Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Cet endroit, c’est comme un autre monde, pour Bruno, il n’y comprend littéralement rien du tout, et prétendre qu’il n’y est pas à son aise serait encore en dessous de la vérité…. Il est dans ses petits souliers, et clairement pas ravi d’avoir été appelé à cet endroit : malheureusement, quand le devoir vous appelle, il faut bien y répondre. Déjà qu’il peine à payer son pitoyable loyer et que ses rats, qui aiment à se faire la malle, sont devenus la hantise de tout le voisinage, il a plutôt intérêt à faire profil bas, c’est rien de le dire… Et il en a conscience, enfin un peu, enfin plus ou moins, disons. Bref… Le travail n’attend donc pas, et Bruno, à contrecoeur, c’est donc rendu dans ce lieu étrange où les gens semblent prendre plaisir à ruisseler des litres et des litres de sueur sous l’effet d’un effort qui paraît totalement inhumain à ses yeux.

Toutes ces machines supposées vous muscler lui font l’effet de machines de torture très élaborées, et quand il voit la tête de certains tandis qu’ils s’acharnent sur ces dernières, il ne pense pas être très loin du compte, franchement. Lui-même et le sport ça fait… dix, si ce n’est plus… Il était relativement rapide par la force des choses, parce qu’il fallait l’être quand on voulait passer inaperçu et se faufiler un peu partout entre les murs de Casita sans attirer l’attention, mais ça s’arrêtait clairement là. Et ce n'est définitivement parce qu’il a pu récupérer une plus grande capacité d’action et de mouvement que ça va changer quoi que ce soit dans ce monde… Enfin, quoi qu’il en soit, il n’est pas là pour faire de la gonflette.

Il est là parce qu’un rat aurait apparemment terrorisé une jeune femme dans les vestiaires et qu’il faut donc s’en débarrasser au plus vite. Bruno s’étonne que l’on n’ait pas fermé la salle pour la peine, mais on lui fait rapidement comprendre que son travail doit demeurer  confidentiel : ils ne veulent pas faire de vague et encore moins que l’on remette en question la salubrité de leur locaux. C’est sans doute d’ailleurs pour ça qu’on a fait appel à lui plutôt qu’à un prestataire disons… plus standard. A lui, ça lui va très bien, ceci dit. Il aime ça, ne pas faire de vagues, même si en l’occurrence, ça implique donc de traverser ces locaux où règne une étrange odeur à peine descriptible, mélange de javel et de sueur. Bref ! Il doit passer inaperçu et ça tombe bien, parce que passer inaperçu, c’est presque devenu une seconde nature, pour lui.

Armé de la clé des vestiaires qui lui a été préalablement confiée, Bruno pénètre donc la pièce et se met en quête du rongeur gêneur… il lui faut une bonne demi-heure pour parvenir à le débusquer.

« Je t’ai ! » s’exclame-t-il, victorieux. Mais le rat, peu docile (décidément), lui glisse entre les doigts, et Bruno lui court après, littéralement à quatre pattes, avant que sa tête ne heurte une solide paire de jambes musclées. « Oups, désolé, c’est juste que… » Bruno se redresse en quête d’une excuse tout en passant une main embarrassée dans ses cheveux bruns. A ce moment-là seulement, il prend la peine de regarder la jeune femme qui lui fait face. « Luisa ? »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

« Longtemps ? Longtemps ? Combien de temps ? »

C’est la première question qui lui vient à l’esprit, et il regrette presqu’aussitôt de l’avoir posée, pourtant, elle le taraude. Pepa n’avait pas eu l’occasion de le revoir depuis sa disparition précipitée, alors que Camilo, lui, avait pu profiter de sa présence auprès des Madrigal, aussi ne sait-il plus vraiment à quel saint se vouer. Luisa a-t-elle seulement gardé le souvenir de cet oncle un peu étrange et effrayant qui avait disparu de la circulation du jour au lendemain et concernant lequel circulaient toutes les rumeurs imaginables ? Ou bien l’a-t-il connu dans cette période que Bruno n’a pas vécue lui-même, après que Casita ait été détruite, quand, grâce à Mirabel, il est revenu auprès des siens ?

Ces questions le taraudent, oui, mais elles sont peut-être un peu trop abruptes, il en a conscience. C’est une fâcheuse tendance de Bruno, ça : il en dit toujours trop, et il parle sans réfléchir, la faute au nombre quasi-nul d’interactions sociales qu’il a eues pendant trop longtemps. Il avait déjà du mal à communiquer convenablement avant ça, c’est devenu pire après son isolement volontaire… Il fait de son mieux néanmoins. Alors que les membres de sa famille lui reviennent petit à petit, il sait que c’est l’occasion de reconstruire ce qui a été brisé, des liens familiaux dorénavant fragile parce qu’il s’est absenté trop longtemps. Et pourtant, il aime sa famille de tout son cœur, et l’éloignement de chacun de ses membres lui a serré le cœur à un point inimaginable. Il doit se rattraper, il n’est pas sûr de savoir comment.

« Je suis content de te voir Luisa. »

Si content… Il aurait envie de la serrer dans ses bras, mais il n’ose pas, en fait, il ne sait pas quel degré de familiarité s’autoriser avec elle, et en attendant de le savoir, il se contente de la regarder à la manière d’une bête effarouchée, et comme pour noyer le poisson, il poursuit, au risque à nouveau de trop parler de crainte de ne pas savoir quoi dire.

« Tu vas bien ? Tu as l’air d’aller bien en tout cas ? Tu as retrouvé tes pouvoir ? Tu es coach ici, c’est ça ? ça te va bien, coach, je suis sûr que tes élèves sont heureux de t’avoir. C’est ce qu’on dit, élève ? » Il marque une pause. « Je suis désolé. » Il se gratte l’arrière de la tête non sans un certain embarras. « Je parle beaucoup. » Nouvelle hésitation. « Enfin oui… je parle beaucoup trop. »

C’est déjà bien d’en avoir conscience, n’est-ce pas ?

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Trois ans, trois longues années, si longues… et pourtant pas grand-chose, au fond, à l’échelle des dix années que Bruno a passé sans voir aucun des membres de sa famille. Pour autant, ça ne l’a pas empêché de les espérer chaque jour, ici, se demandant si, réellement, les Madrigal finiraient par être tous réunis ou non… indépendamment de lui peut-être, mais réunis malgré tout… Il sait, maintenant, même s’il lui en reste encore certains à retrouver qu’ils sont forcément tous là, et c’est une pensée qui le réconforte, une pensée qui le rassure terriblement. De même que le sourire heureux, chaleureux de Luisa à l’idée de le savoir présent : ce n’est pas un sourire qu’elle force ou qu’elle feint : se sentir apprécié, recueilli, voulu au sein de la famille Madrigal est définitivement pour lui le plus beau cadeau que la vie puisse lui faire : bien au-delà de n’importe quel autre don.

Cela n’ôte cependant rien à la nervosité naturelle de Bruno, qui ne sait s’empêcher de beaucoup, beaucoup trop parler. Il sait qu’il devrait calmer son débit de voix, mais c’est à l’évidence chose plus facile à dire qu’à faire. En matière d’interactions sociales, les lacunes de Bruno sont au-delà d’évidentes, et il a toutes les peines du monde, par conséquent, à agir d’une manière plus conventionnelle et, disons, plus acceptable. Heureusement, Luisa n’a pas l’air de lui en tenir rigueur le moins du monde.

« Eh bien… ça va, vous êtes là, vous allez bien alors je vais bien », répond Bruno avec un léger sourire timide. « Tu sais que les autres sont là, n’est-ce pas ? Tu les as revus ? » Et voilà qu’il continue de poser des questions au lieu d’écouter les réponses de sa nièce : recentre-toi, Bruno, recentre-toi. Mais évidemment, ça aussi, c’est bien plus facile à dire qu’à faire.

Elle lui apprend qu’elle n’a pas de pouvoir, les yeux baissés au sol, et Bruno comprend que, contrairement à lui, c’est une chose qui lui manque, ce qu’il peut comprendre, tout naturellement, il sait à quel point Luisa a le cœur sur la main et s’est toujours servie de ses pouvoirs pour rendre service autour d’elle, quitte à en faire naturellement beaucoup trop. Et oui, le sport ça lui va bien, et oui, il se doute qu’elle avait besoin de ce genre de choses. Ceux qui ont encore leur santé mentale se doivent de la préserver, très clairement. Bruno ne peut pas exactement dire que c’est encore son cas, en ce qui le concerne.

« Oh oui, plein de choses », admet Bruno quand Luisa remarque qu’ils ont tout un tas de choses à rattraper, rangeant nerveusement une mèche de ses cheveux bruns derrière ses oreilles. « Je… j’ai un rat à rattraper », se justifie-t-il maladroitement. « Mais après, tu veux… Tu as déjeuné ou pas ? Sinon, enfin, si ça te vas de déjeuner avec moi… Ou pas, c’est comme tu veux, évidemment », reprend-il, toujours aussi nerveux.

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

« Oh c’est vrai ? Pepa, Dolores et Camilo sont là aussi, tu sais ? C’est sûr, maintenant, qu’on est tous ici », reprend Bruno, heureux d’être celui qui pouvait apprendre cette nouvelle à sa nièce : l’occasion de retrouver sa tante et ses cousins.

Va savoir au nom de quoi les Madrigal se retrouvent subitement ici, mais Bruno ne peut s’empêcher d’en être heureux. Cet instant, cette situation, en dépit de sa singularité, n’avait fait l’objet d’aucune de ses visions, mais ce que Bruno retient surtout, c’est qu’ici, dans ce monde, ils peuvent être tous ensemble, tous réunis et, qui sait, repartir sur de nouvelles bases, plus simples, plus saines ? Qui sait, c’est peut-être un peu trop demander, ou peut-être que sa présence dans le tableau familial ne sera toujours pas une bonne chose, il n’en sait honnêtement rien. Mais il sait, par contre, quel bonheur Luisa aura à retrouver les membres de sa famille qu’elle n’a pas encore croisés, et c’est ce qu’il veut qu’elle retienne.

« Génial ! » s’exclame Bruno, un peu plus confiant, et le sourire rayonnant, quand Luisa lui assure qu’elle sera ravie de manger avec lui.

Elle a l’air de trouver ça si naturel… Pour Camilo aussi, ça avait été le cas. Tous ceux qu’il avait retrouvés l’avaient accueilli à bras ouverts, à son plus grand décontenancement. Lui a encore le sentiment de devoir s’excuser auprès de sa famille, autant de son départ que de ce qu’il a pu représenter pour eux. Cette sorte de menace constante qu’il faisait planer sur la tête quand c’était pourtant la dernière de ses intentions… Lui, il est heureux, si heureux de renouer avec les membres de sa famille, mais il aurait aussi compris que ses neveux et nièces ne veulent pas entendre parler de lui. Après tout, qu’est-il sinon cet oncle un peu bizarre parti quand ils étaient tous trop petits pour avoir beaucoup de souvenirs de lui ? Mais oui, il ne ressent que de l’affection et de la sympathie dans la voix de Luisa.

« Je fais vite », promet-il en se redressant légèrement avant de se remettre à l’ouvrage.

Il lui faut plusieurs longues minutes de traque maladroite pour que Bruno, finalement, parvienne à récupérer le rat qu’il cherchait (lui, il a une bouille à s’appeler Perdito) et le glisser dans une confortable cage de transport où il a déjà glissé quelques bouts de fromage pour que la bête soit un peu à son aise. C’est son matériel sous le bras qu’il retrouve Luisa.

« Voilà ! On mange où tu veux. Mais je t’invite évidemment ! D’accord ? » Il sourit. « Et en chemin, tu peux me parler de ta vie ici, je veux tput savoir », ajoute-t-il du ton encourageant de l’oncle indigne qui tente tardivement de reprendre son rôle. Un rôle qui n’a jamais cessé de lui tenir à cœur, pourtant.

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

C’est un fin sourire timide qui étire les lèvres de Bruno quand Luisa lui dit être contente de savoir qu’il n’était plus seul, en plus de savoir qu’elle allait avoir l’occasion d’être réunie avec des membres de sa famille qu’elle n’avait pas encore retrouvés. Seul, c’est vrai qu’il ne l’est plus, à présent… Chaque Madrigal qui l’a retrouvé jusqu’à présent a toujours pris soin de l’inclure, de l’accueillir, de lui faire comprendre qu’il n’avait plus besoin de rester seul avec lui-même, que ces années passé dans le dénuement, solitaire, avec ses rats pour ses seule compagnie, étaient finies…. Et s’il aime l’entendre, c’est une vérité que son esprit à encore du mal à intégrer complètement.

Tout heureux qu’il est d’avoir retrouvé les siens, tout soucieux peut-il être de les voir, de passer du temps avec eux, de rattraper le temps perdu… il n’en est pas moins décontenancé, maladroit, parce que c’est une habitude qu’il a perdue, et qu’il lui faudra sans doute un certain temps avant d’admettre qu’il est à sa place auprès des siens, et que sa présence n’aura pas de répercussions complexes ou douloureuses pour eux. L’envie de mettre un pas de côté sera toujours présente, mais des paroles comme celles que Luisa lui adresse l’aident à y voir plus clair malgré tout, et à ne pas totalement céder à la tentation de se refermer comme une huitre en se maintenant volontairement à l’écart alors que ce n’est plus nécessaire.

Il a eu peur, au moment où Luisa lui promettait de l’attendre dehors, qu’en fin de compte, elle s’en aille. C’est bête, comme peur, irrationnel : avoir peur de l’abandon alors qu’au fond, c’est lui qui a abandonné les siens, mais c’est plus fort que lui. Enfin, quoi qu’il en soit, il réussit à rattraper le rat relativement vite, suffisamment pour ne pas trop faire attendre sa nièce. Elle est là, elle l’a attendue sagement, et ils peuvent donc se rendre au restaurant tous les deux ensemble. Bon, pas un restau très chic, déjà parce que Bruno ne s’y sentirait pas à son aise, ensuite, clairement, parce que dératiseur, ça ne paye pas des masses. Mais bon, l’essentiel, c’est de se retrouver, pas vrai ? Même si Bruno aimerait quand même avoir mieux à offrir à sa nièce.

« A part chasser les rats ? » répète Bruno en passant une main dans ses cheveux, légèrement mal à l’aise. « Ben… enfin… pas grand-chose, je… » Est-ce qu’il est supposé répondre autre chose ? Est-ce qu’il serait supposé faire d’autres choses dans sa vie. Il paraît, oui, que les gens sortent, voient des gens, sociabilisent. La seule personne avant de retrouver les siens qui réussissait l’exploit de le faire sortir en dehors du travail, c’était Hector, mais… ça ne compte pas vraiment. « J’ai encore du mal à me faire à cet endroit, je suppose ? Mais maintenant que tu es là, que vous êtes tous là, ça va aller mieux, pas vrai ! » Il trouve un restaurant dont les prix ne semblent pas trop indécents et suggère à sa nièce, d’un geste de la tête, de l’accompagner à l’intérieur. « Et ça te plaît, le sport, tout ça ? Tu es heureuse ? »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Bruno se doute que cette situation a dû être déstabilisante pour Luisa, il suppose qu’elle l’a été pour absolument tout le monde, et quand il songe à chacun des membres de sa famille, tous aussi désœuvrés les uns sans les autres, il a le cœur serré. Lui, la solitude, on peut dire qu’il connaît, il y a été habitué, alors un peu plus, un peu moins… Mais les autres membres de sa famille ne méritaient pas ça, et il regrette très sincèrement qu’ils en soient arrivés là. Tout va être réparé, maintenant, tout va bien se passer, mais en même temps, ils ont perdu trois années de leur vie.

Même encore maintenant, Luisa le confie avoir du mal, ce que Bruno comprend, car cette ville ne leur a pas seulement imposé l’éloignement les uns des autres, c’est aussi un univers très différent de leur encanto, et ça doit être déstabilisant pour eux tous, mais en se retrouvant, ils retrouveront tous des repères, ou en tout cas, c’est ce qu’il faut espérer, c’est ce qu’il faut souhaiter… Bruno ne sait pas, même encore maintenant, et même après que sa famille lui confirme vouloir de lui, il ne sait pas s’il sera récupérer sa place auprès des Madrigal, mais il sait tout de même que les Madrigal ont besoin les uns des autres, vraiment besoin les uns des autres. Les choses vont changer une fois la famille réunie, et en bien, il faut l’espérer. C’est ce qui compte. Tout ce qui compte.

Non, pas tout ce qui compte, ce qui compte avant tout, c’est qu’ils soient tous heureux, et Luisa le rassure bien vite en affirmant que le travail qu’elle s’est trouvé lui plaît, et qu’elle réussit à s’y épanouir. Elle a cherché quelque chose qui la ramenait à son pouvoir, c’est compréhensible, au fond. Camilo a fait de même, le théâtre lui permettant de prendre l’apparence de qui il veut, Pepa aussi en choisissant la météorologie, Isabela également, avec ses fleurs. De même pour Dolores dont l’oreille aiguisée a choisi la musique. Finalement, Bruno est sans doute le seul a s’être choisi une voie sans rapport avec son don, mais qu’aurait-il fait en même temps ? Diseur de bonne aventure ? Non, certainement pas…

« Je suis content pour toi, Luisa, c’est important que tu aies réussi à trouver ta voie. »

Et c’est aussi une bonne chose de ce point de vue, chacun d’eux a été poussé à l’indépendance, et ce faisant, a dû trouver sa propre voie, indépendamment de l’encanto et de la nécessité absolue de le protéger.

« Où est-ce que tu habites ? Tu vis seule ? »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Rien de plus important que de trouver sa voie, et pourtant, tous autant qu’ils sont, au sein de la famille Madrigal, on ne peut pas dire que ce soit une chose qui ait coulé de source pour eux. Pour cause, on ne leur demandait pas de trouver une voie particulière, cette voie avait été tracée pour eux. Ils avaient été définis par le miracle qui avait été confié à cette famille formidable, définis par leurs pouvoirs respectifs, et leurs voies, ils l’avaient tous longtemps cru, était de protéger le miracle et d’aider l’Encanto, au-delà de ça, rien n’existait… Et pour cette raison, quand on a grandi avec cette pensée, cette mentalité pendant si longtemps, il est difficile de s’en défaire. Bruno ne s’est jamais vraiment défini autrement qu’à travers le prisme de sa famille et de son pouvoir, et c’est aussi ce qui l’a défini aux yeux des autres, lui, l’oiseau de mauvais augure dont il ne fallait surtout pas parler, sous aucun prétexte.

Une fois livré à lui-même pour de vrai (ce qui n’avait pas été le cas même après sa disparition, où il était resté si dépendant du reste de sa famille qu’il avait fait le choix de vivre entre les murs de Casita plutôt que de s’en aller pour de bon, incapable de se séparer des siens, même s’il devait se contenter de les regarder vivre sans pouvoir interagir avec eux), donc depuis son arrivé dans ce monde, il s’est retrouvé complètement démuni. C’est pour cette raison qu’il a eu tendance à revenir à ses habitudes les plus ancrées et les plus rassurantes, à rester cloitré dans son sinistre appartement, à voir le moins de monde possible, à refuser toute interaction sociale.

Est-ce qu’il aime ce qu’il fait ? Il n’en est pas totalement certain. Dératiseur, c’est un métier assez ingrat, il est regardé de haut la plupart du temps, ou bien ignoré, mais il aurait presque tendance (il doit quand même être un peu masochiste) à apprécier ça. Il aime surtout protéger ceux que l’on estime comme nuisibles mais pour lesquels, de son côté, il a toujours éprouvé une certaine affinité, qu’il ne peut pas nier. Alors c’est… relatif. Dire que c’est sa voie serait abusé, vraiment, mais en revanche, il ne se voit pas faire autre chose pour le moment. Cela suggèrerait qu’il accepte de s’ouvrir davantage aux autres, et pour le moment, il ne s’en sent pas capable le moins du monde.

« J’aime… les rats. Donc oui », fait-il dans un haussement d’épaules comme si ça justifiait tout et comme s’il n’y avait pas grand-chose à dire de plus – c’est, évidemment, on ne peut plus faux, et par tant d’aspects qu’il serait vain de tous les énumérer. « J’habite à Racoon Square aussi », observe-t-il, étonné. « Si ça se trouve, on est voisin », remarque-t-il avec un rire nerveux. « Tu sais que Pepa a emménagé dans le même immeuble que moi ? C’est comme ça qu’on s’est retrouvés. Quelles étaient les chances… ? »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

En son for intérieur, Bruno remercie intérieurement Luisa de ne pas insister plus que cela. Il se doute qu’elle n’a pas été très convaincue par sa réponse – comment pourrait-elle l’être alors que lui-même ne l’est pas ? –, mais dans le même temps, elle ne semble pas vouloir l’embarrasser outre mesure, et il lui en est infiniment reconnaissant. Il lui faudra sans doute du temps, beaucoup de temps, plus de temps qu’il n’en a à sa disposition pour trouver finalement sa voie, et même comme ça, il n’est pas dit qu’il la trouve pour autant. Ils ont tous été conditionnés à faire de leur don leur mission, et pour certains, comme Luisa, cela pouvait couler de source… Pour lui, ce n’est pas le cas. C’est loin de l’être, même, parce qu’il a vu les conséquences pernicieuses de ses visions sur les autres.

Et outre le fait qu’il n’a toujours pas retrouvé ses pouvoirs pour le moment, il ne se verrait pas infliger à d’autres des visions qui la plupart du temps les effrayait ou les rendait malheureux – même quand il s’agissait de simples observations plutôt que de visions en réalité. Non, clairement, il ne pourrait pas faire cela pour vivre, ça ne collerait absolument pas. Et il a eu beau avoir beaucoup d’images de l’avenir sous les yeux, ces images concernaient toujours l’avenir des autres. Bien sûr, il a déjà eu la tentation de chercher à avoir une vision de son propre avenir… mais à chaque fois, il a été retenu dans son élan : la raison en est simple : il a bien trop peur de ce qu’il pourrait bien découvrir.

Il affiche un fin sourire amusé quand Luisa suggère que si ça se trouve, ils habitent tous dans le même immeuble. Ce serait sans doute la farce la plus remarquable que ce monde pourrait leur faire. Certes, il sait que ce n’est pas le cas, ne serait-ce que parce qu’il a eu l’occasion de visiter l’appartement de Camilo, mais ça ne l’empêche pas pour autant de se sentir particulièrement curieux, il doit bien le dire... La coïncidence de ses retrouvailles avec Pepa, c’est certain que c’était au-delà de tout ce qu’ils avaient pu imaginer.

« Le hasard n’existe pas, enfin pas réellement… Sinon mes visions n’auraient pas beaucoup de sens », ajoute-t-il avec un fin sourire.

El effet, quand on est voyant, on est davantage tenté de croire dans le destin que dans le hasard, même s’il ne maîtrise pas plus la première notion que le second.

« Mais oui, nos retrouvailles étaient assez improbables. Les nôtres aussi, ceci dit, pas vrai ? J’imagine qu’il était juste… temps. »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Mystérieux, c’est bien le terme approprié pour parler de cet endroit. Rien ici ne semble véritablement faire sens, et c’est à n’y rien comprendre. Quand Bruno considère la situation en l’état, il ne peut s’empêcher de se dire que tout ceci ne doit faire de sens pour personne, et c’est ça le plus curieux. Même quand on se retrouve aux prises avec un jeu dont on ne maîtrise pas les règles soi-même, il est toujours rassurant de se dire que d’autres comprennent et maîtrisent ces règles à votre place, mais ce n’est pas toujours le cas, en fin de compte. Bien souvent, même, ce n’est pas le cas… Bref, hasards ou pas, mystères ou non, ils en sont là, néanmoins, et ils ne peuvent pas faire grand-chose face à cette situation, en fin de compte.

Et parfois, ce n’est pas un mal de s’en satisfaire. Se demander pourquoi ne sert pas forcément à grand-chose, en revanche, il faut savoir apprécier ce que la vie nous donne. Et la vie, en l’occurrence, rend peu à peu Bruno les membres de sa famille après qu’il ait cru les avoir perdus pour toujours, il sait très bien qu’il doit savourer cela à sa juste valeur. Mais c’est compliqué, parce qu’il ne s’était pas retrouvé dans une telle situation de puis si longtemps. Il doit tout réapprendre, et dans le même temps, il a l’impression de devoir se réapprendre lui-même, et ce n’est pas quelque chose de pour ainsi dire très agréable.

« J’imagine, oui », fait Bruno, légèrement embarrassé, quand sa nièce lui confesse que la solitude n’était vraiment pas faite pour elle.

Pour Bruno non plus, en réalité. Il n’avait jamais vraiment voulu être seul, et pourtant, il est resté seul une éternité durant, et maintenant que plus rien ne lui impose vraiment de s’isoler de tout et de tout le monde, il se révèle presque incapable de se dissocier de cette satanée solitude qui lui colle à la peau. Aucune de ses interactions sociales ne sont jamais naturelles à ses yeux, elles lui imposent constamment une certaine forme d’ajustement qui n’est pas toujours facile à vivre.

« Tu as rencontré des personnes intéressantes, ici ? » demande-t-il avant tout et surtout dans l’intention de détourner le sujet de sa propre personne. Il préfère, tant qu’à faire, ne surtout pas s’y attarder. Il considère, et il estime que c’est à juste titre, que ce sera forcément mieux ainsi.

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Bruno ne veut pas que Luisa – ni qui que ce soit, au demeurant – s’apitoie sur son sort, c’est même la dernière chose qu’il veut. C’est vrai, ces dix années qu’il a passées entre les murs de Casita sont bien loin d’être les plus heureuses et les plus épanouies qu’il ait jamais vécues, et clairement, il en garde des séquelles qui ne disparaîtront peut-être jamais, mais il ne veut pas que ni sa nièce, ni qui que ce soit d’autre n’ait de compassion pour lui. Il avait fait un choix, tout simplement, et ce choix, il se doit de l’assumer. Même s’il ne l’a pas rendu heureux, il a envie de croire, même encore maintenant, qu’il a aidé sa famille, protégé l’Encanto, et qui sait, permis à Mirabel de mener une enfance et une adolescence plus heureuses que celles-ci ne l’aurait été si la vision qu’il avait eue la concernant avait été une épée de Damoclès pesant au-dessus de sa tête.

Oui, il a été doublement peiné, mais il ne tient qu’à lui, également, de prendre sur lui et de se remettre… ce doit bien être possible, non ? Il ne l’avait jamais véritablement cru, mais à l’époque, il n’avait pas sa famille avec lui. Ici et maintenant, la difficulté ne tiendrait pas tant de la solitude qui lui serait infligée que de la difficulté que représente pour lui le fait de ne finalement plus être seul. C’est une chose qu’il a, pendant longtemps, essayé d’occulter, une chose qu’il a trop longtemps eu peine à comprendre. Et ce genre d’habitudes et de traumas ne s’effacent pas d’un revers de la main : cela demande forcément de la main, cela prend forcément du temps. Il préfère ne pas commenter, oui, sa peine est compensée par la joie des retrouvailles, et même s’il a du mal à l’exprimer, même s’il se montre maladroit dans la manière qu’il a de manifester son enthousiasme, ça ne l’empêche pas d’être absolument sincère dans sa démarche.

« Toi ? Pas douée pour te faire des amis ? Si ça peut te rassurer, tu seras toujours plus doué que moi, je pense. »

Il esquisse un fin sourire. Il ne se rend pas compte que lui-même s’apprête à rencontrer le fameux Stitch lors d’un speed dating absolument foireux qui lui rappellerait de ne jamais en faire d’autre.

« Moi je… je ne sors pas beaucoup de chez moi, la plupart des gens que je croise sont mes clients et… les rats. »

Il hausse les épaules comme s’il avait besoin de s’excuser. Ceci dit, il persiste et signe : les rats sont d’une excellente compagnie – pour lui en tout cas. Même s’ils ont la fâcheuse tendance à mordre.

« Enfin j’ai rencontré Ella. Elle aime bien les télénovelas… elle est sympa. »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Bruno est attristé d’entendre que Luisa, avec sa personnalité pourtant solaire et généreuse, n’est pas parvenue à se faire des amis. Il aurait voulu que ce soit un problème qui ne concerne que lui. Mais en réalité, ce n’est pas surprenant. Quand on est né Madrigal et qu’on a grandi en tant que Madrigal, on a évolué en vase clos, se faire des amis n’étaient pas la priorité… Ce qui importait, c’était leur famille, c’était la bonne évolution de l’Encanto… Alors s’ils ont tant de difficultés à se lier aux autres, c’est sans doute qu’ils n’en ont jamais trop eu l’occasion… Alors, bien malgré eux, ils sont maladroits… Bruno est un cas d’autant plus extrême qu’il a vécu seul avec lui-même pendant trop longtemps, mais est-ce que les deux sont des cas désespérés ? Peut-être que non… au final, c’est plus compliqué que ça. Et c’est le genre de choses compliquées à dépasser.

« Oui, ça viendra, bien sûr que ça viendra », cherche-t-il à la rassurer pour commencer, mais il se rend bien compte qu’il n’est pas très convaincant. Et ce n’est pas fait pour s’arranger, loin de là. « Enfin… je suppose que ça viendra ? »

Il le souhaite à Luisa, dans tous les cas. Luisa est une fille intelligente, brillante, intéressante, elle mérite d’être aimée et entourée d’amis qui sauront l’apprécier à sa juste valeur. Et il veut croire que ça finira par être le cas.

« Il faut bien que ces pauvres bêtes aillent quelque part », se justifie Bruno quand Luisa lui demande s’il a des rats chez lui aussi.

Répondre que oui est un doux euphémisme. Il y a d’ailleurs beaucoup trop de rats au mètre carré chez lui, et ça devient de plus en plus compliqué de vivre avec eux, et de faire en sorte qu’ils ne viennent pas embarrasser les voisins, qui comble de l’ironie, appelleraient donc un dératiseur pour les débarrasser du problème. Mais oui, il lui fait comprendre que c’est ce qu’il fait. Il récupère les rats qu’on imagine qu’il élimine, et il leur offre une seconde vie chez lui, qui devient davantage leur repère que le sien.

« Oh, t’emballe pas hein… C’est juste une amie », prévient immédiatement Bruno qui ne veut pas que Luisa s’imagine quoi que ce soit. Même si Ella est sans doute objectivement charmante, il n’a jamais vu en elle autre chose qu’une amie. Dans tous les cas, dès qu’on en vient aux affaires de cœur, Bruno se retrouve incapable de comprendre ou d’envisager quoi que ce soit, et s’il n’était peut-être un peu trop hantée par le visage d’une belle infirmière rencontrée à l’hôpital, il serait capable de penser que ces choses-là ne sont tout simplement pas faites pour lui. « Elle habite dans l’appartement à côté du mien. Elle est sympa. Elle travaille pour la police scientifique et elle aime bien venir voir mes rats. »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Une chose dont les Madrigal n’ont jamais manqué, en dehors de Bruno, peut-être, qui n’avait pas été aidé en cela par ses pouvoirs, c’était d’optimisme, et de l’optimisme, ils en ont plus que jamais besoin à l’heure où toutes leurs fondations se sont effondrées, si ce n’est au sens propre, finalement, du moins au figuré. Luisa mérite de faire de belles rencontres et d’être heureuse, ici, et Bruno croit vraiment que ce sera le cas, parce que Luisa déborde de joie de vivre, de gentillesse, de bonne humeur et de générosité, autant de qualités humaines qui ne peuvent être qu’appréciées. Il faudrait être bien bête, dans tous les cas, pour ne pas apprécier Luisa Madrigal.

Bien sûr, ce n’est pas du tout objectif de sa part, mais c’est bel et bien ce qu’il pense… Et quand il est question de sa famille, dans tous les cas, il n’est pas vraiment question de faire preuve d’objectivité quoi qu’il en soit. Il se satisfera bien pour sa part de rester dans la situation où il se trouve s’il a en contrepartie la garantie que sa nièce – et tous les autres membres de sa famille au passage – trouvera chaussure à son pied. Il préfère largement cela à toute autre considération personnelle. Les considérations personnelles ont tendance à lui filer le vertige, il faut dire.

Bruno se sent soulagé de ne voir finalement aucune forme de jugement dans la réaction de sa nièce quand il lui apprend qu’il vit en compagnie d’absolument tous ses rats (ça fait du monde, très clairement), tous ceux qu’il recueille quand on attendrait de lui qu’il les tue, chose qu’il serait positivement incapable de faire, cela va sans dire.

Pour ce qui est d’Ella, la seule amie que possède Bruno en fin de compte (mais c’est déjà un record pour lui), il est si maladroit dans ses relations sociales qu’il redoute d’ores et déjà que Luisa s’imagine tout et n’importe quoi alors que ce n’est absolument pas le cas. Non, il n’y a clairement pas de quoi en faire une maladie ou tout un film non plus. Même si ce serait compréhensible, en même temps, parce que bon, il y a de quoi se poser des questions sur la manière dont Bruno gère ses amitiés… Lui-même n’en a pas la moindre idée.

« En fait, elle a retrouvé un de mes rats… », s’explique Bruno, un peu mal à l’aise quant à ses explications. « Mais ça pas eu l’air de la déranger tant que ça, visiblement, elle les aime bien, les rats », il ajoute avec un fin sourire. « Enfin, sauf Olegario, mais en même temps, Olegario… » Il fait une grimace en songeant au scénario élaboré de ses ténéloverats. « Si ça te dit… enfin seulement si ça te dit, tu pourras toujours passer chez moi un de ces jours ? Tu la croiseras peut-être… ? »

Une Madrigal de plus

feat. Luisa

Il faut croire que les rats ont le don de rapprocher. Si particulière cette maxime soit-elle, elle se confirmerait plutôt dans le cas de Bruno, et pour cause, il n’y a presque aucune rencontre qu’il ait faite ici qui n’y soit pas liée, d’une manière ou d’une autre. Preuve en est encore de ce moment, d’ailleurs. Même quand il est question des membres de sa propre famille, il semble qu’il doive compter sur eux pour les réunir. Toutes les conversations les plus éloquentes qu’il ait eues ont bien souvent eu lieu avec des clients qui espéraient qu’on les débarrasse de rats trop encombrants… autant dire que la vie est bizarrement faite, pas vrai.

En tous les cas, oui, c’est vrai que les rats rapprochent, et pour peu que l’on s’intéresse comme Ella à ces télénovelas très élaborées (ou pas tant que ça) dans lesquelles il mettait ses rongeurs en scène, alors on pouvait trouver des sujets de conversation infinis avec lui. Bruno est un peu comme ces personnes hyper-fans d’une chose en particulier et qui semblent incapables de parler de quoi que ce soit d’autre. ça frôle presque le ridicule à certains moments, d’ailleurs, mais il y a quelque chose de rassurant à se dire qu’il n’y a pas besoin de vivre dans la réclusion la plus totale pour que ça vous arrive, en fin de compte.

« Olegario c’est… C’est pas qu’il a un mauvais fond mais… je lui ai pas donné le bon rôle, on va dire. » Il se gratte l’arrière de la tête. « Faut bien des méchants pour que les histoires soient intéressantes, pas vrai ? » suggère-t-il ensuite avec un léger rire nerveux tout en ayant le sentiment de s’enfoncer.

Il y a des moments où il faut juste apprendre à se taire, en fait. Le problème, c’est que Bruno n’est jamais dans la demi-mesure, soit il ne parle pas assez, soit il parle beaucoup trop. C’est un peu comme s’il ne savait pas se servir des bons filtres aux moments appropriés. Lui-même est capable de reconnaître que c’est ridicule de réagir de cette manière.

« Je t’inviterai alors. Parce que bon, là… il faudrait que je fasse un peu de ménage, surtout », admet-il d’une petite voix. « Mais t’es toujours la bienvenue chez moi, hein ! » il se sent obligé d’ajouter pour que Luisa ne s’imagine pas un seul instant qu’il veuille la mettre à l’écart.

Ce n’est absolument pas le cas, il s’avère seulement que Bruno peut bien souvent se montrer d’une maladresse absolument monstrueuse, et il sait rarement comment agir pour y pallier convenablement.