Il y a quelques temps déjà, Elizabeth avait eu une discussion avec l'un de ses patients, Nicolas. Si au départ, il ne s'agissait que d'une promenade, l'homme avait fini par s'intéresser à la vie de la psy. Elizabeth ne pouvait rien dire, elle ne pouvait pas expliquer le pourquoi elle restait enfermée, le pourquoi elle ne s'attachait à personne ou le pourquoi elle vivait dans la peur en permanence. Pourtant il avait insisté, encore et encore, à tel point qu'elle avait fini par partir en l'envoyant balader. Il était incapable de faire l'effort de la comprendre, de comprendre les maigres arguments qu'elle pouvait lui donner, de comprendre que non, vouloir changer les choses ne faisait pas changer les choses comme par magie. Évidemment Elizabeth aurait préféré voir en ce monde une nouvelle chance, celle d'être heureuse et de mener sa vie comme elle l'entendait. Malheureusement pour elle, sa cousine n'était pas de cet avis et depuis plus deux ans maintenant, elle lui faisait vivre un enfer. Enfer mérité, sans doute. Même si, jusqu'à présent, dans ce monde, l'ancienne reine n'avait représenté aucun danger pour Mary.

Même si le discours de Nicolas l'avait agacé au plus haut point, elle y avait longuement réfléchi. La solitude lui pesait énormément. Elle ne sortait jamais hormis pour faire quelques courses ou pour aller travailler. Elle n'avait aucun véritable ami - Nicolas était ce qui s'en approchait le plus ou Camille, peut-être. Elle n'avait aucune vie et aucun futur. Sa vie se résumait à une routine installée entre le travail et sa maison. Une vie qu'elle voulait maîtrisée en tout instant pour se sentir protégée. Sans attache, elle risquait moins et ne mettait personne en danger. Pourtant, il avait eu raison quelque part. Elle ne cessait de clamer que cette vie lui permettait au moins de survivre. Mais est-ce que ça valait vraiment le coup de simplement survivre ? N'était-il pas temps pour elle de vivre, tout simplement ? Elizabeth n'était pas stupide, contrairement à ce qu'on lui avait conseillé, elle ne pouvait pas affronter son passé et vivre normalement. Ce serait la mort assurée pour elle. Si elle avouait qui elle était ou ce qu'elle avait fait, Mary n'aurait plus aucune raison de la garder en vie. Pour autant, sa cousine s'en prendrait-elle réellement aux gens qui s'approcheraient d'Elizabeth ? Peut-être. Certainement. Mary essayait de pousser Elizabeth à bout, l'isoler était la meilleure des façons de faire. Alors sans doute qu'elle ne laisserait personne l'approcher. Elle la faisait suivre, elle la menaçait et lui rappelait qu'elle était là en permanence, Elizabeth ne pouvait rien faire, alors ne pouvait-elle pas lui accorder ce répit ? Ne pouvait-elle pas lui accorder un peu de repos et une personne à qui parler ?

Alors les idées de Nicolas avaient fait leur chemin. Elizabeth n'était pas prête à renoncer à sa vie actuelle, à ce qui faisait qu'elle était encore en vie, mais elle était prête à faire un pas vers une vie normale. La psy avait besoin de ça, elle avait besoin d'oublier ses problèmes, d'oublier sa peur et d'oublier cette vie. Elizabeth n'irait pas jusqu'à dire qu'elle avait choisi cet "ami" au hasard, mais presque. Comme elle ne sortait pas, ses choix s'étaient limités à ceux qu'elle rencontrait grâce à son travail. Presque naturellement, elle s'était tournée vers un homme, Alexander. Il semblait capable de se défendre si Mary décidait de le mettre en danger pour punir Elizabeth, même si c'était injuste de le mettre dans une telle situation. Il lui ressemblait sur bien des points, même si elle ne pouvait lui dire. Sur elle, elle ne confiait presque rien. Chaque confidence pouvait être dangereuse. Elle ne pouvait accorder sa confiance à personne, voyant en chaque être humain un potentiel espion de Mary. Alors avec toute la maladresse du monde, elle avait tenté de développer une relation amicale avec cet homme. Ils avaient fini par discuter d'autres choses et un jour, sans qu'Elizabeth ne comprenne pourquoi, elle avait fini par l'inviter pour discuter ailleurs qu'au cabinet. Pourquoi ? Elle n'y avait pas tellement réfléchi, ça s'était fait, voilà tout. Et elle avait terriblement regretté cette faiblesse. Durant des heures et les quelques jours qui avaient suivi, elle avait tenté de se raisonner et d'annuler ce stupide rendez-vous, mais elle ne l'avait pas fait. Son envie de vivre normalement la rendait faible et ses faiblesses la perdraient. Elle le savait.

Pire encore, elle avait non seulement permis à cet homme d'entrer dans sa vie, mais elle l'avait en plus invité chez elle. Elizabeth se sentait en sécurité là-bas, mais uniquement lorsqu'elle y était seule. Jamais personne n'avait mis les pieds dans cette maison. Elle refusait d'y laisser entrer qui que ce soit. Alors il aurait été plus logique de l'inviter au restaurant ou ailleurs, mais elle craignait de se faire aborder par ces types qui la surveillaient et de gâcher sa chance de partager un moment tranquille avec un potentiel ami. Autant dire que dans l'esprit d'Elizabeth, tout se mélangeait : elle regrettait ce rendez-vous, mais l'attendait avec impatience ; elle craignait pour elle, mais elle l'invitait là où il n'y avait personne... Elle ne se comprenait plus elle-même.

L'heure de ce fameux rendez-vous avait sonné. Elizabeth avait paniqué une bonne partie de la journée, alternant entre préparer ce repas et trouver un plan pour annuler le rendez-vous. Elle s'était préparée à tout, mais l'idée même de faire entrer un inconnu chez elle était plus que compliquée à accepter. Lorsque son invité arriva, elle tarda à venir ouvrir la porte. Il lui fallait un peu de temps pour souffler et prendre son courage à deux mains. Ce n'était peut-être rien pour la majorité des habitants de cette ville, mais pour elle, permettre à quelqu'un de franchir le seuil de cette maison, c'était beaucoup. Elle ouvrit finalement la porte, déjà mal à l'aise de cette situation, et ne l'invita pas à entrer - mauvaise habitude tenace, certainement. « Alexander, je suis heureuse de vous voir. » Ou pas, à vrai dire, elle ne savait plus très bien ce qu'elle était en train de faire. Après un silence, elle prit une grande respiration pour se donner du courage et ajouta : « Entrez, je vous en prie. » et Elizabeth se décala sur le côté pour le laisser entrer.

Elizabeth maudissait cette idée d'inviter quelqu'un qu'elle ne connaissait qu'à travers ce qu'il avait bien voulu lui raconter autant qu'elle se maudissait elle-même pour avoir eu cette fameuse idée. En réalité, le véritable responsable était Nicolas. Il l'avait poussé à s'ouvrir aux autres, à ne plus avoir peur, à vivre. Vivre. S'il y avait bien une chose qu'Elizabeth n'avait pas fait depuis une éternité, c'était ça. Depuis son arrivée dans ce monde, la jeune femme ne faisait que survivre. Ou essayer. Elle résistait aux attaques de sa cousine. Elle mentait pour se protéger. Elle ne fréquentait personne pour les protéger. Elle se contentait d'une routine bien réglée lui permettant de se sentir en sécurité. Autant qu'il était possible de l'être dans sa situation, avec une menace qui pouvait lui tomber dessus à n'importe quel moment - autant dire, par conséquent, que le sentiment de sécurité était plus que limité. Nicolas avait réussi à éveiller quelque chose en elle. Il lui avait permis de comprendre certaines choses et de voir d'une autre façon son avenir ici. Sauf qu'elle n'était pas prête à accepter tout ça. Elle n'était pas prête à accepter son passé, à assumer ses actes et à avancer. Elle n'était pas prête et Mary ne lui en laisserait, de toute façon, jamais la possibilité. Alors à quoi bon espérer voir sa situation changer ? Alors pourquoi avoir invité cet homme à dîner pour espérer avoir un semblant de vie sociale ? Hormis le malaise que cela créait chez la psy, c'était aussi la pire idée du siècle puisqu'elle ne mènerait à strictement rien.

Pourtant, maintenant qu'il était là devant la porte, elle n'avait plus le choix. Il lui fallait ouvrir et supporter cette soirée. La psy avait mis un certain temps avant de lui ouvrir, cherchant jusqu'au dernier instant une excuse pour tout annuler. Il allait être la première personne à entrer chez elle, cet espace qu'elle ne partageait avec personne parce que l'idée même l'effrayait. C'était chez elle, le seul endroit où elle se sentait en sécurité - ce qui était ridicule puisqu'avec de la volonté, n'importe qui pouvait entrer. Pourtant en plus de deux ans, personne n'avait jamais franchi le pas de cette porte. Personne.

Une fois devant lui, elle ne lui offrit pas d'entrer immédiatement, l'idée la faisait paniquer sans qu'elle ne puisse rien contrôler. Pourtant, après quelques mots échangés, une bouteille de vin attrapée, elle se décala pour lui laisser le champs libre. « C'est très gentil. Je vous remercie. » Pour n'importe qui, ce simple moment devait paraître anodin. Pour elle, c'était briser un millier de règles qu'elle s'était imposée, c'était un réel danger. Après tout, ce type pouvait bien travailler pour Mary. Elle connaissait sa cousine et sa tendance à lui envoyer des gens pour qu'ils s'approchent d'elle, pour qu'ils puissent la détruire de l'intérieur. Et soudain, cette idée - plus que d'habitude parce qu'elle se sentait en danger - l'avait envahi. Elle tentait tout de même de ne rien laisser paraître parce qu'elle considérait que le montrer, c'était mettre son secret en danger.

L'homme entré, Elizabeth soupira pour se donner du courage avant de refermer la porte. Il lui fallut une seconde de plus pour se retourner et faire face à Alexander, qui venait de lui poser une question. « C'est que je suis là pour écouter, pas pour être écoutée. » répondit-elle, tentant un sourire. Hormis cette raison qui n'était pas totalement fausse, il y avait surtout le fait qu'Elizabeth refusait de parler d'elle, de sa vie. Elle ne disait rien, pas même la moindre chose, le moindre détail insignifiant parce qu'elle voyait un danger potentiel, un risque de se trahir partout, dans chacun de ses mouvements, dans chacun de ses mots. Alors elle ne disait rien, même si dernièrement, il lui semblait plus compliqué de se retenir, sans doute épuisée par tout ça au point de ne plus savoir comment faire pour résister à l'envie de hurler la vérité. « Mais je vais bien, merci. » Pur mensonge, mais la question n'attendait sans doute pas d'autres réponses que celle-ci. Elizabeth n'en aurait, de toute façon, pas donné d'autre. « Et vous ? » Lui retourna-t-elle tout en s'avançant vers le salon. « Je vous en prie, installez-vous ! » Dit-elle en désignant l'endroit de la main. « Vous voulez boire quelque chose ? » demanda-t-elle, ignorant totalement ce qu'elle devait dire ou faire. Autrefois, elle avait l'habitude de ce genre de dîner ou de réceptions plus grandes, mais elle n'était pas celle qui les organisait et elle n'était pas seule dans un monde inconnu et rempli de dangers. « Peut-être pourrions-nous ouvrir votre bouteille ? » il devait désormais être plus qu'évident que les relations sociales et Elizabeth, ce n'était pas ça. Jamais plus elle ne tenait de conversations, ne recevait ou n'était invitée, alors il était compliqué pour elle de trouver les bonnes questions, de dire les bonnes choses. Sa panique ou son sentiment de malaise devaient se ressentir, mais sauf s'il était envoyé par sa cousine, il pourrait mettre ça sur tout autre chose. Elle essayait de se rassurer comme elle le pouvait.

A la réflexion de son invité, Elizabeth esquissait un sourire. Elle n'avait aucunement l'intention de le psychanalyser. Elle faisait déjà très mal son travail dans son cabinet, inutile de continuer à mal le faire chez elle. « Soyez rassuré, aujourd'hui, je ne suis qu'Elizabeth, pas votre psy. » enfin, une version d'Elizabeth, celle qu'elle arriverait à être durant cette soirée. Parce que clairement, elle ne savait plus elle-même qui elle était aujourd'hui. Alors si elle n'était pas là pour parler de lui comme le ferait une psy, elle tenterait de s'intéresser à d'autres facettes de sa vie, même si elle en savait déjà beaucoup. De la sienne, il n'y avait rien à raconter ou rien qu'elle ne puisse raconter, même si elle l'avait voulu. Il était vrai que la situation était particulière, du fait de leur rencontre. Elle restait, malgré tout, sa psy. Cela ne faisait que renforcer l'idée que cette soirée était une mauvaise idée. Une très mauvaise idée.

Elizabeth n'était pas à l'aise avec sa propre idée, elle n'était pas à l'aise à l'idée d'accueillir quelqu'un chez elle - en plus de deux ans, c'était la première fois, c'était bien la preuve de sa réticence à recevoir quelqu'un chez elle. Elle n'avait aucune idée du temps qu'elle tiendrait, de quels sujets ils aborderaient puisqu'elle refusait de parler d'elle, de sa vie ou de son passé. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle devait rester sur ses gardes, prudente, faire attention à ne rien révéler par erreur. Cet homme pouvait être envoyé par Mary. Chaque personne qu'elle croisait pouvait l'être. Trop en dire reviendrait à se condamner elle-même. Alors lorsque la conversation commença aussi simplement que toutes les conversations certainement, elle se contenta d'une réponse bateau, de la seule réponse à donner dans ce genre de situation. D'après elle, en tout cas. Parce qu'avec ce genre de réponses, normalement, elle ne prenait aucun risque.

La suite se déroula comme une invitation devait se dérouler dans ce monde, selon Elizabeth. Elle invita donc Alexander à s'asseoir et lui proposa d'ouvrir la bouteille qu'il avait ramené. Si elle était certaine que cela pouvait l'aider à profiter d'une vie à peu près banale, elle boirait plus que de raison. Mais c'était surtout un risque de parler. De trop parler. « Je vais chercher les verres. » souffla-t-elle alors, fuyant la pièce un instant.

Attrapant les verres, elle poussa un long soupir pour se donner davantage de courage. Elle était capable de le faire. Elle n'avait plus le choix. Ce n'était rien d'autre qu'un diner. Elle ne faisait que goûter à une vie normale. Elle ne faisait rien de mal. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de se dire que Mary allait être au courant, qu'Alexander courait alors un potentiel danger si sa cousine voulait s'en prendre à ses proches - proches qui se résumaient donc à des connaissances. Alors la psy tentait de se rassurer en se disant qu'elle s'était rapprochée de Nicolas sans que jamais ce dernier ne reçoive la moindre menace ou n'ait le moindre problème. Alors cette fois-ci non plus, ça n'allait pas arriver. Elle ne pouvait pas, non plus, s'empêcher de se répéter qu'elle se mettait bêtement en danger en permettant à des gens d'entrer dans sa vie alors qu'elle pouvait très bien continuer à vivre seule comme avant. Sauf que ce soir, elle ne voulait pas se poser toutes ces questions. Alors après un nouveau soupir de courage, elle revint au salon, deux verres en mains et de quoi ouvrir la bouteille. Déposant les deux verres sur la table basse, elle se concentra sur l'ouverture de la bouteille, se donnant une excuse pour ne pas relancer la conversation elle-même. Ce fut alors Alexander qui relança la conversation, complimentant la maison. « C'est gentil, merci. » A continuer ainsi, leur conversation ne serait faite que de banalités. Mais que pouvait-elle ajouter ? A quel point cet endroit changeait de l'endroit où elle vivait avant ? A quel point cet endroit lui paraissait minuscule par rapport à avant ? Ou lui parler du fait qu'il n'y avait que dans cette maison qu'elle se sentait en sécurité parce que l'extérieur l'effrayait ? Non, elle ne pouvait rien dire de tout ça, alors elle se contentait de le remercier. Simplement.

Il reprit alors la parole, lui posant une question plus personnelle, cette fois-ci. Elizabeth remplissait les deux verres, imaginant toutes les mauvaises réponses qu'il pouvait y avoir à cette question, pourtant si simple. Elle n'arrivait pas à se calmer, à cesser d'angoisser, à être plus à l'aise. Elle voyait la possibilité d'être piégée en chaque question, elle voyait le risque de trop en dire à chaque instant ou de faire un faux pas. Il devait être clair que ce n'était pas un exercice auquel elle se prêtait régulièrement. « Je vis seule, oui. » répondit-elle en lui tendant son verre, avant de s'installer elle-même. « Cette maison est un peu grande pour une personne seule, mais... je m'y sens bien. » tenta-t-elle d'ajouter pour faire un effort et faire la conversation. En détaillant ce genre de choses, elle ne prenait aucun risque, même si ce genre de phrases n'apportait pas grand chose. « Et vous ? » demanda-t-elle sans trop réfléchir, avant de boire une première gorgée de ce verre dans lequel elle aimerait se cacher à cet instant, elle se trouvait stupide à poser cette question, mais elle ne savait pas quoi dire. Elle avait déjà une idée de la réponse à cette question, elle savait qu'il n'avait pas retrouvé son épouse ici, mais peut-être vivait-il avec quelqu'un d'autre ? Ou peut-être avait-il retrouvé d'autres proches, sans lui en avoir encore parlé ? Au fond, ça n'avait pas beaucoup d'importance. Elle faisait simplement du mieux qu'elle pouvait pour discuter. « Vous n'avez toujours aucune nouvelle de vos proches ? » elle se servait de ce qu'elle savait sur lui pour faire la conversation. Elle espérait simplement qu'il n'y voyait pas une manière de continuer à jouer son rôle même en dehors du cabinet, mais plutôt une simple façon de se renseigner.

Une chance de se sentir bien chez elle ? Ça aurait pu l'être si les raisons n'étaient pas si terribles. Si elle se sentait si bien dans cette maison, c'était uniquement parce qu'elle voyait cet endroit comme le seul lieu où elle était en sécurité, comme le seul lieu inaccessible pour Mary. Ce qui était complètement stupide, en réalité. Mary pouvait rentrer ici n'importe quand si elle le voulait. Mais elle avait au moins cette chance d'être bien quelque part, alors elle se disait qu'elle avait tout de même de la chance. Puis Alexander ignorait évidemment tout ce qui se cachait derrière ce soi-disant bien-être alors elle ne pouvait pas détailler davantage sa situation et le fond de sa pensée. Lui, en revanche, évoqua sa propre maison et ce qu'il ressentait. Quelque part, le fait qu'il était du genre à parler de lui assez facilement facilitait les choses pour Elizabeth. Elle pourrait ainsi l'écouter sans devoir en dévoiler trop sur elle ou trouver des excuses pour justifier ses silences et ses non-réponses. « Peut-être est-ce ça le problème ? Peut-être que cette maison vous rappelle trop votre ancienne vie et ce que vous avez perdu ? Peut-être avez-vous besoin de changement ? » Après tout, le changement pouvait parfois avoir du bon. Il permettait de repartir sur de nouvelles bases. C'était ce qu'avait espéré Elizabeth lors de son arrivée dans son monde. Un changement si grand qu'il lui permettait d'avoir une nouvelle vie. Fini d'être à la tête d'un royaume, fini sa solitude, fini ses problèmes... Finalement, tout cela n'avait duré qu'un temps. Si Elizabeth n'avait récupéré ni sa couronne, ni son trône, elle avait, en revanche, récupéré tous ses problèmes, sa solitude - bien pire qu'autrefois - et cette peur qui ne la quittait jamais et ce, depuis toujours.

Pour faire la conversation et pour éviter qu'un sujet n'en vienne à concerner Elizabeth, cette dernière se servait de ce qu'elle savait de lui pour lui poser des questions. La première qu'elle avait trouvé était de lui demander s'il avait retrouvé des proches à lui. Elle se disait qu'il lui en aurait certainement parlé, mais après tout, peu importe. Elle avait le mérite de tenter de faire la conversation et pour quelqu'un qui ne parlait à personne en dehors de son cabinet, c'était déjà un effort qui lui paraissait incroyable. Pourtant, il avait trouvé le moyen de lui retourner cette question, de l'interroger sur sa vie personnelle. Quoi de plus normal en même temps ? Il était courant de renvoyer les questions de son interlocuteur à ce dernier, plus encore ce genre de questions. Elizabeth se maudissait intérieurement, sourire toujours aussi mal à l'aise sur les lèvres. Elle aurait tellement aimé mettre le temps sur pause pour trouver la réponse parfaite, celle qui empêchait toute autre question ensuite. « Ne perdez pas espoir. Beaucoup de mes patients m'expliquent qu'ils retrouvent leurs proches comme ça, sans s'y attendre, sans chercher. » C'était invraisemblable, mais beaucoup lui partageait cette information. Leurs proches réapparaissaient d'un coup, parfois même ils apprenaient qu'ils étaient voisins, mais qu'ils ne s'étaient jamais croisés. Mary avait bien retrouvé Elizabeth comme ça, sans la chercher, elle était tombée sur son nom par hasard. Un hasard dont l'ancienne reine se serait bien passée, il fallait le dire.

Elizabeth était punie de ses actes, de sa précédente vie. La seule personne qu'elle avait retrouvé était sa cousine, celle qu'elle avait conduit à la mort. En revanche, aucune trace de la seule personne qu'elle souhaiterait réellement retrouvé, Gideon. Il n'était sans doute même pas là. S'il y avait bien une place qu'il méritait, c'était le Paradis, pas cette ville qui se révélait être un véritable enfer. Alors, quelque part, elle préférait le savoir là-bas qu'ici, même si elle aurait aimé l'avoir près d'elle pour affronter Mary. Parce que lui aurait pu raisonner cette dernière, il aurait pu la calmer, il aurait pu mettre fin à cette querelle interminable. Après tout, Mary aussi l'avait aimé, suffisamment pour lui faire confiance et l'écouter.

Elizabeth ne pouvait plus attendre plus longtemps, il fallait qu'elle lui donne une réponse. Une réponse qui ne la mettrait pas en danger et qui ne contredisait pas tout ce qu'elle avait pu dire jusqu'ici. Se contredire, c'était se trahir et permettre à Mary de se servir de ses erreurs pour lui nuire. « Je n'attends personne. Je n'ai personne à retrouver. » précisa-t-elle, plus mal à l'aise encore qu'auparavant. « Et c'est sans doute mieux ainsi. » précisa-t-elle dans un sourire avant de boire une nouvelle gorgée de son verre déjà presque terminé. Sa réponse voulait dire qu'ainsi elle n'était pas peinée par une absence. Enfin ça c'était la version qu'elle voulait donner à Alexander. La véritable raison étant qu'elle ne souhaitait plus mettre quiconque en danger. « Et... » elle avait repris la parole sans réellement réfléchir à sa question, ce qui la fit hésiter un instant. « Et à la mairie, tout se passe bien ? » demanda-t-elle curieuse de connaître comment ça se passait. Le maire de cette ville semblait bien mystérieux, mais Elizabeth restait curieuse de cette ville gouvernait par un maire. Tout était si loin de son monde où les villes et les royaumes étaient dirigés par des rois connus de tous, généralement. Ici, le maire semblait se faire plus que discret et cela intriguait l'ancienne reine.  

Elizabeth imaginait comme il devait être difficile d'attendre les siens sans même savoir s'ils étaient réellement là. L'espoir était une chose importante, mais il ne fallait pas le confondre avec l'entêtement et la bêtise. Dans leurs cas à tous, il était difficile de savoir où se trouvait la limite. Quand fallait-il arrêter d'espérer pour se rendre à l'évidence ? Elizabeth ne pouvait le nier, elle avait rencontré bien des patients lui indiquant des retrouvailles inespérées après deux ans, des rencontres dues au hasard le plus souvent. Il semblait y avoir, parfois, comme un voile qui séparait des proches. Parfois voisins, parfois passant dans la même rue chaque jour... sans pourtant se croiser une seule fois. Elizabeth n'avait pas eu cette chance avec Mary qui l'avait retrouvée complètement par hasard en quelques semaines à peine. Elle aurait tant aimé que ce voile ne disparaisse jamais entre-elles. Enfin, il n'était pas question de son cas pour le moment - pas encore - alors elle tentait de le rassurer par quelques mots sincères. Si certains de ses patients avaient déjà retrouvé des proches, pourquoi pas lui ? Il lui faudrait peut-être beaucoup de temps et de patience, mais sans doute que ça valait le coup d'attendre et d'espérer !

Évidemment comme toute personne qui essayait de tenir une conversation, Alexander retourna la question à Elizabeth. Elizabeth qui se trouvait bien gênée parce que s'il n'y avait qu'elle, elle ne répondrait à aucune question la concernant, craignant à chaque fois de dire une bêtise qui grillerait aussitôt son mensonge. Alors elle lui répondit la seule chose qu'il y avait à répondre : elle n'attendait personne. Quelque part, ce n'était pas faux. Elle rêverait de retrouver Gideon, mais elle ne l'espérait pas. Elle ne l'espérait pas puisqu'elle ne voulait pas le mettre en danger, elle ne voulait plus revivre tout ce qu'ils avaient dû vivre avec Mary, elle ne voulait plus se battre et surtout, elle espérait qu'il ne soit pas dans cet Enfer avec eux. Il avait le droit de reposer en paix, contrairement à elle ou à Mary. Alors c'était la meilleure réponse à donner : elle n'attendait personne, personne ne l'attendait.

Comme à chaque fois, elle ne s'éternisait pas, priant pour que la conversation suivante débute sans plus de questions. Pourtant, il continuait, insistant pour obtenir plus de précisions. Elizabeth tentait toujours de garder son sourire de circonstance, cachant comme elle le pouvait sa gêne ou ses hésitations. Alexander avait dû comprendre que sa question était indiscrète puisqu'il le précisa. Pourtant, en d'autres circonstances, ces questions seraient simplement destinées à mieux la connaître. La discrétion d'Elizabeth et ses mensonges empêchaient pourtant tout ça et il devait le ressentir. « Je n'ai plus aucune famille depuis bien longtemps. » Lui répondit-elle malgré tout. Ce n'était presque pas un mensonge. Ses parents étaient morts, sa soeur également... Sa seule famille était Mary, sa cousine. Sauf qu'elle aurait préféré ne jamais l'avoir avec elle. « Et je ne suis pas le genre à avoir beaucoup d'amis. » termina-t-elle. Les amis, elle n'en parlait même pas ! Ils étaient plus qu'inexistants tant dans cette vie que dans l'ancienne - à quelques exceptions près qu'elle avait gâché à chaque fois. Si Elizabeth détestait répondre à ce genre de question, elle n'oubliait pas que le silence pouvait parfois être pire que les mots. Un silence pouvait être interprété de bien des façons. Il était alors préférable de donner une réponse, même vague.

Pour changer de sujet de conversation et revenir à quelque chose qui le concernait lui, Elizabeth se mit à lui parler de son travail. C'était une question sortie de nulle part, mais la réponse intéressait réellement Elizabeth. Pour avoir gouverné un royaume, elle se demandait bien comment le maire de cette ville pouvait être si discret. Les réponses d'Alexander ne firent alors que renforcer ce mystère étrange autour de tout ça. Après avoir bu la dernière gorgée de son verre, qu'elle reposa alors sur la table basse, elle lui répondit donc : « Comment est-ce possible qu'il ne se passe rien dans une ville si grande ? » La ville semblait même interminable et sans limite. Il n'y avait ni début, ni fin. Alors comment le maire pouvait être aussi discret ? Il devait bien y avoir des choses à évoquer, des problèmes à traiter ? « Comment peut-on diriger une ville sans jamais se montrer ? Comment les décisions sont-elles prises ? » Elizabeth avait trouvé le parfait sujet de conversation pour éviter de parler d'elle pendant un moment. Mieux encore, le sujet l'intéressait réellement, elle rêvait d'en apprendre plus sur cette ville et son fonctionnement. Pour ça, Alexander semblait être la personne idéale. La frustration de ce dernier la poussait d'ailleurs à croire qu'il était dans le même cas qu'elle malheureusement. Il voulait comprendre, mais n'y arrivait pas. « Avez-vous seulement déjà vu le maire, vous qui travaillez à la mairie ? » Parce qu'Elizabeth ne l'avait même jamais aperçu. Jamais aucun discours, jamais aucune sortie publique. Il ressemblait à une ombre qui gouvernait la ville en secret, ce qui semblait impossible évidemment... Et pourtant !

Elizabeth semblait avoir trouvé les bons mots pour qu'il cesse d'insister ou il avait remarqué de lui-même qu'il devait arrêter pour ne pas paraître impoli. Qu'importe, l'important finalement étant qu'il cesse d'en parler. Elizabeth, à la place, le lança sur un tout autre sujet : son travail ici et le maire de cette ville. C'était un sujet qu'ils avaient déjà évoqué et elle savait que c'était le sujet idéal pour qu'il ne parle pas d'autre chose pendant un certain temps. Dès les premiers mots, son impression se confirma, elle avait trouvé le sujet idéal. Il fallait dire que ce maire était un mystère pour cette ville et que la question l'intéressait tout autant.

Comment un maire pouvait-il diriger une ville sans jamais se montrer ? Sans jamais faire le moindre discours officiel ? Comment pouvait-il prendre ses décisions ? Discuter avec ses conseillers ? Alors Elizabeth lui posa toutes ces questions. Après tout, il travaillait à la mairie, non ? La logique aurait voulu qu'il ait, au moins, aperçu le maire un certain nombre de fois. La logique... Comme s'il était encore possible de parler de logique dans un monde où sa cousine morte était revenue à la vie avec des années en moins, où elle-même avait rajeuni, où ils étaient tous arrivés, semble-t-il, par le plus grand des mystères... Vraiment, parler de logique ici était stupide. Cette ville n'avait aucune logique. Cette ville fonctionnait d'une manière étrange et incompréhensible. Alors si cette ville ne possédait en réalité aucun maire ? Qui la dirigeait alors ? Une puissance supérieure ? La ville se dirigeait-elle elle-même ? Avaient-ils déjà croisé le maire un bon nombre de fois sans jamais s'en rendre compte pour autant ? Elizabeth se surprit à se poser toutes ces questions et se trouva stupide. Elle se reconcentra donc sur Alexander qui soulevait bien les mêmes problèmes qu'Elizabeth.

Elizabeth semblait même réussir à oublier son malaise d'être en présence d'un presqu'inconnu chez elle tant elle se passionnait par ce qu'il racontait et par tout le mystère que cette ville représentait. Elle avait été à la tête d'un royaume et il était impossible de prendre toutes les décisions dans l'ombre, de ne jamais se montrer, de ne pas avoir de conseillers... Les temps avaient bien changé, c'était vrai, mais pas à ce point-là, cela lui semblait impossible ! « C'est impossible... » souffla Elizabeth en secouant la tête devant l'absurdité de cette situation dans laquelle ils étaient tous. « Comment une ville peut-elle être dirigée par une personne qui n'a ni nom, ni visage ? » Cette question n'attendait aucune réponse, évidemment, Elizabeth soulevant simplement une question que tous devraient se poser. « Vous avez accès aux archives de la mairie ? » Demanda-t-elle alors en relevant les yeux vers lui. « Des documents mentionnent-ils une date antérieure à 2019 ? » Parce que cette ville donnait parfois l'impression d'avoir été créée de toutes pièces le jour de leur arrivée à tous. C'était impossible, évidemment ! Enfin, elle le supposait du moins. « Quel intérêt aurait ce maire à rester si discret ? » Il cachait forcément quelque chose, sans doute était-il à l'origine de leur arrivée à tous ici ? S'il existait...  « Aucun de vos collègues ne l'a rencontré ? Aperçu ? » Des questions, elle en avait énormément et elle se rendait compte qu'elle ne lui laissait même pas vraiment le temps de répondre qu'elle enchaînait. « Je suis désolée, ça fait beaucoup de questions... » souffla-t-elle, se permettant de sourire, sincèrement désolée.

Tandis qu'Elizabeth se concentrait de nouveau sur Alexander, son regard fut attiré par la cuisine d'où venait une odeur plus qu'étrange. « Vous sentez ? » Lança finalement Elizabeth avant de se lever précipitamment, comprenant ce qui sentait ainsi. Elle se précipita alors dans la cuisine sans un mot pour l'homme, se contentant de lâcher un : « Oh non ! » Le repas qui était dans le four était complètement brûlé. Elizabeth, qui n'était décidément pas habituée à la cuisine, l'avait totalement oublié dans ce dernier. En l'ouvrant, une fumée désagréable en sortie, elle attrapa alors le plat qu'elle déposa directement dans l'évier. Tout était fichu. « J'espère que vous aimez la viande vraiment bien cuite. » lui lança-t-elle suffisamment fort pour qu'il l'entende s'il était resté dans le salon, bien trop fort s'il était avec elle dans la cuisine, mais elle n'avait pas pris le temps de vérifier, trop concentré d'abord à sortir ce maudit plat puis à se maudire pour avoir passé tant de temps à cuisiner pour rien.

Si cette soirée paraissait insurmontable aux yeux d'Elizabeth, elle s'était finalement trouvée un point commun avec son interlocuteur - hormis bien des points communs dont elle ne pouvait pas parler parce qu'elle mentait sur qui elle était réellement. Cette ville était un véritable mystère pour tout le monde. Plus qu'un mystère, elle paraissait impossible. Ils étaient arrivés d'autres époques, d'autres mondes, d'autres univers. Ils étaient arrivés alors qu'ils étaient morts, plus âgés, différents. Ce monde n'avait aucune logique et pourtant ils existaient tous ici depuis plus de deux ans.

Le sujet intéressait Elizabeth. Pour avoir gouverner un royaume, elle ne comprenait pas comment cet endroit pouvait fonctionner et être dirigé sans visage ? Il devait bien y avoir quelqu'un derrière tout ça ? Ou cette ville avait jusqu'à la capacité de se diriger elle-même ? A vrai dire, Elizabeth ne savait plus en quoi croire. Au départ, elle avait pris cet endroit pour son Enfer personnel, mais finalement tous étaient là pour des raisons bien différentes. Certains ne méritaient pas l'Enfer. Pas d'après ce qu'ils racontaient ou leur façon d'être, en tout cas. Alors où étaient-ils tous ? Était-ce cela l'au-delà ? Se pouvait-il réellement qu'ils aient tous voyagé à travers le temps et l'espace pour une raison inconnue ?

Pour répondre à toutes ces questions, l'ancienne reine était persuadée qu'il fallait découvrir les secrets de la ville elle-même. Pour cela, il fallait d'abord comprendre qui était le maire - à supposer qu'il existait - et comment cette ville fonctionnait. Elizabeth ne retint alors pas ses trop nombreuses questions. Comme elle s'en doutait, il avait évidemment fouillé les archives, en vain. Il n'y avait rien avant 2019. Un nouveau mystère. Comment cette ville avait-elle pu apparaître comme par magie un beau jour ? Quant à ses collègues, il ne semblait rien avoir à en dire de particulier. Quelqu'un jouait peut-être un jeu, mais évidemment que ce serait une chose difficile à comprendre. Elizabeth poussa alors un long soupir, exaspérée parce que personne ne savait rien. Alexander poursuivait alors en lui disant de ne jamais s'excuser parce que la curiosité n'était pas un défaut. Elizabeth lui lança alors un sourire, le remerciant ainsi de répondre à ses questions.

Ils n'eurent, ni l'un ni l'autre, le temps de répondre, Elizabeth n'eut même pas le temps de répondre à toutes les informations qu'il venait de lui donner, qu'une odeur l'intrigua. Bien vite elle comprit d'où cette odeur provenait et elle se précipita dans la cuisine pour y trouver son plat, qui était dans le four, complètement brûlé. Elizabeth sortit alors le plat du four, le posant dans l'évier. Bon, elle n'était décidément pas douée pour cuisiner ou recevoir. Premier invité, premier plat raté. Une façon de lui faire comprendre qu'elle ne devait pas recommencer, peut-être ? Elizabeth lui lança alors qu'elle espérait qu'il aimait la viande trop cuite.

A ses mots, elle se retourna, remarquant alors qu'il l'avait suivie jusque dans la cuisine. Elle ne put s'empêcher de sourire, amusée par sa réflexion. « De toute façon, je ne suis pas bonne cuisinière, ça n'aurait sans doute pas été bon quoi qu'il arrive ! » rétorqua-t-elle amusée. « Le four vient peut-être de vous sauver, en réalité. » Autant en plaisanter, n'est-ce pas ? Après tout, même si elle y avait passé du temps, ce n'était pas bien grave. « Je peux vous laisser commander ? Je ne suis pas très à l'aise avec tout ça. » Avoua-t-elle, gênée de demander une telle chose à son invité. « En revanche, je vous invite et ce n'est pas négociable. Vous êtes mon invité ! » Elle n'allait pas le faire payer pour un repas auquel elle l'avait invité. « Pour patienter, je vous propose qu'on reprenne un verre et qu'on reprenne cette conversation sur la ville ? » Lui proposa-t-elle alors, ignorant combien de temps ils devraient attendre avant de pouvoir manger quelque chose.

Le repas était complètement fichu, aucun doute là-dessus. Elizabeth y avait passé un certain temps aujourd'hui, mais elle restait persuadée qu'il aurait été, de toute façon, à peine mangeable, alors peut-être était-ce mieux ainsi ? Puisque tout était fichu, l'homme proposa donc qu'ils commandent quelque chose. A moins de se contenter des trois malheureuses choses qui traînaient dans le frigo d'Elizabeth ou d'annuler ce repas, ils n'avaient pas vraiment le choix. La réflexion d'Alexander la fit alors sourire et elle répondit, sans même y réfléchir d'abord - elle qui pourtant réfléchissait toujours à chaque mot qu'elle prononçait, lorsque son impulsivité n'était pas plus forte qu'elle : « Comment avez-vous pu deviner mes plans ? » C'était étrange de prendre le temps de plaisanter, de discuter avec quelqu'un. Hormis ses patients - et Nicolas, qui était un patient également d'ailleurs et Camille, qui était bien la seule exception concernant ses patients - Elizabeth ne parlait avec presque personne. Elle s'interdisait de discuter avec qui que ce soit, elle s'interdisait de rencontrer qui que ce soit ou de se faire des amis. Jusqu'aujourd'hui - plus de deux ans après leur arrivée en ville - elle s'était également interdit de recevoir qui que ce soit chez elle. Alexander était d'ailleurs le premier à franchir le seuil de cette porte. Et ça n'avait été le cas que parce qu'elle avait été agacée par une réflexion de Nicolas et qu'impulsivement, pour le contredire ou parce qu'elle croyait en ce qu'il avait dit au fond, elle avait invité Alexander. Il était certainement celui qui lui ressemblait le plus, à ses yeux en tout cas. En tout cas, ils venaient tous les deux d'une époque différente et ils partageaient la perte d'êtres chers. C'était le mieux qu'elle avait trouvé pour justifier le pourquoi lui. En réalité, il était aussi celui avec qui elle pensait pouvoir s'entendre le plus facilement, mais elle n'aimait pas s'avouer ce genre de choses, pas même à elle-même.

Perdue un instant dans toutes ses pensées, elle revint à elle et demanda à Alexander de commander pour eux. Elizabeth n'était pas très à l'aise avec toutes ces choses, même si elle avait appris à se servir d'un téléphone ou d'un ordinateur. Elle préférait alors le laisser gérer cette partie, mais elle insistait pour payer. Il était son invité et Elizabeth ne comptait pas perdre ses bonnes manières en laissant payer son invité. Une fois ce point réglé, la psy proposa alors de boire un nouveau verre et de reprendre leur conversation. Même si tout allait plutôt vite à cette époque, il fallait tout de même compter un certain temps avant d'être livrés et donc ils avaient le temps de reprendre leur conversation d'avant ce désastre culinaire.

Puisqu'il semblait apprécier la proposition, ils retournèrent s'installer au salon, Elizabeth leur servant un nouveau verre avant qu'il ne reprenne là où il s'était arrêté. Avec une grande attention, Elizabeth l'écoutait parler de ce fameux maire et des décisions qu'il prenait. Il était vrai que jusqu'à présent, aucun des citoyens n'avait, semble-t-il, était sollicité, aucune élection n'était évoquée... Rien. Jamais rien. Juste des décisions prises les unes après les autres, sortie de nulle part, sans que jamais personne ne comprenne d'où elles provenaient. Puis, après avoir bu une gorgée de son verre, il reprit en évoquant ce gouvernement davantage comme une dictature. Elizabeth n'avait jamais vu ça sous cet angle, mais il n'avait pas tort. Ce type de gouvernement y ressemblait davantage qu'à ce qu'elle avait compris du rôle d'un maire, des élections et de toutes ces choses auxquelles elle était bien peu familière à son arrivée en ville. « Une dictature ? » Répéta-t-elle alors en haussant les épaules. Vraiment, l'idée était intéressante. « Il est vrai que ce que nous vivons ne ressemble pas à ce que j'ai entendu dire à propos des maires... » Elizabeth remarqua aussitôt son erreur. Entendu dire ? Non, toute son histoire - son mensonge, plutôt - tournait autour du fait qu'elle connaissait cette époque, qu'elle venait de cette époque. Prétendre ne pas connaître le rôle d'un maire autrement que par des livres ou des témoignages, c'était un mot de trop qui pouvait la trahir - parce qu'à ses yeux, le moindre mot pouvait la trahir. Elle reprit alors aussitôt, pour changer de sujet et espérer lui faire oublier ses mots malheureux : « Vous parliez d'une dictature donc, l'idée est intéressante ! Il est vrai que cette personne semble prendre toutes les décisions sans jamais consulter qui que ce soit, il ne semble d'ailleurs pas se soucier de l'opinion publique... » Elle arrêta une seconde, réfléchissant à la suite en buvant une gorgée de son verre. « Lorsque vous recevez des demandes, des plaintes à propos d'une chose qui a lieu en ville, comment réglez-vous le problème ? Comment ces informations sont-elles transmises au maire ? Il doit bien y avoir des réclamations, des documents à faire signer... Comment faites-vous alors dans ces cas-là ? » Si Elizabeth ne s'occupait pas de la ville plus que nécessaire, elle était réellement intéressée par son fonctionnement. Si ses questions, au départ, étaient destinées à faire tourner la conversation autour d'autre chose qu'elle-même, elle s'intéressait réellement aux réponses depuis le début. Grâce à lui, elle pouvait en apprendre plus sur le fonctionnement et les mystère de cette ville.

Cette ville représentait un véritable mystère aux yeux d'Elizabeth comme aux yeux de beaucoup d'autres. Si certains ne semblaient pas se préoccuper du fait de vivre dans une ville mystérieuse dirigée par un inconnu, d'autres cherchaient à obtenir des réponses par tous les moyens. Ne pas connaître le visage de celui qui contrôlait cette ville, c'était prendre un certain nombre de risques. Ne pas connaître ses intentions, c'était pire encore. Le plus effrayant était cette capacité à pouvoir tout contrôler sans jamais se montrer. Ce maire semblait avoir la main sur tout, le regard sur tout, le contrôle sur tout. Comment était-ce possible ? Jamais il ne prenait l'avis des citoyens. Jamais il ne faisait le moindre discours. Jamais il ne semblait s'intéresser aux problèmes de cette ville. Alors, quelque part, Elizabeth était d'accord avec son interlocuteur. Il avait davantage du dictateur que du maire. « Il entretient quelque chose de mieux encore qu'un quelconque culte de personnalité, il entretient le mystère, la peur... Tout le monde parle de lui, tout le monde cherche à découvrir qui il est ! Il sait qu'il peut tout faire puisque personne ne sait à quoi il ressemble. Ne pas se donner de visage, c'est peut-être une façon de paraître plus... divin. Il a la main sur tout, il contrôle tout, il peut voir tout le monde, mais personne ne peut le voir. » Elizabeth parlait sans réfléchir, les hypothèses d'Alexander la faisant réfléchir à toute vitesse. Entretenir un culte de la personnalité était une chose, entretenir le mystère devait permettre d'en retirer un certain plaisir également. Pouvoir voir chaque habitant se demander qui il est, ce qu'il est capable de faire... Il ressemblait davantage à un dieu qu'à un maire. D'ailleurs, ils en parlaient tous au singulier, mais rien ne pouvait affirmer que cette personne travaillait seule, peut-être étaient-ils tout un groupe ? En réalité, les questions étaient nombreuses, mais les réponses étaient inexistantes. Des hypothèses, ils pouvaient en avoir des milliers sans que ça ne change quoi que ce soit et sans que ça ne les avance à rien.

Elizabeth se posait alors mille questions. Comment étaient traitées les demandes, les questions, les problèmes... Cette ville fonctionnait plutôt bien malgré tout. Il y avait bien des problèmes, mais elle fonctionnait. Les réponses d'Alexander la firent alors encore plus se questionner et douter. C'était impossible de comprendre ce fonctionnement. Alexander partageait alors son point de vue et ses idées. C'était sans doute la conversation la plus intéressante qu'Elizabeth avait eu depuis bien longtemps et c'était évident pour qui la connaissait, elle si peu bavarde habituellement. « Vous avez accès à des plans de la ville ? Même si la ville donne l'impression de changer... » lança-t-elle en baissant les yeux, craignant qu'il n'ait jamais eu à subir cette étrangeté et qu'il ne la croit pas. Sur des plans, peut-être pourraient-ils trouver des zones étranges ou particulières, même si elle y croyait peu. « Et si la ville cessait de fonctionner ? Si la majorité refusait de continuer sans connaître la vérité ? Elle serait paralysée ! Croyez-vous que cela pourrait le faire sortir de l'ombre ? » De ça aussi, elle en doutait. Mais si les boutiques restaient fermées, si plus personne ne s'occupait des cultures et des récoltes, si les ouvriers ne travaillaient plus, si la mairie fermait ses portes, si les entreprises cessaient leurs activités... Une sorte de grève générale, ne serait-il pas obligé de sortir de sa cachette pour régler le problème ? « Il doit bien exister un moyen de le faire sortir de sa cachette ! » Soupira Elizabeth, presqu'agacée, en buvant une gorgée de son verre. Pour avoir gouverné un royaume, il était inconcevable à ses yeux de pouvoir diriger sans se montrer et elle ne supportait pas de ne pas avoir de réponses à ses questions. Ne pas savoir était véritablement dangereux. N'importe qui pouvait se cacher derrière cet endroit et avoir les pires intentions du monde.

Elizabeth réussissait à oublier qu'elle était chez elle en présence de quelqu'un. Elle oubliait son malaise, ses craintes et ses peurs parce qu'elle se retrouvait passionnée par un sujet qu'elle avait lancé par hasard, pour qu'il ne l'interroge pas sur des questions trop personnelles. Parler de la ville et de ses mystères lui avait paru être un excellent moyen. Elle avait eu raison. Elle avait eu raison au point de se prendre elle-même au jeu. Ces questions la passionnaient, lui faisaient émettre un nombre incalculable d'hypothèses. Elle avait envie de comprendre, de savoir, de découvrir. Elizabeth se trouvait un nouveau but en ce mystère que représentait cette ville et, plus particulièrement, ce maire. Tout en réfléchissant à voix haute, Elizabeth en arriva à la conclusion suivante : si ce maire ne cherchait pas à entretenir un culte de la personnalité, c'était peut-être parce qu'il entretenait quelque chose de bien plus plaisant, un culte divin. Cette réflexion sembla même convaincre Alexander qui ne s'empêcha pas une remarque sur la monarchie. Il ne pouvait pas s'imaginer à quel point Elizabeth était familière de cette notion de monarchie et de pouvoir donné par Dieu, mais elle ne pouvait rien en dire - et c'était sans doute mieux comme ça.

Les deux interlocuteurs continuaient à discuter des mystères de cette ville. Alexander semblait bien déterminé à résoudre ces derniers et à confronter ce mystérieux maire. Elizabeth proposait donc ce qui lui passait par la tête. Il y avait forcément une solution pour le faire sortir de sa cachette, quelque chose qui ne lui laisserait plus le choix. Sa première proposition était donc d'étudier des plans de la ville - s'il y avait accès - malgré un problème de taille : la ville changeait de forme en permanence. Alexander confirmait alors ce qu'Elizabeth avançait avec crainte - elle ne souhaitait pas qu'il pense qu'elle délirait totalement à imaginer une ville capable de bouger et de se modifier par elle-même. « Alors ce n'est pas la meilleure solution pour découvrir ce qui est en train de se passer... » Souffla-t-elle davantage pour elle-même que pour lui. Ce n'était rien. Il fallait simplement réfléchir et trouver autre chose.

Alors elle proposa autre chose : une sorte de grève générale. Si la ville cessait de fonctionner, il n'aurait alors pas d'autres choix que d'intervenir, si ? Pouvait-il laisser la ville sombrer ? Avait-il les moyens de les contrôler au point que cela n'arrive jamais ? De nouveau, son interlocuteur sembla motivé par cette idée - idée qu'il semblait même partager avant même qu'elle n'en parle puisqu'il y avait déjà songé. Paralyser une ville toute entière, une ville comme celle-ci ? L'idée semblait impossible, mais tentante. Néanmoins, le point négatif soulevé était de taille. Comment fédérer suffisamment de monde autour de cette idée pour espérer la voir donner un résultat ? Beaucoup ne semblait même pas chercher de réponses à toute cette situation. Combien étaient-ils à vouloir obtenir des réponses ? A vouloir que ce maire se dévoile ? Il fallait que la majorité se soulève pour espérer quelque chose, s'ils n'étaient qu'une poignée, tout cela serait inutile. « Peut-être devrions-nous commencer par simplement en parler autour de nous ? Il suffit peut-être de leur souffler l'idée et de la laisser grandir ? A leur tour, ils en parleront autour d'eux et ainsi de suite. Faire naître l'idée et attendre. En parler autant que nous le pouvons autour de nous... » Elizabeth soupira, le regard perdu dans le vide un court instant. « C'est encore le mieux que nous puissions faire, je pense. » Elle reposa son regard sur Alexander, secouant légèrement la tête en soupirant. Ce n'était pas simple, mais le contraire aurait été surprenant, non ? Bien sûr que découvrir de telles motivations, un personnage secret et mystérieux était une chose difficile. « Je crains que le maire n'apprécie pas tellement cette idée. Il serait préférable d'être discret si elle venait à se mettre en place un jour ou l'autre. J'imagine que d'autres avant nous se sont posés toutes ces questions... Je n'ose imaginer comment ils ont fini ! » Parce qu'elle supposait que ce maire avait tout à fait les moyens de les faire taire ou de les faire disparaître - comment croire qu'en presque trois ans, personne n'avait jamais rien tenté ? C'était impossible. Et pour une femme qui tentait de se montrer discrète, chercher à mener une révolution, ce n'était pas l'être.

Elizabeth n'avait pas eu de discussions aussi passionnées et intéressantes depuis une éternité. Par sa faute, uniquement. Elle se refusait ce genre de moments en règle générale. Se lier d'amitié était un acte bien trop dangereux avec Mary qui ne la lâchait jamais. Discuter comme elle le faisait était un acte tout aussi dangereux puisqu'à tout moment elle pouvait faire une erreur et donner une information qu'elle devait garder secrète. Le plus simple, pour elle, était donc de se taire et de vivre seule, loin de ce nouveau monde. Pourtant, sur les conseils de Nicolas, elle se retrouvait dans cette situation qu'elle refusait habituellement. Alexander était le premier habitant de cette ville à entrer chez elle, à la faire parler autant - en dehors de son cabinet. Il semblait tellement habité par ce qu'il disait que c'en devenait contagieux.

Les hypothèses fusaient, les idées naissaient et grandissaient à une vitesse folle. Ils en arrivèrent alors à parler de l'un des plus grands mystères de cette ville : les lieux qui changeaient de place. Il semblait impossible d'observer des plans pour découvrir des lieux un peu à l'écart, des lieux étranges puisque rien ne restait jamais en place. « Je connais très peu cette ville puisque je n'ai jamais cherché à la découvrir... » dit-elle en toute sincérité, s'étonnant presqu'elle-même : « mais je suis d'accord avec vous. Les changements ne semblent suivre aucune logique... Les lieux peuvent apparaître et disparaître n'importe où, n'importe quand... » Aucune logique. Aucune qu'ils n'aient remarquée, en tout cas.

Si les plans n'étaient pas la solution à leurs problèmes, ils devaient peut-être aller au coeur de ce dernier : celui qui dirigeait cette ville. Il fallait trouver un moyen pour le faire sortir de l'ombre et le forcer à se montrer. Pour ça, la meilleure solution semblait être de paralyser la ville. Pour continuer à la faire fonctionner, il n'aurait alors pas d'autres choix que de sortir de sa cachette ? En réalité, Elizabeth n'en mettrait pas sa main à couper parce qu'elle était persuadée qu'il avait bien plus d'un tour dans son sac, mais ils devaient tout essayer. Alors pour fédérer un maximum de monde autour de ces idées, ils devaient en parler autour d'eux, ils devaient implanter cette idée et laisser les gens la développer d'eux-mêmes. Elizabeth, pour sa part, n'avait jamais vraiment cherché à diffuser cette idée parce qu'elle préférait rester discrète, dans son coin. Peut-être même qu'après ce rendez-vous, elle oublierait toutes ces belles paroles et qu'elle recommencerait comme avant : se poser des questions sans chercher les réponses. Ou peut-être qu'elle trouverait la motivation nécessaire, grâce à Alexander, pour continuer. « Et c'est un domaine où je ne serai pas plus utile que vous. Disons que je m'en tiens aussi éloignée que possible, ça ne me... ressemble pas. » Et c'était peu dire puisqu'elle venait d'une époque où c'était très très loin d'exister. Depuis son arrivée ici, si elle s'était familiarisée avec le téléphone et l'ordinateur pour des raisons pratiques, elle laissait tout le reste de côté. Ça ne lui apporterait rien du tout. Alors s'il fallait en passer par-là pour diffuser cette idée, il ne fallait pas compter sur Elizabeth.

« Alors ne faîtes rien qui puisse vous nuire ! C'est important que quelqu'un ait accès à un lieu comme la mairie. Vous pourriez avoir accès à des informations importantes, alors vous devez garder votre place, et surtout... Prendre des risques inutiles ne nous apporterait rien. » Il était intéressant d'avoir quelqu'un dans le lieu qui était censé représenter le pouvoir, d'une part et, d'autre part, il ne devait surtout pas se mettre en danger, qu'importe le but qu'ils cherchaient à atteindre. Si on cherchait à le faire taire, ça n'apporterait rien à la cause qu'il défendait. « Sauf que cet endroit ne ressemble en rien à votre monde, je me trompe ? » En réalité, elle savait bien que non puisqu'il lui avait déjà parlé de son passé, mais la question était sortie sans qu'elle n'y fasse vraiment attention. « Et s'il n'y avait personne ? » S'inquiéta-t-elle soudainement à l'idée que si cette révolution se menait un jour, il n'y aurait rien. Aucune réponse à leurs questions, leurs doutes et leurs craintes. « Si ce maire n'existait pas. Si personne ne contrôlait cet endroit ? » Depuis cet endroit, du moins ! Peut-être que tout était contrôlé par une entité extérieure à la ville, une entité inaccessible pour eux. Ou peut-être qu'il n'y avait personne au sens où ils l'entendaient tous. C'était étrange, jusqu'à présent cette idée n'avait jamais vraiment perturbé Elizabeth, mais désormais, avec l'idée qu'une révolution pouvait changer les choses, ces craintes naissaient, celles qu'il n'existait aucune solution à cette situation.

C'était étrange comme les choses semblaient se mettre en place seule, naturellement. Leur discussion prenait tout un autre sens parce qu'ils donnaient l'impression qu'il ne s'agissait pas que de paroles, mais bien de plans, d'actions en préparation. Ils ne parlaient plus pour parler, comme le désirait initialement Elizabeth, ils parlaient avec passion. Elizabeth devait bien l'avouer, ces discussions lui rappelaient celles qu'elle avait autrefois lorsqu'elle était à la tête d'un royaume. Leurs natures étaient différentes, d'une certaine façon, mais la passion et l'envie de faire au mieux étaient présentes.

Ils se retrouvèrent alors confrontés à la question de l'informatique et des réseaux. Autant être franche dès le départ avec lui, elle n'y connaissait rien. Lui non plus. Ce n'était sans doute pas les gens doués qui manquaient dans cette ville. Tous n'étaient pas nés à une époque aussi éloignée que la leur. Ils trouveraient. C'était l'une des rares fois où Elizabeth ne perdait pas espoir. Au contraire. En se focalisant entièrement sur cette mission qu'ils étaient en train de se donner, elle réussissait pour la première fois à oublier sa cousine et ses craintes. Elle se concentrait totalement sur autre chose.

Prenant leurs formes, les plans étaient en train de se développer, de se détailler. Alexander et Elizabeth évoquaient les risques à prendre, ceux que lui courait en travaillant à la mairie, s'il se faisait prendre. Elizabeth était plutôt de l'avis de rester prudent. Il n'était pas question d'attendre que les autres fassent tout en restant cachés dans son coin, mais il avait un avantage considérable qu'il serait stupide de perdre bêtement. Il avait accès à cette mairie et ce point leur donnait un avantage non négligeable. Il devait donc rester prudent. D'autant qu'ils ne savaient pas comment ce fameux maire réagirait à leurs fouilles. Inutile de perdre bêtement la vie, par manque de prudence ou par excès de confiance.

A la question d'Elizabeth - à laquelle elle connaissait déjà la réponse - il confirma que son monde était très différent et supposa que c'était la même chose pour Elizabeth. Une légère panique l'avait envahie de nouveau, mais étrangement, elle avait su se reprendre, se contentant de hausser légèrement les épaules en souriant. Ça ne valait aucune réponse, à lui de l’interpréter comme il le voulait. Revenant au sujet du maire, Elizabeth craignait qu'il n'existe pas. Pas au sens où ils l'imaginaient tous, en réalité. Elizabeth termina son verre avant de le déposer sur la table basse, tout en écoutant ses questions. « De quelque part, oui. Mais je me dis que ça ne vient peut-être pas d'ici. » Souffla-t-elle, en pleine réflexion. Ici signifiant cette île, cet endroit qu'il était impossible de quitter. « Je me demande parfois si nous ne sommes pas qu'un jeu distrayant pour la personne qui contrôle tout ça. Et si cette personne n'est pas gentiment à l'abri, loin d'ici... Loin de nous. » Elle réfléchissait tout en parlant, sans faire attention à la cohérence de ses propos. « La société, notre société, fonctionne depuis plus de deux ans... » Ajouta Elizabeth, repensant aux autres propos de l'homme. « Peut-être sommes-nous censés prouver qu'une société est viable même sans gouvernement, pas au sens où on l'entend tous ? » Non, non. Elizabeth secoua la tête de droite à gauche, pensive. « Non. Si c'était le cas, la ville ne fonctionnerait pas comme ça. Il n'y aurait pas tous ces... mystères, toutes ces choses que la ville nous impose... » La plupart du temps des choses effrayantes ou douloureuses. Impossible de lier ça à l'envie de découvrir si un nouveau système politique pouvait exister, si ? « Et si, par miracle, un jour, nous avons la possibilité d'installer un gouvernement... Imaginez un peu tout ceux qui essayeront de prendre cette place ? » Parce qu'Elizabeth savait qu'elle n'était pas la seule à avoir dirigé un royaume. Mary était là. D'autres étaient forcément là. Des gens voulant récupérer le pouvoir, diriger, prendre le contrôle de cette ville. Etaient-ils prêts à mettre en danger le relatif calme de la ville pour installer, un jour, un nouveau gouvernement - dans l'hypothèse où ils réussissaient à démasquer et faire tomber les dirigeants actuels, évidemment. Tout ça au risque de faire pire que mieux et de faire tomber la ville dans un chaos sans fin ?

Il s'agissait, sans le moindre doute, de la conversation la plus passionnante et la plus stimulante qu'Elizabeth avait eu dernièrement. Alexander parlait avec passion et intérêt. A tel point qu'ils en arrivaient à mettre en place des hypothèses pour agir, des plans. Sérieusement, ils s'échangeaient des questions, des doutes, des idées. Ils discutaient, prenaient note de la réflexion de l'un et de l'autre et affinaient leurs idées à mesure que la conversation avançait. La situation était compliquée parce que la ville regorgeait de mystères en tout genre. Le premier problème était sans doute qu'ils ne savaient pas contre quoi ou contre qui se battre. Leur adversaire - s'il fallait l'appeler comme ça - était invisible. Inconnu. Complètement étranger. Cela rendait les choses difficiles, mais Elizabeth était presque ravie de ces difficultés qui lui offraient un moment qu'elle appréciait particulièrement.

Comment lutter contre quelqu'un dont on ignorait tout ? Ils ne savaient rien de ses faiblesses, rien de ses atouts, rien de ses particularités, rien de ses relations... Ils ne savaient rien du tout. Ils ne savaient même pas, si, en réalité, il existait. Comment lutter contre un adversaire dont même la simple existence était remise en question ? Se pourrait-il qu'ils s'apprêtaient à lutter contre le vide ? A se battre contre le rien ? Elizabeth avança alors cette hypothèse, celle que le maire n'existait pas réellement. Ou peut-être pas dans cet endroit dont il était impossible de sortir. Si tout était contrôlé depuis l'extérieur ? S'ils n'étaient que des pions ? S'ils n'étaient qu'un test ? Si ce test visait à recueillir des informations sur une société sans dirigeant réel ? Si ce test visait à comprendre les réactions de certaines personnes en fonction de certaines situations ? S'ils n'étaient que le résultat d'une expérience ? Toutes ces questions paraissaient bien étranges et donnaient le tournis à Elizabeth. L'idée de n'être qu'un pion, manipulé, à qui l'on pouvait envoyer tout et n'importe quoi n'était pas une idée réjouissante. Cette idée, qu'elle pouvait être observée en tout temps, manipulée, dirigée, que rien n'était le fruit du hasard, l'effrayait. Alors, quoi qu'elle fasse, si ces gens décidaient que Mary aurait sa peau, elle aurait sa peau ? A cette pensée, elle ne put réprimer un frisson. C'était terrifiant.

Alexander mit alors des mots plus précis sur cette hypothèse. Des cobayes. Ils n'étaient peut-être que ça. Il finissait même par approuver cette hypothèse, qui ne l'enchantait pas plus qu'elle ne l'enchantait, elle. « Vous avez déjà remarqué la capacité qu'a cette ville à nous envoyer des épreuves ? Des événements ? Elle semble tout connaître de nous, dans les moindres détails, et nous surprend parfois à nous faire vivre quelque chose, tombée de nulle part. Je me suis toujours demandé pourquoi, ce qui déclenchait ces événements soudains... Si ce test n'est pas seulement lié à la politique, nous pourrions supposer que l'on observe nos réactions, nos façons d'agir et de réagir en fonction des événements que l'on nous envoie. Je commence à croire que tout n'est qu'un jeu pour ceux qui contrôlent cet endroit, en effet. » Elizabeth réfléchissait toujours à voix haute. Si habituellement, elle ne parlait pas sans réfléchir, elle était bien trop concentrée sur ce qui était en train de se dire pour y prêter la moindre intention. « On nous donne l'illusion de contrôler nos vies, mais on ne contrôle rien, en réalité. De notre arrivée ici, aux gens que l'on rencontre, aux lieux que l'on fréquente, à ce qui nous tombe dessus. Tout semble arriver par hasard, sans raison. Mais peut-être qu'en réalité, tout est calculé. Prévu. » Ça semblait presque logique dans l'esprit d'Elizabeth, désormais. Tout ce qu'elle prenait parfois pour un hasard, pour son destin, pour sa punition... Tout était peut-être calculé pour tomber à tel ou tel moment, pile au bon moment afin d'en apprendre plus sur les capacités d'une personne à réagir, sur les choix qu'elle faisait soumise à telle ou telle chose...

Partis dans leurs hypothèses et leurs discussions, une idée interpella soudainement l'ancienne reine. Trouver le maire, le forcer à sortir de sa cachette ou essayer de récupérer le contrôle du gouvernement... Les idées n'étaient pas mauvaises et partaient d'une bonne intention. Sauf qu'ils n'étaient certainement pas les seuls à avoir des vues sur cette place. Dès que la place serait vacante, qui sait ce qui se passerait ? Qui tenterait de prendre le pouvoir ? Qui réussirait ? « Alors nous avons le choix entre accepter d'être dirigés par quelqu'un qui ne nous laisse aucune chance d'agir et qui nous retient prisonnier de cet endroit ou prendre le risque d'être dirigés par quelqu'un qui contrôlera cet endroit en nous privant des dernières libertés qu'il semble nous rester ? » Conclut-elle dans un soupir après la réponse d'Alexander, en laissant son dos s'appuyer contre le dossier du canapé. Les perspectives n'étaient pas attirantes, mais évidemment, il restait la solution parfaite, la plus difficile à atteindre, sans aucun doute, mais la meilleure, pour eux : « Alors, nous n'avons pas le choix : il faudra se montrer plus intelligent, plus malin, plus organisé et plus rapide pour ne laisser aucune chance aux pires d'entre-nous d'obtenir ce poste. » Ils devaient gagner cette place pour mettre en place des élections, pour laisser aux citoyens le droit de choisir. C'était presqu'ironique pour Elizabeth de parler de mettre en place un état démocratique, elle qui avait été reine. Pourtant, même si diriger lui manquait parfois, elle savait que le monde avait changé et elle n'était pas prête à lutter pour retrouver une telle place aujourd'hui. Aujourd'hui, elle aspirait à une vie plus tranquille, loin d'un quelconque rôle de dirigeant, ce qui ne l'empêcherait pas de vouloir jouer un rôle si tout cela devait se faire un jour.