elle faisait n'importe quoi, alors mettant ça sur le compte de ce verre, elle le posa sur la table basse, sans le finir - comme si ça allait changer quelque chose. « Il est préférable d'en revenir à autre chose... Je... Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, mais je sais que c'est une erreur. Donc revenons-en à cette ville et à sa politique, si vous voulez bien. » Souffla-t-elle avec détermination, partagée entre l'agacement parce qu'elle était bien trop faible et la peur parce qu'elle révélait des choses qui attisaient sa curiosité plutôt qu'elles ne l'effrayaient, comme elle l'espérait.

Cet homme était, sans le moindre doute, l'homme le plus têtu qu'il lui avait été donné de rencontrer. Les efforts d'Elizabeth et ses nombreux arguments ne faisaient qu'accroître sa curiosité, déjà bien présente. Les menaces qui planaient au-dessus d'elle et les répercussions dont lui pouvaient être la victime ne l'effrayaient pas. Il se faisait une image bien particulière de la jeune femme. Complètement faussée. Une vision idéalisée par ce qu'elle tentait de renvoyer lors de leurs séances. Une vision trafiquée par ses secrets et sa volonté de se cacher aux yeux de sa cousine. Pourtant, il réussissait presque à lui faire croire qu'elle pouvait être quelqu'un d'autre. Il réussissait presque à lui renvoyer une autre image d'elle-même. Une image plus agréable, qu'elle appréciait davantage, mais qui était fausse. Il parlait sans la connaître et sans savoir. Elle savait la femme qu'elle était. Pas lui. Elle aurait aimé être la femme qu'il voyait, mais ce n'était pas le cas. « Alors, je vous répondrais, à mon tour, que vous êtes incroyablement têtu et bien présomptueux. » Il était persuadé de savoir se défendre, sans même savoir quelle menace planait au-dessus de lui. Il ne se sentait pas en danger, pour l'instant. Mais si Alexander avait été aperçu entrant ici, Mary ne mettrait pas bien longtemps à s'intéresser à la seule personne ayant poussé cette porte, hormis Elizabeth, en trois ans.

Pourtant, si elle voulait l'effrayer et le faire fuir pour retourner à cette solitude rassurante, il ne fuyait pas. Alors, face à l'inefficacité de ses paroles, elle les regrettait. Elizabeth était entièrement responsable de cette situation. Jamais, elle n'aurait dû inviter cet homme ici. Jamais, elle n'aurait dû se montrer, à ce point, intéressée par ce qu'il racontait. Jamais, elle n'aurait dû commencer à confier des choses sur sa vie. Elizabeth était incroyablement stupide.

La psy insistait alors pour revenir à leurs sujets précédents : la ville et la politique. Sans s'encombrer d'un refus, Alexander poursuivait, ignorant totalement le souhait de la jeune femme. Déterminé à lui prouver qu'elle n'était pas la seule à avoir un passé compliqué, il listait ses erreurs. Elizabeth ne l'interrompit pas, malgré son envie de passer à autre chose, dépassée par la situation. Elle l'écoutait avec attention, se reconnaissant, plus qu'elle ne le devrait, en lui. Il avait trahi une épouse. Elle avait trahi, à plusieurs reprises, le premier homme qu'elle avait aimé pour faire passer son royaume avant tout le reste puis ses décisions avaient conduit le deuxième homme qu'elle avait aimé à la mort. Elle avait failli compromettre son royaume et sa place à cause de ses passions incontrôlables et son impulsivité. Des gens - trop nombreux pour les compter - étaient morts en son nom. Ou à cause d'elle. Responsable de conflits entre l'Angleterre et l'Ecosse, elle avait conduit des hommes à la mort. Des guerres, des choix et des sacrifices, elle en avait fait plus qu'il était possible de l'imaginer.

En réalité, leur vie se ressemblait sur bien des points. Pourtant, une chose les différenciait aux yeux d'Elizabeth. Elizabeth sentait la peine lorsqu'il évoquait son fils, elle sentait les regrets lorsqu'il évoquait certains événements. Dire qu'Elizabeth ne ressentait aucun regret ou aucun remord serait un mensonge, néanmoins, elle restait persuadée, aujourd'hui, que la majorité de ses décisions étaient nécessaires. Alors, ces décisions, elle les reprendrait sans hésitation. Même les décisions les plus égoïstes. « Vous êtes un homme bon ayant fait de mauvais choix. » C'était l'opinion qu'elle s'était faite de lui au fil du temps, en tout cas. « Je suis une mauvaise personne ayant fait des choix égoïstes. » Il était quelqu'un de bien. Pas elle. Il avait fait des choix malheureux. Elle avait fait des choix délibérément mauvais. Voilà, ce qui les différenciait tant. Les motivations derrière leurs choix. « Vos choix ont été faits en fonction de vos convictions. Les miens ont été faits pour ma survie et... » mon peuple. Néanmoins, elle ne pouvait lui révéler ce fait qui rendrait ses secrets bien trop vulnérables. « Aujourd'hui, vous avez racheté vos erreurs. Aujourd'hui, vous tentez de faire au mieux pour aider cette ville et ses habitants. Ne gâchez pas tout, Alexander. » Il ne devait pas se lancer dans un jeu si dangereux avec Elizabeth. Il perdrait. Il perdrait comme tous ses proches avaient perdu. Parce qu'Elizabeth ne le repousserait pas éternellement. Elle ne voulait mettre personne en danger, mais elle finirait par le faire et elle en avait conscience. « Votre obstination ne vaudra plus grand chose lorsqu'elle vous aura conduit à votre perte. » Cette fois-ci, son regard se planta dans le sien. Il n'était plus fuyant. Le menace n'était pas Elizabeth, pas directement, mais ses mots restaient une menace. Une menace qu'il devait comprendre une bonne fois pour toutes pour cesser de s'accrocher à l'idée de découvrir ce qu'elle cachait.

Si Elizabeth écoutait véritablement le fond de sa pensée, elle ne pourrait nier qu'elle appréciait, quelque part, de voir tant de détermination à la connaître. L'intérêt qu'il lui portait et la vision qu'il semblait avoir d'elle étaient plaisants. Elle aimerait pouvoir être celle qu'il décrivait. Elle aimerait pouvoir accueillir, avec joie, cet intérêt et cette nouvelle amitié. Mais elle s'en empêchait. Elle s'en empêchait parce qu'elle se voyait comme un danger trop grand. Elle craignait de le voir se mettre en danger pour une cause définitivement perdue : elle. Ce nouveau monde lui permettait une chose : être une meilleure personne en protégeant les gens d'elle-même. Elle tentait de réussir, mais elle avait ses faiblesses. Sa fierté, qui l'avait poussée à prouver qu'elle pouvait avoir une vie normale, avait poussé Elizabeth à organiser ce rendez-vous. Son envie de faire un pas vers une vie normale et d'éloigner, le temps d'une soirée, cette épuisante, mais rassurante, solitude, qu'elle s'infligeait depuis trois ans, l'avait poussée à organiser ce rendez-vous. Sa faiblesse la poussait à mettre les gens en danger, malgré toute sa bonne volonté.

Un danger qui conduirait cet homme à la mort, s'il insistait trop. Mary connaissait les faiblesses de sa cousine. Mary connaissait les moyens de pression utiles et efficaces. Et Mary n'avait aucun scrupule à les utiliser. « Alors, vous n'apprenez pas de vos erreurs. » Rétorqua la psy, lorsqu'Alexander lui confia qu'elle lui rappelait quelqu'un. Quelqu'un qui l'avait tué. A ses idées, qui lui avaient survécu, la jeune femme n'avait rien ajouté. Dans un monde comme celui-ci, elle doutait que les idées puissent lui survivre, alors s'il voulait le rendre meilleur, il devait rester en vie. Mais, peut-être se trompait-elle. Qu'importe, finalement. Les menaces d'Elizabeth étaient claires. Soit il comprenait le danger, soit il risquait sa vie. Ce n'était pas des paroles en l'air, ce n'était pas pour l'intimider. C'était pour le faire fuir et le mettre en sécurité - alors que, paradoxalement, elle était responsable de sa mise en danger.

Elle devait l'avouer, elle se retrouvait perdue face aux questions qui suivaient. Que devait-elle - que pouvait-elle - répondre ? Pouvait-elle être tout à fait franche avec lui à ce sujet ? « Je... » Son hésitation était évidente. Il avait réussi à la rendre hésitante, à la rendre silencieuse face à une question, elle, qui, habituellement, trouvait réponse à tout. Et, surtout, face à des compliments qu'elle n'avait pas l'habitude de recevoir. Des mots agréables qui lui donnaient, une fois encore, envie d'être cette femme qu'il voyait. De le devenir. Plus encore, elle n'avait pas envie qu'il ne pense que leurs interactions n'avaient aucune importance pour elle. C'était faux. Elle n'avait pas pris autant de plaisir à discuter depuis une éternité. Non, même si elle ne pouvait pas lui offrir une véritable amitié, elle ne voulait pas qu'il s'imagine que tout ça n'avait été que comédie. Pourtant, peut-être aurait-ce été plus simple s'il le croyait, mais Elizabeth ne le voulait pas. « Nos discussions me plaisent beaucoup. Elles sont ce qui est arrivé de plus intéressant dans ma vie depuis bien longtemps. N'en doutez pas. Et j'aurais aimé, si les circonstances le permettaient, avoir, de nouveau, ce genre de discussions avec vous... » Non, Alexander n'était pas inintéressant et ses discussions non plus. Elle avait aimé discuter avec lui, débattre de ses idées et découvrir ce qu'il était lorsqu'il parlait de ce qu'il aimait plus que tout. Mais, tout ça restait, malgré tout, une terrible erreur. « Je vous ai invité parce que je voulais... Je voulais avoir l'occasion de... Je voulais avoir l'impression de pouvoir avoir une vie normale, le temps d'une soirée. » Admit-elle en baissant les yeux, presque honteuse d'en être réduite à ça, lui avouant cette triste vérité plutôt que de lui mentir. « Mais je n'en avais pas le droit. Ce n'est qu'une preuve de mon égoïsme. Je savais que je vous mettais en danger, et pire encore... » Elle soufflait un bon coup, ses yeux refusant de se relever pour affronter son regard et sa réaction. « Je vous ai choisi parce que j'ai considéré que vous étiez capable de vous défendre si jamais ce rendez-vous vous mettez en danger. » Sa honte ne cessait de grandir, comme sa gêne. Avouer à quelqu'un qu'il avait été choisi et que ce rendez-vous n'avait pas été décidé naturellement, ce n'était sans doute pas le plus agréable. Elle lui évitait, néanmoins, le reste des raisons : il semblait être celui qui lui correspondait le plus pour passer une bonne soirée et sa conversation semblait agréable. Mieux valait qu'il la prenne uniquement pour le monstre d'égoïsme qu'elle était. « Et... Je me rends simplement compte que c'était une mauvaise idée... que je n'ai pas le droit de faire ça. » Voilà pourquoi elle rejetait une possible amitié qui naissait naturellement, une si bonne entente qui était tout aussi naturelle et dans laquelle elle s’était laissée glisser sans réfléchir aux conséquences. Alors, il ne pouvait conserver son amitié, quand bien même elle aimerait. Elle espérait donc que cette franchise lui permette d'obtenir ce qu'elle cherchait à obtenir - sans le désirer réellement, pourtant - depuis quelques instants, sa fuite.

Il était rare qu'Elizabeth se sente ainsi déstabilisée. Elle avait appris, depuis toujours, à faire bonne figure et à paraître sûre d'elle, en toute circonstance. Garder la tête haute, ne jamais évoquer ses faiblesses, rester maîtresse de chaque situation... Elle n'y arrivait plus aussi bien qu'autrefois. Pas avec lui. Face à sa ténacité et sa détermination à toute épreuve, Elizabeth n'arrivait pas à rester ferme. Elle ne lui voulait aucun mal, mais elle l'avait invité à venir passer la soirée ici. Elle aimait tout particulièrement sa présence, mais souhaitait désormais le voir fuir. Ses actions et sa volonté ne semblaient avoir aucun sens. Elle était simplement perdue. Perdue entre ce qu'elle était et ce qu'elle aurait aimé être. Perdue entre ce qu'elle devait faire et ce qu'elle aimerait faire. Lorsqu'elle avait compris que Mary était dans ce monde, déterminée à lui faire payer sa mort, Elizabeth s'était promis qu'elle ne mettrait plus personne en danger. Elle s'était alors enfermée dans une vie où elle ne fréquentait personne, en dehors de ses patients. Elle protégeait les autres et se protégeait des autres. La confiance était une chose difficile à accorder lorsque toute sa vie avait été faite de trahisons. Pourtant, pour une fois, elle avait voulu faire confiance. Juste le temps d'une soirée. Une soirée où elle se permettait de vivre et plus simplement survivre. Une soirée où elle avait décidé d'inviter cet homme, soigneusement choisi. Mais même cet aveu, même cette information ne le faisait pas fuir. Elizabeth commençait à se demander s'il existait une chose capable de faire fuir Alexander - et se dire que non n'était pas déplaisant, même si elle se refusait à l'admettre.  

Elizabeth n'arrêtait plus de dire des choses qu'elle regrettait presque aussitôt. Non, elle n'avait pas le droit de trouver cette ténacité agréable. Non, elle n'avait pas le droit d'apprécier plus que de raison leur conversation. Elizabeth se connaissait. Elle allait céder. Elle allait céder à son envie d'en faire son ami et de le garder dans sa vie. Elle céderait puis elle en payerait le prix. Et, en plus de tout le reste, elle avait peur. Peur d'être trahie. Déçue. Blessée. Peur parce que la peur était le seul moteur qu'elle connaissait. Le seul capable de la garder en vie depuis toutes ces années. « On ne peut pas toujours obtenir ce que l'on veut. » Souffla-t-elle comme une évidence. Elle voulait une vie normale. Elle la voulait plus que tout. Avant le retour de sa cousine dans sa vie, elle s'était imaginée vivre normalement. Loin de la cour, du pouvoir, des complots, elle s'était imaginée devenir celle qu'elle aurait aimé et avoir la vie qu'elle voulait. Pourtant, le vouloir ne garantissait pas de l'obtenir, malheureusement pour elle. Longtemps, elle avait cherché son propre bonheur et, à chaque fois, ses espoirs avaient été ruinés. « Elle ne me laissera jamais faire. » Jamais Mary ne lui permettrait d'être heureuse et de mener une vie normale parce qu'elle cherchait à se venger, à tout prix - à juste titre, sans doute. Alors il pouvait essayer de l'aider tant qu'il le pouvait, il n'y pourrait rien. A son plus grand regret.

Elizabeth ne put empêcher un sourire discret lorsqu'il lui affirma qu'elle avait bien choisi parce qu'il était, en effet, capable de se défendre. Il ne doutait vraiment de rien et son assurance, bien qu'agaçante parfois, n'était pas pour lui déplaire. Ses réponses effaçaient presque la gêne et la honte d'Elizabeth face à ses aveux. « Vous ignorez tout de ce danger et, pourtant, vous semblez si sûr de vous... Vous donnez envie de croire en tout ce que vous dîtes... » Il aurait dû se retrouver surpris, étonné, blessé à cette idée. Il n'en était rien. Il lui donna même l'autorisation de le mettre en danger. Etait-il stupide ou infiniment déterminé à faire ce qu'il avait en tête ? Il refusait la fuite, persuadé que ce n'était pas ce qu'elle voulait. Il avait raison. Alors, soit elle mentait en lui assurant qu'elle voulait le voir partir, soit elle confirmait que ce n'était pas vraiment ce qu'elle voulait. Dans un cas comme dans l'autre, elle ne voyait aucune solution parfaite. La première la forçait à mentir à un homme qu'elle appréciait. La seconde allait sans doute faire rester, et mettre en danger, un homme qu'elle appréciait.  « Vous vous engagez sur un chemin dangereux... Mais peut-être fuirez-vous enfin après avoir affronté le danger en face... » Elle espérait, bien sûr, qu'ils n'en arrivent pas là, mais s'il s'obstinait, il y avait peu de chances de voir Mary l'ignorer totalement. « Mais je ne vous demanderai plus de partir puisque, vous avez raison, je n'en ai pas envie... Alors, soit, restez. Restez et mettez-vous en danger. Laissez-moi vous mettre en danger si cela vous est égal. Mais c'est votre choix. Plus le mien. » Qu'il le lui permette ou non, elle n'avait pas le droit de faire ça. Mais s'il voulait jouer à ce jeu dangereux, elle ne pouvait - et ne voulait - pas l'en empêcher. Néanmoins, il devenait responsable de son propre sort - en partie - puisqu'Elizabeth l'avait suffisamment mis en garde, selon elle. « Je ne vous demanderai qu'une chose : défendez-vous aussi bien qu'il est possible de le faire. Ne m'infligez pas la douleur de perdre un ami. » Souffla-t-elle, le rendant plus coupable que victime s'il tombait entre les mains de Mary. « Je ne plaisante pas. Je vous interdis de mourir. » Confia-t-elle en tentant de sourire face à cette vérité, comme s'il était en position de choisir.

« Devrais-je me méfier alors ? » Elizabeth souriait, malgré la situation actuelle et les risques avec lesquels ils étaient en train de jouer tous les deux. Il avait ce don, il vous donnait envie de le croire, quoi qu'il dise. Les mots qu'il utilisait, le ton qu'il employait, la façon dont il vous fixait... Tout donnait envie de croire en chacun de ses mots. Il pourrait raconter les pires mensonges qu'Elizabeth finirait par croire en ce qu'il disait, elle en était persuadée. Elle se laissait persuadée bien trop facilement lorsqu'elle se sentait bien. Le jeu auquel elle était en train de jouer n'en était alors que plus dangereux. Ce don, chez lui, n'avait rien d'étonnant. Il le disait lui-même, c'était un trait nécessaire pour faire de la politique - et Elizabeth savait parfaitement de quoi il parlait. Parler et mentir. Deux choses nécessaires et indissociables, selon elle. Il était courant de mentir. D'arranger la vérité. Alors, peut-être était-il préférable de ne pas croire bêtement en tout ce qu'il disait ? Peut-être devait-elle faire preuve d'un peu d'intelligence en restant sur ses gardes plutôt qu'en se  laissant tomber dans ses promesses agréables ?

Elizabeth abandonnait son sourire pour retrouver son sérieux. Elle n'avait pas envie de le voir partir, il avait raison. Peut-être qu'elle était seule depuis trop longtemps ? Peut-être qu'il était trop difficile de renoncer à cette agréable compagnie ? Qu'importe, elle lui cédait. Elle cédait à son désir de rester là, malgré le danger, auprès d'elle. Elle cédait parce qu'elle en avait envie et besoin. Elle cédait malgré la peur et le danger. Il avait donc vu juste et elle le confirmait. Mais s'il ne partait pas, même en connaissant le danger, il devenait responsable de ses choix et de ce qui allait peut-être suivre. Il était vrai qu'elle l'avait mis en danger la première, en l'invitant ainsi, en lui confiant ce qu'elle n'aurait jamais dû lui confier... Néanmoins, malgré ses nombreuses mises en garde, il restait. Alors, il était désormais question de son choix. Un choix qu'il regretterait bien vite lorsque Mary mettrait son nez dans toutes leurs histoires. Un choix qui deviendrait difficile à supporter pour Elizabeth, s'il venait à lui arriver quelque chose. C'était d'ailleurs sa seule exigence désormais, qu'il reste en vie. Elle ne voulait pas le voir mourir à cause d'elle, parce qu'alors, il lui infligerait la terrible douleur d'avoir perdu quelqu'un, mais aussi celle de se sentir responsable. Il lui assurait alors qu'il obéirait à cet ordre. Son assurance rassurait étrangement Elizabeth, comme s'il venait de faire une promesse qu'il était capable de tenir. Et elle l'espérait sincèrement. Elle espérait sincèrement ne pas le voir prendre de risques inconsidérés et stupides. Elle espérait ne pas le voir se mettre en danger. Elle espérait qu'il resterait en vie parce qu'elle aimait sa compagnie et se découvrait capable de s'ouvrir un peu à ce nouveau monde, à son contact.

Il voulait alors lui poser une autre question. Une seule. La dernière. Pour le moment. Une dernière question, mais pas des moindres. Elizabeth n'était pas certaine d'avoir envie de répondre à cette question. A quel point mettait-elle en danger ses secrets en révélant cette information ? Avec un simple nom, que pouvait-il faire ? Ce n'était pas une décision à prendre à la légère. Elle en avait déjà tellement dit, mais sans rien révéler de précis en même temps. Elizabeth l'avait longuement fixé. Silencieuse. Ses pensées se bousculaient. Sa réponse changeait en permanence. Pourquoi ressentait-elle l'envie de lui dire, malgré tout ? Pourquoi donner tant d'informations alors que, depuis trois ans presque, elle était capable de se taire, d'inventer et de mentir. Pourquoi n'en était-elle pas capable avec lui ? « Mary. » Lança-t-elle finalement dans un souffle, comme un secret qu'elle révélait avec difficulté. Ce nom sortait toujours difficilement d'entre ses lèvres, ce n'était qu'un murmure étouffé. « Ne comptez pas sur moi pour avoir un nom de famille, en revanche. » Un prénom suffisait amplement, selon elle. Avec un nom, il aurait alors bien trop d'informations et pourrait se mettre à faire des recherches. « Si un jour vous deviez vous trouver face à elle, ne vous fiez pas à l'innocence qu'elle dégage. Elle est impitoyable. » Au moins autant qu'elle - même si elle ne comptait pas le lui préciser. Il s'était laissé abusé par ce qu'Elizabeth essayait de transmettre en se faisant passer pour une autre, il céderait aux mêmes désirs, bien plus rapidement, avec Mary. Elizabeth connaissait parfaitement sa cousine et l'effet qu'elle avait sur les gens. Elle restait donc persuadée que quiconque rencontrerait Mary prendrait sa défense face à Elizabeth et les atrocités qu'elle avait commises. « Je me battrai à vos côtés... » Avait-elle fini par dire, après un court silence, comme une promesse. « Pour cette ville, pour vos projets politiques... Je resterai à vos côtés. » Sa volonté ne faisait aucun doute. Il était prêt à se battre pour la cause perdue qu'elle était, elle se battrait pour la cause d'Alexander, à son tour. Il venait de lui offrir une chose précieuse : une chance de goûter à autre chose que la peur, la solitude et l'enfermement. Alors, elle pouvait lui rendre une partie de ce qu'il lui donnait - d'autant qu'il s'agissait d'une chose qui l'intéressait tout particulièrement.