(Terminé) Le cœur de pierre fait le corps de pierre. [Medusa]

Villanelle vit dans un appartement certes tout à fait spacieux. Mais sans jardin. Alors pourquoi diable cette fascination pour la décoration d'extérieur ? Et pourquoi pas ? Qui a décidé en premier lieu que les nains devaient décorer les jardins et pas les intérieurs ? Pourquoi ces lutins ridicules qui sont de toute façon incapables de faire plus de deux pas, seraient plus heureux et épanouis à l'air libre que dans le confort douillet d'un appartement luxueux en centre-ville ? Au moins là, ils ne risquent pas les assauts de la pluie ou pire, des limaces et des escargots. Bref, Villanelle assume son sens de la décoration avec le même panache qu'elle assume son sens de la mode toujours poussé à l'extrême, comme en témoigne une fois de plus sa tenue du jour : Une robe bleue bouffante qui fait se tourner sur son passage le regard de nombre de passants - à cause de la robe mais parce qu'elle est époustouflante, aussi (selon ses propres dires), ce qui est parfaitement compréhensible.

Et c'est attifée de la sorte - et dans l'optique d'améliorer encore sa déco intérieure, tout est lié - qu'elle se rend dans cette boutique qu'elle commence à bien connaître pour y avoir déjà fait une acquisition et y avoir passé une commande d'un ordre tout particulier, le palais du nain de jardin de tatie Em. La première fois qu'elle a pénétré, presque par hasard, surtout par ennui, dans cette boutique, l'ancienne tueuse à gages a été saisie. Sensible aux talents de sculptrice de la propriétaire des lieux, et aussi un peu séduite par le charisme de cette dernière, Villanelle a craqué et lui a acheté une statue grand format qu'elle a eu un peu de mal à ramener chez elle, mais tout se fait avec un beau sourire et un peu de bonne volonté.

Puis elle a décidé de pousser le vice un peu plus loin. Puisque ce monde la prive d'une Eve en chair et en os, puisque même dans ces conditions, même après deux années d'une vie reconstituée sur cette île où elle tourne en rond comme un hamster dans sa roue, rapidement ennuyée d'absolument tout, elle ne l'a pas oubliée, elle a sollicité Medusa, Med' du surnom affectueux que Villanelle a décidé de lui donner sans attendre de savoir si cela dérangeait ou non la principale concernée, afin de lui préparer une commande un peu spéciale. Une Eve de pierre. Avec les moyens du bord, c'est-à-dire le sens de la description de Villanelle (infaillible, là encore selon ses propres dires), puisque cette dernière n'avait aucune photo à l'appui pour donner une description détaillée de l'agente du MI6 à Medusa. Qu'est-ce qu'elle fera de l'objet fini si ce n'est de la placer en évidence dans son salon comme son homologue de pierre précédemment acheté ? Pas la moindre idée. La décision a été impulsive, et comme toutes les décisions impulsives de Vilanelle, elle a jugé utile, pour ne pas dire nécessaire, de la mener jusqu'au bout.

Impatiente de voir l'avancée du travail de Med, et à court d'idées pour tromper l'ennui profond qui la torture, elle s'est rendue sans s'annoncer dans la boutique de l'ex-gorgone, et l'interpelle sitôt le pas de la porte dépassé.

"Med', comment vas-tu ?" la salue-t-elle avec cet accent russe prononcé qu'elle peut perdre au gré des rôles qu'elle s'attribue, que ce soit dans le cadre de son métier ou simplement pour s'occuper. "Tu as pu avancer sur ma commande ?"

Aux yeux de Villanelle, la faiseuse de sculptures est une artiste, une poète, et elle aime sa façon d'appréhender son métier, qu'elle pense lire entre les lignes mystérieuses du propos qu'elle lui tient. Sans doute à tort, car tout comme l'ancienne tueuse à gages s'est bien gardé de révéler quoi que ce soit de son trouble passé à son interlocutrice, cette dernière n'a pas non plus été vraiment prolixe les quelques fois où la mannequin s'est aventurée à lui poser quelques questions à son sujet. Normal, au fond, tout le monde est plutôt frileux au moment d'aborder la "vie d'avant", celles qu'ils ont tous compris, dans le fond, qu'ils ne parviendraient jamais à reconquérir. Quoi qu'il en soit, cela convient bien à Villanelle de ne voir en Medusa que ce qu'elle a bien envie de voir, sans se soucier de savoir si son opinion peut être biaisée ou non. Elle espère juste ne pas avoir surestimé son talent, car elle est tout de même plus qu'impatiente de faire la connaissance de son Eve de pierre, qui sera du meilleur effet au milieu de son salon.

Medusa conduit Villanelle jusqu'à son atelier. Cette dernière l'accompagne, ravie de comprendre que même si l'oeuvre n'est peut-être pas entièrement achevée, elle en aura du moins un aperçu qui, elle l'espère, sera prometteur. Elle doit peut-être revoir ses attentes à la baisse, après tout elle ne pourra pas reprocher à la sculptrice de ne pas lui avoir élaboré une copie conforme à l'originale alors qu'elle a dû se contenter d'une description physique qui ne pouvait en rien faire complètement honneur à ce qui fait la subtilité des traits d'Eve, leur finesse et ce pourquoi ce visage et ce corps lui plaisent tant.

Medusa la prévient, l'absence de détails et du modèle d'origine ont à l'évidence empêché un résultat parfait, et Villanelle, dans le fond, le sait, ce qui ne l'empêche pas d'avoir envie de voir Eve surgir sous ses yeux, plus vraie que nature. L'espoir fait vivre, après tout, pas vrai ? Une part d'elle a envie de penser que, par elle ne sait quelle opération miraculeuse, le résultat dépassera, et de très loin, ses attentes.

Sous le drap, elle essaie de deviner le résultat final. Déjà, en termes de taille et de gabarit, ça a l'air de coller, ce qui est déjà, en soi, plutôt rassurant. Et finalement, presque magistrale, elle lui dévoile au sens le plus littéral du terme l'Eve de pierre qu'elle a façonnée pour elle. Un large sourire se dépose sur les lèvres de Villanelle. Oh, par plusieurs aspects, la statue ne lui ressemble pas, mais par d'autres. Villanelle se rapproche et se permet de toucher la sculpture de sa main, le bout de ses doigts s'attardant sur une chevelure épaisse taillée dans la pierre. Le détail qu'il ne fallait pas manquer, celui qu'elle a eu le plus de facilité à décrire.

"Tu es un véritable génie ! Elle est presque aussi parfaite que l'originale", décrète Villanelle avec enthousiasme. Elle détourne son regard de la statue pour le reporter sur la faiseuse de miracles. "Elle est complètement finie ou tu as encore des retouches à apporter ?"

La réflexion de Med fait doucement sourire Villanelle. En plus d'être sculptrice, c'est une poétesse à ses heures, elle a toujours de ces expressions ! Le soleil d'Hélios, qui dit ce genre de choses ? Mais à l'ancienne tueuse à gages, ça lui plaît bien. Et puis, c'est une artiste, on pardonne tout aux artistes... Pour ce qui est d'être d'accord avec son propos, Villanelle n'en est pas totalement certaine. Elle-même estime s'en rapprocher sacrément, et ses ailes se portent à ravir, merci pour elles.

Malgré tout, elle ne discute pas, tout comme elle se force de ne pas tenir rigueur à son interlocutrice d'oser effleurer avec tant de douceur sa création, celle qui porte les traits d'Eve et que plus personne ne devrait être autorisé à toucher en dehors d'elle-même. Elle doit l'y autoriser. Elle lui doit de contempler ce visage familier, même si pas tout à fait fidèle aux traits d'origine. Elle se fiche, en ce qui la concerne, de se brûler les ailes et de brûler celles de Med dans le processus. Si l'on ne recherche pas la perfection, que nous reste-t-il à vouloir atteindre, après tout ? Quitte à se fixer des objectifs, autant que ces derniers soient de l'ordre de l'excellence.

Med lui apprend qu'elle ne travaillait pas seule, avant. Oh... c'est une chose qu'elle ignorait. En toute logique, oui, il devait être plus rapide et plus efficace de travailler à plusieurs mains, mais au fond, Villanelle est assez soulagée que seules deux mains autres que les siennes puissent explorer dans le détail cette création qui, bien que réalisée par une seule personne, ne manque ni d'élégance ni de détails, en un temps plus que raisonnable. Même si, évidemment, on peut toujours apporter quelques améliorations... Quand Med suggère de rapporter quelques modifications supplémentaires, Villanelle ne se prive pas d'observer la statue de pied en cap pour en considérer le moindre détail avec la plus grande des attentions.

"Les yeux... c'est ça. Elle ne me regarde pas comme d'habitude", constate la Russe comme si elle avait vraiment affaire à une Eve de chair et de sang, qui serait capable de poser sur elle un regard similaire à celui qu'elle lui accordait autrefois. Mais comment retranscrire en détails ce qui passe dans le regard d'Eve chaque fois que leurs yeux se croisent. "Il manque la passion... la peur, aussi. Il y a toujours un peu des deux dans son regard.", dit-elle en détaillant les yeux tout en effleurant la joue de la statue du bout des doigts. Ses doigts glissent sur les mèches de cheveux creusées dans la roche. "Les cheveux sont superbes. Elle avait l'habitude de les attacher, du gâchis, tu trouves pas ?" Elle marque une pause avant de reprendre. "Comment est-ce que tu travaillais avant ? Avec qui ?"

La remarque lâchée par son interlocutrice un peu plus tôt la rend curieuse. Elle se demande à quoi ressemblait la vie de son interlocutrice avant tout ceci, avant la lune rouge, avant le changement de décor, comme au théâtre. Un théâtre à l'échelle de toute une ville.

Décidément, Medusa et Villanelle sont faites pour s’entendre. Et pour se comprendre encore davantage. D’autres auraient peut-être été un rien inquiétés par le discours que tenait l’ancienne tueuse à gages au sujet de cette statue commandée pour ressembler trait pour trait à une vieille obsession, mais l’artiste, elle, ne l’a jamais jugée, n’a jamais remis en question son souhait, a simplement écouté ses précisions et s’est appliquée à donner corps à la pierre. Là encore, quand elle exprime tout ce que le regard d’Eve avait pu retranscrire, elle ne lit aucune sorte de jugement dans son attitude, davantage une sorte d’approbation qui à bien y regarder tiendrait presque de la connivence. Oui, en effet, la bouche peut mentir autant qu’elle le veut, mais tout passe dans un regard. Ce qui ne veut pas dire qu’un regard ne peut pas être commandé par une intention précise, quand on est bon comédien, mais ça n’a jamais été le cas pour Eve. Elle s’est toujours montrée d’une infinie transparence. « Eux qui donnent la vie, eux qui laissent entrer la mort ». Villanelle ne peut prétendre comprendre d’où vient un tel discours, mais elle parvient malgré tout à y recueillir une vérité profonde. Sans doute aussi parce que là encore, elle y voit comme un écho à sa propre histoire. Pulsions de vie et de mort mêlées, si bien qu’on ne sache plus exactement faire la distinction précise entre les deux.

L’amour, la crainte, la haine – mais a-t-il été un jour entièrement question de haine entre Eve et elle ? Villanelle n’en est pas sûre, pas de son côté, la rage serait peut-être un terme plus exact, plus approprié – à jamais figés. Cette idée lui plaît. Si elle ne doit jamais revoir celle qu’elle a tant convoitée, si leur histoire doit s’achever ainsi, sans conclusion satisfaisante, puisqu’il semblerait qu’Eve ne l’ait pas accompagnée dans cette nouvelle vie, elle pourra non pas se satisfaire mais du moins essayer de se contenter de ces sentiments figés. Ils seraient insuffisants, mais sans doute plus proches de ce qu’elle sera jamais capable de ressentir à présent qu’on la prive de ce qui a su tromper l’ennui, éveiller des émotions si enfouies qu’elle ne se pensait même pas capable de les ressentir…

Villanelle n’était pas sûre que son interlocutrice accepterait de répondre à sa question quand elle lui demanda comment elle travaillait et avec qui, auparavant. Certaines personnes avaient des difficultés à partager leur passé avant leur arrivée sur cette île, ce qui par de nombreux aspects peut se comprendre. Il est toujours agréable de tomber sur des personnes qui n’ont pas de réelles difficultés de discuter de ce genre de choses. Elle lui apprend qu’elles étaient trois, et que Med avait des sœurs, deux sœurs, donc qui… Quand elle évoque un don donné par les dieux, Villanelle est prête à croire à de l’emphase. Beaucoup parlent de don tombé du Ciel, après tout. Même d’elle et de son talent pour le meurtre, on avait parlé comme si elle avait été touché par une sorte de grâce divine et destructrice. On avait tendance à conjuguer cette divinité au singulier, mais Villanelle n’est pas réfractaire à l’idée qu’il y en est plusieurs. Encore moins à l’idée qu’il n’y en ait pas du tout. Elle ne croit pas vraiment, il faut dire. Elle attend plutôt de voir.

« Parties ? » répète Villanelle qui compartimente chacune des informations sur lesquelles elle voudrait revenir. « Parce qu’elles ne sont pas ici, sur cette île, tu veux dire ? Ou pour une autre raison ? » Elle marque une pause. « Je ne sais rien de toi, au final. Je ne sais pas d’où tu viens, quel genre de vie tu menais… Je n’étais pas sûre de trouver ça très intéressant, pour tout dire. D’habitude, la vie des gens est particulièrement barbante, tu as remarqué ? » observe-t-elle sans le moindre filtre. « Tu me donnes envie de tout savoir. »

Si Villanelle ne peut s'empêcher de se trouver bien des similitudes avec son interlocutrice, il y a tout de même quelques points de divergence entre elles. Leurs points de similitude n'occultent pas certaines failles, comme leurs curiosité. Villanelle est curieuse, quelque part, de la vie des autres, mais elle trouve bien souvent que la vie des autres ne mérite finalement pas sa curiosité et se révèle bien insipide. Les joies, les peines et les doutes d'autrui n'ont d'intérêt à ses yeux que s'ils ont la possibilité de la divertir, et ce n'est pas chose facile que de parvenir à tromper cet ennui profond qui assaille si facilement l'ancienne tueuse à gages, aux prises avec un trop peu d'émotions qui la pousse à chercher à en éprouver de toutes les manières possibles.

Dans le cas de Medusa, ceci dit, son intérêt a quelque chose d'artistique. En assimilant les émotions de ses sujets, elle peut mieux les travaillers, et graver non seulement les visages mais également les histoires qui y sont attachés à même la pierre. Donner une âme à la roche. C'est bien parce qu'elle est capable d'une telle démarche que Villanelle est convaincue d'avoir bien fait de lui avoir confié la création de sa moitié de pierre. Elle n'a pas seulement capturé le visage d'Eve, qu'elle n'a pourtant jamais vue, elle a capturé une partie de son essence. Même si restent encore quelques détails à apprivoiser, peut-être parce que Villanelle n'a été qu'évasive au sujet de son histoire commune avec l'ancienne employée du MI6.

Medusa lui apprend les raisons pour lesquelles ses soeurs sont, selon ses dires, "parties". Elles ont été méprisées, elles ont abandonné... Les propos sont trop évasifs pour que Villanelle n'en comprenne l'entière teneur. Elle croit seulement dans la sincérité de son interlocutrice, et comprend qu'elle en a souffert. Elles ont rejoint le grand vide. Peut-être se sont-elles donné la mort... Quelle perspective atroce.

Elle pourrait lui dire qu'elle regrette, ou lui présenter ses condoléances, mais Villanelle s'émeut difficilement de ce genre d'histoires, peut-être parce qu'elle a du mal à y trouver une corrélation avec sa propre histoire. Elle ne s'est jamais senti proche de sa famille, en ce qui la concerne. C'est même tout l'inverse. Et le petit retour aux sources qu'elle s'est accordée en Russie peu avant son arrivée sur cette île, qui s'était achevé par l'assassinat en règle de sa génitrice, en disait long à ce sujet.

"J'ai un frère et un demi-frère." Elle les a laissés en vie. Volontairement. Presque de justesse. "Mais je les ai à peine connus." Elle marque une pause. "Mes parents sont morts. Et c'est pas plus mal, ils ont rendu bien plus de service morts que vivant. Je n'ai jamais été très "famille". Mes parents non plus. Ils n'ont jamais voulu m'accepter comme leur fille, ils ont préféré m'envoyer moisir dans un orphelinat. Et ceux que j'ai voulu intégrer à ma famille après ça m'ont souvent déçue."

Elle pense à Konstantin, ce père de substitution si décevant. Non, la famille pour elle n'a rien de si précieux.

Si Villanelle voudrait prétendre que c'est faux, que non, elle n'a jamais eu besoin ni de sa mère, ni de son père, mais ce serait un mensonge, un mensonge éhonté, qui plus est. Oui, par la force des choses, elle a vécu sans parents, et parce qu'elle appréhende ses émotions très différemment du commun des mortels, elle ne pourrait pas exactement affirmer qu'elle en a souffert. Mais elle ne peut s'empêcher de se dire que sa vie aurait été très différente, qu'elle aurait été très différente, si sa famille lui avait laissé le bénéfice du doute. Sa mère blâmait l'enfant qui ne pleurait pas à la naissance, l'enfant anormale, la sociopathe-née, Villanelle, elle, veut croire qu'elle aurait pu avoir une enfance comme les autres si sa mère n'avait pas eu à ce point peur d'elle, de qui elle était, de ce qu'elle serait capable de faire.

Le monstre avait-il suscité ce comportement ou ce comportement avait-il engendré le monstre ? Trop tard pour le savoir. Sa mère, morte comme elle méritait de l'être, ne pourrait plus jamais répondre à cette question. Sa réponse n'aurait rien eu de satisfaisante, dans tous les cas, elle n'a aucun doute à ce sujet. Mais elle a voulu de l'amour de ses parents, c'est pourquoi elle a tant de reproches à sa mère. Et c'est parce qu'elle voudrait l'amour d'un parent qu'elle s'est rapproché de Konstantin, qui savait se jouer de ce lien père-fille qu'elle avait toujours voulu, espéré construire avec lui. Bref, oui, elle aurait sans doute eu besoin de parents, elle n'en a pas, c'est comme ça. Peu importe. C'est trop tard, sans doute.

Là où elles peuvent se rejoindre de nouveau, c'est dans la manière dont Medusa et ses soeurs ont eu toutes les peines du monde à se faire accepter. La différence déplaît, la différence dérange, pourtant, cette différence fait, sans aucun doute possible, leur force la plus absolue, et c'est sans doute cette différence qui a tant déplu qui fait que Medusa, au final, lui plaît bien. Elle ne sait que des bribes, des fragments de ce que son interlocutrice a pu vivre ou subir, mais elle n'a pas besoin d'en savoir beaucoup plus pour comprendre combien cette situation a dû être compliquée pour elle. C'est quelque chose qui se ressent, sans équivoque, dans la manière dont elle en parle, sans qu'elle ait besoin de lui confier pour autant une multitude de détails.

"Tu ne m'ennuies pas du tout, au contraire, j'aime t'entendre parler de toi." Et elle s'en étonne presque. L'ennui est ce contre quoi elle doit lutter constamment, l'ennui est ce qui la pousse bien souvent à d'improbables extrêmes, avec l'espoir assez vain de se sentir en vie. Et ce n'est jamais réellement efficace en fin de compte. "Etonnamment." ajoute-t-elle même si c'est une précision qu'elle pourrait garder pour elle. "Quelle excellente idée, je meurs de faim. Et tu n'as peut-être pas tort, si je te parlais d'elle, tu réussiras peut-être à comprendre ce qui manque encore." Et ça donnera à Villanelle une occasion de parler d'Eve, ce qui clairement ne saurait jamais être pour lui déplaire. "Qu'est-ce que tu as à me proposer ? Tu as à boire aussi ?"

Medusa lui fait signe de l'accompagner jusqu'à une table certes modeste, mais que Villanelle, en dépit de ses goûts de luxe, trouve charmante, peut-être en partie du fait de sa désuétude, d'ailleurs. Elle s'y installe immédiatement. La décence voudrait peut-être qu'elle propose à son interlocutrice de l'assister aux fourneaux, mais outre le fait que la jeune femme n'est définitivement pas une cuisinière experte ni n'envisage de le devenir un jour, elle n'a tout simplement pas envie de mettre la main à la pâte, et quand Villanelle n'a pas envie de quelque chose, elle sait le montrer, et elle ne change que rarement (si ce n'est jamais) d'avis.

Une agréable odeur de viande et de fromage en train de cuire lui arrive progressivement aux narines, et elle sent son estomac se réveiller plus encore dans la foulée. Parfait, elle va définitivement faire honneur aux talents culinaires de Tatie Em. Avec son petit gabarit, on pourrait croire que Villanelle a un appétit de moineau, mais ce serait mal la connaître. Son rapport à la nourriture est le même que son rapport au genre humain. Impulsif et imprévisible. Elle pourra passer une journée entière sans manger, et passer une journée à grignoter autrement. Qu'importe. Elle a faim. Cette conversation la met en appétit, il faut croire.

Quand Medusa revient avec un plateau rempli de hamburgers, Villanelle a la confirmation qu'elles ne vont pas mourir de faim. Il y en a beaucoup trop pour seulement deux personnes, mais elle accepte le challenge avec le plus grand plaisir. Elle espère réussir à faire disparaître tous les burgers de son plateau à la seule force de son estomac. Quand Medusa lui suggère de se servir dans le frigo, elle ne se fait pas prier. Beaucoup de soda, pas beaucoup d'alcool. Elle jette son dévolu sur une bouteille de Coca qu'elle boit au goulot sans la moindre gêne.

"Tu as des gosses ?" demande Vilanelle, curieuse. Elle ne s'attendait pas à retrouver ce genre de boissons dans le frigo de son interlocutrice, surtout que, fine comme elle est, ça ne doit pas être elle qui les consomme en majorité. "Tu sais si ton truc, c'est d'inviter des gens et d'organiser des grands festins, je peux t'en amener, moi, des clients", répond l'ancienne tueuse à gages, qui ne réalise pas vraiment à quoi ressemblait la vie de son interlocutrice avant la lune rouge. "J'ai des contacts."

Ce n'est pas faux. Avec son travail de mannequin et de comédienne, elle a maintenant son petit réseau, et elle préfère largement en faire profiter son interlocutrice que ceux de son milieu. Mais elle oublie de développer le sujet quand Medusa l'engage sur un autre. Parler d'Eve. Ah. Cela pourrait bien durer des heures.

"On est pareilles, elle et moi. Même si elle fait semblant du contraire. Elle a ce feu en elle, ce monstre, qu'elle essaie de réprimer, de garder en cage, elle a cette rage d'exister... Elle a l'air sage quand on ne la connaît pas, mais crois-moi, c'est totalement faux. Tu sais qu'elle m'a poignardée ? J'ai bien failli mourir." Elle sourit. Rétrospectivement, ce sourire la rend nostalgique. "Elle m'a dit que si on devait être ensemble, on se consumerait, toutes les deux. Et je crois qu'elle a raison." Elle hausse les épaules. "Moi, ça me dérangerait pas." Elle pousse un soupir. "Elle t'aurait trouvé fascinante, je crois. Et j'aurais été jalouse. Et je t'aurais détesté." Elle mord dans son burger. "Mmm, c'est excellent !"

A mesure que le fil de la conversation se déroule, Villanelle en apprend de plus en plus au sujet de son interlocutrice, y compris des informations qu’elle n’avait pas soupçonnées. En grande partie parce qu’elle n’avait pas suffisamment pris la peine de se renseigner, cela va sans dire, et parce que Villanelle a bien souvent tendance à ne se concentrer que sur elle-même et sur absolument personne d’autre, mais elle regrette de ne pas avoir interrogé son interlocutrice plus tôt sur ces points, même si elles ne sont au fond pas si proches que cela. Elle devine, et ne pense pas se tromper à ce sujet, que l’histoire de son interlocutrice est absolument passionnante, et elle a très envie de la connaître dans le moindre détail. Mais pour extirper certains d’entre eux, elle sent aussi qu’elle va devoir faire preuve de patience, voire d’un semblant de ruse.

Quand Medusa lui apprend qu’elle avait des enfants, elle ne lui en dit pas plus, si bien que l’ancienne tueuse à gages se pose mille et une questions. Elle a parlé d’eux au passé, est-ce que cela signifie qu’ils ne sont plus ? Seraient-ils décédés ? Ou bien ne les a-t-elle pas retrouvés ici, sur cette île, et préfère-t-elle partir du principe qu’elle ne les retrouvera plus ? Elle est franche, elle peut souvent manquer de tact, elle serait parfaitement capable de le lui demander directement, mais elle fait le choix de s’abstenir, en tout cas pour le moment. Elle garde les questions qu’elle se pose dans un coin de sa tête. Elle y reviendra probablement plus tard. Elle aura sans doute du mal à s’en empêcher. Elle se connaît.

De toute façon, le sujet de conversation change bien vite. La sculptrice de talent lui assure préférer le pas accueillir trop de monde dans son antre et apprécier bien davantage sa compagnie. Chose que Villanelle peut comprendre. De son côté, elle aurait tendance à rechercher la compagnie des autres, mais elle peine toujours, en revanche, à appréhender cette compagnie comme il se devrait. Les rapports humains restent une chose qu’elle imite plus qu’elle ne les comprend. Et il n’est pas forcément rare que cela se remarque.

Villanelle esquisse un sourire quand son interlocutrice remarque que ceux qui l’ont un jour trouvé fascinante ne sont plus aujourd’hui, c’est peut-être une affirmation dangereuse pour elle, car la mannequin trouve Medusa de plus en plus fascinante en ce qui la concerne. En revanche, elle a envie de penser qu’elles ont cela en commun également. Villanelle – en toute humilité, cela va sans dire – considère également en avoir fasciné plus d’un. Et parmi ces personnes, il n’en restait plus beaucoup qui respiraient. Eve elle-même, d’ailleurs, n’aurait pas forcément dû survivre, même si ça avait été le cas.

« Exactement », confirme Villanelle, ravie d’entendre son interlocutrice rejoindre ce qui est définitivement son opinion. Oui, Villanelle est absolument certaine d’être la seule à avoir jamais vraiment su voir en Eve et la comprendre. Elle et certainement pas son idiot de mari, qui n’avait fini par comprendre qui elle était que parce que Villanelle avait fait ce qu’il fallait pour lui ouvrir les yeux. Elle a vu son vrai visage. Et elle a d’office trouvé ce visage magnifique… « C’est précisément ce que je pense. » Elle observe attentivement son interlocutrice. « Comment tu t’y prenais pour « lire les sentiments visibles » ? » demande-t-elle, puisque cette réflexion ne lui a pas échappé et n’est pas entrée dans l’oreille d’une sourde.

Les conseils de la gorgone vont, à l'évidence, à l'encontre la plus totale de toute recommandation psychiatrique sensée, mais si Villanelle a toujours refusé catégoriquement de consulter (exception des occasions au cours desquelles elle n'a tout simplement pas eu le choix), ce n'est certainement pas pour changer son fusil d'épaule maintenant, les psys n'y entendent rien, le diagnostic posé sur elle est sans appel mais omet beaucoup de ce qu'elle est, et quand il est question d'Eve, il est évident qu'elle préfère que ses obsessions soient encouragées plutôt qu'enterrées.

Toutes les deux, elles ont la même vision du monde autant que de l'amour, et c'est si rare... Combien l'exhorteraient plutôt à se montrer raisonnable ? Quelle idée stupide. Elle ne veut pas être raisonnable, surtout pas. Ce serait d'un ennui... Même si, en l'occurrence, un minuscule détail l'empêche de faire comme bon lui semble, et ce détail, ce n'est pas les efforts d'auto-persuasion qu'Eve fournit pour se convaincre qu'elles ne sont pas faites pour être ensemble, non, c'est l'absence évidente de la principale concernée, malheureusement.

"Tu es une vieille femme particulièrement bien conservée, sache-le", réplique Villanelle avec le sourire, incapable de prendre son interlocutrice au sérieux quand elle lui parle d'être aussi vieille que le temps lui-même. Aux yeux de l'ancienne tueuse à gages, ce ne sont que des formules un peu dramatiques, rien de plus. Elle a bien cerné que Medusa était une femme quelque peu... théâtrale, ou du moins est-ce ainsi qu'elle interprète ses propos les plujs intrigants, et elle se reconnaît dans sa grandiloquence. "J'ai toujours préféré les femmes plus âgées", ajoute-t-elle comme si cela avait le moindre rapport avec ce qu'elle venait de dire.

En même temps, c'est bel et bien le cas. Eve est un exemple logique et probant, mais ça a commencé bien avant ça. Avec Anna. Quand elle était beaucoup plus jeune. Beaucoup trop jeune, en fin de compte.

"J'aurais bien voulu d'un don comme le tien, j'en ai tout un tas d'autre mais... les émotions, les pensées des autres... J'ai déjà beaucoup à faire avec les miens, quand j'en ai..." Des pensées, oui bien sûr. Des émotions, c'est plus compliqué. Sa vie est comme une éternelle quête de ressentir, et cette quête perpétuelle ne porte que rarement ses fruits. C'est arrivé, ça peut arriver encore, mais c'est un effort. C'est un jeu, une comédie perpétuelle. De prime abord, ça peut sembler amusant, dans les faits, ça se révèle plus éreintant qu'autre chose. "Tes divagations m'intéressent énormément, tu sais."

Elle l'observe longuement, la détaille comme si cet exercice pouvait lui permettre à son tour d'avoir accès aux désirs les plus enfouis de son interlocutrice. Mais à l'évidence, elle ne dispose pas des mêmes dons qu'elle loin s'en faut. Malgré tout, certaines choses se devinent sans nécessiter d'être excessivement observateur au demeurant, ou de disposer de l'"intuition féminine" de Medusa.

"Tu m'en parlerais ? De ta grande histoire d'amour ? Elle a l'air passionnante."

Il est possible que ce ne soit qu'une impression, que Villanelle se trompe totalement, mais elle a le sentiment qu'à l'évocation de sa grande histoire d'amour, quelque chose a changé dans le comportement de son interlocutrice. Ce n'est pas forcément quelque chose de flagrant, mais Villanelle a l'impression de le voir dans sa posture, dans la lueur qui brille dans son regard. Ou bien elle se fourvoie totalement ? Difficile à dire. Elle a beaucoup à faire en matière d'analyse des émotions humaines, mais elle aime celle qu'elle a l'impression de voir se dégager de la gorgone.

C'est un peu comme se regarder dans le miroir, le genre d'attitude dont elle serait, dont elle est elle-même capable quand quiconque vient à lui demander de parler d'Eve... qu'elle a sans doute affichée un peu plus tôt, au moment de la décrire plus en détails. Qu'importe qu'elle estime ne jamais pouvoir la retrouver ici, son souvenir n'en est pas moins vivace, révélatrice d'émotions autrement jamais ressenties, et elle a l'impression que c'est à une impression similaire que sa question invite Tatie Em, qui finit donc par lui parler de ce grand et bel amour, sans doute tragique, aussi, parce que les amours les plus belles et les plus grandes le sont toujours, d'une manière ou d'une autre, tragiques.

Quand elle en parle, elle ne manque définitivement pas d'emphase. Le plus beau de tous les hommes et de tous les dieux, même Villanelle n'irait pas aussi loin pour décrire la femme qu'elle aime. Mais une fois encore, c'est cette absence totale de demi-mesure chez Medusa qui plaît tant à l'ancienne tueuse à gages. Ce n'est même pas qu'elle en fait trop, elle le vit, elle le ressent ainsi qu'elle le dit.

Elle est flamboyante. Et Villanelle adore par-dessus tout les personnalités flamboyantes. Chacune des métaphores qu'elle utilise pour parler de son grand amour est plus grandiloquente que la précédente, et Villanelle adore ce discours, elle se croirait presque au théâtre, mais pas face à une de ces pièces barbantes au possibles, minimalistes et prétendument "modernes", non elle lui sert de la vraie, de la pure tragédie grecque, et Villanelle se régale.

"Et comment ça s'est terminé, entre vous ?"

Elle se dit que d'une manière ou d'une autre, et peu importe la manière dont elle en parle, il a dû se passer quelque chose, ou ne pas se passer quelque chose, justement, et elle est évidemment plus que curieuse de cela.

Elle hoche la tête quand Medusa lui apprend qu'elle a quelque chose à lui montrer, sa plus belle création selon elle. Maintenant qu'elle lui en a parlé, Villanelle tient absolument à la voir de ses yeux vus. Malgré tout, elle prend le temps de finir son hamburger et de se lécher les doigts avant de se redresser et de lisser les plis de sa robe, beaucoup trop élégante pour les circonstances et le menu qui vient de lui être proposé.

"Je te suis, je suis impatiente de voir ça."

Sans rien en connaître, Villanelle devinait déjà que la grande et belle histoire d'amour de la gorgone avait dû connaître une fin tragique, parce que pour que ce soit une belle et grande histoire d'amour, il n'y a sans doute pas le choix, il faut que l'issue en soit terrible. Les grandes passions vous consument, elles ne vous autorisent pas de finalité joyeuses et sereines. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, c'est stupide, comme conclusion. Et de toute manière, ajouterait Villanelle, les gamins sont stupides. Pourquoi combler une vie à deux avec encore plus de gens qui monopoliseront votre temps et votre énergie ? Oui, les grandes histoires d'amour sont forcément tragiques, c'est inévitable, et c'est pour cette raison d'ailleurs qu'Eve s'évertuait à la rejeter, parce qu'elle savait que ça finirait forcément très mal. Villanelle aussi. Sauf que Villanelle s'en fichait complètement, elle.

Donc oui, elle s'attend à un récit douloureux et tragique, et la réponse de son interlocutrice ne démentent pas ses attentes, en effet. Villanelle lit entre les lignes, mais elle ne pense pas se tromper en supposant que la gorgone s'était entichée d'un homme marié. Là-dedans aussi, Villanelle pouvait se reconnaître, encore que Niko Polastri n'avait jamais représenté une franche menace aux yeux de Villanelle. L'évincer et s'assurer qu'il ne fasse pas obstacle entre elle et Eve avait été un jeu d'enfant... Et c'est à peine si elle avait eu quelque chose à faire, d'ailleurs, c'était Eve qui avait fait le plus gros du travail. Mais donc, la femme qui voulait s'accaparer l'homme qu'avait tant aimé Medusa semblait davantage retorse.

"Tu as eu l'occasion de lui faire payer sa jalousie ? Si nous nous étions connues à l'époque, je t'aurais aidée avec plaisir, tu sais."

Et elle le pense véritablement. Ce n'est pas spécialement dans la nature de l'ancienne tueuse à gages que de se montrer généreuse, mais la sculptrice, elle l'a à la bonne, pas seulement parce qu'elle la trouve talentueuse, d'ailleurs, c'est un tout. Y a quelque chose chez elle qui l'intrigue et qui... la toucherait presque, pour peu que Villanelle soit vraiment capable de s'émouvoir de grand-chose. Oui, si elles avaient eu l'occasion de se rencontrer en un autre temps et en d'autres circonstances, elles auraient sans doute pu former un duo plus que redoutable, toutes les deux, et elle veut croire que dans ces circonstances, la rivale de sa nouvelle amie n'aurait pas pu faire grand-chose si ce n'est espérer - en vain - qu'elles se montrent un tant soit peu clémente. Tout ne se passe pas toujours ainsi qu'on le voudrait, malheureusement.

Enfin, puisqu'elles sont coincées dans ce présent où leurs grands amours respectifs sont absents de toute façon, autant apprécier ce qui peut l'être, et Villanelle sent qu'elle ne va pas être déçue de l'oeuvre que Medusa a à lui montrer. Et en effet, elle vaut le coup d'oeil.

L'oeuvre est monumentale, à la hauteur des sentiments de Tatie Em, sans doute. Sublime, un véritable dieu grec (non, elle ne saisit pas l'ironie de cette constatation). Villanelle émet un sifflement impressionné.

"Il est sublime", confirme Villanelle. "Je comprends ce que tu lui trouves", ajoute-t-elle, même si les hommes n'ont jamais été franchement sa tasse de thé, il se dégage de cette sculpture, peut-être du fait qu'on ressent tout le coeur que sa créatrice y a mis, quelque chose de fascinant. "Il semble presque trop beau pour être vrai." Elle tourne son regard vers Medusa. "Tu as déjà songé à le remplacer ?"

Villanelle hausse les épaules, pas franchement convaincue, quand son interlocutrice lui assure qu'elle n'aurait rien pu faire contre l'épouse jalouse. Elle ne peut pas être de cet avis. Bien sûr, elle n'a pas la moindre idée d'à qui elle a affaire, mais dans son esprit, elle se dit que Medusa non plus. Des coriaces, des personnes qui s'étaient cru invulnérables, elle en a refroidi plus d'une... elle aurait été ravie d'avoir cette bonne femme pour cible... Et oui, elle aurait été à la hauteur, quoi qu'en dise la sculptrice. Elle se sentirait presque déçue, d'ailleurs, que cette dernière remette en question ses capacités. Sans doute faudrait-il qu'elle lui dise tout d'elle pour cela... et réciproquement, en fait.

Encore que Medusa ne fait pas vraiment un mystère de qui elle est, c'est surtout que Villanelle déploie des trésors de rationalisation pour ne pas comprendre à qui elle a affaire. Quand Medusa lui assure que d'un claquement de doigts, cette femme peur réduire une armée entière à néant, l'ancienne tueuse à gages se dit juste que sa nouvelle amie est fidèle à elle-même et en rajoute par goût de l'emphase. A aucun moment elle ne pense que tous les propos de son interlocutrice sont à prendre au pied de la lettre. Et c'est un grand tort de sa part. Medusa lui apprend tout de même qu'elle a cherché à se venger, et plus d'une fois, mais que cela n'a rien donné... Oui, mais elle ne l'avait pas à ses côtés à ce moment-là. Villanelle est l'atout que tout le monde devrait avoir dans sa poche.

Un sourire en coin s'affiche sur le visage de Villanelle quand Medusa lui a parlé de ce qu'ont été ses méthodes. S'en prendre aux enfants pour punir la mère : c'est le genre de méthodes qui lui parlent. Toucher les proches pour atteindre qui l'on veut vraiment heurter. Villanelle l'a fait avec la fille de Konstantin, et avec le mari d'Eve, aussi. Sans parler du mari d'Anna, évidemment. Elle est plus intriguée quand elle parle de démembrement... "Réduire en poussière" est une expression qui peut permettre de nombreuses interprétations, mais "démembrer"... ça réduit le champ des possibles. La sculptrice, une tueuse ? Et pourquoi pas... ça expliquerait pourquoi Villanelle a à ce point le sentiment de se reconnaître en elle.

"Lâche en plus d'être jalouse, ça ne me surprend pas", commente Villanelle quand Medusa ajoute que cette femme n'est jamais venue la confronter directement. Aux yeux de Villanelle, c'est de cela qu'il est question, de lâcheté.

Mais ces réflexions sont vite éludées par la découverte de la statue monumentale de l'homme que Medusa affectionne tant, et quand cette dernière apparaît si offusqué que la mannequin puisse ne serait-ce que suggérer qu'elle ait voulu le remplacer. Elle voulait en avoir le coeur net, eh bien maintenant, elle sait... Elle lui demande si elle serait capable de remplacer Eve. La réponse est évidente. Non. Oh, elle pourrait bien accueillir d'autres femmes dans son lit, elle l'a déjà fait, d'ailleurs, mais aucune, jamais aucune, n'arrivera à la cheville de la superbe Eve Polastri, et le fait que Villanelle soit absolument convaincue qu'elle n'est pas là, sur cette îlot de malheur n'y changeait rien. Elle n'avait jamais ressenti ça avant de la connaître, pas même pour Anna avait elle. Elle n'avait jamais rien ressenti tout court avant Eve, alors bien sûr qu'elle ne pourrait pas juste "tourner la page" et passer à autre chose.

"Je comprends", confirme finalement Villanelle, qui ne s'alarme pas de la colère précédemment affichée par la gorgone. Parce qu'elle comprend bel et bien. Ce n'est jamais qu'un de leurs très nombreux points communs. "Peut-être que vous finirez par vous retrouver, qui sait", suggère-t-elle en tournant autour de sa statue pour la jauger sous tous les angles. "Avec un gabarit pareil, il doit pas passer inaperçu, quand même", ajoute-t-elle avec un sourire. "Et si on revenait sur ces histoires d'enfants démembrés ? ça avait l'air passionnant."

Villanelle ne réagit pas spécialement quand Tatie Em suggère qu'elle-même retrouvera peut-être celle pour qui son coeur bat, ici, sur cette île. Elle voudrait prétendre que c'est possible, elle voudrait faire mine d'y croire, mais le fait est qu'elle est absolument convaincue qu'il n'y a aucune chance qu'Eve soit là... Elle ne dit pas qu'elle n'y a pas cru, à un moment donné, au tout début, surtout quand elle en voyait d'autres se retrouver, mais elle s'est rapidement fait une raison. Pas que ce soit son genre de baisser les bras, mais peu importe les circonstances, elle reste malgré tout pragmatique, et c'est de manière pragmatique qu'elle a admis, au terme de recherches infructueuses, qu'elle avait perdu Eve pour toujours.

Oh, ça ne la ravit pas franchement, et elle est absolument convaincue du fait que personne d'autre ne saura lui faire ressentir ce qu'elle lui faisait ressentir, ou ressentir quoi que ce soit, au demeurant, mais c'est ainsi. Si cet endroit maudit devait faire le choix de lui rendre service en quoi que ce soit, ça se saurait. Elles se seraient déjà retrouvées, elles se seraient forcément déjà retrouvées, alors elle préfère se faire une raison plutôt que d'entretenir inutilement de faux espoirs. Possible qu'elle n'ait pas su ouvrir les yeux, ou pas de la bonne manière, mais ça, ce n'est clairement pas le genre de choses qu'elle est capable d'entendre. Elle préfère largement se dire que le problème vient d'ailleurs, vous imaginez bien. Et pour ça, elle n'a pas son pareil.

Bon, assez parlé d'Eve (même si, miraculeusement, pour le coup, ce n'est même pas elle qui en a parlé), elle préfère largement aborder le sujet des enfants démembrés, elle se dit que ça a tout de même bien moins de chances de la rendre morose. Villanelle est comme ça, c'est plus fort qu'elle, elle se délecte bien plus de la haine et de la rage des autres que de leur bonheur, si bien qu'entendre Medusa évoquer ce sujet qui suscite en elle tant de colère et d'amertume ne peut que lui plaire.

La rivale avait donc eu de nombreux bâtards - ben tiens, c'est bien le genre... Villanelle essaie de suivre, sincèrement, elle essaie vraiment de comprendre les métaphores qu'utilise son interlocutrice mais Medusa réussit à la paumer complètement. Il va certainement falloir qu'elle lui pose plus directement toutes les questions qu'elle a gardées pour elle jusqu'ici, parce que ça commence très doucement à ne plus être gérable du tout, et si cette part de mystère l'amuse en partie, elle pourra bien finir par l'agacer, à la longue.

"C'est pas nécessaire que je te réponde, hein ? T'as déjà la réponse." Villanelle pousse un léger soupir. "Mais c'est jamais les vrais monstres qu'on punit, c'est bien connu, c'est plus simple de s'en prendre à ceux qui ont eux-mêmes été engendrés par des monstres." Elle observe longuement son interlocutrice avant de reprendre. "J'aimerais comprendre d'où tu viens, je vois bien qu'il me manque un bon paquet d'infos, et pour être totalement honnête avec toi, ça commence à me frustrer."