(terminé) Tu es là ⊹ Jean.

Cette nuit durerait longtemps. Elle l'espérait de tout son coeur. Elle craignait tellement l'instant où ils allaient se séparer pour retourner à leur vie de tous les jours. Elle craignait tellement cet instant où ses yeux quitteraient ceux de Jean sans savoir si la ville leur permettrait vraiment de se retrouver ensuite. Jamais Sophie ne supporterait une nouvelle séparation. Jamais elle ne supporterait une séparation brutale après l'avoir retrouvé, après avoir retrouvé l'espoir de reconstruire quelque chose. Il lui avait tellement manqué durant toutes ces années. Aujourd'hui, elle comptait bien profiter de chaque instant qu'on leur offrait. Cette nuit, elle comptait bien profiter de chaque minute en sa compagnie, alors plus longtemps elle durerait, mieux ce serait. Lorsqu'ils retourneraient dehors, à la fin de cette tempête, cette bulle dans laquelle ils s'étaient enfermés disparaîtrait et Sophie ne voulait pas quitter cette bulle pour retourner à la réalité.

Tout n'était pas parfait ici, loin de là même. Il faisait froid, ils étaient trempés, ils étaient plongés dans l'obscurité... Mais au moins, ils étaient ensemble. La ville pouvait bien leur infliger tout ce qu'elle voulait, Sophie était prête à accepter n'importe quoi. Alors oui, l'obscurité l'agaçait comme elle semblait agacer Jean, mais si c'était le prix à payer pour rester à ses côtés, elle le payerait. Sophie préférait alors plaisanter de la situation. Ils n'avaient pas d'autres choix alors autant prendre cette situation du mieux qu'ils le pouvaient. Sophie ne pouvait nier, également, qu'elle craignait les représailles de la ville s'ils se plaignaient trop de son cadeau. La réponse de Jean la fit alors sourire et elle sentit également ses joues prendre une autre couleur. « Nous avons attendu presque trois ans, je suppose que l'on peut patienter quelques heures de plus, non ? » en réalité, elle partageait totalement son point de vue. Elle aussi aurait aimé pouvoir l'observer et graver ce visage, qui lui était inconnu, dans son esprit. Malgré tout, elle lui affirma qu'elle était prête à endurer l'obscurité si, en échange, elle pouvait rester auprès de lui. Sophie sentit alors qu'il la serra contre lui tout en lui répondant. Il était évidemment qu'ils ressentaient la même chose tous les deux et qu'ils avaient besoin de la même chose : de se sentir l'un près de l'autre. « Ce n'est pas moi qui suis impatiente normalement et toi qui me raisonnes ? » Plaisanta-t-elle alors lorsqu'il avoua qu'il n'espérait pas que l'obscurité était le prix à payer. Pour être totalement franche, elle non plus. Elle ne voulait pas qu'il y ait un quelconque prix à payer après ces trois ans. N'avaient-ils pas suffisamment souffert de l'absence l'un de l'autre ?

Vint ensuite le moment où ils se racontèrent leur vie ici. Ils évoquèrent simplement les grandes lignes, n'entrant pas dans tous les détails. Ils auraient normalement tout le temps pour ça. Jean se lança le premier. Le jeune homme parla alors de son travail principalement et évoqua un rendez-vous qu'il avait dès le lendemain matin. Sophie avait imaginé que leurs retrouvailles seraient plus longues, elle avait espéré qu'ils n'auraient pas à se séparer avant un long moment - même si, quoi qu'il arrive, le moment aurait été trop court à ses yeux. La jeune femme avait désormais l'impression que, quoi qu'elle fasse, cette nuit serait trop rapide, tout comme le moment de leur séparation arriverait trop tôt. Sophie plaisanta donc avec l'idée de supplier la ville pour qu'elle les enferme plus longtemps ! Il raterait alors son rendez-vous et il ne serait rien qu'à Sophie pour plus longtemps. La réaction de Jean fit rire Sophie, puis Jean se mit également à rire avant de reprendre pour finir sur une promesse. Ses mots rassuraient la jeune femme, évidemment, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de penser aux pouvoirs de cette ville, à ce qu'elle était capable de faire. Toutes les promesses du monde ne pouvaient rien contre la volonté de cet endroit, Sophie l'avait compris peu de temps après son arrivée. « Ne fais pas ce genre de promesse Jean... » souffla-t-elle, tout à coup très sérieuse. Depuis le début de leur conversation, sans doute en avait-elle fait du même genre, mais cette fois-ci l'idée de leur séparation était réelle. Maintenant, elle savait à quel moment ils devraient mettre fin à ces retrouvailles. Jusqu'à présent, l'idée d'être séparée de lui n'avait été qu'une idée. « Je ne remets pas ta parole en doute, j'ai confiance en toi, mais je crois que la volonté de cette ville à nous faire souffrir est plus forte que tout. Mais je sais que tu ferais tout pour me retrouver, je n'ai jamais douté de toi. » Une ville avec une volonté... Jamais Sophie n'avait imaginé parler ainsi ou imaginé cela possible. Sophie avait eu le droit, à plusieurs reprises, aux horreurs de cette ville et elle savait à quel point elle pouvait être cruelle - au point de les séparer de nouveau, elle ne l'espérait pas. Il était impossible de comprendre les agissements de cet endroit. Pourquoi les priver l'un de l'autre ? Pourquoi les réunir maintenant ? Est-ce que quelque chose les attendait ? Etait-ce une récompense ? Tout semblait inexplicable, c'était bien la seule chose dont Sophie était certaine. « Alors je ne te suffis pas, il te faut la lumière, il te faut l'extérieur ? Vous me semblez bien exigeant monsieur de Rugès ! » Plaisanta-t-elle pour retrouver un ton plus léger. Quoi qu'ils disent et quoi qu'ils fassent, la seule qui déciderait de leur sort était la ville alors puisqu'ils n'y pouvaient rien, pourquoi s'embêter avec ça ce soir ? « Alors je la supplierai de nous accorder plus de temps lorsque nous serons chez moi avec de la lumière, de quoi se réchauffer, de quoi manger et avec notre petit carnet. » ajouta-t-elle amusée. Si la ville devait l'écouter, ne serait-ce qu'une fois, elle priait pour que ce soit cette fois-là !

Ce fut alors au tour de Sophie de raconter sa vie ici. Elle ignorait ce qu'elle devait dire tant il lui semblait avoir de chose à dire. Alors elle énuméra une liste de choses la concernant. Elle essayait de ne pas entrer dans les détails, elle essayait de rester brève. Après lui avoir expliqué son arrivée ici, après lui avoir parlé de sa colocataire, la jeune femme évoqua son chat. Avant de citer son nom, elle leva la tête vers lui, la gardant malgré tout sur son épaule, même si elle ne pouvait pas le voir. A ses mouvements, elle sentit qu'il avait bougé la tête lui-aussi. Ils se regardaient sans pouvoir se voir. Puis elle reprit la parole et se mit à sourire en prononçant le nom de son chat. Ce nom devait, normalement, évoquer quelque chose dans l'esprit de l'homme. Il n'avait pas connu le Beau-Minon de leur monde, mais il en avait déjà entendu parlé. Ses mots firent sourire davantage Sophie, qui reprit aussitôt : « Tu vas l'aimer. C'est grâce à lui que j'ai retrouvé Madeleine. » Commença-t-elle, replaçant sa tête normalement, cessant d'imaginer le regarder. « Il s'est enfui un jour où j'avais oublié de fermer une fenêtre. C'est en le cherchant dans le parc près de chez moi que j'ai retrouvé Madeleine. J'étais perchée en haut d'un arbre et elle m'a demandé si j'avais besoin d'aide. » Lui raconta-t-elle plus en détails, amusée par ce souvenir. Ça ne datait que de quelques jours, mais elle avait déjà l'impression que tout était si loin.

Puis, plus sérieuse, venant se serrer un peu plus contre lui à ce souvenir, elle lui expliqua qu'elle n'avait jamais arrêté de tous les chercher. Sophie avait passé des heures à chercher, à fouiller dans cette ville. Pourtant, elle savait qu'elle n'avait pas pu fouiller toute la ville puisqu'elle changeait à volonté, mais elle avait fait du mieux qu'elle pouvait. « Tu ne méritais pas de rester seul. Pas toi. » Commença-t-elle en serrant plus fort sa main. Pourquoi la ville lui avait permis de retrouver Camille quand elle avait laissé Jean seul ? L'idée qu'il avait été seul si longtemps était si difficile à supporter. Elle imaginait ce qu'il avait pu ressentir, la solitude qu'il avait dû éprouver, les épreuves qu'il avait dû affronter seul... « Je n'ai jamais voulu croire que vous n'étiez pas ici. Il fallait que vous soyez là, comment aurais-je pu supporter cette vie autrement ? » Ils ne pouvaient pas ne pas être là, ça avait été la première pensée de Sophie. Sans eux ou sans l'espoir de les retrouver, jamais elle n'aurait pu affronter un monde si étrange et différent que celui-ci. « Peu importe ce que veut cette ville. Si elle me permet de rester avec toi, avec Camille, avec Madeleine... Si elle me permet de retrouver les autres. Alors elle peut bien faire ce qu'elle veut. » S'il fallait supporter ses horreurs, s'il fallait supporter d'être sa marionnette, s'il fallait supporter ses cauchemars pour rester ensemble... Elle le ferait, évidemment. Sophie préférait, bien sûr, simplement vivre auprès d'eux sans avoir à supporter tout ça, mais est-ce que ça pouvait être si facile ? Dans leur ancien monde comme ici, la vie n'avait toujours été faite que d'épreuves à surmonter. Pourquoi tout serait différent ?

Finalement Jean lui demanda de parler de sa colocataire. Alors que Sophie s'apprêtait à répondre, un nouveau coup de tonnerre éclata. Sophie pressa alors la main de Jean. Il n'y avait aucun danger à l'intérieur, l'orage ne pouvait pas l'atteindre ici et elle n'était plus seule. Voilà ce qu'elle essayait de se dire pour se rassurer. Elle se reconcentra alors sur la question et se lança : « Elle s'appelle Sabrina, elle est étudiante en histoire. Elle a longtemps été seule, mais elle a retrouvé son père il y a peu de temps... Elle est chez moi depuis quelques semaines parce qu'elle devait quitter l'orphelinat où elle était et cette maison où je vis est si grande pour une seule personne... J'ai pensé que c'était une bonne idée de l'aider et de l'accueillir. » Pas un instant, Sophie pensa à préciser qu'il s'agissait de l'orphelinat de Camille. Sophie se concentrait sur tout autre chose. Il lui était interdit - par sa promesse - de parler d'une particularité de Sabrina, sa magie. Elle se trouvait donc obligée de mentir - ou d'omettre un détail d'une grande importance - à Jean comme elle mentait à Camille depuis des mois. « C'est une fille adorable. Elle est gentille, amusante, pleine de vie... Je ne m'ennuie pas avec elle. » Grâce à elle, ses longues journées chez elle lui paraissaient bien moins longues. Heureusement qu'elle était là, comme beaucoup d'autres de ceux qu'elle avait rencontrés dans cette nouvelle vie d'ailleurs. « Comment ça s'est passé pour toi, les premiers jours ici ? » A son tour de l'interroger. Leur arrivée ici avait été si étrange. Ce monde était si différent et surtout, il avait été seul pour affronter tout ça et Sophie voulait connaître tout ce qu'il était possible de savoir à propos de sa vie ici.

Aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui connaissaient Jean et Sophie, Jean était cette nuit celui qui se montrait le plus impatient. Sophie l'était, en réalité, tout autant, mais elle contrôlait cette impatience de crainte de voir la ville leur jouer de mauvais tours pour les punir. Elle préférait voir le beau cadeau que venait de lui faire cet endroit et s'en contenter. Il ne fallait pas trop en demander, Sophie l'avait souvent appris à ses dépens. Pour plaisanter, Sophie fit donc cette réflexion à Jean : n'était-ce pas elle généralement qui se montrait d'une impatience insupportable alors que lui la raisonnait ? Les rôles étaient inversés ce soir et la rousse trouvait ça amusant. La réflexion sembla amuser tout autant Jean. « Peut-être que cette ville est capable de bien des miracles ? » Ajouta-t-elle pour plaisanter, ajoutant presqu'aussitôt dans un haussement d'épaules : « Ou alors j'ai eu une très mauvaise influence sur toi... » Il avait peut-être perdu en patience à cause d'elle et elle avait peut-être gagné en sagesse grâce à lui. En réalité, il se rendrait sans doute compte bien vite qu'elle n'était pas si patiente et qu'elle était restée la même - d'ailleurs, le ton qu'il utilisait le prouvait déjà. Il savait que Sophie était restée la même. Ce soir était simplement différent de tous les autres. Elle avait bien trop peur de le perdre si elle montrait une quelconque impatience.  

Jean pourtant lui promit de ne jamais laisser la ville les séparer de nouveau. Sophie avait sans doute promis des choses identiques, mais entendre cette promesse de la bouche de Jean rendait les choses différentes. Elle comprenait à quel point cette promesse était impossible à tenir. Ils n'avaient pas le moindre contrôle sur la ville. Elle décidait de tout. Elle pouvait tout sur eux. Aucune promesse ne pouvait empêcher cet endroit de décider pour eux. Alors elle lui fit remarquer. Évidemment, elle avait toute confiance en lui et elle ne doutait pas de sa détermination à tenir sa promesse. Elle n'avait jamais douté de lui dans ses souvenirs. Jean était certainement la personne en qui Sophie avait le plus confiance. Elle lui confierait sa vie sans la moindre hésitation. Pourtant, elle ne voulait pas qu'il fasse ce genre de promesse alors qu'il n'avait aucune certitude de pouvoir la tenir. Pour simplement les blesser ou les contredire, la ville pourrait alors décider de les séparer et les empêcher de se retrouver pour le restant de leurs jours. Jamais Sophie ne pourrait supporter ça, alors elle ne voulait pas prendre le moindre risque. Peut-être trouvait-il ça stupide, mais elle avait appris que rien n'était jamais acquis dans la vie et moins encore dans cet endroit étrange. Jean s'excusa alors tout en la serrant davantage contre lui. L'un des bras de Sophie vint alors renforcer leur étreinte. Elle comprenait tout ce que ce geste signifiait. Il craignait sans doute de la voir disparaître comme elle craignait de le voir s'évaporer à chaque instant. « N'en parlons plus. Je veux croire que nous ne serons plus jamais séparés et que cet endroit vient de me faire le plus des cadeaux sans la moindre intention derrière. Je veux le croire, au moins pour cette nuit. » Peut-être que tous les jours qui allaient suivre elle serait effrayée à chaque instant de ne pas le retrouver, de le voir disparaître. C'était même certain. En réalité, même cette nuit, elle ne pourrait s'empêcher de penser à tout ça, mais elle ne voulait plus en parler.  

Alors pour détendre l'atmosphère et voir toute cette situation sous un meilleur jour, Sophie s'amusa de l'impatience de Jean et du fait qu'il ne pouvait se contenter de la présence de Sophie. Il était bien exigeant en demandant l'extérieur et la lumière en plus d'elle. Prétextant être vexée, elle lui fit donc la réflexion. Lorsqu'il lui répondit et qu'il se mit à rire, elle joignit son rire au sien avant d'ajouter : « Tu as raison, tu ne me mérites pas ! » lança-t-elle avec une voix faussement boudeuse, puis en souriant, elle ajouta : « Ne prends pas trop exemple sur moi, je ne suis pas certaine de pouvoir te supporter si tu me ressembles trop. » Parce que Sophie était réaliste, elle connaissait son mauvais caractère, son impatience, son impulsivité et son entêtement. Elle ignorait, en revanche, comment il était possible pour lui de la supporter. Elle, elle n'arriverait pas à supporter quelqu'un comme elle - enfin, elle le supposait.

Par la suite, ils se racontèrent leur vie ici. Ils avaient presque trois ans à rattraper et à se raconter pour savoir tout l'un de l'autre comme s'ils n'avaient jamais été séparés. Sophie aurait aimé connaître la vie de Jean dans les moindres détails pour pouvoir lui en parler autant que si elle l'avait vécue avec lui. Elle ne voulait pas de ce vide dans leur histoire, de ce manque. Alors elle tentait de lui raconter des choses sur elle également, mais elle ne savait pas bien quoi dire. Il était compliqué de choisir quels éléments raconter sur trois années. Elle se contenta alors de quelques détails, qu'elle préciserait avec le temps, puis elle lui expliqua comment elle avait pu retrouver Madeleine grâce à Beau-Minon, son chat. « Si tu veux mon avis, je ne crois pas qu'on puisse parler de hasard là non plus... » Le hasard existait-il ici d'ailleurs ? Pouvaient-ils prétendre que tout n'était pas orchestré ? Elle n'en savait rien, mais elle voyait davantage ça comme une rencontre choisie par la ville, une fois encore. La ville semblait vouloir les réunir. La grande question était pourquoi ? Et pourquoi maintenant ? « Oui. » Souffla-t-elle seulement lorsqu'il lui demanda si elle avait été seule pendant trois ans. En réalité, elle avait été avec sa fille, alors elle n'avait pas été vraiment seule, mais loin du reste de sa famille, ça devait être tout comme. « Avec sa petite fille. » ajouta-t-elle, ignorant si Jean se souvenait de cette enfant. Lors de l'arrivée en ville de Sophie, elle n'avait plus le moindre souvenir de l'enfant de Camille ou de celui de Madeleine. Lorsqu'elle avait retrouvé Camille avec un enfant, elle s'était alors inquiétée d'avoir potentiellement oublié son propre enfant ou n'importe quel autre membre de sa famille, jusqu'à se convaincre de n'avoir oublié personne.

Sophie et Camille avaient été chanceuses quelque part. Jamais elles n'avaient été vraiment seules. Pas plus de quelques mois, en tout cas. Madeleine avait eu sa fille, mais avait dû se sentir bien seule. Quant à Jean, il avait été plus que seul. Peut-être que les autres étaient ensemble ? Peut-être que Léon, Paul et Marguerite vivaient tous les trois, ensemble, avec l'espoir de retrouver le reste de la famille. Elle l'espérait tellement. Elle espérait tellement qu'ils n'aient pas du tous vivre seuls, loin les uns des autres. Elle était tellement touchée et peinée par la solitude de Jean. Elle n'aimait pas savoir comme il avait été tout seul pendant toutes ces années. Elle se disait que, peut-être, elle aurait pu faire en sorte de le retrouver plus tôt, de donner envie à cette ville de lui rendre bien plus tôt. Peut-être... Sans savoir ce qui déclenchait les envies de cet endroit, difficile de bien faire pour mériter une chose. Mais elle savait la souffrance de se retrouver tout seul, en Amérique elle s'était sentie bien souvent seule, loin de tous ceux qu'elle aimait et connaissait et elle ne souhaitait ça à personne.

Lorsqu'il lui serra davantage la main en lui affirmant que ce qui comptait aujourd'hui, c'était que bientôt ils seraient tous réunis, Sophie n'ajouta rien, venant simplement lui caresser le dos de la main avec son pouce. Elle n'espérait rien d'autre. Elle souhaitait plus que tout qu'ils finissent par être réunis tous ensemble, comme autrefois. Peut-être ne rentreraient-ils jamais chez eux, peut-être ne retrouveraient-ils jamais leurs maisons et leurs lieux préférés, mais ils seraient ensemble au moins, qu'importe l'endroit. « Penser à Léon te fait tant rire ? » Demanda-t-elle, imaginant à quoi il pouvait penser, ne répondant pas au reste, bien plus sérieux tant la réponse paraissait évidente. Une vie entière sans eux, comme Sophie l'avait déjà dit, n'aurait pas été supportable. Sophie n'aurait jamais pu vieillir sans les siens à ses côtés. Ils étaient bien trop importants pour elle, ils avaient toujours été toute sa vie. Alors évidemment que Jean souffrait de l'absence de son frère parce qu'il était une partie de lui. Léon avait mauvais caractère dans les souvenirs de Sophie, mais il changeait peu à peu. Puis, peu importe, il restait son frère alors il lui manquait comme Paul manquait à Sophie. C'était évident.

Tout au fond d'elle, Sophie restait persuadée que Léon, Paul et tous les autres finiraient bien par réapparaitre aussi. Ils étaient forcément là, quelque part. Sans doute devraient-ils tous subir bien des épreuves avant d'avoir le droit de se revoir, mais qu'importe. Sophie était prête à accepter n'importe quoi de cette ville si en échange elle pouvait rester auprès des siens et retrouver les autres. Désormais, ils pouvaient affronter les épreuves ensemble. Tout était plus facile lorsque l'on n'était plus seul.

Pour palier à cette solitude qu'elle ressentait pourtant parfois, Sophie avait de son côté fait tout ce qu'elle pouvait. Contrairement à Jean, elle avait cherché à se lier, à rencontrer de nouvelles personnes. Elle avait même fini par trouver une colocataire. Colocataire dont elle parla à Jean, la décrivant en quelques mots. Ils se rencontreraient bien assez vite de toute façon, il apprendrait à la connaître lui-même avec le temps. Puis elle lui retourna une question, à savoir comment ses premiers jours s'étaient déroulés ici. Il sembla prendre un court instant pour réfléchir puis il se lança et lui avoua qu'il avait mis un peu de temps pour s'acclimater. Leur monde et celui-ci étaient si différents que ça n'avait rien d'étonnant aux yeux de Sophie. Elle se mit à rire lorsqu'il lui parla du téléphone ou de la musique. Elle ne pouvait que confirmer. « Tu n'imagines pas tout ce que je refuse d'approcher, même après presque trois ans. » Elle ne montait jamais dans une voiture, n'utilisait son téléphone pour que pour travailler ou contacter Camille, ne possédait pas de télévision... Si certains s'habituaient, Sophie n'avait même pas envie de faire cet effort. Tout était trop différent, trop nouveau, trop moderne et elle refusait de vivre dans un monde si différent du sien. Mais ils s'étaient tous les deux, à leur façon, habitués à ce nouveau monde. Ils réussissaient à y vivre, c'était déjà ça. Lorsque Jean évoqua alors leur monde, Sophie baissa les yeux un instant. Elle était bien heureuse à cet instant qu'il ne puisse la voir. Sophie pensait souvent à Fleurville aussi, à Réan. Elle avait grandi dans ces endroits et ils lui manquaient beaucoup. Elle avait l'impression que si elle pouvait les visiter à nouveau, ses souvenirs reviendraient comme si certains d'entre-eux étaient restés coincés là-bas, entre les murs de ces châteaux. Elle sentit alors Jean portait ses mains près de ses lèvres pour y déposer un baiser, ce qui la fit sourire et ces derniers mots la firent sourire encore plus. Elle craignait de lui avouer avoir oublié tout de leur vie commune, de leur premier baiser à leur mariage, de leurs premiers jours en tant que couple à la demande en mariage. La jeune femme avait conservé des sensations, des impressions qu'elle avait transformé en certitudes avec le temps - sans pourtant en avoir aucune. Elle ne voulait pas lui faire de peine, alors elle préférait se taire. Elle finirait bien par lui avouer au cours de la nuit ou un autre jour. Elle ne pourrait pas garder ça pour elle bien longtemps de toute façon, il finirait bien par remarquer. Elle n'avait pas oublié parce que ça n'avait pas été important pour elle, c'était ce que Jean devrait comprendre lorsqu'elle passerait aux aveux. « Et à quoi tu penses quand tu penses à nous ? » Lui demanda-t-elle alors amusée, espérant au passage regagner quelques souvenirs grâce à lui.  

Jean se montrait bien impatient contrairement à Sophie. C'était amusant de voir qu'il n'était pas toujours le plus raisonnable des deux, qu'il était parfois impatient, comme tout le monde. Quant à Sophie, sa patience n'avait rien d'extraordinaire puisqu'elle s'expliquait simplement par la peur de le voir disparaître au lever du jour ou par punition si cette ville les trouvait bien trop peu reconnaissants. « Heureusement pour toi, non ? » répondit-elle, amusée à l'idée de voir Jean devoir supporter plusieurs personnes avec le même caractère que Sophie. Elle n'était pas stupide, elle savait bien qu'elle avait mauvais caractère la plupart du temps et qu'elle n'était pas toujours facile à vivre. On le lui avait, de toute façon, bien souvent répété. Alors, elle avait bien conscience que supporter plus d'une Sophie était de l'ordre du miracle.

Sophie évoqua ensuite Beau-Minon, le chat qu'elle avait adopté peu de temps avant leurs retrouvailles. Non seulement, il lui avait apporté une présence apaisante et réconfortante lorsqu'elle se retrouvait seule chez elle, mais en plus, il lui avait permis de retrouver Madeleine. Sans lui, sans doute ne se seraient-elles pas encore retrouvées ! Mais Sophie restait persuadée qu'elles s'étaient retrouvées grâce à l'intervention de la ville. Ce n'était ni un hasard, ni de la chance. Quelque part, elle ne savait où, c'était prévu. Tout était toujours lié à cette ville. Les bonnes comme les mauvaises choses. La jeune femme avait depuis longtemps abandonné l'idée de faire entièrement ses propres choix. Cet endroit avait toujours son mot à dire, d'une façon ou d'une autre. Et c'était effrayant de voir qu'un lieu, qu'une entité inconnue avait un tel pouvoir sur eux et sur leurs vies. Pourtant, ça n'avait plus d'importance pour Sophie cette nuit. L'important était que cette ville, malgré toutes les difficultés qu'elle leur envoyait, lui avait rendu Camille, puis Madeleine et enfin Jean. Ce que certains appelleraient le hasard avait conduit Sophie devant cet orphelinat peu après son arrivée en ville et elle y avait retrouvé Camille. Il y a peu, elle avait retrouvé Madeleine, la disparition de son chat la conduisant dans ce parc où cette dernière était en train de se promener avec sa fille. Et aujourd'hui, elle retrouvait Jean. Ses pas la conduisant dans cette vieille maison pour la protéger d'une tempête qui grondait à l'extérieur. Tous ces événements ne pouvaient pas être dus au hasard.

Après avoir évoqué ses retrouvailles avec Madeleine et après avoir expliqué à Jean que Madeleine était arrivée avec sa petite fille - ce qui était une consolation quelque part - ils parlèrent de Léon et à son évocation, Jean se mit à rire. Si les deux garçons étaient très différents lorsqu'ils étaient enfants, ils restaient frères et il n'y avait rien d'étonnant à ce que Léon manque à Jean aujourd'hui. « C'est ton frère. C'est normal qu'il te manque. Son mauvais caractère me manque à moi aussi. » Ajouta Sophie, en souriant, repensant à toutes les fois où ils s'étaient disputés tous les deux. Il avait changé en grandissant. Elle aussi, sans doute. Leur relation n'avait plus rien de celle qu'ils avaient enfants - elle le supposait, à défaut de s'en souvenir - mais ce qu'elle retenait, c'était que malgré ce mauvais caractère, ils savaient s'entendre - parfois - et qu'il lui manquait comme tous les autres.

Jean et Sophie venaient d'une époque bien différente de celle-ci. Chez eux, il n'y avait ni téléphone portable, ni télévision, ni voiture... Chez eux, tout était moins avancé technologiquement parlant, mais bien mieux aux yeux de Sophie pour qui toute cette technologie n'avait pas grande utilité la plupart du temps. Elle ne possédait ni télévision, ni console. Elle n'avait un téléphone portable que pour contacter sa soeur et pour travailler. Le reste du temps, elle vivait comme autrefois. Sans doute aurait-elle pu apprendre à se servir de tout ça et, peut-être même, aurait-elle pu apprendre à apprécier cette technologie, mais en plus de lui faire peur, ça ne l'intéressait pas. Elle n'avait pas envie de changer ses habitudes et ses façons de faire. Elle tenait à conserver une part de sa vie d'autrefois, elle tenait à vivre, en partie, comme autrefois.

A force de discussion, ils en arrivèrent à discuter d'eux, lorsqu'ils étaient encore dans leur monde.  Sophie aurait aimé se souvenir d'eux, de leur couple, de leur mariage. Elle se souvenait des deux enfants puis des deux adolescents qu'ils avaient été. Elle se souvenait que très jeune déjà, Jean ne la laissait pas indifférente. Elle avait toujours ressenti quelque chose de différent pour le cousin de ses deux amies. Elle l'avait toujours apprécié différemment de tous les autres - et ce n'était un secret pour personne, d'ailleurs. Concernant la période où elle était adulte, elle n'avait plus que des sensations. Les souvenirs s'étaient envolés avec son réveil dans cette ville étrange. Elle savait qu'elle aimait Jean plus que tout, ça avait toujours été une certitude pour elle et c'était bien la seule chose sur laquelle Sophie n'avait jamais douté. Le mariage, en revanche, n'était même pas un véritable souvenir. Seul l'anneau qu'elle portait lui avait fait dire qu'elle était mariée. Ça et une sensation, une impression. De tous ses oublis, elle n'avait encore rien dit à Jean, ne voulant pas gâcher leurs retrouvailles.

Lorsqu'il évoqua ses souvenirs, Sophie lui demanda à quoi il pensait lorsqu'il pensait à eux. Peut-être que grâce aux mots de Jean, la mémoire de Sophie se remettrait à travailler et fonctionner correctement ? Peut-être fallait-il simplement un déclencheur ? Elle aimerait tellement se souvenir, malheureusement elle n'y arrivait pas, malgré tous ses efforts et c'était une situation pesante parfois - plus encore lorsqu'elle se retrouvait avec Jean aujourd'hui, sans pouvoir évoquer quoi que ce soit. Il commença alors en expliquant qu''il s'agissait principalement d'images et de flashs. Alors lui non plus n'avait pas de véritables souvenirs ? Ou comprenait-elle mal ? Il continua alors sur la demande en mariage, mais là encore, il précisait qu'il n'avait que des images... Mais elle ne pouvait pas le blâmer, elle, elle n'avait même pas ces images. Lorsqu'elle pensait au jour où Jean lui avait demandé de devenir sa femme, il n'y avait rien, comme si ce jour n'avait jamais existé. Elle sentit alors qu'il cherchait la bague qu'elle portait et il poursuivit en précisant qu'il se souvenait surtout du bonheur qu'il avait ressenti. Puis il n'ajouta rien. Soit parce qu'il n'y avait plus rien, soit parce qu'il en était incapable. Sans voir l'expression de son visage, Sophie était incapable d'en déterminer la raison. Pourquoi cette ville les avait privés tous les deux de tous ces bons moments ? De leur vie ? Pourquoi étaient-ils privés d'une partie de leur histoire ? Dans quel but ? Ça n'avait aucun sens !

Elle resta silencieuse quelques secondes. Devait-elle lui dire qu'elle ne se souvenait de rien ou attendre ? Sophie ne voulait pas le blesser, mais la jeune femme n'avait pas plus envie de lui mentir. Elle se redressa alors soudainement, retirant sa tête de l'épaule de Jean tout en laissant sa main dans la sienne. Elle le regardait comme si elle était capable de le voir - mais elle était bien heureuse de ne pas pouvoir lire chez lui la moindre déception. Elle devait lui dire parce qu'elle ne pourrait pas faire semblant toute la nuit de se souvenir et elle ne voulait pas avoir à le faire. « Jean, promets-moi que tu ne m'en voudras pas... » Commença-t-elle, serrant un peu plus sa main dans la sienne. « Je t'aime. Je sais que je t'aime, je n'en ai jamais douté. » Parce que même si elle n'en avait aucun souvenir, ce sentiment n'avait jamais disparu. Personne n'aurait jamais pu lui enlever. « Mais je ne me souviens de rien, je ne me souviens plus du tout de... Nous. » Souffla-t-elle. « Je crois que s'il n'y avait pas eu cette alliance, je ne... » elle inspira un bon coup pour se donner du courage. « Je crois que je n'aurais même pas su que j'étais mariée. » Il ne se souvenait pas de tout non plus, mais il semblait mieux se souvenir et elle se sentait si mal de ne pas avoir le moindre souvenir de leur couple alors qu'elle sentait tout au fond d'elle à quel point il comptait pour elle. « Il me reste juste des sensations, des impressions... » Et enfin, elle se tut pour le laisser en placer une, même si elle appréhendait ce qui allait suivre.

A la demande de Sophie, Jean partagea ce dont il se souvenait à propos de leur vie à deux. Ses révélations la laissèrent silencieuse un instant. Il ne se souvenait pas de tout non plus, mais il se souvenait de certaines choses, de certains détails. Elle aurait aimé qu'il ne lui manque pas le moindre souvenir pour qu'il puisse tout lui raconter en détail. Pourquoi ne se souvenait-elle de rien ? Elle culpabilisait tellement. Elle craignait de lui donner l'impression de moins l'aimer, d'être moins attachée à sa vie d'avant que lui. C'était faux pourtant, elle en était certaine. Sophie aurait tout donné pour récupérer ses souvenirs, pour se souvenir de leur couple, mais il n'y avait rien à faire ! Peut-être qu'avec le temps ? Qui sait ! Peut-être retrouverait-elle ses souvenirs ! Mais pour l'instant, elle n'en avait plus aucun et elle venait de décider qu'il était temps de lui confier. Sophie ne pouvait pas garder ça pour elle. Si elle lui disait, il lui pardonnerait plus facilement que si elle lui mentait et gardait tout pour elle. Après un certain temps pour se convaincre que c'était la meilleure chose à faire et pour se donner du courage, Sophie quitta l'épaule rassurante de Jean pour se redresser et se poster - assez inutilement puisqu'ils étaient toujours plongés dans le noir complet - devant lui, sans jamais lui lâcher les mains. Elle refusait de perdre le contact. Elle avait besoin de sentir qu'il était là, qu'il gardait ses mains dans les siennes et qu'il ne lui en voulait pas.

Pour se donner du courage, Sophie souffla un bon coup, puis elle se lança. D'abord, elle lui demanda de promettre qu'il ne lui en voudrait pas. Puis, sans attendre, elle ajouta qu'elle l'aimait. Si de toute son histoire, il y avait bien une chose dont elle ne douterait jamais - et dont il ne devait pas douter - c'était de l'amour qu'elle portait à cet homme. Même sans le moindre souvenir de leur mariage ou de leur vie d'adulte, même sans la certitude qu'ils aient formé un jour ce couple, elle l'avait aimé ces trois dernières années. Et enfin, parce que ce n'était plus le moment de reculer, elle lui annonça qu'elle ne se souvenait de rien du tout. Rien, au point que seule cette alliance lui avait fait espérer être mariée durant toutes ces années. Sans elle, jamais elle n'aurait pu le savoir. Jamais elle n'aurait pu même s'en douter. Si elle sentait sa conscience se soulager à mesure où elle parlait, elle appréhendait bien trop la réaction de Jean. A quel point serait-il déçu de savoir que sa femme l'avait oublié ? A quel point serait-il déçu de savoir que Sophie vivait sans aucun souvenir du couple qu'ils avaient formé ? Sophie craignait tellement qu'il ne s'imagine des choses fausses, qu'il s'imagine qu'elle ne l'aimait pas suffisamment ou elle ne savait quoi d'autre. Elle craignait tellement de le blesser, de lui faire le moindre mal. Il était tout pour elle, mais il avait le droit de douter après ce qu'elle venait de dire.

La jeune femme fut aussitôt rassurée lorsque Jean, dans un premier temps et avant de dire quoi que ce soit, vint embrasser ses mains. Il ne devait pas être aussi en colère qu'elle le craignait. Quelqu'un qui était en colère n'aurait jamais réagi ainsi. « Oui. » Se contenta de souffler Sophie lorsqu'il lui demanda si elle se sentait coupable. Elle se sentait coupable de ne pas pouvoir maîtriser sa propre mémoire, de ne pas pouvoir se souvenir de l'homme qu'elle aimait et du couple qu'il formait. Elle se sentait coupable de ne pas retrouver, en le revoyant, ce qu'elle avait perdu... Sophie n'ajouta rien de plus, sentant bien que Jean n'en avait pas fini. Puis pour dire quoi ? Elle en avait suffisamment dit. Elle n'attendait plus que la réaction de Jean désormais.

Sophie sentit un poids énorme la quitter lorsqu'il affirma ne pas lui en vouloir. Comme à chaque fois, il se montrait compréhensif et gentil. Comme à chaque fois, il la rassurait et lui expliquait qu'il la comprenait. Il n'avait pas tort pour certaines choses, elle le savait, notamment pour le rôle que cet endroit jouait dans tout ça. Néanmoins, elle ne pouvait s'empêcher de raisonner autrement. Pourquoi l'envie de conserver ses souvenirs n'avait pas été plus forte que cette ville ? Cette dernière avait-elle réellement tous les pouvoirs comme ils semblaient le penser ou mettaient-ils tous, sur le dos de cette ville ce qu'ils n'étaient pas capables d'assumer ? « Alors tu ne m'en veux pas du tout ? » S'exclama-t-elle un peu trop joyeusement avant de venir se blottir de nouveau contre lui, une fois sa réponse obtenue. « Tu crois qu'il s'agit d'une punition ? » Comprenant aussitôt que sa question n'était peut-être pas assez claire, elle reprit : « D'avoir oublié certaines choses, tu crois que c'est une punition de cet endroit ? » Ce qui expliquerait qu'il ait plus de souvenirs qu'elle parce qu'il avait toujours été quelqu'un de meilleur. « On se créera de nouveaux souvenirs... » souffla-t-elle pour confirmer ce qu'il avait dit. « Et on retrouvera les nôtres. Parce que je suis certaine qu'ils sont quelque part et qu'il est possible de les récupérer. » Elle n'était pas prête à abandonner. Ses souvenirs, elle les retrouverait et n'abandonnerait pas, qu'importe le temps que ça lui prendrait. Ils étaient bien trop précieux pour ça. Puis après un moment de silence et d'hésitations, Sophie ne put pas retenir plus longtemps une question qui l'inquiétait : « Tu crois qu'on était heureux ? » Après ce mariage, avaient-ils été heureux ? Se souvenait-il de ça ? Depuis le début de cette conversation, elle essayait de taire cette idée. Et si la ville n'y était pour rien ? S'ils avaient effacé cette partie de leur vie parce qu'ils n'étaient pas heureux ? S'ils avaient effacé cette partie de leur vie pour pouvoir passer à autre chose ?

Sophie était soulagée de lui avoir dit la vérité. Jamais elle n'aurait pu tenir un mensonge si gros. Bien vite, il se serait rendu compte qu'elle ne savait pas de quoi il parlait ou des doutes qui l'envahissaient dès qu'il s'agissait de leur mariage ou de leur vie à deux. Comme à son habitude, Jean ne sembla pas éprouver la moindre colère ou la moindre déception. Capable de comprendre que Sophie n'y était pour rien du tout si la ville avait décidé de lui retirer une partie de la mémoire, il lui affirma ne pas lui en vouloir. Rassurée de savoir qu'il n'était pas blessé par ses propos, Sophie reprit alors sa place, dans ses bras, en y retournant pour s'y blottir. Il n'y avait pas meilleur endroit sur terre. C'était là, aux creux de ses bras, qu'elle se sentait le mieux, le plus en sécurité. Parce qu'elle avait besoin d'entendre une nouvelle confirmation, elle lui redemanda clairement s'il ne lui en voulait pas. Il le lui avait déjà dit, mais elle avait besoin d'en être certaine. Elle avait besoin de s'assurer qu'elle n'avait pas simplement mal compris. D'un simple signe de la tête, il lui fit alors comprendre que non, il ne lui en voulait vraiment pas.

Sophie avait besoin de trouver une justification à sa perte de mémoire - à leur perte de mémoire. Elle avait besoin de comprendre. De justifier. D'expliquer. Parce que c'était plus simple lorsque l'on pouvait donner une raison à quelque chose qui arrivait. Alors, elle émettait ses hypothèses. Une punition, peut-être ? Pourquoi, elle ne le savait pas, mais Sophie n'avait pas toujours été une personne exemplaire ! Si le maître de cet endroit était une sorte de dieu, peut-être les punissaient-ils de leur comportement ? De leurs excès ? De leurs erreurs ? Jean ne semblait pas avoir de réponse à cette question. Quoi de plus normal ? Personne n'avait la réponse à cette question, d'après Sophie. Sophie se contenta alors de hocher la tête de haut en bas. Tout était illogique ici, Jean avait parfaitement raison. Des raisons inconnues de leur arrivée aux souvenirs oubliés, des lieux qui disparaissaient tout seul aux personnes qui restaient introuvables. Ce lieu semblait fonctionner d'une manière totalement différente de leur monde à eux. Impossible, donc, de répondre aux questions. Pourtant, l'esprit de Sophie ne pouvait s'empêcher de chercher des réponses, des justifications. Seulement, personne ne pouvait lui apporter confirmation.

Cette ville les avait, par exemple, privés de leurs souvenirs. Pourquoi ? Sur quelle logique se fondait-elle ? Sur quel critère ? Pourquoi certains possédaient tout quand d'autres n'avaient plus rien ? Pourquoi certains s'étaient inventés une vie complète quand d'autres avaient perdu certains éléments de leur passé ? Sophie essayait de faire travailler sa mémoire. Elle essayait de retrouver ses souvenirs disparus. En vain. Parfois même, la jeune femme se demandait s'ils n'avaient pas disparu définitivement. « On y arrivera... » Ensemble. Jean lui promettait, qu'ensemble, ils retrouveraient ces souvenirs. Elle l'espérait de tout son coeur. Ne plus se souvenir de leur premier baiser, de leur mariage, de leur vie à deux... Tout en se souvenant de l'amour inconditionnel qu'elle lui portait était compliqué à vivre. Elle l'aimait depuis toujours et elle n'avait aucun doute là-dessus, c'était une certitude. Sauf qu'elle ne se souvenait plus de pourquoi elle l'avait aimé en grandissant, elle ne se souvenait plus de ce qui avait pu consolider leur amour, le rendre plus fort. Elle ne se souvenait plus de ce moment où ils s'étaient donnés l'un à l'autre dans ce lien que Sophie considérait comme sacré, le mariage. Autant d'émotions et de craintes difficiles à gérer et qui poussaient Sophie à se poser davantage de questions sur cette perte de mémoire.

S'ils ne s'en souvenaient plus parce qu'ils n'avaient pas été aussi heureux qu'ils l'espéraient ? Si, malgré leur amour, leur mariage avait été malheureux ? Depuis qu'ils étaient enfants, ils s'étaient destinés l'un à l'autre. Ils s'étaient aimés avec leurs yeux d'enfants, puis d'adolescents et enfin d'adultes. Ils avaient grandi l'un auprès de l'autre, en apprenant à aimer les défauts de chacun. Il n'y avait, à priori, aucune raison de ne pas avoir été heureux. Mais si, malgré tout ça, quelque chose avait rendu leur mariage malheureux ? Se pourrait-il alors qu'ils aient volontairement effacé ces souvenirs pour se donner une deuxième chance ? Pour oublier un échec ? Pour se reconstruire l'un sans l'autre ? Sophie n'avait pas envie de croire en cette hypothèse, mais elle avait eu bien du temps pour réfléchir à comment justifier tout ça. Cette hypothèse en faisait alors, malheureusement, partie.

La réponse de Jean se voulait rassurante, bien qu'il ne s'agissait pas d'une affirmation. Sophie sentit également ses mains se serrer davantage autour des siennes, comme pour la rassurer. Il reprit alors pour lui affirmer, cette fois-ci, qu'il n'en avait jamais douté. Il lui expliqua alors qu'ils étaient une évidence à ses yeux et qu'il n'avait jamais douté la vouloir auprès de lui pour toujours. Puis, avec une appréhension perceptible dans sa voix, il lui retourna la question. Sophie, pour une fois, ne se précipita pas pour répondre. Non, elle réfléchissait à comment formuler cette réponse sans lui faire de mal. « Je crois que nous avons été heureux. » Commença-t-elle dans un murmure. « Si nous ne l'étions pas, je ne t'aimerais sans doute pas comme je t'aime aujourd'hui. » Un amour si fort ne pouvait pas perdurer après des évènements malheureux, si ? Pas d'après la vision que Sophie avait de l'amour. Une vision beaucoup trop innocente, sans doute. « J'en ai déjà douté... » souffla-t-elle, n'assumant pas ses mots et la douleur qu'elle lui infligeait potentiellement. « parce que j'ai eu besoin d'expliquer mes souvenirs disparus... Alors... Je me suis dit que, peut-être, nous n'avions pas été aussi heureux que nous l'avions espérés. » Mais jamais, malheureux, aurait-elle pu préciser. « Je ne veux plus le croire, aujourd'hui. J'ai été stupide de l'imaginer. » Affirma-t-elle, pleine de certitudes, dans l'espoir de le rassurer. Ce n'était pas de lui dont elle avait déjà douté. Jamais. Sophie avait simplement été perturbée par son absence de souvenir, mais la présence de ses sentiments.

Sophie resta ensuite silencieuse un certain moment. A l'extérieur, la tempête soufflait toujours et l'orage grondait encore. Les heures passaient lentement. Selon Sophie, trop, parfois. Pas assez, d'autres fois. Elle avait envie que cette nuit dure éternellement pour ne jamais avoir à quitter les bras de Jean. Et, en même temps, elle avait envie de sortir de cet endroit pour vivre cette nouvelle vie qui les attendait tous les deux. Lorsqu'elle se perdait trop dans ses pensées, parfois, la jeune femme sursautait au bruit de l'orage. Lorsqu'elle n'était bercée qu'au son du vent, tendrement enlacée par Jean, ses yeux se fermaient. « Je suis épuisée. » lui souffla-t-elle alors, pour justifier de son silence soudain. Elle ignorait si Jean avait fini par essayer de lui parler ou s'il l'avait laissée s'endormir, mais la fatigue avait fini par gagner. Il ne devait sans doute pas rester beaucoup d'heures avant que le jour ne se lève, mais elle les avait passées blotti contre lui, dans un sommeil peu profond, perturbée par l'orage qui éclatait encore parfois à l'extérieur, par le froid que cette robe trempée lui donnait, par l'inconfort de ce sol ou par la faim. Néanmoins, elle avait réussi à dormir et la nuit semblait être à peine terminée lorsqu'elle rouvrit les yeux pour de bon, toujours à la même place, heureuse de voir que Jean n'avait pas disparu avec la nuit.

Sophie se posait évidemment de nombreuses questions à propos de sa perte de mémoire. Même après trois ans passés ici, il était toujours difficile pour elle d'accepter ce fait sans chercher d'explications. De nombreuses hypothèses l'avaient traversée, dont celle qu'ils étaient en train d'évoquer à l'instant. Et s'ils n'avaient pas été heureux ? Si ce mariage n'avait pas fonctionné comme ils l'espéraient ? Si cette perte de mémoire était, en réalité, une façon de se donner une seconde chance ? Ou, pire encore, une nouvelle chance loin l'un de l'autre. Sophie ne pouvait pas lui mentir. Elle y avait déjà pensé et elle devait lui dire. Pourtant, cette nuit, elle n'avait plus envie d'y croire. Cette nuit, tendrement blottie contre lui, elle avait envie de croire qu'ils avaient été heureux. Elle avait envie d'y voir une évidence. Comment auraient-ils pu être malheureux tous les deux ? Ils s'aimaient tellement. Jean l'avait forcément rendue heureuse. C'était bien la seule chose pour laquelle la rousse ne doutait jamais.

Pour confirmer ses mots - à savoir qu'elle refusait de douter aujourd'hui encore - Jean vint embrasser les mains de Sophie, qu'il tenait toujours dans les siennes. Comme toujours, il tenta de la rassurer. Il justifiait ses pensées et ses doutes, il les expliquait pour l'empêcher de culpabiliser. Jean faisait toujours en sorte que Sophie ne s'en veuille pas ou qu'elle ne culpabilise pas de ce qu'elle faisait ou pensait. « Merci. » Lui souffla-t-elle alors simplement en serrant ses mains dans les siennes. Parce qu'il était l'homme le plus compréhensif et le plus gentil qu'elle avait rencontré, parce qu'il faisait toujours en sorte de la rassurer, parce qu'il ne lui en voulait jamais.

Les heures passées lentement et Sophie commençait à se sentir fatiguée. Les émotions fortes de la soirée ne l'aidaient pas à résister à cette fatigue naissante. Immobile depuis trop longtemps, assise dans l'obscurité, ses yeux se fermaient sans qu'elle ne puisse rien y faire. Tendrement bercée au son du vent, dans les bras de Jean, seul l'orage venait la faire sursauter de temps en temps. Puis Sophie avait fini par s'endormir. Pas profondément. Bien qu'elle se sentait en sécurité contre Jean, le bruit du tonnerre l'empêchait de s'endormir complètement, tout comme les frissons qui la parcouraient à cause de ses vêtements mouillés. Pourtant, elle avait tout de même fini par réussir à trouver un certain sommeil. Suffisamment pour qu'elle puisse se reposer un peu et qu'elle permette à son corps de reprendre des forces.

Il s'était sans doute passé quelques heures lorsque le jour entra légèrement à l'intérieur du hall de leur abri. Sophie s'éveillait doucement. Alors qu'elle reprenait doucement conscience, elle sentit la main de Jean se poser sur sa joue. Du bout des doigts, tendrement, il lui caressait la joue pour la réveiller. Avant même d'ouvrir les yeux, Sophie ne put s'empêcher de sourire à ce contact. Elle le sentait contre elle. Elle avait passé ces quelques heures collée à lui. Il était toujours là. Cette pensée la réjouissait. Tout n'avait pas été qu'un rêve. La jeune femme avait tellement craint de le voir disparaître en même temps que la nuit. Elle craignait tant que cette illusion se dissipe dès que ses yeux seraient ouverts. Toujours les yeux fermés, le sourire aux lèvres, la rousse se concentra un instant sur les bruits autour d'eux. Rien. Il n'y avait plus rien, à part la voix de Jean qui soufflait son prénom. Le calme semblait être totalement revenu. La tempête et l'orage étaient terminés.

Doucement alors, Sophie ouvrit enfin les yeux. Automatiquement, et sans perdre de temps, son regard chercha celui de Jean. Se blottissant un peu plus contre lui, elle laissa ses yeux s'habituer à la lumière naissante. Il ne faisait pas encore bien jour, mais déjà Sophie pouvait remarquer des détails, en observant Jean, qu'elle n'avait pas vu la veille, éclairée seulement à la lueur d'une allumette. C'était étrange de découvrir un visage qui était censé vous être familier, mais elle le reconnaissait. Elle sentait que c'était lui - même si elle n'en avait plus eu aucun doute dès la nuit. « Je craignais que tu ne sois plus là. » Souffla-t-elle, sincère, en allant chercher la main de Jean pour lui caresser le dos de cette dernière. « Tu as pu dormir un peu ? » Lui demanda-t-elle, se rendant compte qu'elle l'avait tenu contre elle toute la nuit, lui laissant peu de chances de bouger comme il le souhaitait. D'autant que, le connaissant, Sophie était persuadée qu'il n'aurait pas pris le risque de bouger pour ne pas la réveiller, même s'il avait eu besoin de changer de position pour trouver le sommeil ou pour être plus confortablement installé. « C'est si calme... Ça semble presque irréel. » Après la soirée et la nuit bruyante, ce calme était presque surprenant, presque étrange, mais en même temps tellement reposant.

Sophie avait ouvert doucement les yeux au contact de la main de Jean sur sa joue. La peur de le voir disparaître ne l'avait pas quittée un seul instant, même si elle avait réussi à s'endormir malgré tout. Alors, aussitôt, ses yeux avaient cherché le visage de Jean pour se rassurer. Il était bel et bien là, près d'elle. Comme pour finir de se rassurer, elle s'était blottie davantage contre lui, précisant au passage qu'elle avait craint de le voir disparaître pendant la nuit. Bien sûr, elle n'avait pas pu s'empêcher de croire qu'il ne s'agissait que d'un joli rêve ou d'une douce illusion. Ce n'était pas le cas, Jean était bien réel. Ou son rêve continuait - et si tel était le cas, elle priait pour rêver indéfiniment et ne plus jamais se réveiller pour ne jamais avoir à le quitter.

A la suite, la réflexion de Jean la fit sourire. Ils seraient bien mieux tous les deux au fond d'un lit, sous des couvertures bien chaudes, c'était évident. Pourtant, Sophie n'avait pas hâte de voir la nuit prochaine arriver parce que cela signifierait qu'elle ne serait plus avec lui pour quelques heures. « J'ose croire que la tempête était là pour nous réunir, alors cette ville devrait te laisser tranquille et te permettre de dormir confortablement installé dans ton lit, ce soir. » Sophie l'espérait du moins. Elle n'avait pas spécialement envie de vivre ce genre de nuit régulièrement. Une suffisait. Et comme la jeune femme était persuadée que cette nuit avait été orchestrée par la ville pour qu'ils se retrouvent - cette tempête avait eu pour unique but de les réunir, ça ne pouvait pas être un hasard - ils devaient être tranquilles désormais. Pour un temps, du moins. « Tu as pu dormir un peu, c'est ce qui compte. » souffla-t-elle, les yeux levés vers lui, en souriant, heureuse de le savoir un peu reposé. « J'étais si bien installée et j'étais avec toi, alors comment aurais-je pu mal dormir ? » Répondit-elle sérieusement, même s'il plaisantait sur le sommeil lourd que Sophie avait la chance d'avoir parfois. Oui, le sol avait été inconfortable et les vêtements mouillés étaient désagréables, mais elle était dans les bras de Jean - elle s'y sentait bien et en sécurité. Elle avait retrouvé celui qu'elle aimait et qu'elle n'avait pas vu depuis trois ans. Alors oui, elle avait bien dormi - autant qu'il était possible de le faire en tout cas.

Durant un instant, ses yeux se posèrent sur la porte d'entrée. Toute son attention se portait sur l'extérieur. Tout paraissait si calme. Après une nuit mouvementée et pleine de bruit, le calme était enfin revenu. Aux yeux de Sophie, la situation paraissait tellement irréelle. Elle avait l'impression qu'il n'existait plus rien au dehors. Elle avait l'impression qu'il n'y avait plus qu'eux sur cette île. Sophie fit alors une réflexion sur ce calme irréel. A ses mots, Jean décida qu'il était temps de voir par eux-mêmes et de se lever. Se décollant l'un de l'autre, il se mit debout et tendit la main à Sophie. Levée à son tour, Sophie se détendit avant d'entrelacer ses doigts à ceux de Jean, serrant sa main avec force. Encore une fois, elle avait peur que tout disparaisse à l'ouverture de cette porte. Elle craignait que cette réalité ne s'effondre lorsque la lumière du jour pénétrerait entièrement dans ce hall alors elle tenait fermement la main de Jean. Pourtant, hormis ça, elle essayait de ne rien montrer, chassant ses idées du mieux qu'elle le pouvait pour ne pas embêter Jean. « Comment refuser ? » S'amusa-t-elle à répondre en riant à sa proposition, malgré l'air perturbé que Jean affichait, sans que Sophie ne comprenne pourquoi.

Main dans la main, Jean et Sophie s'approchèrent alors de la porte d'entrée. « S'éclairer et se voir grâce à une allumette, ça avait un certain charme. » Plaisanta la jeune femme. Maintenant que ce moment n'était plus qu'un souvenir, elle pouvait se le permettre. Jean ouvrit alors la porte et, aussitôt, les rayons du soleil entrèrent. Sophie cligna plusieurs fois des yeux pour s'habituer à cette nouvelle lumière après avoir passé tant d'heures dans le noir complet. Leurs yeux habitués, leurs regards se tournèrent l'un vers l'autre, en même temps. Souriants, ils s'observaient silencieusement. Sophie détaillait chaque trait de son visage, en pleine lumière. Elle imprimait, avec tous les détails, chaque particularité de son visage. Chaque millimètre s'imprimait en elle. Elle ne voulait plus jamais l'oublier. « Alors, tu ne voulais pas revoir ce cher petit carnet rouge ? » Lui demanda-t-elle, l'invitant à venir chez elle pour le lui montrer. Puis Sophie avait tellement envie de prolonger ce moment où ils n'étaient que tous les deux. Elle refusait de penser à celui où ils devraient se séparer. « J'aimerais pouvoir ne plus jamais te quitter. » avoua-t-elle, dans un soupir, alors que ses yeux se baissaient parce qu'elle savait que sa requête était impossible à satisfaire. Ils avaient des obligations, du travail, des choses à faire. Ils devraient forcément se séparer parfois. Mais, après avoir été loin l'un de l'autre pendant trois ans, imaginer la séparation proche inquiétait terriblement Sophie. « Finalement, je regrette presque que le jour se soit levé. » Au moins, pendant la tempête, ils n'avaient eu d'autres choix que de rester ensemble dans cette maison. L'interminable nuit était terminée, maintenant. Ils allaient devoir reprendre leur vie habituelle, passant un certain temps l'un sans l'autre et Sophie n'avait pas hâte de voir la réalité reprendre le dessus sur ce moment merveilleux qu'étaient leurs retrouvailles.

Ils avaient passé les dernières heures de la nuit l'un contre l'autre, à essayer de dormir malgré la tempête qui faisait rage à l'extérieur. Seule, Sophie aurait été incapable de fermer l'oeil, trop effrayée par l'orage, mais Jean était là et sa présence avait toujours été rassurante pour elle. Désormais, il était temps de quitter cette maison qui avait été leur abri. Main dans la main, Jean l'entraîna vers la porte d'entrée. Il se montrait impatient de la découvrir à la lumière du jour plutôt qu'avec une misérable allumette. Si Sophie partageait la même impatience, elle n'avait pas pu s'empêcher de faire une réflexion à propos du charme qu'apportait l'allumette. Il était certain que les allumettes n'avaient pas suffi à les faire se découvrir comme ils l'auraient aimé, mais ils avaient pu se voir au moins, et c'était sans doute le plus important.

Puis Jean avait fini par ouvrir cette fameuse porte, laissant la lumière naturelle entrer. Les yeux de Sophie s'acclimataient doucement à cette nouvelle lumière. Aussitôt fait, elle posa les yeux sur Jean, détaillant les traits de son visage pour les garder en mémoire. Jean semblait faire la même chose. Ils se découvraient comme s'ils se voyaient pour la première fois - et quelque part, pour Sophie, elle le voyait pour la première fois puisqu'elle n'avait conservé aucun souvenir de son visage adulte.

Lorsqu'elle eut l'impression que son visage était désormais gravé dans sa mémoire, la jeune femme lui proposa d'aller chez elle pour qu'il puisse voir ce petit carnet rouge qu'il attendait tant de revoir. En réalité, il importait peu à Sophie de savoir ce qu'ils feraient, du moment où ils restaient ensemble. Elle voulait simplement prolonger ce moment et ne pas le voir s'arrêter. Ils se retrouvaient à peine et déjà, elle devait envisager l'instant où elle se séparerait de lui pour le laisser travailler. Sophie aurait aimé profiter de lui pendant des jours, simplement blottie dans ses bras, sans avoir à se préoccuper du monde extérieur, mais c'était impossible.

Jean avait déjà un tout autre programme en tête. Avant de se rendre chez Sophie, il souhaitait s'arrêter boire un café ou un milkshake. Sophie n'était pas ravie à l'idée de rompre ce moment à deux pour se mêler aux quelques personnes qui se trouveraient dans ce café, mais elle ne pouvait pas lui refuser. Moins encore s'il ne s'agissait que d'un court arrêt avant de retourner chez elle - où elle avait hâte de se rendre, tant pour lui faire redécouvrir le carnet que pour enfiler des vêtements propres.

Comme Sophie lui avait dit regretter que le jour se soit levé puisqu'elle ne voulait pas le quitter, il lui indiqua qu'ils s'enverraient un message chaque heure pour ne pas se quitter totalement. Cette idée la fit sourire. Si Sophie détestait ces appareils en principe - et qu'elle n'en possédait un que pour faire plaisir à Camille et pour travailler - elle leur trouvait une toute nouvelle utilité qu'elle appréciait particulièrement : garder contact avec Jean, où qu'ils soient l'un et l'autre. « Allons boire un milkshake. Je te suis. » Affirma la rousse en lançant un dernier regard derrière elle, observant ce hall et cette maison qui les avaient accueillis pour la nuit. « Puis nous irons voir ce fameux carnet juste après alors. J'ai hâte que tu puisses le revoir. » Affirma-t-elle, ne quittant plus la main de Jean, heureuse de voir qu'il ne disparaissait toujours pas, même en s'éloignant de la maison. « J'ai hâte qu'on soit de nouveau tous ensemble. » Souffla la jeune femme, imaginant déjà les retrouvailles qui les attendaient tous. L'instant serait forcément émouvant. « Tu dois partir travailler à quelle heure ? » Demanda Sophie, ne se souvenant plus de s'il lui en avait déjà parlé. « On pourra se retrouver à la fin de ta journée ? » Espérait-elle en venant serrer davantage sa main, le questionnant pour se rassurer, tout en parcourant la distance jusqu'au café.

Jean savait comment la convaincre. Si Sophie avait davantage hâte de rentrer chez elle pour se doucher et se changer, mais aussi pour faire redécouvrir à Jean ce fameux petit carnet rouge, il l'avait déjà convaincu en lui parlant de milkshake et finissait de la convaincre en parlant de brioche pour l'accompagner. Parler à l'estomac de Sophie fonctionnait toujours très bien. « Je préfère, oui. » Souffla Sophie lorsqu'il indiqua qu'il pouvait tout aussi bien commander et emporter le tout pour manger sur le chemin, perdant ainsi moins de temps. Sophie préférait cette solution. Si elle n'avait rien précisé à propos de la nourriture, elle n'en pensait pas moins et avait bien hâte de pouvoir manger quelque chose après avoir raté le dîner de la veille et avoir passé tant de temps sans manger, alors qu'elle avait l'habitude de grignoter en permanence.  

Arrivant au niveau du café, Sophie ne put s'empêcher de lui demander à quelle heure il devait travailler. Plus les minutes passées, plus Sophie voyait son temps avec Jean diminuer, pour son plus grand malheur. Ils venaient à peine de se retrouver et elle aurait aimé pouvoir passer des jours entiers dans ses bras, à parler, à se raconter leur vie depuis qu'ils étaient ici, à se découvrir et se redécouvrir tels qu'ils étaient aujourd'hui. A sa réponse, Sophie poussa un soupir à peine discret. La jeune femme aurait aimé qu'il lui dise qu'il n'irait travailler que l'après-midi ou qu'il pouvait annuler sa journée, mais elle devait se montrer raisonnable et le laisser partir dans quelques heures. N'ajoutant rien, elle se concentra sur la commande pour oublier qu'ils seraient bientôt séparés alors qu'ils se retrouvaient à peine. « Je préfère un chocolat. » Souffla-t-elle alors qu'il lui demandait si elle prenait un café ou autre chose. Laissant Jean s'occuper de la commande, elle attendit de pouvoir parler pour ajouter : « Et je déjeunerai avec toi ce midi, bien sûr. Même si j'avais été occupée, tu sais, j'aurais tout annulé. J'ai bien trop hâte de passer du temps avec toi. » Parce que Jean passait avant tout pour le moment. « Chez moi. » Souffla-t-elle lorsqu'il lui demanda où elle préférait manger avec lui, le soir. « Ou chez toi. » Ajouta Sophie en levant les yeux vers lui. « Je n'ai pas envie d'être dérangée par le monde. J'ai juste envie qu'on soit tous les deux et qu'on puisse profiter de la présence l'un de l'autre. » Avoua la jeune femme. « Alors on se retrouve ce midi et ce soir ? » Demanda-t-elle pour obtenir confirmation à ce qui la rendait déjà si heureuse. « Tu n'as à t'occuper de rien, je préparerai tout. » Elle ne cuisinerait pas, pour éviter d'empoisonner et de tuer Jean à peine quelques heures après l'avoir retrouvé, mais elle préparerait tout et commanderait leur repas.

Récupérant leur commande après un petit temps d'attente où Sophie était finalement restée silencieuse, toujours accrochée à la main de Jean, Sophie s'empressa de se tourner vers Jean. « On y va ? On peut aller chez moi ? » Demanda-t-elle, impatiente de lui faire redécouvrir le carnet rouge et de pouvoir se poser, au calme, tranquillement. « Je suis morte de faim. Une soirée et une nuit sans manger, c'est une éternité pour moi. » Souffla-t-elle pour lui indiquer qu'elle avait hâte de voir Jean partager la commande qu'il avait entre les mains.

La question de Jean fit sourire Sophie. Sophie n'était pas vraiment du genre à se soucier de ce qui était important, pressé ou impossible à déplacer. Elle n'en faisait bien souvent qu'à sa tête et jugeait qu'il y avait toujours une solution. Alors, un rendez-vous impossible à déplacer, Sophie s'en moquerait totalement, jurant qu'il devait bien y avoir un moyen de le déplacer, avec un peu de bonne volonté. « Tu crois qu'il existe un rendez-vous plus important que de passer du temps avec toi ? » Ils ne s'étaient pas vus depuis presque trois ans. Ils étaient mariés et n'avaient pas vraiment de souvenir de cette vie. N'était-ce pas plus important que tout de renouer avec cette vie ? De se retrouver ? De se redécouvrir comme les adultes qu'ils étaient aujourd'hui ? Pour Sophie, en tout cas, ça l'était. « Tu ne veux pas que je te cuisine quelque chose ? » Demanda-t-elle, en lui souriant, amusée. « Je commanderai quelque chose ce midi et je viendrai te rejoindre, chez toi, ce soir. » Confirma-t-elle avec ses propres mots, bien trop heureuse de ces rendez-vous. « Tu sais comment parler à mon estomac. J'aime tellement les lasagnes ! » Affirma la rousse en insistant longuement sur le mot tellement. Alors non, elle ne voulait certainement pas autre chose.

En route vers chez Sophie, la jeune femme montrait son impatience à lui faire découvrir l'endroit où elle vivait, mais aussi à manger ce qu'il avait entre les mains. Sophie était affamée. Son chocolat chaud dans une main, la jeune femme attrapa le sachet contenant les pains au chocolat dans l'autre. Jean n'en avait pris qu'un, ce qui ne l'étonna pas réellement. Il avait toujours été plus raisonnable que Sophie et, surtout, il savait comme elle était gourmande et faisait passer ses besoins avant les siens. Sans attendre, tandis qu'il parlait, Sophie avait englouti un premier pain au chocolat. « Je ne vais pas insister pour partager à parts égales. » Plaisanta la jeune femme, bien trop heureuse d'avoir tant de choses à dévorer. Comme elle était en train de se régaler, Sophie était devenue particulièrement silencieuse. « Tu sais, si tu as encore faim, j'ai un tas de choses à manger à la maison. Parce que je ne suis pas certaine que ça suffise, pour moi. » Sophie avait l'impression de pouvoir manger encore et encore, tant son estomac réclamait désormais.

La route fut plutôt rapide, sans doute parce que Sophie était bien trop occupée pour trouver le temps long. Devant chez elle, la jeune femme ne perdit pas une seconde pour sortir les clés de la poche de sa veste. « Nous y sommes. » Souffla Sophie, en poussant la porte et en se poussant pour le laisser entrer. Sans attendre, alors, elle attrapa la main de Jean pour se précipiter à l'étage. « Tu vas voir, il n'a pas changé ! » Assura-t-elle, la voix pleine d'impatience, en poussant la porte de sa chambre. S'installant - ou se jetant, pour être plus exacte - sur son lit, elle ouvrit le tiroir de la petite table à côté de son lit pour en sortir ce fameux petit carnet rouge. Après l'avoir observé quelques secondes, elle le tendit à Jean. « Tu vois ? Je l'ai gardé bien précieusement toutes ces années... » Souffla-t-elle en levant les yeux vers Jean, heureuse de pouvoir lui permettre de revoir ce petit carnet qui signifiait beaucoup pour eux.

Sophie profitait de chaque bouchée. Elle n'avait passé que quelques heures sans manger, mais c'était déjà bien trop pour elle. « Peut-être... » Il était vrai qu'il était difficile de calmer l'appétit de Sophie et que ces croissants n'y suffiraient sans doute pas. « mais tu m'as entendue me plaindre de la faim cette nuit ? » Même si elle avait eu faim, elle n'avait pas passé sa soirée et sa nuit à s'en plaindre - alors que Sophie aimait tout particulièrement se plaindre. « Alors, j'ai bien mérité de manger tout ce qui me donne envie. » Elle se récompensait elle-même de son comportement. Maintenant que la ville l'avait libérée de cette maison, elle n'allait certainement pas se priver pour se goinfrer de tout ce qui tomberait entre ses mains.

Plus silencieuse que jamais, Sophie avait accompagné Jean jusque chez elle, se remplissant l'estomac bien trop rapidement à son goût. Sans plus attendre, Sophie avait fait entrer Jean puis s'était emparée de sa main pour le guider à l'étage, dans sa chambre. La porte franchie, elle avait lâché la main de son mari pour se jeter sur son lit et sortir ce fameux petit carnet rouge. Il avait été le premier cadeau de Jean pour elle. Celui qu'elle avait toujours conservé près d'elle. Celui qui l'avait aidée, tout au long de ces presque trois ans, à se souvenir de son autre vie, à se raccrocher à cette idée que quelqu'un l'aimait quelque part et qu'elle n'était pas seule, malgré son absence.

Sophie observa le petit livre une seconde avant de le tendre à Jean, qui s'approcha lentement. Le sourire de ce dernier faisait plaisir à voir. Elle était si heureuse de pouvoir lui offrir ce moment. Ce carnet pouvait ne paraître rien aux yeux des autres, mais pour eux, il signifiait beaucoup. Sophie laissa Jean attraper le carnet et l'observer. Silencieuse, elle le regardait tandis qu'il tournait les pages. A son expression, elle comprit sur quoi il était tombé. La jeune femme baissa les yeux un court instant, pour confirmer ses soupçons, et ces derniers rencontrèrent ce dessin qu'ils avaient fait, lorsqu'ils étaient enfants. Les mots de Jean la firent sourire, heureuse de les entendre. Lorsqu'il lui ouvrit les bras, elle ne perdit pas de temps pour aller se blottir contre lui, si heureuse de pouvoir retrouver ce contact oublié et perdu depuis bien trop longtemps. « Je n'avais pas besoin de lui pour penser à toi chaque jour... » Souffla la jeune femme, se serrant davantage contre lui. « Mais il m'aidait. Il te rendait réel. » Ce carnet était la preuve que Jean n'était pas sorti de son imagination, ce carnet rendait les souvenirs de Sophie plus réels et plus vivants. « Puis, il me rappelle une époque où nous n'étions que des enfants innocents, où nous ne pensions à rien d'autres que nos prochaines bêtises, l'époque avant... » Avant que tous ses véritables malheurs ne commencent et que la vie de Sophie ne devienne qu'une succession d'horreurs - jusqu'à être adoptée par la mère de Camille et Madeleine. « Cet endroit m'a peut-être volé mes souvenirs, mais il m'a donné ce carnet, cette alliance et le mouchoir de ma mère. J'avais des objets auxquels je pouvais me raccrocher. » Un peu de réconfort au milieu de tant de malheurs et de nouveautés. « Et maintenant, il me rend ma famille. » Cette ville ne donnait jamais sans prendre, mais Sophie accepterait son prix, qu'importe ce qu'il était. « Je crois que je n'ai jamais été si heureuse. » Souffla finalement Sophie en profitant de cette étreinte et de Jean, pendant qu'ils étaient encore dans leur bulle, après leurs retrouvailles et avant de devoir retrouver la vie réelle.

Jean n'était plus ce lointain souvenir qu'elle avait tenté de garder vivant au fond d'elle, sans même savoir ce qu'ils étaient réellement l'un pour l'autre. Depuis que Sophie avait ouvert les yeux dans ce monde, elle s'était persuadée qu'elle était mariée à lui. L'amour qu'elle ressentait pour lui, l'alliance qu'elle portait, le souvenir des sentiments qu'elle lui portait lorsqu'ils étaient jeunes... Il était forcément celui qui partageait sa vie. Parfois, la jeune femme se demandait si elle n'imaginait pas simplement ce qu'elle désirait. Mais, désormais, il était là. Jean était là. Il lui confirmait alors tout ce qu'elle s'était imaginée. Non seulement, elle était bel et bien mariée, mais elle l'était à Jean, comme elle l'avait souhaité toutes ces années et comme elle l'avait ressentie. La ville avait pu lui prendre ses souvenirs, mais pas ses sentiments. Ils étaient trop profondément ancrés à elle. Ils n'étaient pas juste quelque chose qu'elle ressentait lorsqu'il était auprès d'elle. Ils étaient elle. Ils faisaient entièrement partie d'elle. Sophie et ses sentiments pour Jean étaient indissociables. Il aurait fallu la détruire elle et chacune des cellules qui la composait pour pouvoir effacer ce qu'elle ressentait pour cet homme. Ce qu'on lui avait pris, ses souvenirs, n'était que la preuve de ses sentiments.

Ce carnet avait été, pendant trois ans, le seul véritable lien qu'elle avait avec Jean. Le seul objet lui rappelant qu'il existait véritablement. Le seul objet lui offrant de réels souvenirs. Aujourd'hui, elle avait le meilleur des rappels : lui. Lui qui la tenait tendrement enlacé, contre lui. Elle donnerait tout pour rester éternellement ainsi. Elle se sentait si bien, là, dans ses bras. Elle se sentait vivante et entière. Son coeur battait si vite à ce contact. Depuis quand n'avait-elle pas été aussi heureuse ? Bien sûr, lorsqu'elle avait retrouvé ses soeurs, Sophie avait été heureuse. Mais c'était une joie différente. Elle ne retrouvait pas juste un membre de sa famille en retrouvant Jean. Non, elle retrouvait bien plus.

Sophie, blottie dans les bras de son mari, lui expliquait l'importance de ce carnet pour elle et les souvenirs qu'il réveillait en elle. « Bêtises auxquelles vous participiez tous sans discuter. » Elle avait les idées, ils la suivaient. Parfois, ils essayaient de la raisonner, mais ils finissaient bien souvent dans des situations improbables à cause de Sophie et de ses idées. Mais Sophie savait qu'il ne disait pas ça méchamment. Il la taquinait. Il plaisantait. Et elle aimait ça, l'entendre plaisanter de nouveau. L'entendre la taquiner de nouveau.

Sophie poursuivait et évoquait ses souvenirs. Elle sentit alors la main de Jean venir étreindre la sienne. C'était un contact si agréable. Doux. « Je suis plus heureuse encore qu'elle t'ait rendu à moi. » Souffla Sophie, sa tête reposant toujours sur Jean, sa main dans la sienne. Ses trois souvenirs avaient une véritable valeur aux yeux de Sophie. Ils lui étaient précieux. Mais Jean était plus précieux encore. Il valait bien plus que n'importe quel souvenir, que n'importe quel objet, que cette ville pouvait lui offrir.  

Sans qu'elle ne s'y attende, l'homme rompit le contact. Sophie aurait aimé s'agripper à lui pour l'empêcher de s'éloigner, mais elle n'avait pas eu le temps de réagir. Puis, il ne rompait pas totalement tout contact. Il gardait sa main dans la sienne. Il voulait simplement la voir pour lui poser une question. Et sa question la troublait. Ses parents. Qu'entendait-il exactement par ses parents ? Ses parents biologiques ? Ou ses parents adoptifs ? Ses parents biologiques étaient morts et Sophie n'imaginait pas possible de voir les morts revenir à la vie. Quoi que... Elle devait bien faire face à la magie alors... Peut-être. En réalité, elle y avait déjà songé lorsqu'elle avait cru sa belle-mère de retour, puis elle avait fait disparaitre cette idée saugrenue de son esprit. Quant à ses parents adoptifs, elle espérait leur retour chaque jour, comme elle avait espéré le retour du reste de sa famille et de ses amis. Son trouble était sans le moindre doute visible, d'autant que la jeune femme mit un certain temps pour répondre, ses yeux plantés dans ceux de Jean. « Mes parents ? » Le questionna-t-elle, insistant sur le mes pour qu'il comprenne le sens de sa question. « Tu ne penses pas sérieusement que... ? » Sa question restait en suspens. Bien sûr que non, c'était stupide de croire ça... Non ? Il parlait de Madame de Fleurville et de Monsieur de Rugès, qui l'avaient adoptée après la mort de sa belle-mère. « Non, tu veux parler de la mère de Camille et Madeleine ? De ton père ? » Pourquoi cette simple question faisait naître tant d'autres questions chez Sophie ? Pourquoi la comprenait-elle de tant de façons possibles alors qu'il était tellement plus évident de la comprendre de la plus évidente des façons ? Sophie ne le laissait plus parler, elle réfléchissait à voix haute, elle enchaînait les réponses. « Mes parents sont... » Elle fit une pause, poussa un soupir et ajouta : « Ils sont morts. Tu ne peux pas parler d'eux. » Elle secoua la tête de droite à gauche. Non. Non. Et non. Pourquoi fallait-il qu'il lui mette cette idée en tête ? Ou pourquoi fallait-il qu'elle se mette cette idée en tête en déduisant des choses d'une simple question ? Idée qui, bien sûr, était en train de faire son chemin dans l'esprit de Sophie. « Tu imagines s'ils étaient vivants ? » L'idée seule suffisait à lui procurer une joie indéfinissable et une peur insupportable. Parce que si eux étaient en vie, pourquoi pas sa belle-mère ? Si elle était là, elle ne laisserait pas Sophie en paix, qu'importe l'âge de cette dernière. Sophie lui avait pardonné, mais tout était alors différent. Fichini lui avait demandé pardon parce qu'elle était mourante. Dans un contexte si différent, dans ce nouveau monde, Sophie était persuadée qu'elle recommencerait à s'en prendre à elle, elle était persuadée qu'elle l'éloignerait de Jean et qu'elle serait malheureuse à nouveau. Sophie se renfrogna soudainement et retira, sans doute un peu trop brutalement, sa main de celle de Jean qui ne comprenait certainement pas tout ce que Sophie avait en tête à cet instant. « Tu imagines ce que ça signifierait pour moi ? Je ne veux pas parler de ça. Plus jamais. » Et même s'il ne parlait pas de ça et que Sophie s'était montée la tête toute seule, elle n'avait plus envie qu'il en parle. Garder le souvenir de ses parents était une chose, imaginer qu'ils puissent être là au même titre que sa belle-mère, non, Sophie n'était pas capable de le supporter.