La plume reste suspendue dans les airs alors que ton ombre danse sur la toile de la tente au gré des vacillements de la flamme qui illumine ton refuge. Tu aperçois l’extérieur par l’embrasure du pan de textile que tu as laissé entrouvert et tu devines la naissance prochaine d’un jour nouveau à l’horizon, la nuit laissant la place à un océan céleste baigné de couleurs un peu plus chaudes. Encore une nuit passée à réfléchir, calculer, espérer, une nuit passée à tout faire sauf dormir. Si Lan était présent, tu ne doutes pas qu'il adresserait un regard sévère, désapprobateur mais calculant déjà comment te convaincre de prendre soin de toi. Peut-être se serait-il servi de quelques chopes de plus, ne fut-ce que dans l’espoir que son manque d’ébriété te rende plus susceptible au sommeil, par le Lien qui vous lie (tu es toujours un peu plus détendue lorsqu’il boit, après tout). Lan. Instinctivement, tu cherches au plus profond de toi cette étincelle de chaleur qui était typiquement lui, ce soupçon de pouvoir qui t’a liée à l’homme de Malkier ces vingt dernières années. Là où tu savais d’ordinaire trouver sa force inépuisable et sa foi dans l’importance de ta mission, tu ne retrouves à nouveau que le vide. Sombre. Froid. Cette part de toi qui a toujours été à lui depuis que tu t’es liée à l’homme des Marches n’a en écho que le silence de son absence.

Tu détestes cette sensation et même si tu refuses de l’admettre, quelque part tu la redoutes. La plume tombe sur le bureau et tu serres ta main contre ton cœur, forçant l’organe vital à calmer sa cadence face au train fou de tes anxiétés. Cette fois-ci, c’est différent. Tu n’es pas sujette à la panique, tu es trop têtue pour ça.

Tu choisis de te concentrer sur les vingt années de quête qui te lient à lui, même si tu ne peux pas percevoir sa présence dans un coin de tes pensées. Du moment où tu l’as traqué en le suspectant d’être un serviteur de l’Ombre et que tu as fini dans un étang glacé avec une leçon de vie que tu n’as jamais oubliée. Lorsque tu as expliqué ta quête pour le Dragon Réincarné, l’homme destiné à reforger le monde à nouveau ou le détruire. Lorsqu’il est devenu ton Champion. Tu te souviens de sa loyauté inébranlable et de toutes les fois où tu as pu puisé dans la force qu’il a toujours semblé été trop content de partager avec toi.

Le nombre de fois qu’il t’a  sauvé la vie.

Tu te concentres sur la paix que sa présence a toujours inspiré en toi et tu respires profondément jusqu’à ce que ton coeur retrouve un rythme sûr et calme. Tu ne perçois pas sa présence, le Lien est vide, mais tu te réconfortes en imaginant ce qui aurait pu l’être et tes pensées s'apaisent. Légèrement secouée, et prise d’un élan de nostalgie, tu reprends la plume pour essayer de coucher sur le papier ce que tu n'as jamais pu leur dire à voix haute, adressant ces lettres à Lan et Siuan même si tu te doutes que les chances d'être lues s'affinent de jour en jour. Certes, il n’y a personne, ici, à qui envoyer les missives mais tu estimes important de garder un tracé de tes efforts pour retrouver les tiens. Dans le pire des cas, cela servira de journal de ton existence ici.

À l'extérieur de la tente qui te sert de demeure improvisée dans ce monde, tu entends les oiseaux commencer à chanter pour accueillir un jour nouveau. Tu aurais dû dormir, mais la vérité est que tu as toujours des difficultés tant que le pressentiment pèse sur tes songes.

Pendant des mois suivant l’affrontement à l’Oeil du Monde, tu as vécu avec cet horrible vide au plus profond de ton âme, arrachée à la Source au moment où tu en aurais eu le plus besoin. Des mois à deviner la présence du Pouvoir Unique au bout de tes doigts sans être en mesure de t’y connecter, une éternité à observer Lan t’examiner, inquiet, craintif du moment où tu déciderais d’en finir. Mais tu as tenu bon. Tu es devenu la pire version de toi-même pour survivre, mais tu as tenu bon.. Et à peine as-tu retrouvé le Don, le frissonnement d’énergie parcourant tout ton être, que tu perds contact à nouveau. Le Dessin se moque de toi et cette fois lorsque tu te retrouves seule, ce n’est pas parce que tu as tout fait pour continuer seule. Cette fois, lorsque Lan a disparu, ce n’est pas parce que tu as tout fait pour prendre congé de sa présence, et tu regrettes toutes les choses que tu n'as toujours pas pu dire.

La Roue tisse comme la Roue le veut.

Ton dicton favori, ta petite réalité pour te rappeler en permanence que tu n’as pas de réel contrôle sur ce qui t’arrive, que tout est prédestiné et encouragé d’une manière qui correspond au Dessin que la Roue a préparé pour toi. La Roue affecte l’univers entier et tu es rassurée par le fait qu’être ici ne change rien à cette simple vérité. Une fois encore, tu es isolée, et tu donnerais tout ce que tu as pour ne plus l'être.

Pendant si longtemps, tu as été seule mais entourée de monde, jeune héritière de la dynastie royale de Cairhien, élevée pour exercer ton influence sur tes sujets, entraînée dans le jeu sournois des politiques et des intrigues de la Cour, mais surtout éduquée à ne jamais laisser qui que ce soit dicter le cours de ton existence. La Roue décide de ça pour toi, après tout. Lorsque ta capacité à toucher le Pouvoir Unique a été révélée au monde et que la conseillère Aes Sedai de ton oncle le roi a suggéré de t’envoyer à la Tour Blanche pour t’enseigner comment approcher le Pouvoir de manière sécurisée, tu as cru enfin pouvoir échapper aux manigances des cours royales et aux politiques de la noblesse cairhienne. Et pendant quelque temps, tu as pu. Tu passes tes premières années en compagnie de gens qui ne te regardent pas comme une noble, mais comme une Acolyte de la Tour Blanche des Aes Sedai, tu es mise au même niveau que tout le monde. Il te faut trois ans pour passer le test et devenir Acceptée, trois autres pour obtenir le châle et rejoindre les rangs de tes Soeurs confirmées, l’une des plus jeunes à terminer ton éducation aussi rapidement. Tu es fière de toi pour ce que tu as fait, pas pour ce que tu aurais pu être. Et pendant tout ce temps, tu as cru avoir enfin trouvé où tu appartiens: dans le sourire d’une fille de Tear qui t’ouvre ses bras et te protège du reste du monde lorsque les leçons sont trop fortes et que rien n’a de sens.

Siuan.

L’expression de son regard lorsque tu l’as abandonnée dans cette cour de Cairhien te revient à l’esprit à nouveau et se mêle au souvenir de son sourire lorsque tu poses tes lèvres sur les siennes et que vous vous taquinez. Sa plainte de douleur se mêle à l'écho de son rire, et tu lâches ta plume pour la seconde fois dans un fracas exagéré par le silence de cette fin de nuit, portant ta main à ton visage comme si le mouvement pouvait effacer la vision qui s’est imposée à ton esprit. Tout en toi aimerait pouvoir la retrouver et s’assurer que rien n’a changé mais tu sais que ce n’est pas totalement vrai. Tu te doutes que Siuan ne fera jamais rien sans une bonne raison, mais le manque de confiance en toi, en ta mission, dont elle a fait preuve te fait le plus mal. Se séparer d’elle, finalement, a été nécessaire pour le bien être du Dragon et tu sais que tu ne le regretteras jamais. Pas vraiment. Rand n’est pas destiné à être tenu en laisse par les Soeurs de la Tour Blanche, tu aurais seulement souhaité que l’intervention d’une Réprouvée ne soit pas nécessaire pour faire capituler l’amour de ta vie. La revoir affalée au sol, une blessure à la tête saignant de plus en plus… te détourner d’elle et suivre Lanfear dans les Chemins reste la chose la plus difficile que tu aies jamais eu à faire.

Tu te doutais que le chemin sur lequel tu t'engageais il y a vingt ans allait être difficile, mais tu ne t'es jamais préparée à ça.

Lorsque Siuan et toi avez été les seules témoins de l’annonce de la réincarnation du Dragon, tu n’aurais jamais pensé que ça allait être si douloureux. Difficile, oui, mais pas si pénible. Tu aurais sacrifié ta vie en un instant pour celle de l'Amyrlin, mais lorsque tu te détournes de l’amour de ta vie pour suivre le Dragon Réincarné dans la prochaine étape de sa destinée, tu sais que tu le fais parce que rien n’est plus important que lui. Ni l’amour que tu portes pour la femme vaincue et au sol, ni tes propres sentiments.

Il n'existe rien d’autre que le Dragon, et l'importance de votre mission.

Et maintenant que tu es coincée ici, loin de tout, incertaine de comment tu es arrivée ou de la manière que la Roue a choisi de pallier à ton absence, même si tu n’as pas l’arrogance d’imaginer que tu es indispensable au bon développement du Dessin. Tu espères furieusement, en revanche, que la présence des amis de Rand va faire entrave aux efforts des Amis du Ténébreux jusqu’à ce que tu trouves le moyen de rentrer.. Au moins le Dragon n’est pas seul. Tu t’efforces à être rassurée par cette simple vérité, même s’il y a tellement d'autres choses qui peuvent ne pas aller en faveur de la Lumière.

L’incertitude te ronge et tu détestes ça, au moins autant que le fait d'être seule sur cette terre étrange.

Moiraine Sedai?. D’ordinaire, tu aurais rapidement dissimulé tes documents et la moindre preuve de tes manigances, mais personne dans cet univers n’est en mesure de lire le langage dans lequel tu écris; franchement, tu ne comprends pas comment tu peux les comprendre verbalement. Tu invites le nouveau venu à entrer et tu te prépares à entendre un compte rendu des évènements de la nuit. Tu n’es peut-être plus chez toi, mais tu fais tout pour te garder informée; petit à petit, tu reconstruis ton réseau d’Yeux et Oreilles, gardant un oeil sur ce qui se passe dans cet univers étrange, gardant ton attention sur les échos révélant la présence potentielle d’un Ami de l’Ombre… ou alors la présence de Lan, ou Rand, ou n’importe qui lui permettant de donner sens à ce monde sans raison.

Tu adresses l’arrivant d’un geste de la main avant de ranger ton équipement d’écriture, le document à moitié écrit rejoignant les semblables rédigés durant les semaines depuis ton arrivée ici. Tu gardes un oeil sur tout, tu aides quand tu le peux, même si l’absence du Pouvoir est difficile. Mais une chose est certaine: la prochaine fois que ton univers bascule à nouveau, tu seras préparée…