[Terminé] The non-mother and the fool || Villanelle

Combien de temps me suis-je perdue dans la contemplation de cette affiche publicitaire qui vantait les mérites d'un parfum quelconque (j'ai du mal à comprendre en quoi la photographie d'une femme légèrement vêtue en gros plan a quoi que ce soit à voir avec le concept même de parfum, mais on va dire que les publicitaires savent ce qu'ils font) ? Sans doute un peu trop longtemps, moi qui n'en ai pourtant généralement rien à faire. Dans un premier temps, à mon arrivée sur cette île, l'abondance systématique de la publicité, impossible à éviter, m'a déplu et dérangée, mais comme pour bien des choses, il a suffi que le temps passe, et je m'y suis habituée. Si je ne prends pas la peine d'y faire gaffe, je ne réalise plus vraiment combien la publicité est partout. C'est en cela, bien sûr, qu'elle fait le mieux son oeuvre et qu'elle est traître, et je suppose qu'elle m'influence au même titre que tous les autres... mais cette fois, ce n'est pas tant le produit qui m'est vanté qui attire mon attention que ce visage de papier glacé.

Ces traits... ce regard... Au moment de croiser ces yeux figés par la pellicule, j'ai eu comme une sensation de vertige. Je n'ai pas immédiatement compris, et au lieu de tracer ma route, j'a pris le temps de rendre à la photographie ce regard. Ces yeux familiers... La dernière fois que je les ai croisés, ou des presque aussi similaires, il y avait des larmes dans ces yeux. Et les derniers mots qu'elle a prononcés... "Sois courageuse." Gravés dans mon esprit, Je vois ce visage, à côté duquel les passants passent sans le voir, et je la reconnais, une bonne fois pour toutes, je la reconnais.

C'est insensé, mais je dois savoir, je dois comprendre. Est-ce entièrement insensé, après tout ? Ben a retrouvé son père et ses grands-parents, Poe a retrouvé sa mère... Alors... Moi qui les ai tant attendus, tant espérés ? Puis-je croire retrouve moi aussi mes parents à cet endroit ? Toutes ces journées passées à errer sur Jakku, le regard levé vers le ciel, pour les revoir ici et maintenant ? Ou en tout cas la revoir... ?

Je dois savoir. Alors je fais mes recherches, et au gré de mes recherches, j'apprends deux-trois informations intéressantes. La première, c'est que l'égérie se fait appeler Villanelle. C'est du moins son nom de scène. Son vrai nom est Oksana Astankova... Mais peut-être que ce n'est pas son vrai nom non plus... ? Je finis par dénicher son adresse quoi qu'il en soit... et me voilà, à attendre sur le pas de sa porte, le coeur transporté d'angoisse. Et si je faisais fausse route ? Est-ce que je ne vais pas avoir l'air complètement idiote ? Je finis par sonner, et après un moment, on vient m'ouvrir. Et c'est bien elle. Le même sentiment de frappante familiarité, plus puissant encore quand je la vois d'aussi près.

❝Bonjour... Je... je suis désolée de venir vous déranger chez vous mais... Mais je crois que nous connaissons. J'ai vu votre photo sur Hogwarts Place et...❞ Elle marque une légère pause. ❝C'est moi... Rey.❞

Elle prononce mon nom et, l'espace d'un instant, mon souffle se brise. Je suis attentive à tout, au moindre détail, à la moindre fluctuation de voix, n'importe quel indice qui me permettrait de me faire une idée de ce qui traverse l'esprit de mon interlocutrice en cet instant. Malheureusement, j'ai bien du mal à me faire une idée véritable de ce qu'elle pense. Son regard est insondable. Puis le couperet tombe, et cette fois, c'est mon coeur qui se brise. A quoi est-ce que je m'attendais, en même temps ? Elle s'excuse, elle me dit qu'elle ne se souvient pas de moi : je suppose que c'est vrai, en effet, peut-être parce qu'elle ne m'a simplement jamais connue, et moi je me fait des idées, je m'imagine mille et une choses sous l'unique prétexte que son visage hante nombre de mes rêves et de mes pensées, le souvenir de cette mère que j'ai tant cherchée, espérée, un souvenir enfoui, enterrée, jusqu'à ce que Ben ne le ravive.

Je m'apprête à déclarer forfait. Comme ça, si facilement ? Oui. Trop facilement peut-être, je le reconnais. Mais que devrais-je attendre de cette situation ? J'ai bien conscience du fait qu'il faut que je me raisonne, que je ne dois pas me laisser dépasser, même si ce n'est pas ce qu'il y a de plus simple. Je dois reconnaître mon erreur avant qu'elle ne me fasse trop de mal. Alors c'est ce que je fais. J'admets mon erreur avant qu'elle ne me fasse trop de mal, tout compte fait, avant qu'elle ne devienne insupportable ou encore irrépressible. Je prends une grande inspiration et je compte m'excuser avant de tourner les talons, mais alors vient le "mais". Ce "Mais" qui change tout, ce "mais qui fait naturellement toute la différence. Ce "mais" qui altère profondément mes perspectives.

Elle ne se souvient de presque rien. Elle aurait perdu la mémoire de sa vie d'avant... J'ai beau être sur mes gardes, il est difficile pour moi de ne pas me laisser séduire par cette hypothèse, qui laisse suggérer, par conséquent, qu'elle sera tout à fait prête à recouvrer peut-être ces bribes de souvenirs disparues si la bonne personne venait à la trouver et à raviver sa mémoire.

❝Je veux bien❞, dis-je après une seconde d'hésitation quand elle m'invite à entrer. J'ai quelques doutes certes, mais je ne dois pas laisser ces doutes me faire passer à côté de ce qui pourrait bien être la rencontre la plus importante de mon existence, n'est-ce pas ? ❝Vous n'avez vraiment plus le moindre souvenir ? Aucun ?❞ je demande, toujours prudente.

Les mots veulent s'échapper de mes lèvres : je pense que je suis votre fille", mais je me montre la plus prudente possible. Je ne veux pas commettre de ces impairs que je regretterai forcément éternellement.

Peut-être devrais-je me méfier de cette "mère amnésique", sans doute devrais-je mettre en berne tous les drapeaux rouges que je peux, car il est évident que face à une telle réaction, on ne peut que flairer le piège, et j'ai croisé sur ma route bien assez d'individus malveillants pour savoir que ce n'est pas du tout quelque chose d'inhabituel, loin de là, mais je ne réussis pas à rester complètement rationnelle dans ces circonstances. Oui, je suis de parti pris, je ne sais malheureusement pas faire autrement. Et je n'arrive pas à laisser cette place pourtant nécessaire à une petite voix qui me mettrait en garde. Certes oui, le coup de l'amnésie pourrait passer pour une stratégie vieille comme le monde, mais j'ai bien conscience du fait que beaucoup en souffrent ici...

On pourrait prétendre que tous ceux qui le prétendent ont simplement quelque chose à cacher, mais je ne goûte pas à cette interprétation des faits. Non, il y a autre chose, je suis presque entièrement convaincue de cela, et pour cette raison, et parce qu'elle a l'air si sincèrement égarée (mais j'oublie un peu trop vite qu'elle est actrice, et que c'est même son métier), je ne peux que la regarder avec douceur et compassion.

Même si elle doit ne pas être qui je veux qu'elle soit, elle doit traverser une épreuve malgré tout douloureuse et compliquée, et je ne peux m'empêcher de vouloir être là pour elle, d'être présente à ses côtés si elle doit en avoir le besoin. Elle me demande de parler de moi, et je décide de lui donner satisfaction. J'essaye de ne lui épargner aucun des détails qui pourraient, éventuellement lui permettre de remettre le doigt sur qui je suis.

Peut-être qu'elle lira dans mes yeux cette lueur qu'elle trouvera commune à une autre, celle de sa fille, celle de mon père, qu'en sais-je ? J'ai tellement, tellement besoin d'entendre que c'est elle que je me précipite très naturellement dans un piège qui pourtant dévoile déjà ses contours. Plus je lui donnerai d'informations, plus celles-ci pourront se retourner contre moi... et en cet instant, je n'en ai pas peur... même si une part de moi sait que je le devrais.

❝Je suis née Palpatine, même si ce n'est pas le nom que je porte aujourd'hui... J'ai grandi sur Jakku, un endroit désertique, et mes parents...❞ Je marque un temps de pause. ❝En vérité, je n'ai plus beaucoup de souvenirs de mes parents. Ni de mon enfance. Mais je me souviens du visage de ma mère, le jour où je l'ai vue pour la dernière fois et elle...❞

Je m'embrouille dans mon discours, mais comment le lui dire ? Comment le lui dire autrement qu'en utilisant les seuls mots appropriés, quand bien même ces derniers ne pourront sans doute que lui sembler incongrus.

❝Je pense que vous êtes ma mère.❞

Elle ne me croit pas d'emblée, et même si cela me déçoit un peu, je ne peux définitivement pas lui en vouloir pour cela, encore moins avec sa mémoire défaillante. Une part de moi aurait véritablement voulu qu'elle me reconnaisse au premier coup d'oeil, qu'il s'établisse entre nous une sorte de connexion à aucune autre pareille, je ne sais pas... Mais ce n'est pas comme ça que ça se passe, et dans des circonstances comme celle-ci, la réaction de mon interlocutrice est particulièrement logique, vraiment. Une personne qu'elle ne connaît pas et qu'elle ne reconnaît pas vient de lui apprendre qu'elle pense être sa fille, sans sembler être moins âgée que vous. Il y a de quoi être décontenancé. Il y a de quoi se dire que ça ne peut pas avoir le moindre sens. Mais je me sens l'obligation d'insister. Car du sens, ça en a, ou en tout cas, ça en a pour moi. Même si je m'égare peut-être, je veux croire que je ne suis pas ici pour rien, et que cette femme est capable de vraiment me reconnaître.

❝Je sais, je sais mais... Ce n'est pas impossible pour autant...❞

Je baisse les yeux sur mes doigts que je ne peux m'empêcher de triturer avec nervosité. J'ai du mal à garder mon regard planté dans celui de mon interlocutrice : il me faut le reconnaître. Elle m'impressionne. J'ai l'impression que son regard me passe au crible. C'est une sensation étrange, à laquelle je ne suis pas habituée à ça, du tout. L'attention qu'elle porte sur moi est presque clinique, comme si ses prunelles me passaient aux rayons X. C'est une sensation étrange. La présence de ma mère devrait me rassurer, pas m'inquiéter. Mais il émane de cette femme une aura... particulière. Je n'arrive pas à me l'expliquer... mais je me dis que si elle peut comprendre ma situation, alors tout ira de suite beaucoup mieux.

❝Un ami à moi, Poe Dameron...❞ Je ne sais pas pourquoi je donne son nom complet, ce n'est pas comme si ça allait servir à grand-chose, après tout, mais nerveuse comme je suis, je me sens l'obligation d'entrer dans ces sortes de détails. ❝Il a retrouvé sa mère, lui aussi, et elle est beaucoup moins âgée que lui. C'est cet endroit, il brouille les notions de temps et d'espace...❞ Elle pousse un soupir... ❝J'aimerais... j'aimerais vraiment... qu'on apprenne à mieux se connaître, toutes les deux. Enfin... si vous êtes d'accord ?❞

Je suis si hésitante dans mes propos... mais en même temps, cette situation est si exceptionnelle qu'elle exige des comportements hors du commun. Je ne suis vraiment pas sûre de comment m'y prendre. J'essaie seulement de capter son attention, en espérant que je parviendrai à retenir son attention, d'une manière ou d'une autre...

Elle me laisse le bénéfice du doute, et je dois bien reconnaître que ça me soulage. Je ne sais pas exactement ce que je dois en penser, pour tout dire, mais je sais une chose, tant que je n'aurais pas pu poser toutes mes questions à cette femme, le doute subsistera. L'espoir en moi est trop grand, et même si je peux admettre qu'il confine sans doute à la naïveté, c'est définitivement ce que je garde de plus précieux à l'heure actuelle. L'espoir ne m'a jamais servie en vain, en ce qui me concerne. Il m'a permise d'aller plus loin, de me dépasser... en bref, de permettre de rassembler au mieux mes émotions dans un monde qui n'a jamais eu de cesse que de les tourmenter, encore et encore.

Cette femme a l'air d'accepter l'éventualité que, oui, peut-être qu'au fil de la conversation, ses souvenirs se réveilleront. J'aurais voulu que ma seule présence, le fait qu'elle me regarde droit dans les yeux, suffise à ce déclic, mais ça ne pouvait pas être aussi simple, bien évidemment... Rien n'est jamais simple... J'étais toute petite quand elle m'a vue pour la dernière fois... et peut-être aussi... qu'elle n'était pas encore mère, quand elle est arrivé ici. Je n'en sais rien, je ne comprends rien, j'essaie de comprendre.

Et c'est en jouant à un jeu de questions-réponses, nous parviendrons peut-être à débloquer quelque chose. J'admets que c'est sans doute naïf de ma part mais... Qu'ai-je de mieux à proposer ? Rien, j'en ai peur, et j'espère qu'elle saura se contenter de cela... Déjà, qu'elle écoute mes élucubrations et ne me mette pas à la porte est bon signe. En même temps, puisqu'elle n'a aucun souvenir de sa vie passée, elle doit sans doute courir après tout ce qui lui permettra de raccrocher les wagons, pas vrai ? Je le vois ainsi, en ce qui me concerne. Je suppose que c'est son cas également.

❝Je suppose qu'il ne sert à rien de vous demander si vous n'avez pas ne serait-ce qu'un petit souvenir de votre vie d'avant...❞

Mais en prononçant ces mots, je le suggère malgré tout, parce que je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'elle puisse réellement avoir tout oublié. C'est une chose trop difficile à admettre pour moi... Même si... Eh bien, avant que Ben ne me renvoie au souvenir vivace de notre séparation, moi aussi j'avais tout oublié, et je serais d'ailleurs incapable de me rappeler l'enfance que j'ai pu partager avec mes parents. Aucune anecdote, aucun fait remarquable, rien... Et honnêtement, je le regrette. J'aurais voulu être capable d'en apprendre autant à cette femme que je voudrais qu'elle ne m'en apprenne.

❝Mais parlez-moi de vous, de votre vie ici, de votre métier, de vos habitudes, de ce que vous aimez...❞ J'esquisse un fin sourire, presque gênée des mots que j'ajoute. ❝Tout m'intéresse.❞

Peut-on devenir acteur complètement par hasard, sans vraiment l'avoir cherché ? Comme pour n'importe quelle profession, cela me semble assez hasardeux, mais je ne peux pas prétendre connaître grand-chose au métier qu'exerce mon interlocutrice : le théâtre, le cinéma sont des arts que j'apprivoise ici, ou que j'essaie d'apprivoiser, en tout cas, avec plus ou moins de difficulté, avec plus ou moins de succès. Ce n'est pas quelque chose de naturel, simple ou intuitif chez moi, comme je ressens que rien ne sera simple ou intuitif dans cette situation non plus. J'aurais voulu que tout coule de source, vraiment, mais je me rends compte que les choses ne se passeront pas ainsi, ne peuvent pas se passer ainsi. C'est un sentiment difficile, compliqué... Je ne sais pas à quoi je m'attendais... à ce qu'on tombe dans les bras l'une des l'autre, je crois... Je peux être d'une naïveté sans pareil, parfois.

❝Réconfortant peut-être, mais pas sur le long terme, pas vrai ? On ne pas passer une existence entière à se chercher... Et parfois...❞ Je baisse les yeux. ❝... il faut que les autres nous trouvent pour que nous nous trouvions nous-mêmes.❞

Je le sais mieux que personne, moi qui ai passé tant de temps à la recherche de moi-même, et je veux croire qu'il en est de même pour elle aussi... J'ai trouvé d'autres manières de me construire, j'ai compris que le nom de mes parents ne me définissaient pas, mais je ne peux pas, pour autant, demeurer insensible quand je découvre l'existence d'une mère que j'aurais tant aimé avoir l'occasion d'aimer.

❝J'aimerais réussir à vous rendre vos souvenirs...❞

A toute vitesse, je réfléchis. Je veux trouver la manière la plus pertinente de lui parler de mon histoire. Je pourrais choisir d'en faire le récit tout de suite, mais j'ai conscience du fait que ce ne serait que moyennement efficace, en vérité. Elle ne lui donnerait que l'impression de lui raconter un conte, une histoire à dormir debout...

❝Est-ce que je peux vous laisser mes coordonnées ? Il y a des personnes que j'aimerais vous présenter... Et comme ça, j'éviterais de... vous déranger. Je sais que je vous prends au dépourvu. Attendez...❞ Je tire un papier et un crayon de mon sac à main en désordre pour y noter précipitamment mon numéro, sans attendre sa réponse. ❝C'est mon numéro, vous pouvez m'appeler quand vous voulez... quand vous pouvez.❞

Je sais ce qu'il faut que je fasse. Lui présenter Poe, et Finn, elle verra BB-8, ils cautionneront mon histoire, et moi je réussirai peut-être plus facilement à me remettre des émotions qui me submergent et qui, en cet instant, m'empêchent définitivement de réfléchir convenablement. J'ai besoin de prendre une certaine distance par rapport à cet échange, si court fut-il. Je crois que ça vaut mieux.

❝Je vous remercie, vraiment... Je reviendrai vous voir. Enfin si vous voulez...❞ Je me racle la gorge, mal à l'aise. ❝Encore merci.❞

Je dois avoir l'air pathétique, j'ai perdu tout ce que je possède de confiance, mais je comprends qu'il faut que je prenne une légère distance avant d'accepter cette conversation.