(Terminé) [Andréa & Villanelle] Un nouveau talent.

« Il y a une agente qui voudrait te rencontrer, Andréa Martel, une pointure dans le milieu, vous devriez bien vous entendre. »
« Je n’ai pas besoin d’agent, je suis mon propre agent », avait répliqué Villanelle avec une assurance insolente quand le réalisateur du film pour lequel elle tournait ces dernières semaines avait évoqué avec elle ce rendez-vous. Et c’est vrai, jusqu’ici, elle a toujours refusé de travailler avec le moindre agent. Elle se laisse déjà mener à la baguette par ses réalisateurs, ce n’est pas en plus pour se coltiner un agent qui en plus remportera un pourcentage (dix pour cent il paraît) de ses revenus.
« Je lui ai déjà dit que tu la rencontrerais », a simplement répondu le réalisateur en question avant de tourner les talons sans attendre d’autre réponse de sa part, sans surprise. Ceux qui travaillent trop longtemps ont tendance à s’épargner toute conversation trop longue avec elle, que ce soit les acteurs qui tournent avec elle, ou le stagiaire qui apportent le café… Les réalisateurs sont évidemment les pires. Tôt ou tard, ils finissent invariablement par ne plus supporter Villanelle.

Comment les en blâmer ? Sur un plateau de tournage, la tueuse à gages est tout bonnement insupportable. Elle ne sait pas respecter un script de bout en bout, elle s’arrange toujours pour voler la vedette à ses co-acteurs, elle se perd en exigences plus absurdes les unes que les autres,  la plupart du temps pas tant parce que ces exigences lui tiennent à cœur que pour pousser à bout tous ceux qui travaillent avec elle. Et comme elle se lasse rapidement autant de ses scènes que de ses rôles, elle limite ses prises au minimum. Oui, elle a sa réputation dans le milieu, et cette réputation n’a rien de reluisante. Alors, pourquoi persiste-t-on à l’engager, vous demanderez-vous peut-être ? Mais c’est qu’en dehors de ses exigences, de ses réflexions déplacées et de ses caprices de diva, elle est bonne actrice. Et elle est bel et bien capable de se mettre à fond dans ses rôles quand elle s’en donne la peine.

Des agents qui ont voulu la rencontrer, il y en a déjà eu, mais là, c’est un véritable guet-appens. Quand on vient frapper à la porte de sa loge, elle sait d’ores et déjà que ça va être elle, la fameuse Andréa Martel, et c’est finalement la curiosité qui a poussé l’actrice à inviter l’agente à entrer, sans pour autant se lever de sa chaise. C’est dans le reflet de son miroir qu’elle découvre la silhouette de celle qui se présente sous le nom d’Andréa, et aussitôt qu’elle la reconnaît. Hélène. Villanelle se redresse d’un bond et la dévisage de haut en bas, de bas en haut, refuse de serrer sa main tendue. Cette femme n’est pas agent artistique. Cette femme, elle sait pertinemment qui elle est…

« Qu'est-ce que vous me voulez ? »

Pourquoi avoir choisi cette feinte étrange pour venir lui parler, mais Villanelle reste sur ses gardes, songe déjà à la manière dont elle pourrait éventuellement se débarrasser d’elle.

Hélène a l’air surprise, voire désarçonnée, mais à quoi est-ce qu’elle s’attendait, exactement ? Qu’elles discutent, mais de quoi ? A partir du moment où Villanelle a cédé à l’odieux chantage des Douze, elle a été un parfait petit toutou. Elle n’a pas cillé, elle n’a pas bronché, elle a fait ce qu’on lui demandait, clinique, efficace, sans faire la moindre vague. Quelque part, si Hélène vient la voir, elle doit peut-être saisir cette opportunité. Ou bien elle devrait lui trancher la gorge, là, tout de suite. A la place, sur ses gardes, elle ne dit rien et elle écoute. Et elle ne comprend définitivement rien à son petit numéro.

Qu’elle se soit présentée comme Andréa Martel, l’agente, pour endormir son réalisateur et venir la voir sur son lieu de travail, peut-être pour lui signifier qu’elle pouvait s’immiscer dans n’importe quel aspect de sa vie, comme elle l’avait déjà fait en ordonnant l’agression d’Eve, pourquoi pas, mais pourquoi continuer à jouer à ce petit jeu absurde. Pourquoi ne pas jouer franc jeu ? Ce n’était pas la franchise qui lui avait manqué quand elle l’avait qualifiée d’agent du chaos ou de monstre magnifique.

Elle s’adresse à elle comme n’importe quel agent artistique l’aurait sans doute fait à son adresse. Un agent là pour elle, pour l’éclairer, pour négocier en sa faveur… Mais à quoi elle joue, exactement ? Elle pourrait éventuellement croire à un double discours de sa part, mais si c’est le cas, il lui échappe. Elle parle de réalisateur, de films. Bref, elle lui parle exactement comme le ferait un agent qui essaie de mettre la main sur un nouveau « talent ». Et le pire, c’est qu’elle insulte les scénarios de ses derniers films. Bon, en même temps, elles seront d’accord là-dessus, ces scénarios étaient nullissimes, et quand elle parle du fait qu’elle a dû s’ennuyer, elle parviendrait presque à capter son attention. Mais pour cela, il faudrait qu’elle soit parvenu à effacer sa défiance, et pour le moment, ce n’est absolument pas le cas.

« Si vous attendez quelque chose de moi, dites-le directement. Si vous avez envie de jouer la comédie, y a un réalisateur professionnel dans la pièce d’à côté. »

Elle l’observe, toujours sur ses gardes, essayant de cerner le petit jeu de son interlocutrice. Elle ne peut malheureusement pas prétendre comprendre grand-chose à son petit jeu. Malgré tout, Villanelle déteste déjà la position dans laquelle elle se trouve, elle déteste encore plus qu’on la nargue comme c’est le cas. Elle a mis déjà bien assez de son ego de côté en revenant en rampant vers les Douze.

« C’est votre couverture, c’est ça, vous allez jouer les agentes pour me garder à l’œil ? » Elle l’observe et s’autorise une attitude plus fière, plus hautaine, une esquisse de sourire mauvais sur ses lèvres. « Vous avez été rétrogradée, vous êtes une gardienne, maintenant ? »

Non, à aucun moment elle n’admet la possibilité que cette femme puisse bel et bien être Andréa Martel, agente d’acteurs.

Les paroles de celle qu’elle continue de prendre pour Hélène ne parviennent pas à la convaincre, dans un premier temps. Qu’elle affirme ne pas savoir à quoi elle fait référence ne suffirait certainement pas à endormir sa méfiance. Elle est convaincue qu’elle a face à elle une femme dangereuse, qui a orchestré l’agression d’Eve, et qui lui veut… quoi ? Rien de bon, certainement, mais il reste impossible à Villanelle de comprendre ce qu’il en est… Pourquoi cette mise en scène ? Qu’est-ce qu’elle recherche exactement ? Ne pas comprendre la nature de ses intentions est presque plus perturbant à ses yeux que de l’avoir face à elle.

Est-il possible qu’elle la confonde avec quelqu’un d’autre ? Elle ne peut pas prétendre que c’est impossible. En quelques mois à peine, elle a été prise pour la mère d’une pauvre jeune fille paumée qui s’accrochait à l’espoir qu’elle soit bien sa génitrice, et un autre type s’était précipité dans ses bras comme si elle était l’amour de sa vie… Mais la coïncidence lui paraît trop grande malgré tout. Tendue, elle est incapable de baisser sa garde. Oh ça, c’est sûr, cette femme ne veut pas être à la place de… qui elle n’est peut-être pas ? Villanelle n’est toujours pas convaincue, mais il serait mentir que de prétendre qu’elle n’est pas, au moins un peu, troublée. Elle ne s’attendait pas à ce que la situation prenne cette tournure, et ça la déconcerte.

Car si elle a bien affaire à Hélène, pourquoi cette dernière déciderait de s’en aller, juste comme ça, sans demander son reste ? ça ne fait aucun sens à ses yeux. Elle n’aime pas être prise au dépourvu, elle n’aime pas ne pas comprendre. Alors oui, elle se pourrait se contenter de la regarder partir, et bon débarras… mais elle ne peut pas faire ça. Elle ne peut pas faire ça parce qu’elle commence à se dire qu’elle a peut-être bel et bien affaire à une autre personne. Elle observe la carte d’agent en long, en large et en travers. Pourquoi cette fausse carte de visite si elle est fausse ? Pourquoi pousser le personnage aussi loin ? Pourquoi ne pas dévoiler ses cartes ?

« Attendez… »

Elle reste sur ses gardes malgré tout. Elle n’aime pas ça du tout, le sentiment de se faire avoir, de tomber dans un piège, mais elle aime encore moins le sentiment de ne pas comprendre. Elle a besoin d’obtenir les réponses à ses questions… Peut-être le plus simple est-il de faire mine de se laisser prendre au jeu de son interlocutrice… et de peut-être découvrir qu’au final, il n’y avait pas de jeu du tout.

« Pour une redoutable agente, vous baissez les bras très rapidement », remarque-t-elle simplement en croisant les bras.

Elle ne va pas baisser sa garde trop rapidement, mais elle veut bien laisser le bénéfice du doute à cette femme qui, peut-être, s’appelle bel et bien Andréa Martel et, peut-être, est bel et bien agente artistique.

Villanelle croise les bras, même en présence d’une potentielle impostrice, elle tolère très mal les réflexions qui ne seraient pas des compliments à son adresse. Elle ? Une cause perdue ? Elle ne la connaît pas – du moins si elle est qui elle prétend être –, elle n’a pas la moindre idée de ce dont elle peut être bien capable ou non, et à l’évidence, elle sait quoi faire et quoi dire pour la faire réagir. Elle qui, dans tous les cas, n’avait pas envie de s’embarrasser d’un agent, se laisserait tenter par l’idée de l’écouter, alors même qu’une part d’elle sait que cela reviendra peut-être à sombrer dans un piège où elle ne pourra pas dire de ne pas avoir sauté à pieds joints. Leurs regards se toisent, toutes deux les bras croisés… Leurs attitudes respectives ne promettent pas forcément une saine collaboration, mais elles ont définitivement l’attention l’une de l’autre.

Elle ne la lâche pas des yeux tandis que cette femme qui ressemble beaucoup trop à Hélène lui adresse son petit pitch au sujet de ce potentiel inexploité qui serait le sien. Qu’elle ait du potentiel, Villanelle n’a pas besoin de l’entendre, elle le sait, bien sûr qu’elle le sait, elle est une brillante actrice, et elle pourrait bien jouer n’importe quel rôle, il suffirait qu’elle le décide, on qu’on décide d’accepter ses suggestions pertinentes sans les prendre pour des caprices, que l’on admette son talent sans la pousser à des directives qui la précipitent dans une spirale infernale où l’ennui, cet ennui qu’elle maudit tant, finit par prendre le pas sur n’importe quelle autre de ses émotions.

Alors elle l’écoute, apprécie de se laisser brosser dans le sens du poil en se disant que, de toute façon, ça ne l’engage à rien pour autant. C’est vrai, elle ne peut pas la contredire, on lui confie bien souvent des rôles qu’elle estime franchement en-deçà de son potentiel réel. Elle considère, pour sa part, qu’elle serait capable de jouer à peu près n’importe quel rôle, même les plus dramatiques et les plus complexes. Elle ne peut pas puiser dans ses propres émotions, elles qui sont si peu nombreuses, certes, pour en attribuer à ses rôles, mais c’est justement parce que c’est une comédie à laquelle elle se plie au quotidien – sourires factices et larmes de crocodile à l’appui – qu’elle sait pertinemment qu’elle serait capable de briller dans n’importe quel rôle : un diamant brut qui ne demande pas à être poli mais à être admiré tel qu’il est, dans toute sa flamboyance.

« Je sais parfaitement négocier par mes propres moyens », réplique Villanelle, évidemment beaucoup trop fière. « Qu’est-ce qui m’assure que vous serez capable de me proposer des rôles que je ne serais pas capable d’obtenir toute seule ? »

Orgueilleuse en diable, Villanelle veut croire être capable d’être son propre agent quand l’expérience lui a déjà prouvé le contraire. Sa courte carrière dans le milieu n’a pas tardé à lui prouver qu’elle ne connaissait absolument rien au monde du cinéma.

Villanelle fait « non » de la tête, l’air légèrement défiant, quand Andréa suppose – à juste titre – qu’elle n’a jamais pris de cours d’art dramatique et n’a aucune sorte de formation. Non, effectivement. Elle n’allait pas s’embarrasser à prendre des cours, elle a tout de suite estimé que ce serait une perte de temps ridicule, alors elle y est allée « au talent ». Elle a participé à des castings aléatoirement, s’est fait pas mal refouler, puis finalement a trouvé un premier réalisateur pour lui faire confiance (qui a presqu’aussitôt regretté).

Non, elle n’a pas de formation, mais elle estime que ce n’est pas nécessaire, parce qu’elle n’a pas besoin qu’on lui inculque ce qui est inné chez elle. Elle est prête à s’en défendre, d’ailleurs, mais elle est agréablement surprise d’entendre Andréa abonder dans son sens et confirmer que son talent naturel fait sa singularité. Bon, d’accord, Andréa est clairement en train de la caresser dans le sens du poil, là… Mais le fait est que ça fonctionne. Elle sait exactement de quelle manière flatter Villanelle pour que cette dernière entre dans son jeu.

Elle sait prendre les choses sous le bon angle, affirmer ce que Villanelle pense déjà, à savoir que ce qui pèche, ce n’est pas son talent d’actrice, mais le fait que les directeurs avec qui elle travaille ne savent pas l’exploiter convenablement. Et donc, elle pourrait intervenir en ce sens. Comment exactement ? Pour le coup, l’agente a toute son attention.

Elle a envie d’affirmer qu’elle est parfaitement capable de faire la différence entre un bon et un mauvais scénario, mais si c’était le cas, elle n’aurait pas joué dans des daubes notoires. Certes, il faut bien mangé, et Villanelle est, qui plus est, trop habituée à un mode de vie un peu trop somptueux pour accepter d’y renoncer… certes, elle aurait tendance à vivre au-dessus de ses moyens et gagne bien moins bien sa vie qu’elle ne le faisait quand elle travaillait encore pour les Douze, mais tout de même, il faut bien commencer quelque part… à moins d’être bien, mieux, représentée, peut-être ?

Elle récupère le livret que lui tend son interlocutrice. Elle se demande si Andréa n’en fait pas un peu des caisses quand elle prétend qu’elle a passé une bonne partie de la nuit à le lire et qu’il lui a fait penser à elle, mais ça marche. En partie. Alors que Villanelle feuillette distraitement le livret, Andréa lui en fait la description. Quelque chose de sombre, de puissant, de complexe. Avec possibilité de modifications durant le tournage – et ça, ça lui plaît.

« Je jouerais qui ? » demande Villanelle en levant les yeux vers son interlocutrice, cédant, par la même, un brin de terrain à cette dernière.

Villanelle fait seulement non quand son interlocutrice l’interroge au sujet du mythe de Médée, non la mythologie ne l’a jamais vraiment intéressée, surtout parce qu’elle n’a jamais pris le temps de se pencher sur la question. Si elle daignait le faire ne serait-ce que quelques instants, elle changerait très certainement d’avis, fasciné par ces histoires de passions brûlantes, violentes et de trahison.

Elle écoute donc son interlocutrice avec attention, et découvre qu’elle le fait au premier degré. Elle baisse sa garde, et même si elle ne peut pas complètement occulter le souvenir de sa conversation avec Hélène, quand elle voit le visage de cette femme et entend sa voix, elle accepte d’entendre l’idée que son interlocutrice est peut-être en train de lui proposer un projet en or, quelque chose qui serait plus que capable de la motiver et de la stimuler, et elle n’a vraiment aucune envie der passer à côté.

Médée, une femme bafouée, trahi par un homme qui l’a trompée en dépit de tous les sacrifices qu’elle a faits pour lui, elle fait passer sa vengeance avant tout le reste, et va jusqu’à tuer ses propres enfants pour punir ce Jason qui n’avait pas mérité son affection pour commencer. Le regard de la tueuse s’illumine en entendant ces propos. Elle y trouve évidemment un vif intérêt. Elle n’a pas envie de l’affirmer derechef, parce qu’elle a le sentiment que ce serait trop simple, mais elle veut que ce rôle soit le sien. En jouant un personnage tel que celui de Médée, elle est convaincue qu’elle serait bien incapable de s’ennuyer (c’est se mentir à elle-même, bien évidemment, mais elle peut être douée pour cela, quand elle le décide).

Évidemment que Médée a été qualifiée de folle, et c’est sûrement folie que de tuer ses propres enfants, mais tout comme Andréa, Villanelle, à partir du seul résumé que lui fait son interlocutrice, est bien incapable de s’arrêter à cette conclusion qui lui paraît bien simpliste. Médée n’est pas la méchante de l’histoire, elle s’est réappropriée cette histoire, par fierté, par honneur. Une femme puissante, indépendante.

« Elle a été stupide de s’intéresser à un homme pour commencer », remarque-t-elle tout en considérant le scénario qu’elle a gardé entre ses mains.

Elle se sent partagée. Elle n’a toujours pas envie de dire non, mais elle n’a pas non plus envie de passer à côté d’une histoire à ce point remarquable, qui pourrait vraiment lui permettre de déployer ses talents d’actrice, qu’elle est tout à fait convaincue de posséder. Elle est certaine d’être entièrement capable de tenir un tel rôle, elle n’a absolument aucun doute à ce sujet. Mais il faudra donner raison à cette femme qu’elle ne connaît pas et qu’elle croit connaître en même temps.

« L’histoire finit comment ? »

L’œillade intéressée de l’agente ne passe pas inaperçue aux yeux de Villanelle, et il ne lui faut pas grand-chose pour gagner la certitude qu’elles sont toutes deux du même bord. Les séductrices se reconnaissent entre elles, et peut-être en d’autres circonstances, Villanelle se serait laissé séduire. Il y aurait eu quelque chose d’assez excitant, pour ne pas dire de cathartique, à se retrouver dans le même lit que le sosie d’Hélène, à la posséder, à la tenir à sa merci.

Mais le fait est que Villanelle est une femme fidèle. Par principe ? La tueuse n’est pas certaine que le terme soit adéquat. Ce n’est pas un quelconque code moral qui la fait agir ainsi mais des considérations bien différentes. Elle n’a pas besoin de voir ailleurs parce qu’elle sait bien qu’aucune conquête ne saurait lui faire ressentir ce qu’elle éprouve quand elle se trouve avec Eve. En compagnie de la femme qui partage sa vie, elle se sent complète, elle se sent aimée, elle se sent comprise, et surtout, elle ressent. Pleinement, passionnément. Aucune autre femme ne serait capable de cet exploit, elle en est convaincue. Et elle est plus que bien placée pour le savoir, par ailleurs, parce que d’autres femmes avant Eve, il y en a clairement eues, et pas qu’un peu.

Bref, elle abandonne là ces considérations pour se concentrer bien davantage sur le scénario et le personnage qu’elle cherche à lui vendre. Elle n’est pas capable de cacher son intérêt. Elle a peut-être l’opportunité dee tenir un rôle dans lequel elle pourrait s’investir, s’impliquer, sans laisser l’ennui gagner du terrain sur le plaisir ou le divertissement. Elle ne peut évidemment pas passer à côté de ça. Sauf qu’elle n’a pas envie de faciliter la tâche de son interlocutrice, ni forcément donner un pourcentage de ce qu’elle gagne à cette dernière.

Alors elle gagne du temps afin d’en apprendre plus sur ce personnage qu’elle s’approprie déjà en pensées, si bien que si quelqu’un devait s’approprier ce rôle plutôt qu’elle, elle en serait clairement dérangée. Elle ne voudrait pas qu’il lui passe sous le nez, mais malgré tout, si elle n’en a pas déjà assez le sentiment, elle continuera de vouloir prouver qu’elle n’est pas une actrice facile, et qu’on ne se la met pas dans la poche si facilement, surtout quand, de prime abord, la seule chose qui semble vous différencier avec une membre très influente des Douze, c’est l’accent, mais un accent, ça se modifie, si quelqu’un est bien placé pour le savoir, c’est définitivement Villanelle.

Elle aime bien ce qu’elle apprend de la suite de l’histoire de Médée, aime encore plus l’idée qu’elle soit immortelle, à vrai dire, qu’elle conserve pour toujours ce qu’elle a pris si facilement à d’autres, par jalousie et possessivité, cela va sans dire.

« J’aime bien la deuxième version », remarque-t-elle alors quand elle lui parle de deux fins possibles au scénario. Elle laisse passer un temps de silence. « Si je garde le scénario, je pourrais faire toutes les notes que je veux ? » Faire toutes les notes et modifications qu’elle voudrait, et accepterait de jouer le rôle uniquement si ces suggestions étaient validées. « Vous me laissez combien de temps ? »

Cette femme qui ressemble beaucoup trop à Hélène (si ce n’est pas elle), a ceci de commun avec elle, en plus d’évidentes caractéristiques physiques, une volonté de fer et un sens des affaires qui doivent forcer le respect. Peut-être qu’elle la baratine quand elle affirme avoir négocié pour que le scénario reste entre ses seules, mais si c’est le cas, eh bien elle a tout son respect pour ça, et si elle doit être représentée par une agente, elle veut en effet que ce soit par ce genre de personne : une femme de poigne, qui sait très précisément ce qu’elle veut et qui ne s’en laisse pas compter le moins du monde. Elle doit bien reconnaître qu’au-delà de cette ressemblance troublante qu’elle ne peut certainement pas occulter, elle est assez séduite par la personnalité de cette femme qui, elle en est de plus en plus convaincue, pourrait lui permettre d’aller loin, aussi loin qu’elle estime mériter d’aller au vu de son charisme – qui selon elle n’est plus à démontrer, cela va sans dire.

Elle lui assure par ailleurs qu’elle pourra faire autant de notes qu’elle le souhaite, ce qui n’est certainement pas pour déplaire à l’actrice, qui n’a clairement pas la moindre intention de s’en priver, bien au contraire. Il se pourrait même qu’il y ait plus d’annotations sur le scénario au bout du compte qu’il n’y aura de texte, et elle tiendra à ce que tout soit lu et pris en compte, sans la moindre exception, cela aussi va bien évidemment sans dire. Elle lui vend le réalisateur comme un type à l’écoute et qui est capable de tenir compte de l’opinion de ses acteurs : ce serait bien le premier qu’elle rencontrerait qui soit capable d’une telle prouesse, mais après tout… si elle le dit, elle demande à voir.

Clairement, Andréa sait quoi faire et quoi dire pour la brosser dans le sens du poil, très exactement comme elle en a besoin et très précisément comme elle le souhaite. Évidemment qu’elle est une superbe actrice, elle n’a pas besoin que l’agente le lui dise pour qu’elle le sache, mais il n’est pas déplaisant pour autant d’être confortée dans cette opinion, quand bien même elle paraît d’une logique tout à fait implacable. En tout cas, la flatterie et le reste de ses arguments trouvent doucement un chemin dans l’esprit de Villanelle, qui ne peut pas totalement passer à côté de ce qu’elle considère en partie être une opportunité.

« D’accord, donc d’ici ce week-end, je lis, je note, vous vous m’organisez un rendez-vous avec le réalisateur, et je discute du scénario avec lui. » Elle marque une pause un instant. « Et si ça se passe, bien, j’accepte que vous me représentiez. » Elle l’observe de haut en bas, de bas en haut. « Vous demandez combien ? »

D’accord, Villanelle doit bien constater que son interlocutrice est en train de gagner du terrain, et que par-dessus le marché, elle la laisse faire. Le fait est qu’elle ne sait pas exactement comment le prendre, au bout du compte. La jeune femme n’a pas envie de faciliter la tâche de cette femme. Pour des raisons absolument évidentes, sa tête ne lui revient toujours pas, mais ses arguments n’en sont pas moins séduisants, et elle ne parvient pas à passer totalement outre, ou pas totalement en tout cas. Elle ne veut pas passer à côté de ce qui réussit tout de même à ressembler à une opportunité. Après tout, même si elle serait bien incapable de dire de quoi son avenir sera fait, elle ne peut pas jeter sa carrière par la fenêtre, c’est sa roue de secours, et c’est en train de devenir sa couverture, alors.

« D’accord, vous prenez rendez-vous, et vous restez avec moi. »

Pour être convaincue, elle a besoin de la voir à l’œuvre, de constater combien elle sera capable ou non de défendre ses intérêts en présence d’une tierce personne. Elle commence à connaître le milieu à force de le côtoyer, mais il y a encore des facettes du décor qui lui échappent malgré tout. Elle a vu certains de ses « collègues » acteurs se traîner leurs agents comme des boulets à leurs pieds. Elle n’a pas envie de se causer le même embarras, surtout que c’est pas comme si les agents pouvaient se plaindre d’être payés des queues de prune.

Environ dix pour cent de ses revenus, hein ? On s’emmerde pas, à l’évidence. Après, techniquement, si on songe aux risques qu’ils prennent et aux bénéfices qui peuvent revenir aux acteurs, c’est plutôt normal, mais ce n’est pas pour autant que la perspective enchante totalement l’actrice. Elle ne compte pas vraiment son argent, elle serait incapable de dire ce qu’elle a sur son compte, et elle dépense sans doute bien plus qu’elle ne gagne (les sommes mirobolantes que les Douze lui versaient pour son « travail » l’ont complètement déconnectée de ce genre de choses), mais justement, en bon panier percé, elle ne peut pas passer à côté de la possibilité de gagner davantage.

« Dix pour cent, on peut dire que vous vous emmerdez pas », remarque-t-elle, plus pour la forme qu’autre chose. « Bon. On verra ce que ça donne, alors, je suppose ? »

Elle n’est pas convaincue de s’être laissée convaincre, mais à l’évidence, elle a laisser les discours de son interlocutrice trouver une certain écho chez elle. Cette femme doit être une bien redoutable négociatrice pour être parvenue à lui faire retourner sa veste comme ça. Et ça, d’une certaine manière, ça la rassure. C’est bien la preuve qu’elle doit aussi capable de retourner le cerveau d’autres personnes en sa faveur, pas vrai ?