(Terminé) [Eve & Oksana] ... and I am going to kill it.

Un sourire vient naturellement se déposer sur ses lèvres au moment de découvrir le nom d'Eve sur son téléphone. C'est toujours le cas, même quand elles s'écrivent les plus grandes banalités du monde, qu'importe. A chaque fois qu'elle sent son téléphone vibrer et le nom de son amante apparaître sur son écran, ça lui produit le même effet. Ca lui produit de l'effet, point. Elle qui d'ordinaire ne ressent rien pour rien. Eve est à nouveau dans sa vie, et cette vie s'en voit transformée. Et ça passe par des petits riens aussi simples et naturels que le sourire qui s'étire sur ses lèvres. Sourire qui se fige néanmoins au moment de lire le message qui vient de lui être envoyé.

Elle se crispe immédiatement, se redresse d'un bon et envoie balader sans vergogne sa maquilleuse, qui était en train de la préparer pour un shooting. Maquillée d'un seul oeil, elle ressemblerait presque à une sorte de clown triste, ce que vient accentuer sa tenue certes élégante mais également bouffante, de ces articles de mode pour lesquelles elle nourrit une vive passion. Mais qui naturellement attire le regard. En l'occurrence, la tenue est prêtée, elle n'est pas supposée quitter le studio de photographie, mais Oksana s'en moque royalement, elle envoie balader successivement tous ceux qui cherchent à la retenir tandis qu'elle abandonne les lieux sans scrupules ni explications.

Au volant de sa voiture, elle tente d'ignorer les tambourinements de son coeur, qui cognent avec violence contre sa poitrine. "J'ai des nouvelles des Douze", juste ça. S'il n'y avait le message suivant, Villanelle pourrait presque croire à un piège... Message suivant qui devrait la rassurer au passage, mais ce n'est pas le cas du tout. Avoir des nouvelles des Douze, déjà, c'est devoir accepter le fait qu'ils sont bel et bien là... chose qu'elles ont toutes les deux soupçonné mais que celle qui avait si longtemps officié pour eux aurait voulu voir être démentie. Et au-delà de cette nouvelle épée de Damoclès au-dessus de la tête, qu'elle se serait clairement épargnée... Si les Douze sont entrés en contact avec Eve, elle doute fort qu'ils auront employé la manière douce, pas si leur but est de l'atteindre elle, du moins... et c'est forcément leur but.

Elle a peur, c'est aussi simple que ça, elle a peur de l'état dans lequel elle va retrouver la femme qu'elle aime, et que cette dernière demande son offrande d'alcool fort et de chocolat n'aide pas franchement. Ce qui ne l'empêche pas de s'exécuter et de faire un crochet en urgence dans une supérette pour acheter une gigantesque bouteille de vodka et trois assortiments différents de chocolat - ainsi qu'un nécessaire à pharmacie, songeant que ce ne sera pas du luxe... tout en pestant contre le type devant elle à la caisse, qui lui fait perdre un temps précieux.

Finalement, elle arrive à l'adresse d'Eve et se précipite jusqu'à son appartement. En quelques pas, elle est dans sa chambre, où elle retrouve une Eve défigurée, le nez en sang.

"Я убью этих засранцев и повешу их за кишки..." jure-t-elle dans son russe le plus agressif tout en se rapprochant de son amante, s'installant sur le lit pour prendre doucement son visage entre ses mains et examiner sa blessure. "Comment tu te sens ? Qu'est-ce qui s'est passé ?" demande-t-elle tout en fouillant dans son sac en quête du nécessaire pour nettoyer la plaie ensanglantée. "Où est-ce qu'ils t'ont touchée ?" ajoute-t-elle afin de pallier au soin des blessures les plus urgentes.

« Arrête de rire ! » l’exhorte Villanelle alors qu’un rire nerveux aiguise la douleur de son amante en même temps qu’elle réagit à son discours.

Cette situation n’a définitivement rien de drôle. Et c’est Oksana qui se permet de l’affirmer, elle qui trouve une source d’hilarité en des lieux que personne d’autre ne soupçonnerait. Mais la chose est bien évidemment très différente quand le danger ne pèse non pas sur elle mais sur Eve. Certes, qu’elle soit capable de trouver matière à rire dans telle situation est bien la preuve qu’elle ne doit pas être si mal en point, mais le sifflement de douleur qui s’échappe de ses lèvres par la suite ne lui dit rien qui vaille pour autant. Si elle est toujours en vie, c’est sans doute que quelqu’un l’a décidé pour elle, ce qui signifie par conséquent qu’en d’autres circonstances, elles ne seraient même pas en mesure d’avoir cette conversation toutes les deux. Tout en soulevant son haut, elle lui assure qu’elle n’a rien de grave – enfin, elle croit. Rassurant.

Elles pourront toutes les deux arguer qu’elles ont survécu à bien pire puisqu’elles ont survécu l’une à l’autre, mais… Cette blessure n’est quand même pas belle à voir… Cependant, à première vue, elle est en effet plutôt superficielle. Pas franchement belle à voir, oui, mais rien que le temps et quelques pansements et médicaments ne puissent résoudre. Alors qu’elle examine la plaie et est enfin en mesure de constater qu’elle est peu profonde, Villanelle se détend immédiatement… La situation reste critique, bien sûr, et elle doit les concerner et les inquiéter à plus d’un titre, c’est l’évidence même. Mais en attendant, Eve est là, elle est en vie, et à présent, elles sont ensemble.

Villanelle a déballé son nécessaire à pharmacie et tente du mieux qu’elle le peut de nettoyer la blessure d’Eve. Ce n’est pas idéal, et par précaution, il faudrait peut-être qu’elles choisissent de se rendre à l’hôpital, mais Villanelle doute fort que ce soit une bonne idée, chose que les dires suivants d’Eve ne tardent pas à lui confirmer, en effet.

« Hélène… », répète Villanelle, suspendant son geste quelques secondes. Une bouffée d’amertume la gagne immédiatement. « Je la connais. »

Elle a très envie de hocher la tête, de ne rien répondre et de gaver Eve d’alcool et de chocolat – en grapillant sa dose au passage… Mais elle ne peut pas se permettre d’occulter le sujet. Sa main tremble légèrement au moment de reprendre ses soins. Non, jamais Oksana ne pourra laisser son passé derrière elle. Il la rattrapera toujours… Mais si elle doit y faire front, il faut que ce soit avec Eve. Villanelle ne s’épanche pas sur les circonstances de sa rencontre avec Hélène, elle devrait sans doute, pourtant. Avec ce qui vient de se passer, elle le lui doit, même. Mais quoi dire, de toute façon ? Elle ne veut pas se remémorer leur rencontre, les circonstances de celle-ci, les mots qu’elle lui a adressés alors, sa déception, son amertume… Elle sait seulement que le doute n’est plus permis à présent : mais le danger est identifiable et identifié… Elles peuvent les prendre de court. Elles le doivent, surtout. Le message est passé. La prochaine fois, Eve ne sera pas épargnée.

« Qu’ils aillent se faire foutre, je retournerai pas avec eux », décrète-t-elle en appliquant, peut-être un peu trop fort, un bandage sur la plaie d’Eve, Eve vers qui, ses soins achevés d’être prodigués, elle lève le regard pour amarrer ses prunelles aux siennes. « Je vais la tuer. Puis je tuerai tous les autres », décrète-t-elle d’un ton sans appel avant de fouiller dans son sac pour en tirer la boîte de sucreries achetée plus tôt et d’accrocher un sourire à ses lèvres. « Chocolat ? »

Villanelle affiche un sourire qui ressemblerait presque à une grimace, comme pour exhorter Eve à cesser ses pitreries quand celle-ci observe qu’elle n’est pas mal en infirmière, mais ce sourire trahit dans le fond un certain amusement. Elle est en rogne, elle est inquiète, mais face à la décontraction de son amante, elle se sent aussi plus légère. Elle aurait bien pu y passer, elle est en danger de mort, et elle trouve quand même matière à faire des blagues du genre… Et c’est justement parce que personne d’autre ne réagirait normalement de cette manière à une situation telle que celle-ci qu’Eve lui est si attirante. Eve ne ressemble à personne d’autre. Si, Eve lui ressemble. Et bon sang, ce qu’elle peut l’aimer.

Malgré tout, elle garde en tête ses priorités. Elle se voit mal se marrer et renchérir dans ces circonstances. Quand c’est de sa vie qu’il s’agit, elle s’en fiche, elle sait composer avec les circonstances, mais là, c’est de la vie d’Eve qu’il est question, et ça change tout. Elle a passé deux ans et demi sans elle, au moment où elle pensait pourtant que toutes les deux se trouveraient enfin, c’était certainement pas pour laisser qui que ce soit ou quoi que ce soit la priver d’elle. Que ce soit encore eux, encore et toujours eux, les Douze, qui viennent lui pourrir l’existence, ça la frustre, ça l’agace. Ceux qui se mettront en travers de leur chemin, ceux qui s’en prendront à Eve, elle les tuera. Point à la ligne. Non, elle n’a pas spécialement envie de tuer de nouveau, mais aux grands maux les grands remèdes, c’est sa solution naturelle à un problème qui ne l’est pas.

Oksana consent à s’installer à côté d’Eve, cette dernière a beau donner le sentiment de prendre cette situation plus légèrement qu’elle, au bout du compte, c’est elle qui sait la considérer avec toute la distance que cette situation exige. Oksana n’a pas envie d’attendre ou de réfléchir plus avant : elle veut foncer dans le tas et intervenir, elle en a besoin, ne serait-ce que pour se décharger un peu de la frustration qu’elle éprouve à la pensée d’être arrivée après la bataille, sans avoir eu l’occasion de rendre la monnaie de leur pièce à ceux qui s’en sont pris à eux. Villanelle affiche une moue un peu boudeuse, comme une enfant qu’on réprimande en entendant Eve la recadrer et lui faire remarquer qu’il faut qu’elles en sachent plus. A son tour, elle prend un chocolat dans la boite, qu’elle mord furieusement.

« Y a rien à savoir, ils sont vivants et bientôt ils seront morts. Quelqu’un touche à un de tes cheveux, je le tue, fin de l’histoire », décrète-t-elle comme s’il était en aucun cas possible que les choses se passent ainsi. Même s’il est fort à parier que les Douze sont bien moins puissants et influents ici (peut-être même qu’ils ne sont pas douze, c’est dire), il ne s’agirait pas de les sous-estimer non plus. Elle a opéré à leur service suffisamment longtemps pour le savoir, elle ne peut pas prétendre l’ignorer.

Dans une sorte de grognement légèrement agacé, alors qu’Eve la freine dans son élan comme si elle n’avait pas conscience du fait que la prochaine fois, elle n’y survivrait peut-être pas, Villanelle récupère la bouteille de vodka, l’ouvre et en boit une trop grande gorgée avant de la tendre à Eve.

« Tu vois vraiment une autre solution, toi ? Ils vont jamais me laisser tranquille. »

Il y a plus de détresse qu’elle n’en voudrait dans sa voix, cette fois. La cage dont elle avait cru s’être libérée s’est à nouveau fermée sur elle. Pire encore, sur elles deux.

Quand Villanelle se laisse gagner par ces émotions pures que seule l'implication d'Eve dans l'affaire sont capables de lui faire ressentir, elle qui autrement bataille à éprouver quoi que ce soit, Eve parvient à considérer la situation de manière plus rationnelle, et c'est définitivement une chose dont l'ancienne tueuse à gages a besoin à l'heure où la colère et l'inquiétude éclipsent chez elle la moindre capacité de jugement - dont elle est pourtant plus que capable, ne nous y trompons pas. Eve, comme toujours, a évidemment raison : oui, ils la veulent réceptive. Et ils ont réussi leur coup, effectivement, réceptive, elle l'est.

Des moyens de pression sur elle, ils auraient certainement été incapables de lui en trouver le moindre si Eve n'était pas là... et au final, ça fait sens. Ce n'est pas une coïncidence si les Douze se sont soudainement rappelés à son bon souvenir après avoir gardé le silence si longtemps. Ce n'est pas qu'ils ont soudainement réalisé qu'elle était là, c'est qu'ils ont réalisé, au retour d'Eve dans sa vie, qu'ils disposaient du moyen le plus efficace au monde pour la ramener à eux. Et ils avaient raison, c'est con. Pour elle, pour s'assurer que rien ne lui arrive, Villanelle se sent bel et bien prête à rempiler, s'il doit n'y avoir aucune autre solution (mais il y en a une et elle persiste et signe : elle les tuera tous).

Alors trouver leur faiblesse, bien sûr que c'est malin, mais comment connaître leur faiblesse quand elle ne sait même pas qui ils sont ? Trouver la faiblesse de Konstantin, c'est simple, c'est sa fille, mais ce dernier, de toute manière, ne l'inquiète que très peu en comparaison de ce qu'elle voit leur tomber sur le coin de la figure. Mais les autres ? Elle n'a qu'un nom et un visage, qui n'est sans doute pas le même nom et le même visage, et même si elle a déjà eu affaire à Hélène, ce n'est pas pour autant qu'elle sait quoi que ce soit à son sujet. Et même, il est certainement nécessaire pour elle de se méfier de tout ce qu'elle pense savoir à son sujet. Il est au-delà de probable qu'elle ait plus que largement travaillé la façade qu'elle lui a présenté, elle qui la qualifiait de "monstre magnifique".

Villanelle, sans opposer de résistance, laisse sa tête reposer sur les cuisses d'Eve, savoure la caresse apaisante de ses doigts dans sa chevelure. C'est simple, c'est doux. C'est agréable. Mais ça n'efface pas les trop nombreuses émotions qui l'assaillent et qu'elle ne sait pas gérer du tout. Et ça ne risque certainement pas de s'arranger aux derniers propos qu'Eve lui adresse. La jeune femme se redresse presque aussitôt, furieuse.

"Non. Non, non, non, hors de question", réplique-t-elle. "Je veux même pas savoir comment tu comptes t'y prendre pour leur faire croire ça, je m'en fiche, c'est hors de question", réplique-t-elle vivement en plantant dans les yeux de sa compagne un regard de défi. "C'est stupide, de toute façon, t'es pas du tout ma faiblesse. Je suis plus forte avec toi." Elle pousse un soupir. "Oublie ça."

Est-ce qu’elle a une meilleure idée ? Pas franchement. Oh, d’autres idées, elle en a, ça c’est certain, des dizaines d’idées, même, mais chacune d’entre elles implique naturellement des agissements qui n’ont absolument rien de sûrs. Non, ses idées, toutes plus expéditives et irréfléchies les unes que les autres, ne sont pas du tout meilleures, elles ont juste le mérite d’être différentes et de ne pas l’exposer à une possibilité qu’elle n’a pas envie d’accepter. Elle sait très bien ce qu’impliquerait de respecter l’idée d’Eve jusqu’au bout, et rien que d’y penser, ça la rend malade. D’accord, ça aurait des chances d’être efficace, mais est-ce que le jeu en vaudrait la chandelle, à ce stade ? Peut-être bien que oui, mais pas dans l’esprit de l’ancienne tueuse à gages qui estimait déjà et par principe que ça ne pouvait être que la pire idée du monde, point à la ligne. Pas de nuance… Elle n’a jamais été franchement douée pour ça.

Oui, Eve a raison – Eve a bien plus souvent qu’elle, et même si c’est attirant, souvent, à certains moments, c’est franchement frustrant… Puis, elle a envie de prendre les directives malgré tout, pas de se laisser porter, surtout au nom d’une idée qui, en plus, ne lui plaît vraiment pas du tout. Oui, même si elle réussit à les retrouver, elle sera placée face au dilemme que représente Eve. Ils ont trouvé le moyen de pression idéal, et Villanelle tombe dans leur piège avec une facilité déconcertante. C’était plus simple d’être égoïste. Maintenant, quoi qu’elle fasse ou décide, et même s’il y a de bonnes chances pour qu’elle n’en fasse qu’à sa tête malgré tout à un moment ou à un autre, elle ne doit pas tenir compte que de sa seule opinion ou de sa seule personne. Gérer cette situation, qui la pousse dans des retranchements inconnus et l’oblige à envisager de revenir à un rôle qu’elle n’a plus la moindre envie de tenir, lui serait impossible sans Eve – et en même temps n’existerait pas sans Eve… c’était presque absurde…

« Bref il faudrait qu’on arrête de se voir », résume Villanelle avec froideur en toisant son amante d’un regard noir.

Elle avait bien compris, dès le départ, que c’était là qu’Eve voulait en venir, et ça, il n’en était pas question. Bien sûr, elle pourrait avancer d’autres alternatives : se voir en cachette, par exemple… mais comment s’assurer que leurs manigances ne seraient pas immédiatement décelées. Elles doivent déjà accepter l’idée qu’elles sont observées, et ce peut-être depuis un bon moment déjà. Si bien qu’elles ne peuvent pas savoir dans quelle mesure elles peuvent agir sans être surveillées. Qui sait s’il n’y a pas des micros planqués ici, d’ailleurs. Peut-être qu’on écoute leur conversation et qu’elles se disent tout ça pour rien, après tout.

« Donc c’est non », reprend Villanelle d’un ton ferme. « Je revis pas ça, je vais pas m’éloigner de toi pour leur faire plaisir. » Deux ans sans elle, c’était beaucoup trop long. « Et si tu t’en vas du jour au lendemain sans me donner de nouvelles, c’est toi que je vais tuer. » Elle pousse un profond soupir qui ressemble davantage à un grognement et s’allonge de tout son long sur le lit. « On arrivera pas à les duper, on sait même pas combien ils sont, comment ils nous ont trouvés, de quelle façon ils nous surveillent. Si ça se trouve ton appart est blindé de micros et de caméras, t’y as pensé ? »

Villanelle affiche un sourire satisfait quand Eve lui fait remarquer qu’elle est toujours parvenue à la retrouver, quoi qu’il en soit. C’est effectivement vrai. Et réciproquement d’ailleurs. Elles ont toutes les deux cultivé un don remarquable pour toujours se retrouver sur le chemin l’une de l’autre. Ceci dit, pour cette fois, elle lui avait tout de même donné du fil à retordre. Deux années, même plus, avant de retrouver sa trace, ça avait commencé à faire long, si long que l’ancienne tueuse à gages avait fini par croire que jamais elle ne reverrait Eve Polastri. Et justement, c’est aussi pour cette raison, pour tout ce temps passé sans elle, qu’elle ne peut se résoudre à la voir disparaître de nouveau de sa vie. Elle a vécu suffisamment longtemps sans l’avoir à ses côtés. Maintenant, chaque jour où elle ne la voit pas est un jour gâché, sans rien exagéré – de toute façon, même quand elle n’est pas avec elle, Eve l’accompagne en pensées, alors c’est sans doute du pareil au même au bout du compte. Elle n’arrive pas à accepter les arguments raisonnables d’Eve, alors il lui faut au contraire en trouver d’autres, qui le sont bien moins, dans l’intention d’obtenir le dernier mot.

« Tu n’es jamais lamentable, Eve », répond Villanelle d’un ton très sincère.

Pas à ses yeux en tout cas… Pas qu’Eve au quotidien transpirait forcément l’élégance, le charme et la délicatesse, mais le charme d’Eve pouvait parfois résider dans son absence de charme, justement, et dans tous les cas, Villanelle a cessé d’être objective depuis bien longtemps quand il doit être question de son amante. En fait, elle a sans doute oublié d’être objective à son sujet dès l’instant où ses yeux se sont posés sur elle, plus honnêtement.

« On fouillera quand même ton appart pour vérifier. Mais de toute façon, on ferait bien de déménager », ajoute-t-elle avec une certaine nonchalance, comme si elle disait quelque chose de fondamentalement banal alors que oui, plutôt que d’accepter l’idée de ne plus voir Eve, elle décide à la place qu’elle préfèrera vivre avec elle. Est-ce que ce n’est pas mieux, après tout, de l’avoir auprès d’elle pour veiller sur elle que l’inverse. « J’ai plus d’infos sur Konstantin que sur Hélène, on devrait commencer par là. De toute façon, si on va pas à eux, ils reviendront à nous, faut juste qu’on soit préparés la prochaine fois. »

Villanelle s’abstient tout commentaire quand Eve affirme qu’ici, elle est sa propre personne. Elle s’efforce de l’être, du moins, mais ce n’est toujours pas si simple pour elle… elle ne sait toujours pas vraiment ce que cette propre personne est supposée être. Elle touche cette idée de plus près, de vraiment très près quand elle est avec Eve… elle parvient à combler le vide. Mais il ne disparaît pas complètement pour autant. Et le retour des Douze dans sa vie lui donne le sentiment que sa quête d’un autre soi, qui lui conviendrait vraiment, est voué à l’échec…

Ce n’est qu’au moment d’observer la réaction d’Eve que Villanelle prend vraiment la mesure de ses propos et de l’impact qu’ils ont sur Eve. Ce n’est pas qu’elle prenait ça à la légère, mais sa perception des choses est à l’évidence différente de celle d’Eve. Elle n’a jamais vécu en ménage, elle n’a jamais été amoureuse avant de rencontrer Eve (certes, elle avait eu pour Anna une fascination tout aussi malsaine, mais non, ce n’était définitivement pas la même chose), elle n’imagine pas les concessions, elle n’appréhende pas la routine, elle ne croit pas dans la routine, pas quand il s’agit d’elle. Elles ensemble, elles échappent à toutes les définitions qui ont jamais été données au couple en lui-même. Elles sont au-dessus de tout ça. Est-ce qu’elle a tort de le penser ? Oui, sans doute, pourtant, elle est terriblement sûre d’elle.

Oui, elle se rappelle, en effet, les paroles qu’elle lui avait adressés, qu’elles ne pourraient certainement pas finir ensemble, qu’elles se consumeraient l’une l’autre avant même d’avoir le temps de devenir vieille. C’est sans doute vrai. Pour l’heure, ce ne sont que des éléments extérieurs qui perturbent leur histoire, mais elles restent qui elles sont. Elles pourront être terriblement attirées l’une par l’autre, s’aimer follement comme c’est le cas, ça ne veut pas dire qu’elles sont faites pour être ensemble, qu’elles ensemble, ce ne soit pas une véritable bombe à retardement. L’amour ne suffit pas, et dans leur cas encore moins dans leur cas. Elles ont déjà entamé de se briser mutuellement sans être ensemble. Les paroles d’Eve ne manquaient pas de bon sens à l’époque, elles n’en manquent toujours pas maintenant. Mais Villanelle n’en a toujours pas l’envie.

« Et alors ? » dit-elle dans un haussement d’épaules. Ce ne sont pas les paroles d’Eve qui vont la dissuader de vivre avec elle. « L’idée me plaît toujours autant. »

C’est juste… comme ça. Si elles se sont retrouvées, puisqu’elles sont ensemble, pourquoi s’épargneraient-elles de vivre l’une avec l’autre ? Villanelle a souvent dépendu d’autrui tout en souffrant pourtant d’une évidente soif d’indépendance, mais avec Eve, comme pour tout le reste, la chose est différente. Elle n’a pas l’impression de faire la moindre compromission, loin de là. C’est beaucoup plus évident que ça. Est-ce que Eve ne le voit pas, elle ?

« Qui a envie de vieillir, de toute façon ? » ajoute-t-elle avec un léger sourire au coin des lèvres, lèvres qu’elle ne tarde pas à venir déposer sur celles de son amante.

Leur baiser a un léger goût d’alcool. Elle sent qu’Eve est anxieuse, et ça la braque un peu. Elle a besoin qu’elle soit rationnelle dans les moments où elle-même l’est le moins afin de s’éviter de faire des conneries, mais ça ne l’empêche pas pour autant de ne pas vouloir écouter la raison quand c’est son cœur qui l’exprime.

« Et toi, Eve, c’est vraiment ce que tu veux ? »

Elle n’a pas répondu à sa question, mais elle ne pense pas que ce soit nécessaire de répondre directement. Oui, c’est ce qu’elle veut. Elle a vécu trop longtemps sans Eve, elle veut y remédier, point. Mais Eve, de son côté, qu’en pense-t-elle ?

Un sourire plus que rayonnant s’affiche sur les lèvres de Villanelle au moment d’entendre Eve lui assurer qu’elle a raison. Elle doit bien le reconnaître, elle a toujours aimé que l’on abonde dans son sens, même si elle aurait très souvent tendance à prendre des directions que l’on pourrait aisément qualifier de hasardeuses ou de problématiques. En l’occurrence, ceci dit, elle pense avoir de bons arguments, et elle n’aurait pas apprécié qu’Eve la contredise outre mesure, ou pire encore lui oppose un « non » franc et direct, contre lequel elle se retrouverait impuissante à répliquer quoi que ce soit. Vivre avec Eve, aux yeux de Villanelle, ça coule de source, tout simplement, c’est l’évidence même, ni plus ni moins. Et oui, oui, ça reste vrai que ça les mènera peut-être au désastre, mènera leur relation à une conclusion que ni l’une ni l’autre n’ont envie de connaître. Mais peut-être aussi que ça en vaudra la peine, après tout.

« J’ai toujours raison », affirme Villanelle d’un ton un peu trop victorieux, alors même que ce qu’elle affirme ne saurait être plus faux, chose qu’elle-même devrait tout de même reconnaître, et peut être tout à fait capable de reconnaître par ailleurs, quand elle n’est pas saisi par l’un des irrépressibles accès de mauvaise foi qui pourraient presque être sa marque de fabrique.

Alors qu’Eve lui adresse ce « oui » qui aux yeux de Villanelle devait être la seule réponse qui puisse être considérée comme acceptable, elle dépose sur ses lèvres un baiser destiné à éloigner d’office et définitivement

« Eve, tu aurais dû laisser tomber ce trou à rat depuis très, très longtemps, ne serait-ce que par respect envers toi-même. »

La jeune femme laisse sa tête reposer sur l’épaule de son amante tout en laissant passer un temps de silence. Suggérer à brûle-pourpoint de vivre avec Eve, c’est facile, c’est logique. Régler les détails matériels, c’est de suite plus épuisant, et c’est le genre de considération qu’elle n’a pas spécialement envie d’avoir à l’esprit. Ce n’est pas la concrétisation de la chose en elle-même qui l’ennuie, c’est les détails, la paperasse. Elle voudrait claquer des doigts et, dans l’instant, obtenir pour elles un jolie villa au bord de la mer sans avoir eu besoin de fournir le moindre effort administratif.

« Tu peux pas vivre chez moi non plus, ils savent où j’habite. »

Ce n’est pas une supposition. Si le tueur engagé par Konstantin est venu la cueillir directement chez elle, c’est forcément qu’au moins lui sait où elle vit, et si c’est le cas, elle voit mal comment Hélène ou n’importe quel autre des Douze (peu importe combien ils sont et s’ils sont seulement douze).

« On peut pas non plus se pointer chez un agent immobilier, c’est pas très discret. » Elle laisse passer un temps de silence. « Tu viens chez moi le temps qu’on trouve un endroit. De toute façon, je te laisse pas seule. » Villanelle laisse distraitement ses doigts glisser dans l’épaisse chevelure de son amante, ces cheveux qu’elle aime tant. « Je te laisserai plus jamais seule. »

Travailler a toujours semblé assez absurde à Oksana, ce choix volontaire, ce besoin désespéré de renoncer à sa liberté dans l’espoir de gagner de quoi se payer ce qui ressemblera vite fait à des fragments de cette même liberté. Le monde du travail lui a toujours semblé assez absurde, mais en même temps, elle la première n’aurait pas été capable de renoncer au confort financier que lui apportait son propre boulot, comme le lui apporte celui qu’elle fait maintenant. Elle le sait, elle échappe au moins à cette terrible routine que tant d’autres connaissent, qu’Eve connaît sur le bout des doigts. Métro. Boulot. Dodo. Très peu pour elle, vraiment…

Cela ne l’empêche pas pour autant de trouver un ennui profond à ce quotidien que d’autres trouveraient trépidant, ce n’est pas pour autant qu’elle sait donner plus de sens à ce qu’elle fait. Non, si elle s’écoutait, elle arrêterait tout bonnement de travailler. La seule chose qui sache faire sens pour elle, c’est Eve, et juste elle, pourquoi est-ce qu’elle ne pourrait pas seulement se contenter de passer tout son temps avec elle ? Parce que ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent, bien sûr. Et elle n’est pas naïve, elle le sait bien. Elle voudrait seulement d’une alternative qui leur permettrait d’être tout ce qu’elles veulent.

Elles n’en ont jamais été aussi proches, dans le fond. Mais en même temps… Villanelle est à mille lieues de savoir ce qu’elle veut vraiment, en dehors d’Eve, du moins. Elle doit avoir d’autres perspectives, d’autres attentes, mais son univers, qu’on pourrait envisager vaste au vu de son potentiel, se restreint à cette seule fenêtre que son amante lui ouvre sur qui elle n’aurait jamais pu être.

Malgré tout, l’idée qu’Eve continue de perdre son temps, dans un boulot qui ne lui plaît pas et ne lui apporte aucune sorte de satisfaction, n’est pas une idée qui lui plaît. Comme elle n’aime pas l’idée que, durant le temps où elle ne sera pas là pour veiller sur elle, elle ne pourra pas s’assurer qu’elle aille bien. Évidemment, elle ne peuvent pas vivre l’une sur l’autre, mais… Eve est son repère, et un repère beaucoup trop précieux.

« Sinon, tu quittes ton travail et tu deviens mon assistante », suggère Villanelle comme si ça devait être l’idée du siècle. « C’est pas incroyable. Toujours mieux que de faire la plonge au resto. »

Pour ce qui est de trouver un logement, la chambre d’hôtel semble le bon compromis en attendant de trouver mieux. Encore faut-il qu’elles ne soient pas repérées, ce qui reste une éventualité non négligeable au regard des circonstances. Ce n’est bien sûr qu’une solution temporaire, et qui va exiger de leur part aussi bien logistique que discrétion, mais en effet, pour l’heure, c’est sans doute la meilleure alternative qu’elles possèdent.

« Toi et moi dans une chambre d’hôtel… », reprend Villanelle avec un sourire éloquent aux lèvres. De quoi leur rappeler des souvenirs et non des moindres. « J’aime bien cette idée », ajoute-t-elle avant de venir embrasser les lèvres d’Eve avec avidité.

Evidemment que devenir l'assistante de Villanelle ne serait pas une bonne idée pour Eve, et évidemment que la mannequin en profiterait beaucoup trop si elle devait lui conférer cette position, ce serait plus fort qu'elle, et c'est évidemment ce qu'elle trouve de plus amusant à cette situation. Très franchement, elle les visualise très bien dans ces rôles respectifs, mais c'est surtout parce qu'ils lui donnent la part belle, force lui est tout de même de le reconnaître.

La vérité, c'est qu'elle ne trouve pas tant d'intérêt à avoir Eve à son service (sauf si elles doivent en faire un jeu d'un autre ordre), en revanche, elle éprouverait une certaine satisfaction à la garder à son côté à tout instant. Et possible aussi, en effet, qu'elle apprécie tout de même singulièrement le contrôle qu'elle pourrait exercer sur son amante dans de telles circonstances. Mais ce qu'elle veut, surtout et avant tout, en vérité, c'est qu'Eve s'épanouisse, peu importe la voie qu'elle choisira. Et ce n'est clairement pas en se contentant de ce fichu boulot alimentaire qu'elle le fera.

Cet endroit, cette situation, même s'ils font intervenir des acteurs de leur passé dont elles se seraient à l'évidence passé, reste une opportunité pour elles deux : l'opportunité d'être ensemble, l'opportunité de se réinventer, l'opportunité d'être ce qu'elles n'ont pas pu être dans leur ancienne vie. L'opportunité pour Villanelle de ne plus être l'instrument d'une organisation criminelle qui s'est tant appliquée à la déshumaniser que Villanelle ne sait toujours pas vraiment à ce jour qui elle est réellement et à quoi elle peut aspirer. L'opportunité pour Eve aussi de se réinventer, elle qui a finalement toujours mené - aux yeux de Villanelle en tout cas - une vie en-deçà de son potentiel : plus de petite vie bien rangé avec le pas regretté du tout Niko, plus de travail de bureau rébarbatif - donc plus de travail éreintant en restauration non plus.

Elle parle d'abord de se réengager dans la protection des témoins, si ça existe vraiment ici, ce qui n'est pas certain, et ce qui ne la passionne pas de toute façon. Hors de question qu'elle se cantonne à quelque chose qui ne la passionne pas, ça non.

"Profileuse, c'est super sexy, comme métier, en plus", remarque Villanelle avec un fin sourire en coin. Bon, quoi qu'Eve fasse, Villanelle serait sans doute capable d'y trouver quelque chose de sexy (encore que, son métier actuel était difficilement sexy, même en invoquant la plus grande imagination pour y trouver quoi que ce soit de séduisant).

Tandis qu'elle l'embrasse, elle songe au territoire infini d'opportunités qui pourrait s'ouvrir à elles en dépit de toutes les épreuves qu'elles pourraient bien avoir à affronter, elle le ressent dans chacun des baisers qu'elles échangent, cette passion, quelque chose de puissant, d'effréné. Quelque chose qui transcende tout.

"Qu'est-ce que tu te sens capable de supporter, là, tout de suite ?" demande-t-elle son souffle posé contre ses lèvres, bien consciente que dans l'état où elle est, il n'est pas temps de lui faire faire des folies de son corps.

... Mais elle en a quand même un peu envie.

Entre le discours d’Eve et la réalité, il y a sans doute un monde, ça ne fait aucun doute. Entre ce dont elle se sent capable et ce dont elle est réellement capable sans se faire inutilement mal… Mais le fait est que Villanelle a beaucoup trop envie de la croire sur parole pour laisser réellement ces considérations rentrer en ligne de compte. Ce n’est sans doute pas le moment, pour des dizaines de raisons qu’il serait peut-être trop long d’énumérer, mais malgré ça, Villanelle continue d’avoir envie d’aller plus loin. Grisée par les circonstances, et ce besoin toujours plus fort, irrépressible, d’être proche de toutes les manières possibles de celle qui la fait ressentir.

Comment résister en même temps à cette lueur dans son regard ? Comment résister à l’autorité de son propos, et à la nature de ce même propos. Tout ce qui fait qu’Eve est Eve et lui plaît autant pourrait se résumer ainsi… un désir qui transcende la logique et la douleur. Un rien masochiste, tout ça ? Il fallait sans doute l’être pour se laisser prendre dans les filets de l’ancienne tueuse à gages. Encore que parfois, Villanelle ne soit pas tout à fait certaine de qui s’était laissé prendre dans les filets de l’autre. Sans doute parce que ce n’était le cas ni pour l’une ni pour l’autre. Et qu’il n’y avait pas réellement de filet non plus.

« Tu m’as survécu pour l’instant », observe Villanelle d’un ton mutin, qui n’a rien d’un avertissement ou d’une remarque à prendre au pied de la lettre.

Même si ce pourrait en être un, à vrai dire. Allez savoir de quelle manière les choses se finiront pour elle. Elles pouvaient peut-être espérer une issue plus apaisée (et encore) en l’absence de Douze et de tous les acteurs de leur vie passée, mais puisqu’elles ne peuvent pas compter vraiment là-dessus, mais c’est exclu, et dans tous les cas… Peuvent-elles vraiment envisager une fin à leurs histoires, communes comme individuelles, qui ne soit pas ne serait-ce qu’un peu chaotique… et qui ne suggèrerait pas que l’une précipitera inévitablement l’autre à sa perte, volontairement ou non ? Probablement pas. Et même, s’il devait y avoir une issue indépendante d’elles et de l’influence qu’elles ont l’une sur l’autre, Villanelle serait sans doute, au bout du compte, plutôt déçue. Même très déçue, pour tout dire.

Qu’importe, pour l’heure, et comme bien, trop, souvent, Villanelle ne se focalise que sur l’instant présent. Et dans l’instant présent, rien n’importe si ce n’est les lèvres d’Eve, qui appellent inexorablement les siennes. Et elle répond à ce baiser avec tout aussi peu d’innocence que son amante ne lui en a offerte, tout en la couvrant de caresses, tantôt tendres tantôt piquantes, pour peu qu’elle s’attarde ou non sur sa chair qui a été meurtrie.

« Dis-moi de quoi tu as envie », lui souffle Villanelle à l’oreille tout en entreprenant de la déshabiller, ses lèvres s’éloignant légèrement de celles d’Eve, mais pas trop non plus.