Having a good time ✧ Nolan & Elizabeth

SEPTEMBRE 2022.

Nolan Sorrento déroule les pages sans réellement s’attarder sur les plats du jour. Il cherche quelque chose sans trouver. Il ne cherche rien, en réalité. Juste à oublier sa solitude et faire avancer le temps, jusqu’à l’arrivée de son amie. Nolan ne dîne pas seul, cette fois. Malgré les circonstances compliquées que sont sa vie, en ce moment, Nolan continue à se rendre à cet endroit. Il est plein de souvenirs, bons comme mauvais, mais il fait partie des rares lieux qui constituent encore ses points d’ancrages. C’est son repère, sa bouée dans l’océan, son phare dans la nuit noire. Sorrento y est attaché pour des raisons malsaines. Parfois, il s’imagine dîner avec elle, lorsqu’il se trouve seul. Plus tellement, depuis quelques semaines. Depuis qu’il a fait la rencontre d’Elizabeth. Elle fut l’une des premières, après le décès prématuré et tragique de Qi’ra Sorrento à lui dire de sortir la tête de l’eau, mais surtout à cesser de se rendre dans ce restaurant avec pour seule compagnie, son propre reflet à travers les carreaux parfaitement propres des fenêtres. Situé dans le fond d’un restaurant extrêmement guindé, dans un coin isolé pour plus de tranquilité, Sorrento observe par moments son Apple Watch, tout en guettant une notification de la part d’Elizabeth Johnson. Il s’est mis à l’écart dans l’intention de ne pas être dérangé  –  avec un peu de recul, Nolan comprend qu’il a pris la bonne décision. Des coups d’œil furtifs se jettent de temps à autres sur lui, ce qui le ramène à la dure réalité de sa réputation sur cette maudite île. Un homme puissant, un universitaire respecté dans son milieu mais en pleine tourmente judiciaire, un homme puissant qui a fait la une des médias ces derniers mois pour des circonstances tragiques et déchirantes. Un homme puissant, macho, arrogant qui a perdu le grand amour de sa vie, selon les titres des journaux. « Sa femme est morte, tu te rends compte ? » entend-il à sa droite, sans se tourner vers l’origine de cette voix. C’est un chuchotement, mais il se trouve être suffisamment perceptible pour que quelques tables l’entendent. Cette phrase entraîne une cascade d’autres remarques, provenant de clients un peu trop curieux qui se trouvent ici et là. « Oh, oui, j’en ai entendu parler… J’ai vu la vidéo. Elle a circulé sur YouTube. Elle s’est faite déchirée de toutes parts, pauvre d’elle… Une si belle femme. » Une femme parle un peu trop fort à son amie, sur un ton peiné. On le prend en pitié. Ce qu’il a horreur. Nolan Sorrento préfère qu’on le moque, qu’on l’insulte, qu’on le maudisse mais pas qu’on le plaigne. En aucune façon. On ne peut distinguer son visage, derrière son menu, mais Nolan Sorrento bouillonne. Les sourcils froncés, la mine fermée et les lèvres pincées en une moue de mécontentement, le doyen meurt d’envie de quitter l’endroit sur-le-champ.

« Comme d’habitude, monsieur Sorrento ? » Nolan est si perdu dans ses pensées rageuses, qu’il lui faut quelques secondes pour sortir la tête du menu élégamment relié d’un beau cuir coloré en rouge sang. Le serveur l’accueille aimablement, comme avec chacun de ses prestigieux et réguliers clients ou clientes. Nolan Sorrento fréquente quelques restaurants gastronomiques en ville, dont celui-ci. Le plus cher, le plus recherché. Pendant son mariage, Sorrento emmenait dîner Qi’ra tous les deux jours. Lorsqu’il repense à elle, son visage s’assombrit et son cœur se contracte dans la douleur. Quelques mots apparaissent comme par magie dans sa tête, les mots d’Elizabeth. Ce qu’elle lui a dit, un beau jour, pour l’encourager à quitter ce masque de déni. Qi’ra ne reviendra pas. Qi’ra restera, toutefois, un magnifique souvenir. « Je ne vais pas te mentir, sweetie : la douleur ne s’envole jamais. Mais on en meurt pas. On passe à travers, on survit. Tu vas y arriver. » Oui… Nolan doit se les attacher et s’en servir comme d’un mantra. « Monsieur Sorrento ? » Face à l’insistance du serveur, Nolan Sorrento acquiesce d’un hochement de tête  – comme d’habitude, un vieux whisky iodé de vingt ans d’âge. Alors qu’il se tourne en direction du bar, afin de préparer sa commande, le doyen profite de cette accalmie pour reposer le menu sur la table drapée de blanc avec un geste agressif. C’est qu’il s’impatiente, seul, à la merci de ces regards furtifs et peinés. De ces remarques à peine chuchotées de riches notables qui s’imaginent sans doute pouvoir aborder aussi impunément le sujet le plus brûlant de la saison. Ces satanés curieux. Nolan les déteste si profondément, à cet instant précis. Sorrento souffle un peu bruyamment, tout en portant son pouce et son index à l’une de ses tempes, qu’il se masse lentement, de manière circulaire. Ces imbéciles réveillent de vieilles migraines. Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, après tout. Elizabeth n’est pas en retard. C’est lui qui est arrivé bien trop tôt. Nolan est maniaque, un tantinet psychorigide. Il aime arriver en avance. D’ordinaire, cela ne l’accommode pas autant que ce soir.

Nolan se noie dans son whisky, le vidant d’une traite, pour faire taire toutes ces voix. Les voix autour de lui, mais pas seulement… Les voix en lui, également. Enfin, il la voit en compagnie du maître d’hôtel, qui lui offre un sourire satisfait, tout en préparant la table pour son amie. Nolan observe l’éducation irréprochable des membres de cette maison, toujours aussi prévenants et polis à l’égard d’une certaine catégorie de clients et de clientes. Le maître d’hôtel les abandonne, une fois avoir tiré la chaise pour qu’Elizabeth prenne élégamment place en face de lui. « Elizabeth… Merveilleuse, comme toujours. » souffle-t-il, en affichant un sourire sincère. Ses sourires le sont toujours, lorsqu’il est question d’elle. Nolan l’embrasse à son tour, lorsqu’elle penche son élégant visage pour lui faire la bise. Maniérée, grâcieuse, cette femme est aussi bien née que lui, ou bien élevée, en tout cas. Il désigne d’un geste aérien la place encore froide qui se trouve devant lui, avec l’impatience d’un enfant un soir du réveillon de Noël. Il a tant attendu ce moment depuis de longues minutes. Elizabeth est sa sauveuse. Elle a grandement pris soin de Qi’ra, à son décès, en veillant à ce que les marques laissées par le Joker puissent être au maximum floutées, comme effacées, tandis que le temps de quelques minutes, Sorrento eut bien l’impression… de retrouver sa femme en chair et en os, plongée dans un sommeil profond et salvateur. « Je vois que tu me connais désormais par cœur, ma chère. » s’amuse-t-il en dodelinant gentiment des épaules, à sa remarque sur son heure d’arrivée. Elizabeth ne se trompe pas,  –  comme toujours. « J’étais impatient. On ne s’est pas parlé depuis… quelques temps déjà. J’ai eu beaucoup de travail à rattraper pour l’université, après mon absence. » Son absence… Oui. Nolan se sent gêné en évoquant cette courte période de répit, loin des étudiants et des collègues universitaires. Une absence nécessaire, mais très noire. Sombre, passée avec ses pensées fatalistes et sa bouteille de whisky. Sorrento a plongé, littéralement, dans les ténèbres. L’alcool, la solitude, l’agressivité… La perte de Qi’ra lui a rappelé celle de Charlotte, et les deux mélangées furent beaucoup trop difficiles à supporter durant de longues semaines. « Je ne t’apprends rien, tu sais… ce que c’est. » souffle-t-il sombrement, en préférant ensuite changer de sujet, avant d’entamer le moral joyeux et magnétique de la belle Elizabeth. Elle aussi a perdu plusieurs êtres chers. Elle aussi a vécu le deuil, les ténèbres, le fatalisme. Elle aussi a bien cru mourir. Elle aussi a bien voulu mettre un terme à ses jours… Nolan y a pensé, au moins trois fois. Personne ne le sait, sauf elle. Trop honteux, trop gênant pour être confessé à quelqu’un. Il n’en a parlé que parce qu’elle a suggéré l’idée – il a senti… une familiarité entre eux, presque instantanée. Il a su qu’elle le comprendrait, même sur ce point. Alors il l’a avoué, et elle a acquiscé. Comment peut-on tomber si bas et finalement, réussir à remonter péniblement la pente, alors que d’autres êtres demeurent dans le noir et le froid jusqu’à la fin des temps ? Qi’ra ne reviendra jaamis, tout comme les amours d’Elizabeth. Quelque part, Sorrento se sent indigne d’être en vie. Il l’a bien souvent répété à Elizabeth. « Ça aurait dû être moi. » Oui… Pour tous ses crimes, pour tous ses délits, pour toutes ses injustices… Sorrento est un monstre, cela n’a jamais été le cas de Qi’ra. Pas à ce point. Elle est certes coupable d’atrocités, d’égoïsme, mais il estime encore à ce jour que ses fautes peuvent être excusables et justifiables, contrairement aux siennes, qui ne peuvent qu’être sévèrement punies.

Elizabeth commande ensuite auprès du maître d’hôtel, qui est resté à distance le temps de ces brèves salutations entre deux amis qui se retrouvent avec joie. Pendant ce court laps de temps, Sorrento surveille le groupe de musique, à sa gauche. Toujours excellents. L'ambiance du restaurant, très jazzy, fait beaucoup de bien à ses oreilles de mélomane aguerri. « Du champagne et la meilleure qui plus est ? On a quelque chose à fêter ? » s’étonne Sorrento, en joignant ses paumes l’une contre l’autre, tout en plaçant ses coudes enveloppés dans une élégante veste de luxe italienne sur les bords de la table du restaurant. « J’aime beaucoup cet esprit. » Nolan adore le champagne et encore plus lorsqu’il n’y a finalement pas grand-chose à célébrer. C’est l’avantage d’être riche. Le maître d’hôtel se tourne vers lui, comme pour recueillir son avis. Sorrento hoche la tête, tandis que l’homme récupère son verre de whisky désormais vide. Lorsqu’ils se retrouvent enfin tous les deux, Elizabeth sort un sac estampillé au logo d’une célèbre marque de luxe anglaise. Rolex. Un cadeau surprise, pour lui. Nolan est troublé, dans le bon sens. Heureux. Elle le connaît si bien. Vraiment bien. « C’est… » murmure-t-il, peinant à dissimuler sa surprise sincère. « Oh, il ne fallait pas. » Sorrento lui affirme cela pour être poli, mais en réalité, il est tout à fait heureux d’être… couvert de cadeaux aussi luxueux. Elizabeth laisse ensuite son rire élégant et cristallin s’élever à leur table, ravissant le cœur et les oreilles du doyen. Nolan n’attend pas, elle l’encourage d’un geste à déballer son cadeau de non-anniversaire. Il l’ouvre, sans plus attendre. Un très belle Rolex métallique, plutôt sombre et aux dessins compliqués, sans doute l’une des plus chères de la marque. Nolan apprécie au point de sentir une pointe de chaleur naître sur le coin de ses joues. L’émotion ne peut être dissimulée, pas lorsqu’elle est aussi criante. « Merci. Sincèrement, ma chère Elizabeth. Ce modèle est parfait, tout comme chacun de tes cadeaux. Même la perfection a du souci à se faire avec toi. » Il rit à son tour, avant de prendre la main de son amie dans la sienne, pour savourer sa texture durant quelques secondes. Il dessine des formes géométriques très lentement sur le dos. Cette peau est douce, laiteuse. Elle lui semble aussi soyeuse, signe qu’Elizabeth en prend grand soin, probablement avec des produits de beauté hors de prix et redoutablement efficaces. Sorrento lui adresse ensuite un clin d’œil. « Tu n’aurais pu faire un meilleur choix que celui-là. » Parce qu’il est parfait. Nolan est aux anges. « Je te rendrais la pareille. Attends-toi à recevoir une Halston des coulisses du prochain défilé. » Sorrento a bonne mémoire – particulièrement en ce qui concerne ses proches, tout comme les dates importantes. (oui parce que les autres, il n’en a vraiment rien à foutre /pan/)