I missed you so much !

feat. Pepa

Quand Bruno a pris, à regret, la décision de s’éloigner de sa famille, convaincu que c’était là la seule manière de protéger cette dernière, il n’avait pas présumé de ce que représenterait pour lui le manque qu’il aurait d’eux. Même avant sa réclusion volontaire, Bruno était un phénomène, relativement inadapté, qui avait du mal à communiquer convenablement sa pensée avec les autres, mais il n’était pas, en revanche, un solitaire. Il savait qu’il ne pourrait jamais être trop loin des siens, parce que ne pas pouvoir garder un œil su sa mère, ses sœurs et ses neveux et nièces lui serait trop insupportable, mais les voir et les entendre vivre et évoluer si près et si loin de lui en même temps avait été une épreuve d’une intensité qu’il n’aurait en aucun cas pu deviner.

Et maintenant ? Pendant près de trois ans, il n’a pas vécu bien différemment d’autrefois, quand il vivait dans les murs de Casita. Puis quelque chose a changé. Tout a changé. Camilo, Dolores, Julieta. Sa famille qui lui revient petit à petit et le sort de cette zone de confort étouffante qui l’avait si longtemps privé des siens. Oh, il est heureux de les avoir retrouvés, mais il conserve en lui l’inquiétude de les perdre, au sens propre comme au figuré, qu’il leur arrive quelque chose ou qu’il provoque, d’une façon ou d’une autre, leur destin terrible. Le refuge de son appartement est comme une soupape de décompression, un havre délabré mais dont il a le sentiment de pouvoir garder un minimum le contrôle, peut-être à tort…

Mais dernièrement, il est de moins en moins rare que l’on vienne frapper à sa porte. D’ordinaire, si personne ne s’annonce, Bruno n’ouvre pas. Rares sont ceux qu’il retrouve sur son palier et qu’il a réellement envie de voir et de prendre en considération, même s’il y a des exception… sauf qu’à présent, les choses ont changé. De l’autre côté de la porte, il y a peut-être Julieta, Dolores, Camilo…

« Pepa ? »

Bruno considère la femme qui se tient de l’autre côté de la porte qu’il vient d’ouvrir de son regard cerné… Trois ans qu’il ne l’a pas vue, beaucoup plus longtemps dans son cas à elle. Mais il la reconnaîtrait entre mille. Partagé entre le bonheur de retrouver sa sœur et l’angoisse du rejet, il reste planté là, à ne pas savoir quoi dire ou faire, une main agrippant son bras en signe de léger embarras, un sourire soucieux aux lèvres. Et en même temps si heureux.

I missed you so much !

feat. Pepa

Un instant, Bruno se demande si sa sœur va la reconnaître. Il n’a sans doute pas tant changé que cela non plus, mais après tout, sait-on jamais ? Et si, à force de s’évertuer à ne pas le mentionner, à force d’occulter son nom et de se garder de l’évoquer peu importe la conversation, elle avait effacé ce qu’elle gardait de souvenirs de lui ? Et si elle le reconnaissait mais n’était, au fond, pas heureuse de le revoir ? Bruno est nerveux, encore, au moment de l’entendre prononcer son nom, et pourtant, ilne sait qu’être soulagé d’entendre qu’elle le reconnaît bel et bien.

Un sifflement fait craquer les poutres au plafond, comme ça arrive souvent en période d’intempéries. Quand le vent souffle un peu trop fort dans son appartement délabré, on dirait qu’il prend vie tant ce sont les murs eux-mêmes qui grincent… mais rien à voir, cependant, avec ce dont était capable Casita… Il faisait grand soleil l’instant d’avant… Est-ce leurs retrouvailles qui crée de telles bourrasques. Et si c’est le cas, est-ce que c’est bon ou mauvais signe ? Les secondes sont si longues avant qu’elle ne réagisse. Bruno croit avoir vu Theresa, ou peut-être Dorothea, une de ses rates en tout cas, profiter du fait que la porte soit ouverte pour se faire la malle, mais il n’y prête pas attention. Il n’y a que sa sœur qui compte, là, tout de suite, et ce mélange d’appréhension et de joie qu’il ressent à l’idée de la retrouver… En cette fraction de seconde, il songe que tout est possible : elle va peut-être tourner les talons et continuer de faire comme s’il n’existait pas, elle va peut-être l’engueuler prodigieusement. Ou bien peut-être…

Finalement Pepa lui apporte sa réponse en mettant fin à ce supplice silencieux et en venant le prendre dans ses bras, le serrant si fort contre elle que Bruno se demande un instant si elle ne va pas le soulever de terre. Et il se sent immédiatement rassuré. Il autorise un sourire à se déposer sur ses lèvres tandis qu’il lui rend son étreinte. Tout à coup, tout va immédiatement mieux.

« Je suis heureux de te voir, Pepa », dit-il doucement en la gardant contre lui. Il ne s’écarte qu’après un moment, l’observe de haut en bas, mal à l’aise. « Pepa, je suis tellement, tellement désolé, il y a tellement d’excuses que je dois te présenter, je ne sais même pas par où commencer. Ton mariage, tu sais, j’avais pas l’intention, c’était même pas une vision, j’avais juste vu qu’il faisait gris et… » Il s’interrompt dans son discours. « Tu veux rentrer, peut-être ? » propose-t-il en admettant que, clairement, ils ne pouvaient pas avoir cette conversation sur le palier.

I missed you so much !

feat. Pepa

« J’ai rien inventé, j’ai jamais dit que c’était une vision, mais à chaque remarque, tout le monde se disait « Oh encore une prophétie de Bruno, c’est mauvais signe », enfin tu vois… » Non, elle ne voit sans doute pas parce que Bruno a bien du mal à s’exprimer, si bien qu’il a du mal à mettre ses pensées bout à bout, pourtant, il y a tellement de choses qu’il a envie de lui dire. « C’est pas du tout ce que je voulais, je voulais pas tout gâcher, je… »

Mais il avait toujours tout gâché, c’était du moins son sentiment. Il y en avait beaucoup d’autres des anecdotes du genre, mais celle-ci était évidemment la plus importante, parce que c’était arrivé lors d’un moment important dans la vie de Pepa, et il s’est toujours douté qu’elle lui en gardait rancœur, à juste titre. Oh, comme il s’en est voulu pour ça ! Et pourtant, il n’est jamais parvenu à lui présenter des excuses convenables, et encore maintenant, ses excuses ressemblent bien davantage à un cafouillage incompréhensible et imbitable qu’à de véritables excuses, tout compte fait.

Il décide malgré tout de ne pas en rajouter. Elle a raison, tout ça, ça appartient au passé, et parce que Bruno se gardera bien de songer à l’avenir – ça ne lui a jamais rendu un fier service, il préfère largement se concentrer sur l’instant présent, et pour la peine, il a envie de renouer avec sa sœur. Tous les membres de sa famille lui ont atrocement manqué, bien sûr, mais ses sœurs jumelles, c’est encore autre chose : ils sont les trois parties d’un tout, tous les trois, et il avait eu l’impression qu’il lui manquait les deux tiers de lui-même quand il ne pouvait plus les côtoyer qu’à distance, quand bien même il continue de penser que c’était la chose à faire, et que ça ne pouvait pas se passer autrement. Il a envie de faire table rase, sans savoir si c’est possible.

« Hum… j’ai pas encore tout décoré… », se justifie maladroitement Bruno tandis que sa sœur découvre son appartement. Il se doutait qu’il ne serait pas à son goût, rien à voir avec les murs accueillants et colorants de Casita, plus à voir, en revanche, ave ce qui se dissimulait entre ses murs. « Tu veux boire quelque chose ? J’ai du très bon café, si tu veux. Oh ! Ne t’assieds pas sur cette chaise, elle est… » il esquisse une grimace supposée compléter cette phrase. « Le fauteuil est bien, fais juste attention aux rats. » Il hésite à lui parler de la fois où il a failli s’asseoir sur Brigitta mais décide finalement de s’abstenir. Oui, ça vaut sûrement mieux. « Tu as retrouvé tes pouvoirs, à ce que je vois. »

I missed you so much !

feat. Pepa

Bruno pourrait argumenter encore longtemps, pas du tout dans l’intention de se donner raison mais parce qu’il ne supporte pas de mettre sa sœur dans une telle situation… Non, il n’aime pas l’idée de l’avoir blessée ou déçue, et il sait, oui, qu’elle lui en a voulu… Sur le moment, il n’a tout simplement pas été capable de dire le fond de sa pensée, d’expliquer le quiproquo, et il avait l’impression que tout ce qu’il pourrait ajouter n’allait qu’empirer les choses. Il sait qu’elle lui en a voulu, il en a conscience, et cette pensée l’attriste. Tout ça pour rien, oui… Sa maladresse n’aurait pas pour autant empêché son départ précipité, mais qu’est-ce qu’il regrette. Il voudrait que sa sœur sache à quel point son bonheur importe plus que tout le reste à ses yeux, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Oui, il pourrait argumenter, mais ce serait sans doute pire, alors il préfère ne rien dire. Pepa accepte de laisser ça derrière eux, et il est du même avis. Balayer le passé est presque impossible, mais il le faut, pour leur bien à tous, il le faut.

Une fois à l’intérieur, Bruno se sent embarrassé de son intérieur très modeste et délabré… Et quand elle lui fait comprendre qu’elle a dû voir l’un d’entre eux, il affiche un sourire enthousiaste qui se transforme en sourire gêné.

« Oh ! Tu as retrouvé Gisette alors ? J’avais peur qu’elle ait quitté l’immeuble. T’en fais pas, j’irai la chercher, elle ne viendra pas t’embêter. Je sais y faire. Parce que tu vis ici, c’est ça ? ça veut dire qu’on est voisins, c’est fou, pas vrai ? Quelles étaient les chances… »

Bruno perd totalement ses mots et comme souvent, il a du mal à articuler ses pensées comme il le faudrait… Mais oui, les rats tiennent une place importante dans sa vie, et il n’accepterait pas de s’en débarrasser, surtout pas, ils sont la famille qu’il s’est recomposée en l’absence des siens, et il en avait impérativement besoin.

« Tu sais, les rats sont des animaux très affectueux, ils ne méritent pas vraiment la réputation qu’on leur prête. »

Mais il se doute que ça ne passera pas forcément au regard de sa sœur. Pourtant, les rats dans les murs de Casita n’avaient jamais dérangé personne, pas vrai ? Ceci dit, ces rats-là étaient quand même beaucoup moins dociles et obéissants.

« Je… je sais pas en fait… j’ai pas trop… je suis pas sûr de vouloir vérifier », remarque Bruno, très mal à l’aise, quand Pepa lui demande s’il a retrouvé ses pouvoirs pour sa part. Il en a parfois l’intuition, mais cette pensée lui fait peur. Incapable de considérer ses pouvoirs autrement que comme une malédiction, il redoute que leur retour ne vienne tout gâcher. « Mais je suis heureux pour toi, que tu aies retrouvé ton don, tu avais dû te sentir perdue sans, non ? »

I missed you so much !

feat. Pepa

Au fond, c’est peut-être le destin. C’est forcément le destin. Comment l’expliquer autrement ? D’accord, le destin est franchement facétieux, suffisamment pour les avoir laissé dans la méconnaissance l’un de l’autre pendant si longtemps, mais leurs retrouvailles ne peuvent pas être fortuites, encore moins si elles signifient qu’elles habitent toutes les deux sous le même toit, à présent… C’est sûr que cet immeuble ne vaut pas Casita, mais la présence de Pepa importe déjà énormément, bien plus que ce que Bruno est capable d’exprimer en cet instant.

« Oh non, ils m’attirent tout sauf des ennuis, je suis bien avec eux », tente de se défendre Bruno, au sujet de ses rats.

Il s’en défend du mieux qu’il le peut, mais c’est la vérité. Ici, les rats sont moins dociles qu’autrefois, mais tout comme ils ont été son unique compagnie pendant dix longues années, il ne se voit pas se passer de leur compagnie dans cette nouvelle vie. Il a besoin d’eux, c’est aussi simple que ça. Il a bien conscience du fait que c’est difficile à comprendre d’un point de vue extérieur, et Bruno apprécie que Pepa cherche au moins à en faire l’effort alors que c’est compliqué pour elle… Mais non, il ne se voit pas changer d’avis, et dans le fond, Pepa le savait forcément, parce qu’elle n’insiste pas.

Alors, à la place, ils parlent de leurs pouvoirs respectifs. Est-ce qu’ici, on percevrait ses pouvoirs différemment ? Est-ce que, ici, il ne serait pas de nouveau l’oiseau de mauvais augure, celui par qui les mauvaises choses arrivaient ? C’est difficile pour lui de croire que ce puisse être possible. Ceci dit, le fait que Pepa, elle, ait l’air de le croire possible a le don de le réconforter. Si elle est capable de croire en lui, de ne pas s’alarmer à la moindre de ses visions, alors peut-être que ce sera le cas de tous les autres ? Ou pas… Peut-être que Pepa paniquera à l’instant où une nouvelle vision lui apparaîtra, ou dès l’instant où il fera une nouvelle réflexion qui n’avait pourtant rien d’une prophétie. Il ne veut surtout plus faire du mal aux membres de sa famille… c’est une pensée qui lui est positivement insupportable.

« Même sans pouvoir tu n’es pas normale, Pepa », répond Bruno avant de se reprendre en comprenant que ses propos peuvent être interprétés totalement de travers. « Je veux dire… c’est pas ce que je veux dire », il bredouille aussitôt. « Je veux dire que tu seras toujours quelqu’un d’exceptionnel, avec ou sans tes pouvoirs. Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, que ce soit grâce ou toi ou que t’y sois pour rien, peu importe… » Il reprend son souffle, réalise qu’il n’a pas pris le temps de respirer en prononçant ces mots. « C’est ça que j’aurais dû te dire. C’est ça que je voulais que tu saches. »

I missed you so much !

feat. Pepa

Bruno n’est honnêtement pas mécontent que le débat sur les rats ne s’étende pas trop longtemps, parce que lui-même a conscience de combien ses arguments peuvent être fragiles à ce sujet, mais en attendant, il n’est pas prêt à tout bouleverser du jour au lendemain : renouer, progressivement, avec les membres de sa famille, c’est une étape vraiment remarquable pour lui, et il a tout à fait conscience de ne pas être forcément capable de changer du jour au lendemain. La présence réconforte, rassurante, des rats qui pendant de longues années ont été sa seule compagnie, suffit à ce qu’il ne veuille surtout pas y changer quoi que ce soit, en tout cas pas pour le moment… Et jamais, en fait, parce qu’il ne pense pas pouvoir se lasser un jour de la compagnie de ses amis rongeurs.

Autant se concentrer sur un autre sujet de conversation, donc, et en l’occurrence leurs pouvoirs. Et bien sûr, au moment de vouloir faire un compliment à sa sœur, le mieux que Bruno trouve à faire est de s’emmêler les pinceaux avec cette maladresse qui lui est si caractéristique. Heureusement, Pepa en a tout de même conscience, suffisamment pour ne pas lui en tenir rigueur et ne pas prendre non plus ses paroles de travers. En plus, elle admet que c’est effectivement la vérité. Oui, ils ne sont pas normaux du tout, et d’ailleurs, c’était leur anormalité que l’on avait voulu conserver.

Bruno affiche un sourire en coin quand sa sœur jumelle ajoute que leurs pouvoirs ne les définissent pas. C’était vrai, bien sûr que c’était vrai, mais comme il aurait eu besoin d’entendre ces mots, dans son autre vie ! Seulement, ce n’était pas à l’ordre du jour, ils avaient tous été éduqués dans l’esprit que leurs pouvoirs devaient servir un haut dessein, aider la communauté, que leur miracle était finalement leur raison d’être, si bien que si ce miracle semblait apporter plus de mal que de bien, comme ça avait été le cas pour Bruno, ou si ce miracle manquait à l’appel, comme ça avait été le cas pour la pauvre Mirabel, on avait tôt fait de ne pas se croire assez important, de faillir à une mission de l’ordre du sacré.

« Heureusement que j’ai pas eu le pouvoir de Julieta, t’imagines si c’est moi qui devait cuisiner », dit-il pour détendre l’atmosphère, ajoutant une grimace à son propos pour signifier combien ses capacités d’un point de vue culinaire étaient au ras des pâquerettes. « J’avais besoin de t’entendre dire ça », ajoute-t-il avec un sourire ému quand ajoute qu’elle l’estime spécial, et qu’elle ne le considère pas comme un oiseau de mauvais augure, qu’ils l’aiment tous. Il avait vraiment fini par croire le contraire, il avait vraiment pensé n’être qu’un fardeau pour l’ensemble de sa famille. Il avait véritablement cru que le mieux pour l’ensemble de sa famille était qu’il s’en aille. « Je t’aime aussi Pepa, je vous aime tous. Je veux que tu saches ça, si je vous ai laissés, ça n’a jamais été parce que je ne vous aimais plus. Vous êtes tout ce qui compte pour moi. »

I missed you so much !

feat. Pepa

Voir des larmes, même d’émotion, dans le regard de Pepa serre le cœur de Bruno, mais il sait que c’est son occasion, qu’il doit dire à sa sœur tout ce qu’il a sur le cœur, tout ce qu’il a eu le temps de ruminer entre les murs de Casita pendant près de dix ans… Parce qu’en vérité, le silence avait fait plus de mal que les mots, malheureusement, quand il s’agit de s’exprimer, Bruno est d’une maladresse exemplaire. Surprendre depuis sa cachette les efforts de Pepa pour que personne ne prononce plus jamais son nom lui avait fait du mal, mais il comprend, à l’avoir face à lui, que si elle avait tant voulu contourner le sujet, c’est seulement parce qu’elle a souffert elle aussi, et par sa faute. Dix années de gâchées… Mais Bruno ne regrette pas totalement son choix pour autant. Encore maintenant, il considère que c’était la chose à faire, pour sa famille, pour l’encanto, pour Mirabel. Cela ne rend pas ce choix plus simple à assumer pour autant, surtout quand il comprend à quel point Pepa a mal vécu cette situation.

Il esquisse un vague sourire quand elle lui assure ne pas lui en vouloir d’être parti, que c’était son droit… Il n’en est pas tout à fait sûr. Dès l’instant où un Madrigal reçoit son don, il devient redevable envers une communauté tout entière, partir, c’est en partie trahir les valeurs des Madrigal, et Bruno se doute que leur mère, de son côté, n’avait jamais dû estimer qu’il était dans son bon droit de s’en aller. Si Camilo lui a assuré qu’ils avaient su se réconcilier et qu’elle l’avait réaccueilli à bras ouverts au sein de la famille, Bruno a encore du mal à croire que ce puisse être tout à fait vrai. Oui, peut-être que c’était son droit, mais en revanche, il n’a pas été plus heureux après avoir fui. Certes, il ne subissait plus de pression constante, mais en retour il perdait la présence, la compagnie de sa famille, cette famille qu’il aime si profondément.

« J’aurais voulu… mais si j’avais prévenu que je m’en allais, on ne m’aurait pas laissé partir. » Sous-entendu, leur mère ne l’aurait pas laissé partir, et il se doute que Pepa et Julieta auraient insisté aussi. « Et si vous aviez essayé de me retenir, je… » Il baisse les yeux, passe une main dans ses cheveux, légèrement embarrassé. « … Je n’aurais pas réussi à partir. »

Ça avait été un crève-cœur pour lui, il aurait sans doute été incapable de mener à bien sa résolution.

« Et puis… Je ne pouvais pas expliquer les raisons de mon départ. »

Personne n’aurait compris, il en est convaincu. Et à bien y réfléchir, Bruno n’est pas certain que Pepa les connaisse vraiment, ses raisons, en fin de compte.

I missed you so much !

feat. Pepa

C’est difficile pour Bruno d’exprimer tout ce qu’il a sur le cœur. Il a tant espéré pouvoir avoir cette conversation un jour, il s’en est tant de fois fait le film en pensée (et oui, des fois, il faisait dialoguer ses rats pour leur faire jouer les rôles des différents membres de sa famille), mais c’est une chose que d’imaginer une conversation et que de l’avoir véritablement. Et maintenant qu’il est là, en présence de Pepa, les mots ne viennent pas comme il le voudrait, c’est comme s’il les articulait dans le désordre : ça n’a juste… oui, juste aucun sens. Ou trop peu, et il sent que Pepa essaie de joindre toutes les informations, et quand elle dit qu’elle essaie de comprendre, il sait que l’effort est sincère – dans le fond, c’est tout ce qui compte pour lui.

Ce qui est fait est fait, oui, ce n’est pas comme s’ils pouvaient effacer le passé, à présent. Ce n’est pas comme s’ils pouvaient changer le cours des choses. Mais ce n’est pas non plus comme s’ils pouvaient faire table rase. Bruno, en tout cas, pour sa part, ne le peut pas. Oh, il le voudrait, mais il s’en sent bien incapable. Ces années de solitude et de réclusion l’ont nécessairement beaucoup changé. Il n’est pas totalement différent de qui il a été avant son départ, certes, mais demeurent néanmoins de sérieuses différences, et qui le marqueront pour de bon. Ces différences qui justifient, sans aucun doute, que Bruno reste dans sa zone de confort, et ne cherche pas à quitter cet appartement miteux et infesté de rats.

Ils ont dit ce qu’ils avaient sur le cœur, et c’est ce qui importe, en effet, et Bruno espère que Pepa ne lui tiendra pas rigueur de certaines de ses paroles maladroites, qu’il n’aura pas exactement été capable de formuler comme il faut. Et alors, Pepa l’interroge sur ce qu’avaient été ses raisons.

« Il y a de ça, oui… » Le regard de Bruno se fait plus sombre à l’évocation de ce qu’ont été ses raisons de s’en aller. Oui, c’est bien une vision qui l’a effrayé… en quelque sorte. « Après la cérémonie de Mirabel et… enfin, tu sais… » Qu’elle ne se soit vue offrir aucun don. « Maman a eu peur pour l’encanto, pour notre don, alors… elle m’a demandé d’avoir une vision et j’ai vu… Notre maison était en ruines, et Mirabel se tenait là, juste devant. Ce n’était pas une vision fixe mais… mais… je me doutais que si je parlais de cette vision, on supposerait forcément le pire et je voulais… » Il baisse le regard. « J’ai voulu protéger Mirabel… Et puis, mon don n’avait jamais vraiment fait du bien à notre famille, pas vrai. J’en avais. J’en avais juste assez de vous faire du mal. »

I missed you so much !

feat. Pepa

C’est assez libérateur pour Bruno de pouvoir enfin partager son histoire. Ça a été un de ses plus grands regrets, outre celui, bien sûr, de devoir vivre ainsi à l’écart des membres de sa famille, de ne pouvoir leur expliquer ce qu’avaient été ses motivations, mais parler, évidemment, aurait tout compliqué. Si leur mère avait été au courant, alors partir n’aurait servi à rien, Mirabel aurait malgré tout essuyé les conséquences de cette vision qu’il ne s’était vu partager avec personne. A présent, il peut se libérer de ce secret, de ce fardeau, et il ne peut nier que c’est définitivement agréable pour lui que d’être enfin libéré de ce poids qui pesait trop lourd sur son cœur et sa conscience.

Bien sûr, les choses ne vont pas changer du tout au tout parce qu’il s’est enfin livré. Ce qui a été fait ne peut plus être changé, et ces dix années de silence, d’absence, de réclusion auront forcément un impact durables sur leurs relations. Peu importe ce qui se passera ensuite, peu importe ce qui adviendra, cela les marquera forcément, d’une façon ou d’une autre, et il ne serait ni juste, ni à propos, de faire abstraction de cela. Il faut juste apprendre à faire avec, et Bruno espère de tout cœur que sa sœur comprend vraiment et qu’elle ne lui en voudra pas pour autant. Il tient beaucoup trop à rattraper le temps perdu. Il est certes bien incapable de se départir de sa maladresse habituelle, et celle-ci, déjà existante par le passé, n’a été qu’accentuée par sa solitude forcée, mais il ne veut jamais que renouer avec une famille qu’il n’a jamais cessé d’aimer, et qui lui a terriblement manqué.

Il esquisse un fin sourire quand Pepa observe que ça n’a pas dû être facile à gérer pour lui. En effet, ça ne l’a pas été, et pour la peine, on ne peut pas spécialement dire qu’il ait su gérer quoi que ce soit. Au mieux, il a essayé, mais il n’irait certainement pas prétendre que ça aura été un franc succès, loin de là. Lui aussi regrette d’avoir vécu ça tout seul, mais il n’y avait pas d’autres solutions. Enfin si, une. Il aurait pu partir, quitter l’encanto, s’en aller, découvrir le monde et rencontrer de nouvelles personnes, mais il ne l’avait pas fait. Il n’avait pas réussi à s’en aller, il n’avait pas été capable de faire sa vie ailleurs. Alors oui, il a vécu ça seul. Et lui aussi aurait voulu que Pepa soit là pour l’aider. Et Julieta également. Mais elle-même devait le savoir. Tout ça, ça n’avait pas dépendu d’elle, ni de lui. A l’époque, tout dépendait de leur mère, et il n’y a rien qu’ils auraient pu faire.

« J’aurais aussi voulu que tu sois là. Et être là, surtout. Tu sais, je m’en veux tellement de pas avoir été là à la naissance d’Antonio… enfin, pas vraiment… Et pour tout ce que j’ai pas pu partager avec vous. Vous m’avez tellement, tellement manqué. »

Il sent les larmes lui monter aux yeux à cette confession. Il ne veut pas verser dans le pathos, mais il se sent la nécessité de le lui dire. C’est important pour lui.