Les manigances de Kai avançaient lentement… Petit à petit, il avait réussi à gagner le cœur de Hamilton. Il avait misé relativement gros en venant ouvertement charmer cet homme. Ce dernier étant marié, il avait fallu plus d’une ruse pour obtenir, ne serait-ce, qu’un simple regard de sa part. Faisant étonnamment preuve de patience, il s’était rapproché peu à peu de son entourage jusqu'à finir dans son bureau un soir d’automne. Cette intimité était propice à ses desseins, mais il n’aurait jamais espéré qu’il cède aussi rapidement à ses avances. Indéniablement marqué au fer rouge, ce délicieux souvenir ne disparaitra jamais de sa mémoire.

Malheureusement, un élément vint ternir ce tableau. Les élections de 1790 approchaient à grands pas… Confiant, Kai espérait pouvoir tirer son épingle du jeu une énième fois. Washington décida de ne pas se représenter à ces nouvelles élections. De ce fait, elles se joueraient entre deux candidats : John Adams et Alexander Hamilton… Bien entendu, l’intérêt de Kai ne s'était pas porté que sur Hamilton. Stratège et manipulateur comme il l’était, Kai avait tenté de corrompre Adams. Manque de chance, il n’avait pas spécialement mordu à l’hameçon. De ce fait, il dut se rabattre sur Alex. Proie de choix avec davantage de privilèges, s’était-il dit… Il n’avait pas anticipé les problèmes arrivés au triple galop.

À cette nouvelle, Kai sortit en trombe de chez lui. Qu’est-ce qu’il lui prenait ? Était-il devenu fou ? Cette action, à elle seule, avait eu le mérite de mettre à mal toutes les ambitions de Kai. Qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Pourquoi maintenant ? Ces questions défilaient sans cesse dans son esprit, parasitant le moindre gramme de bon sens. « Merde ! » Pesta-t-il entre ses dents. Alors, qu’il traversât la ville à grandes enjambées, certains passants, l’ayant reconnu, se retournaient sur son passage. Kai ne s’arrêtait pas ! Il n’avait pas le temps. Il devait le confronter au plus vite et comprendre ses intentions. Ses pas le menèrent directement jusqu’à sa demeure. Oubliant toute manière ou même politesse, Kai ouvrit avec force la porte. Le mouvement fut d’une telle violence que le montant de serrure s’écrasa dans un fracas sourd contre le mur. Toujours avec la même brutalité, ses mains empoignèrent avec une certaine férocité le col de sa tunique. Son regard, furibond et fielleux, se planta dans le sien.

Il dut se faire violence pour ne pas céder à ses pulsions… « Tu peux me dire à quoi tu pensais ! » Cracha-t-il sévèrement. « À quoi est-ce que tu joues ? Bordel ! » Il tentait de se contenir, de se calmer. Kai n’était qu’un volcan, qui atteignait gentiment le point de non-retour. Brusquement, il bazarda l’encrier et le porteplume qui se trouvaient sur le bureau de ce dernier. « Pourquoi, Alexander !? Pourquoi as-tu, subitement, décidé qu’il fallait réduire à néant toutes tes chances ? » Sa voix était remplie d’animosité… Par ses extravagances, il venait de condamner sa carrière, mais également celle d’Anderson. Autant il pouvait tolérer et rebondir si ce scandale n’avait impacté que la carrière de Hamilton. Autant là, il se retrouvait dans ce bourbier politique, sans fin…

C’est ce qu’on appelle un suicide politique. Alexander, de son côté, affirme seulement avoir pris les devants. Soucieux de n’être pas accusé de détourner les fonds gouvernementaux, il avait dû justifier des sommes affolantes d’argent qu’il versait à cet homme du nom de Reynolds, tous les mois, à date fixe… La raison en était simple. Reynolds avait eu vent de sa relation extraconjugale. Qu’Alexander soit infidèle à la mère de ses enfants, Eliza, était déjà beaucoup, mais en plus du reste… il fallait que ce soit avec un homme. Kai Anderson n’est pas le premier homme envers qui Alexander nourrit une telle attirance, une telle affection. Avant lui, il y avait eu John Laurens. Seulement, Kai était le premier avec qui il était passé à l’acte. Alors il n’avait pas eu le choix… du moins avait-il estimé ne pas avoir le choix. Puisqu’il avait dû en confidence apprendre l’existence de cette liaison à Burr et Jefferson, quand ils s’étaient précipités dans son bureau pour l’accuser de détournement de fonds, il avait estimé que cette dernière se répandrait comme une traînée de poudre. Ainsi, il avait pris les devants. Dans un pamphlet de beaucoup trop de mots (parce que Alexander avait toujours été bien incapable de faire court et simple), il a donc détaillé ses paiements et fait l’aveu de son infidélité. Pour lui, il sauvait les meubles… pour n’importe qui de sensé, il se tirait une balle dans le pied.

Résultat des courses, il ne saurait définitivement plus être question pour Alexander Hamilton d’être nommé président. Après un esclandre pareil, nul ne prendrait encore le risque de l’engager en politique. Lui, si ferme dans ses positions, si résolu dans ses ambitions, est en train de tout perdre. Tout, y compris son épouse, qui a appris en même temps que tout le monde une nouvelle qu’il aurait été moins cruel qu’elle apprenne dans l’intimité. Alexander avait été d’un monstrueux égoïsme, et il n'est pas au bout de ses peines. Car il en est un, encore, qu’il n’a pas vu réagir à ses aveux publiques, et bien évidemment – et à juste titre – Kai vient lui demander des comptes. Il se précipite chez lui (quelque part, heureusement qu’Eliza et les enfants ont déjà plié bagage). Alexander s’y attendait. Il s’efforce de rester de marbre (pas simple) alors que Kai s’emporte, et bousille plusieurs heures d’écriture en envoyant valdinguer son encrier sur son bureau.

« Je n’avais pas le choix », se défend-t-il (à d’autres). « Burr et Jefferson avait découvert le pot-aux-roses, c’était ma parole contre la leur, alors il fallait que je parle avant qu’ils ne le fassent. » Et c’est au moment de prononcer ces mots qu’il prend conscience (il était temps) de son égoïsme. C’était à lui-même qu’il avait pensé, tout du long. A lui et lui seul et à son avenir politique écorné. Il n’avait pas pensé à son épouse. Et il n’avait pas pensé à Kai. « Je regrette que les choses se soient passées ainsi, sincèrement, mais il me fallait agir dans l’urgence, et c’était la seule solution. »

Non, ça ne l’était pas, mais Alexander est d’une fierté sans borne. Il n’admettra pas qu’il aurait pu s’y prendre autrement.