Il est toujours difficile de déterminer à partir d'un simple appel téléphonique l'émotion que l'autre peut éprouver à l'autre bout du fil. Certes, cette invention est pour le moins incroyable, Alexander doit bien en convenir, mais elle ne permet pas une analyse rigoureuse du ressenti de l'autre, et en l'occurrence, cela aurait bien arrangé Hamilton qu'il en soit autrement. Il a senti Phillip fébrile, quelque chose qui tenait de l'urgence au creux de sa voix au moment de lui demander d'aller le rejoindre au cirque, mais sans plus de précisions qui lui permettraient d'en savoir davantage. Il a quelque chose d'important à lui dire, c'est tout ce qu'il a bien voulu lui apprendre... cela peut donc être tout et n'importe quoi. Phillip n'avait pas eu l'air inquiet ou autre, mais comment en être sûr ? Alexander, de son côté, ne peut s'empêcher de ressentir une certaine appréhension, de crainte qu'il soit arrivé quelque chose à son protégé.

Des quelques rares attaches qu'il a su se façonner dans ce nouveau monde, Phillip est très certainement l'une des plus forte. Quand il a entendu ce jeune homme un peu désœuvré mais surtout déterminé lui parler de son projet, il a tout de suite mis un point d'honneur à le voir se concrétiser... Ce qui ne devait s'assimiler qu'à quelques accords purement financiers et administratifs est devenu une affaire personnelle, parce que, quoi qu'il en soit, Alexander Hamilton est tout bonnement incapable de s'investir dans quoi que ce soit sans le faire à cent pour cent.

Alors il a consacré beaucoup de temps à ce cirque, et surtout, il s'est senti l'obligation d'épauler ce jeune homme qui par bien des aspects lui fait penser à ce fils qu'il a lui-même perdu (outre le fait que les deux portent le même nom). Il s'y est attaché, à ce jeune homme au grand cœur et aux grandes ambitions, il se reconnaît en lui par bien des aspects, et le fait qu'ils viennent tous les deux d'un New York d'un autre siècle n'a fait qu'accentuer encore leur connivence. Ils sont devenus des amis, des confidents, et bien sûr, le moindre événement dans la vie de l'un devait forcément avoir des répercussions sur la vie de l'autre.

C'est donc avec une certaine anxiété qu'Alexander rejoint le cirque, en espérant rapidement entendre qu'il n'avait aucune raison de s'angoisser et que les nouvelles sont bonnes. Et c'est en effet ce qui se passe, et plus rapidement qu'il ne l'aurait soupçonné. A peine est-il arrivé qu'il est alpagué par Phillip, qui le met immédiatement au parfum. Il l'a retrouvée. Au vu de son sourire rayonnant, il n'avait même pas besoin de préciser qui. Alexander devine et Phillip le lui confirme : Anne, cette jeune femme dont il est si follement amoureux et dont il lui a si souvent et longuement parlé ?

"Oh vraiment ? Mais c'est une excellente nouvelle Phillip !" Sans hésiter, Alexander le prend brièvement dans ses bras. "Je suis heureux pour toi. Comment va-t-elle ? Comment est-ce que vous vous êtes retrouvés ? Dis-moi tout."

Lui qui a tendance à accaparer la parole laisse pour une fois tout le loisir à son interlocuteur de son exprimer. Depuis le temps qu'il entend parler d'elle... Il ne peut qu'être heureux pour Phillip, et même soulagé, car la morosité de ce dernier quant à son amour perdu le rendait parfois inquiet.

Alexander ne peut qu’imaginer le bonheur de son ami, bien sûr, mais ce dernier rayonne tellement, au moment de lui parler de cette femme qu’il aime tant et qu’il a enfin retrouvé que le politicien ne peu que sentir un peu de bonheur rejaillir sur lui. Parce que Phillip est sont protégé, parce qu’Alexander le considère comme un fils, tout ce qui est susceptible de le rendre heureux ne peut que le rendre heureux en retour. Et il était temps ! Quoi que Phillip fasse, il semblait incapable de se sentir bien, serein, accompli. Il avait beau faire de belles choses, il avait beau s’occuper du cirque d’une main de maître, quelque chose lui manquait, c’était évident, quelque chose qu’il ne serait sans doute jamais capable de retrouver en présence de qui que ce soit qui ne serait pas celle qui parvenait à faire si vivement battre son cœur.

Il lui parle donc plus longuement d’Anne, cette demoiselle qu’Alexander n’a jamais rencontrée et qu’il a pourtant le sentiment de connaître tant son protégé lui a parlé d’elle. Il comprend rapidement qu’il l’a heureusement retrouvée en parfaite santé. Bien sûr, Alexander n’a pas oublié cette histoire d’incendie, il en était resté mortifié au moment d’en entendre parler. Mais semble-t-il donc qu’en définitive, un malentendu avait précipité Phillip dans les flammes quand sa bien-aimée ne s’y trouvait pourtant pas. Quand on y pense, s’ils ne s’étaient pas retrouvés ici, qu’est-ce qui serait arrivé à ce jeune couple ? Phillip aurait certainement péri dans l’incendie, et Anne aurait porté son deuil dans la douleur et la culpabilité. Ces lieux, si tant est qu’ils étaient difficiles à apprivoiser et vous donnaient souvent l’envie de revenir à votre vie d’avant, semblaient propices aux secondes chances. Et ce n’est certainement pas Alexander qui dirait le contraire, lui qui devrait être mort à l’heure qu’il était, et pourtant avait gagné ce privilège de respirer encore.

Ainsi donc, le couple s’était retrouvé, presque comme s’il ne s’était jamais quitté. C’est sans doute ce qu’il y a de plus normale. Quand deux personnes sont faites l’une pour l’autre, ce n’est pas le temps, les épreuves et les distances qui peuvent les séparer… au pire leur propre bêtise, et de ce point de vue-là, Alexander en savait quelque chose. Il n’avait pas été irréprochable avec son épouse, c’était même tout l’inverse, il l’avait trompée, il l’avait humiliée en révélant à tous son adultère, et pourtant, il ne s’écoule pas un jour sans qu’il ne pense à elle. A elle et à Angelica.

« Ainsi donc, il fallait seulement laisser faire le destin », remarque Alexander avec le sourire. Tout ce temps à se chercher pour que les circonstances les placent finalement si naturellement sur le chemin l’un de l’autre. C’est sans doute ça, l’amour, le vrai. « Je dirais que ça se fête, que ça s’arrose, même ! Est-ce que tu as du temps devant toi ? Que je t’invite à prendre un verre ? » Techniquement, Alexander, lui, n’a pas de temps devant lui, il n’en a jamais. Mais à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles. « Il va falloir que tu me la présentes très vite, sache-le, je suis impatient de la rencontrer, même si j’ai déjà le sentiment de la connaître et de voir ses prouesses sur scène, aussi, car si j’ai bien compris, elle rejoint la troupe ? » Il marque une légère pause. « Tout se passe bien concernant le cirque, d’ailleurs ? Tu sais que si tu as des difficultés de trésorerie, je peux toujours tenter de tirer quelques ficelles. »

S'il est une chose qu'Alexander ne peut qu'envier à Phillip, c'est bien cela. Son ami à retrouver la femme qu'il aimait, il n'a plus à s'inquiéter de son sort ou de ce qu'elle est devenue, il sait à présent comment où elle se trouve et a par ailleurs l'assurance qu'elle se porte bien. Alexander voudrait pourrait en dire autant de son épouse, ou encore d'Angelica. Plus d'une fois, il a pensé à elle... Que sont-elles devenues après sa mort ? Que se sera-t-il passé pour elles ? Est-il possible qu'elles soient ici et qu'ils finissent pas les retrouver comme Phillip a fini, pour sa part, par retrouver Anne ? Il préfère ne pas être trop optimiste à ce sujet : ce serait s'autoriser de faux espoirs qui ne pourraient que très logiquement le faire souffrir s'ils devaient ne jamais se réaliser.

Il lui semble plus important, plus nécessaire de se focaliser sur ce qui est bien concret... Cet endroit est concret. Il a besoin d'en comprendre les subtilités et les rouages, et cette recherche constante, qui n'aura peut-être jamais de fin, a le mérite de l'occuper suffisamment pour l'empêcher de se focaliser plus concrètement sur un sort qui n'a rien d'enviable par bien des aspects. Tout ce qui faisait l'exaltation de sa vie d'avant a disparu ici. Et c'est finalement en se concentrant sur le bonheur que d'autres, à l'instar de son jeune interlocuteur, parviennent à trouver, qu'il se sent capable de donner un sens à ce qu'il vit.

Raison pour laquelle il préfère largement s'intéresser à la vie du cirque plutôt qu'à sa propre situation, ce qu'ils auront le temps de faire autour d'un verre puisque Phillip lui confirme qu'il a du temps devant lui. Qu'à cela ne tienne, ils se mettent donc en route tandis que le jeune homme lui parle plus largement de comment se porte le cirque, mais également de la place que sa compagne compte y tenir.

"Pour Anne Wheeler, je suis capable de trouver une place dans mon agenda de ministre, j'ai cru comprendre qu'elle en valait la peine", le charrie Alexander. "D'autant qu'aux dernières nouvelles je ne suis rien qui se rapproche même un peu d'un ministre, j'en ai peur." Et c'est une grande frustration pour lui, politisé dans l'âme qu'il est. Mais il n'a pas l'intention de se lamenter à ce sujet pour l'heure. "Je crois qu'ici, il faut se lever de bonne heure pour réussir à impressionner et émerveiller certains", remarque Alexander.

Cet endroit regorge de magie, de mystérieux et d'inexplicables. Cela rend certainement les illusions du cirque Barnum un peu moins remarquables. Ce qui n'empêche cependant pas le cirque d'avoir su se façonner une identité propre qui le rend suffisamment attirant à beaucoup d'autres.

"Je n'attends pas que tu me renvoie l'ascenseur, tu sais", remarque Alexander quand Phillip lui assure qu'il n'oublie pas à qui il doit le fait d'avoir pu ouvrir le cirque. "Ah, nous y sommes !" dit-il en voyant la devanture du bar. "Je crois que du champagne s'impose en la circonstance", suggère-t-il tandis qu'ils pénètrent à l'intérieur et se dirigent vers le comptoir.

Alexander s’abstient de tout commentaire quand Phillip lui fait remarquer qu’il ne tient qu’à lui d’alléger son emploi du temps de ministre s’il le décide, et c’est tout à fait vrai. Il pourrait tout à fait lever le pied, et même, ça lui ferait du bien. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure. Autrefois, déjà, Angelica et Eliza essayaient désespérément de l’exhorter à faire une pause, et il refusait catégoriquement, quitte à faire de véritables conneries. Oui, il n’est pas obligé d’enfiler tant de casquettes, il n’est pas obligé d’être sur tant de fronts à la fois, mais l’infatigable Hamilton lutte constamment contre l’ennui et l’inactivité… Il a besoin de réfléchir et d’agir constamment pour ne pas complètement perdre pied… C’est aussi une manière de s’oublier, d’oublier qu’il se trouve dans un monde auquel il ne comprend rien, à mille lieues d’où il vient et de tout ce qu’il connaît. Une manière aussi d’oublier que, même s’il s’est fait des amis, tels que Phillip ici présent, ses proches lui manquent tout de même énormément. Même s’il a eu tendance à négliger ses proches en question dans son autre vie. Ou peut-être justement à cause de ça, en réalité.

Il hoche la tête quand Phillip confirme que les personnes, ici, sont pour beaucoup davantage habituées à l’extraordinaire. C’est effectivement le cas. Quand des personnes estiment que voler, faire de la magie ou allez savoir quoi encore est quelque chose de banal, il devient plus difficile de les surprendre. Quand eux-mêmes en retour, pourtant, se laissent surprendre par des choses qui paraissent absolument banales à ceux qui ont été habitués à cette société et à cette époque. Comme les ascenseurs, quoi. A force, Alexander s’est fait à pas mal de choses, il a bien fallu, mais il réussit encore à se laisser surprendre par pas mal de choses, il faut bien le dire.

« Oh, tu n’as pas encore eu l’occasion de prendre un ascenseur ? » répond Alexander avec un enthousiasme absolument disproportionné quand Phillip lui fait comprendre qu’il n’a jamais entendu parler de ça. « C’est une pièce minuscule qui te permet de rejoindre les étages supérieurs d’un immeuble sans avoir à emprunter les escaliers. C’est assez extraordinaire, à vrai dire. »

Après qu’ils aient commandé une bouteille de champagne, Phillip lui demande à son tour des nouvelles, de lui parler de lui… Il risque d’être déçue. Si la vie d’Alexander est agitée, on ne peut pas dire qu’elle soit trépidante. Il s’agite beaucoup pour très peu de résultats, en fin de compte. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas des choses à répondre, certainement pas. Ce serait mal connaître l’intarissable Alexander Hamilton.

« Oh tu sais, en ce qui me concerne, c’est toujours la même routine. Je n’ai toujours aucune trace d’Eliza, c’est assez désespérant, je dois dire. Sinon, j’ai sorti mon livre récemment, il n’a pas vraiment eu un franc succès… J’ai toujours du mal à comprendre ce désintérêt généralisé pour la politique, encore plus dans un cadre et des circonstances comme celle-ci. A la mairie, la situation est désespérante. J’ai fouillé les archives de long en large, sans succès, mais je ne désespère pas d’obtenir un face-à-face avec le maire. Et quand ce sera chose faite, je pourrai enfin comprendre cet endroit. »

A l’évidence, cette grande invention que sont les ascenseurs laissent de marbre Phillip, qui n’a pas l’air plus décidé que ça à laisser sa chance à cette fameuse invention. En soi, Alexander est tout à fait capable de le comprendre. Après tout, il y a quelque chose de singulier et de claustrophobique à accepter l’existence d’une telle invention… mais en ce qui concerne Alexander, il l’a complètement assimilée et intégrée à son quotidien, peut-être parce que l’appartement qu’il occupe est au dernier étage, et que l’air de rien, cela joue dans sa dépréciation naturelle des escaliers. Ce qui ne va pas pour autant pousser le politicien à convaincre davantage son interlocuteur du génie d’une telle invention. Il est capable de faire des pieds et des mains pour imposer son opinion quand il estime que celle-ci est la plus juste, encore faut-il que le jeu en vaille la chandelle, et en l’occurrence, il considère que c’est loin, très loin d’être le cas.

« Peut-être bien… qui vivra verra, n’est-ce pas ? » dit-il simplement avant de savourer une gorgée de champagne.

Alexander ne veut pas que Phillip se sente gêné d’avoir affiché son enthousiasme à l’idée de retrouver Anne quand lui-même ne sait pas s’il retrouvera ses proches un jour. Il estime que s’il ne doit jamais revoir Eliza ou ses enfants ou qui que ce soit, même s’il en sera triste et déçu, il préfère encore que Phillip soit celui qui ait cette opportunité. Après tout, il est encore si jeune. Alexander a eu le temps de vivre plusieurs vies en une seule, de son côté, il a eu une existence bien remplie, il a vécu son histoire avec Eliza du début à la fin (en commettant quelques écarts dont il se garde bien de parler, certes)… Ce n’était pas le cas de Phillip qui n’avait rien eu le temps de construire avec la femme qu’il aimait. Dans l’ordre naturel des choses, il était donc préférable que les choses soient ainsi, si elles devaient le demeurer.

Alexander appréciait la franchise de Phillip quand ce dernier affirmait que la politique ne l’intéressait pas auparavant, parce qu’il avait ce qu’il fallait. La politique n’intéressait généralement les privilégiés qu’au moment de s’assurer de conserver leurs privilèges, et c’est une bonne chose que de savoir le reconnaître. Mais en l’occurrence, il sent que l’intérêt de son protégé est sincère, et qu’il ne lui pose pas la question uniquement par politesse. Et donc, évidemment, si on lance Alexander sur le sujet de la politique, on doit s’attendre à le voir déblatérer en long, en large et en travers, chose qu’il fait évidemment le mieux.

« Eh bien, c’est toujours la même chose. Depuis que j’ai été engagé à la mairie, je n’ai pas eu l’occasion de voir le maire ou de lui parler une seule fois. Nous sommes dirigés par un individu dont personne ne connaît ne serait-ce que le nom, c’est si inconcevable… Et pour ce qui est de ses décisions strictement politiques, c’est un flou total, quand au contraire les habitants de cette ville auraient besoin de clarté, de transparence. » Il marque une pause, comme toujours quand il évoque son domaine de compétences, il s’emballe. « Nous avons besoin d’une figure décisionnaire forte, d’un accès clair aux informations les plus primordiales qui concernent la bonne gestion de cet endroit. Mes idées sont toujours rejetées en bloc, mais s’il me faut renverser le pouvoir en place pour me faire entendre, alors je le ferai », ajoute-t-il avec conviction.