(abandonné) ((ft. dr. bloom)) ❘ pv ⁂ this is my kingdom come;

« Docteur Bloom. » murmure-t-il d’une voix doucereuse, en jouant négligemment avec un léger fil de soie qui s’est glissé hors de la couture de sa cravate à carreaux dans les tons marron glacé. « Je ne pense pas qu’il soit utile de ressasser cette putain de journée. » Nolan s’exprime dans le plus calme, en articulant et en intériorisant toutes les frustrations que cette fameuse journée évoque en lui. Il refuse de dire quelques mots sur elle, mais il s’octroie toutefois le droit de le faire indépendamment des questions de sa thérapeute. Il en ressent le besoin, c’est quelque chose de viscéral, qui brûle en lui comme un brasier ardent. « Nous nous sommes mariés accidentellement. » Vous y croyez aux accidents, vous ? Cet accident l'arrange, d'une certaine manière, parce qu'elle lui donne le sentiment d'appartenir à quelque chose qui dépasse sa petite personne. Qi'ra lui donne l'impression d'avoir un foyer. Une famille retrouvée. D'avoir quelqu'un sur qui compter, même si sa fierté masculine l'empêche d'admettre cette réalité. « Nous étions très certainement… Que dis-je, j’étais, très certainement sous l’emprise d’une substance peu recommandable. Voilà, c'est... Je fais trop confiance aux personnes qui me servent du café.  » Nolan émet un soupir las à l’idée de replonger dans ses souvenirs. Cette journée avait pourtant si bien commencé. « J’ai été drogué, complètement sous son emprise, docteur Bloom. » insiste-t-il un peu trop lourdement pour que cela ne cache pas certaines arrière-pensées. Drogué, dans ce cas, pourquoi ne pas déposer plainte ? Nolan se fait instinctivement les questions et les réponses dans sa tête. « Je suis la victime de l'histoire. » Il essaie vainement de s'en convaincre, mais Nolan Sorrento n'a jamais été la victime de quoi que ce soit, sauf de son propre égoïsme. Elle n'en veut qu'à mon pognon, quelle salope. Nolan ne prend pas le soin de préciser cette pensée, puisqu’il l’a déjà maintes et maintes fois évoquée avec le docteur Bloom au cours de leurs dernières séances. Qi’ra Sorrento est un sujet récurent chez le doyen depuis le 14 février, date de la Saint Valentin et de son mariage au casino. Quoique le docteur Bloom fasse, il en revient inévitablement à dévier la conversation sur cette liaison désastreuse et obsessionnelle. « Les choses resteront sur ce status quo. Elle finira bien par signer ce foutu contrat postnuptial et après, tadam, bon débarras ! » Il joint les paumes de ses mains entre elles et mime de les épousseter dans un geste énergique, comme pour lui signifier : bon vent ! Nolan étouffe un léger rire cynique. Nolan accepte de se séparer de sa femme à la condition qu’elle signe un contrat soulignant qu’elle renonce à percevoir le moindre centime de sa part. Contrat que Qi’ra a bien évidemment refusé de signer pour des raisons diverses et variées que Nolan a tout bonnement oublié. Sa mémoire sélective, encore. C'est un cas de figure qui l'angoisse. Ce n'est pas ce qu'il veut réellement. En y repensant, ce contrat est son unique moyen de pression, parce qu'il lui permet de s'attacher Qi'ra. Elle ne signera pas et il ne signera pas non plus. Il s'assure de cette façon de maintenir cette illusion d'union intacte. Peut-être qu'un jour, alors, elle acceptera de rester près de lui de son plein gré. C'est une pensée qui traverse son esprit pendant quelques secondes, avant d'être balayée avec hargne. Nolan n'a besoin de personne. Il se suffit amplement à lui-même. « Parlons d’autre chose. » dit-il en agitant les mains de manière énergique comme pour chasser un insecte invisible. Nolan s’empêtre dans ses explications et ses reproches. Il ne réalise pas que sa thérapeute ne lui a jamais demandé de s’étendre à ce point sur sa vie maritale. Pour quelqu’un qui a obstinément refusé de dévoiler quoi que ce soit portant sur sa vie personnelle ou de communiquer ses émotions, Nolan semble avoir fait un pas de géant sans s’en rendre compte depuis deux mois. Lorsqu’il y repense, il ignore comment les évènements se sont précipités vers une thérapie auprès du docteur Bloom. Nolan Sorrento n’a besoin de personne et encore moins d’une psychiatre pour tirer ses démons de leur cachette. Il persiste à assumer pleinement et avec passion toutes ses parts d’ombre. Du moins, c’est ce dont il essaie de se convaincre désespérément depuis des années. Voilà que les choses ont malheureusement changées vers le début d’année. Cela fait deux mois qu’il est suivi une fois tous les quinze jours par le docteur Bloom. Elle a pourtant insisté pour rapprocher leurs séances, mais Nolan a toujours refusé de verser un gracieux chèque une fois par semaine, malgré toutes les raisons évoquées. Certes, Nolan comprend parfaitement bien que son cas est relativement délicat et qu’il nécessite de longues heures de pratique.

Nolan Sorrento est en thérapie depuis le début du mois de janvier chez l’une des meilleures spécialistes de la ville. Vous y croyez ? Non, lui non plus en tout cas. Si on lui avait dit, il y a quelques mois, qu’il finirait sur le divan d’un praticien, une femme de surcroît, Nolan aurait éclaté de rire. Aux yeux du doyen de l’université, les psychiatres, psychologues ou psychanalystes sont tous des charlatans bons à se payer des voitures de luxe de marque allemande avec l’argent de leurs clients. Nolan a toujours refusé de verser le moindre centime pour s’allonger sur un divan et raconter sa vie sous toutes ses coutures. Quitte à s’allonger quelque part, autant que cela soit sur un gigantesque lit Queen size en compagnie d’une créature de rêve. Et ce qu’ils projettent de faire, ce n’est sûrement pas de discuter de la pluie et du beau temps pendant des heures, mais bien de s’envoyer en l’air. Pourtant les choses ne sont plus exactement les mêmes depuis quelques temps déjà. Nolan est finalement revenu sur tous ses principes à la suite du dernier réveillon de l’An, où complètement alcoolisé, il a manqué de ridiculiser son honorable titre de doyen. Les raisons qui l’ont poussé à ces dérives sont profondes et douloureuses. Nolan refuse toujours de les communiquer à sa thérapeute, préférant discuter de ses problèmes professionnels, comme le fait que ses étudiants se mettent à propager des pétitions ou des rumeurs scabreuses sur son compte. Nolan préfère ne pas penser à la semaine précédant les fêtes de fin d’année, c’est celle où Charlotte Sorrento est morte il y a bien des années. Celle où son univers entier s’est volatilisé en fumée sous ses yeux impuissants, quand les services hospitaliers l’ont appelé pour l’informer la mort de sa sœur cadette bien-aimée. Nolan n’a jamais vraiment été fan de Noël ou du Nouvel an. Il appréciait avec parcimonie ces fêtes en raison de l’enthousiasme de Charlotte leur portait tous les ans. Nolan a toujours considéré qu’elles étaient commerciales, un peu surfaites et agaçantes avec tous ces chants de Noël et ces feuilletons télévisés sur l’amour véritable. Charlotte adorait Noël, elle a toujours était attirée par les lumières dans le sapin, la purée de patate douce, les châtaignes grillées et le fait d’emballer les cadeaux de Noël avec des rubans pailletés et des papiers aux motifs festifs. Nolan ne lui trouvait pas plus que cela de sens, profitant juste du fait que Noël signifiait aussi un départ en vacances bien méritées. Il faisait toutefois d’immenses efforts pour apprécier les fêtes de fin d’année afin de satisfaire la folie de Charlotte. Il n’y avait vraiment qu’elle pour le rendre aussi coulant. Maintenant, ce n’est clairement plus la même chanson. Noël n’est pour lui qu’une fête ridicule, qui le met généralement d’humeur encore plus exécrable que d’habitude. Nolan est en quelque sorte devenu le Grinch de Noël.

Depuis le début de la séance, Nolan peine à extérioriser ses frustrations intérieures. Il ignore que ses gestes trahissent sa souffrance émotionnelle et notamment son incapacité à s’ouvrir aux autres. Sa nervosité est telle, qu’il ne cesse de triturer sa cravate, un bouton de manchette en or, ou bien encore sa montre en cuir au cours de ses explications. Ce sont des gestes anodins pour lui, mais qui expriment merveilleusement bien l’ensemble de ses névroses. Il soupire une nouvelle fois et se tourne vers son interlocutrice. Alana Bloom. Elle est belle, vraiment très belle. Elle est aussi d’une patience incroyable qui le surprend encore aujourd’hui. Une pensée occupe son esprit pendant quelques secondes. Si elle n’était pas attirée par les femmes, sans doute aurait-il bien aimé jouer un jeu de séduction avec elle. Bien évidemment, cela est contraire à toutes les règles de la déontologie et à l’éthique professionnelle, mais Nolan n’a jamais vraiment eu soin de ces considérations lorsque celles-ci entrent en conflit avec ses désirs. Bien qu’il ait la quarantaine bien entamée, Nolan Sorrento est et reste un grand enfant habillé en costume-cravate et roulant en voiture allemande de luxe. Sa façon de gérer ses émotions et ses sentiments est similaire à la capacité d’un enfant à faire face à ses premiers conflits en voulant sociabiliser avec ses congénères. Quelques minutes de silence suivent ses derniers mots. Il observe attentivement sa thérapeute se mettre à écrire avec une main fluide sur son précieux carnet. Ses yeux s’assombrissent légèrement, Nolan désire connaître les moindres détails de son dossier. Il essaie de deviner certains mots à la manière dont elle courbe son stylo depuis son divan. Peine perdue. Ce silence est de plus en plus pesant, il lui rappelle leurs premiers entretiens. Nolan s’exprime beaucoup plus facilement, passant du silence glacial aux discussions superficielles et insolites. Son mariage est finalement le premier sujet de conversation particulièrement intime qu’il consent à exposer avec elle. « Sinon… J’ai passé une journée éreintante à l'université. Je pense que vous le voyez à mes cernes. Ils m’épuisent, Alana, ces étudiants... ces collègues... Ils ont toujours des sollicitations toujours plus fantaisistes les unes que les autres. J'essaie de faire de mon mieux, sincèrement, mais ils se liguent tous contre moi et me dépeignent comme un putain de despote, alors que tout ce que je fais depuis deux ans, c'est pour le bien de cette foutue université ! » Nolan laisse échapper le prénom de sa thérapeute et collègue à l’université dans sa colère. Alana. Il ne se rend pas non plus compte à l’instant mais cette marque de familiarité signifie énormément pour quelqu’un d’aussi psychotique. Elle révèle le degré d’estime et d’appréciation que Sorrento éprouve pour elle, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il préfère nommer les gens par leur nom de famille ou leur titre, ou tout simplement ne jamais leur attribuer un quelconque qualificatif. Les gens l’ennuient profondément, il n’aime pas les autres, Nolan n’aime que lui. Enfin, c’est ce qu’il s’obstine à croire. Il réalise brusquement qu’il s’est laissé prendre à son propre piège. Un sursaut de lucidité l’assaille alors qu’il comprend sa faute. Mais est-ce tant que cela une erreur que de montrer un signe d’attachement à un autre être humain ? Oui, pour Nolan Sorrento, ça l’est. Les sentiments quels qu’ils soient, amicaux ou amoureux, sont comme du poison dans ses veines. « Docteur Bloom. » se rattrape-t-il presque immédiatement en détournant le regard d’elle. Son visage se tend mystérieusement, ses lèvres se déforment en une grimace contrariée alors qu’elles forment un sourire inversé. Quant à ses yeux bleus océan, ils ne reflètent rien d’autre qu’une inexpressivité pathologique. Chose étrange, Nolan est gêné par cette révélation au point de préférer contempler un point fixe au plafond. Il est encore sous le coup de ce léger soubresaut qui le pousse à marquer une distance affective entre eux. Ce n’est pas parce qu’elle prend l’habitude d’écouter ses plaintes qu’elle est son amie. Il la paie pour écouter ses plaintes, il n’y a aucun état d’âme entre eux, aucune amitié, aucune compassion. Alana Bloom est pourtant ce qui s’apparente le plus à une confidente, voire une amie, pour Nolan Sorrento depuis ces quelques mois. Les amis vous trahissent, les amours vous détruisent, seuls les ennemis vous rendent réellement vivants et victorieux.

This is my kingdom come

Assise, jambes croisées, sur son fauteuil favori, le Docteur Bloom notait soigneusement les détails qui l'intriguaient au sujet de son patient actuel. Nolan Sorrento. Alana avait été surprise lorsque le Doyen de l'université avait exprimé pour la première fois le désir, le besoin même, de venir en consultation. Mais malgré sa surprise et sa réticence première du fait de leur rapport de collègues, Alana avait fini par accepter par conscience professionnelle : elle savait, pour connaître le tempérament de cet homme, qu'il avait fait un effort colossal en acceptant de se tourner vers elle en tant que psychiatre. Et elle n'était pas cruelle au point de refuser de lui venir en aide.

Nolan ne s'était pas encore véritablement exprimé que le Docteur Bloom notait déjà sur le carnet destiné à l'homme les signes de nervosité qu'elle percevait. Ceux-ci étaient nombreux. Le Doyen était un homme à la gestuelle énergique et nerveuse en temps normal, mais lors de cette séance, elle nota que ces gestes inconscients étaient plus nombreux et plus rapprochés qu'ils ne l'étaient habituellement.

Il ne pensait pas qu'il était nécessaire de ressasser cette "putain" de journée. Il allait donc le faire. A force de le côtoyer, à la fois professionnellement et en séances de thérapie, Alana avait appris à le laisser s'exprimer. Car même s'il annonçait le contraire, il finissait toujours par s'ouvrir et lui confier ce qui le tourmentait au point qu'il souhaite d'abord refouler ces événements.

Elle le laissa donc aborder le sujet de lui-même. Et, bien évidemment, elle s'attendait à ce qu'il entame la séance en mentionnant son épouse. Celle qu'il prétendait ne pas avoir choisie, mais qui tourmentait pourtant suffisamment ses pensées pour qu'il y consacre un temps précieux.

Nolan insistait sur le fait qu'il n'était que la victime de ce mariage. Et pourtant, les incohérences dans son discours étaient nombreuses. Impassible, Alana le laissa s'exprimer, hochant occasionnellement la tête pour l'encourager à développer ses propos et pour lui signifier qu'elle restait attentive.

Enfin, elle prit la parole :

- Ce contrat. Pourquoi vous importe-t-il autant ? l'interrogea-t-elle finalement avec calme. Quels en sont les termes exacts ?

Elle choisissait de l'interroger à ce sujet, car c'était une précision particulièrement éloquente qu'il avait choisi de placer dans ses propos. Elle ne remettait pas en question l'usage de drogues, ayant entendu parler des incidents de la Saint-Valentin chez d'autres patients. En revanche, Alana doutait sincèrement, à la fois en tant que psychiatre et en tant que collègue, de la volonté de Nolan de mettre fin à ce mariage. S'il tenait tant que cela à ce que cette union soit annulée, il avait suffisamment de moyens et d'influence pour se débarrasser de cette épouse dont il dressait un portrait aussi sévère.

De nouveau, elle le laissa s'exprimer. Semblant se rendre compte qu'il passait un peu trop de temps à évoquer son mariage, Nolan décida finalement de revenir sur un sujet plus trivial en évoquant sa journée de travail. Mais ce qui intéressa Alana ne fut pas tant le récit de l'injustice des élèves ou du corps enseignant que ce lapsus qu'il fit et sembla presque immédiatement regretter. Elle attendit patiemment qu'il corrige de lui-même son appellation, avant de daigner lui adresser un sourire bref.

- Dans cette pièce, nous nous en tiendrons à Docteur Bloom. En-dehors de ces murs, en revanche, je vous autorise à utiliser mon prénom, s'exprima-t-elle avec bienveillance.

Il était inutile de prétendre que leur relation se confinait strictement au cadre de patient et psychiatre. Ils avaient été collègues avant que Nolan ne devienne son patient. Et il était naturel que Nolan, en lui confiant autant d'informations personnelles alors qu'il était d'une nature infiniment prudente et secrète, cherche à rationnaliser en tâchant de la considérer autrement. Comme... Une forme d'amie ? Sans doute. C'était une réaction naturelle, et il était fréquent que les patients en viennent à éprouver une forme d'affection et d'attachement pour leurs psychiatres. Mais cela dépassait ouvertement les limites de ce que son métier imposait de distance à Alana. Pourtant, elle ne faisait pas partie de ces psychiatres qui restaient volontairement froids et inaccessibles dans le seul but de ne pas enfreindre l'une des nombreuses règles implicites établies entre patient et praticien. Alana n'estimait pas que la compassion et la sincérité étaient à bannir des séances, bien au contraire. Même si, fatalement, elle était devenue moins chaleureuse depuis qu'elle avait été défenestrée et que cette même défenestration avait altéré sa personnalité à cause des dégâts physiques qu'elle avait subis. Mais fort heureusement pour sa carrière, sa rencontre avec Margot avait su adoucir son tempérament devenu vengeur après cette agression. Margot, puis leur fils, Morgan... Sans eux, nul doute qu'Alana ne serait ni aussi compatissante, ni aussi indulgente avec ses patients actuels.

Mais, ne souhaitant pas l'embarrasser au-delà du nécessaire, elle reprit ses notes et s'intéressa enfin au fond de ses paroles plutôt qu'à la forme.

- Votre réputation est essentielle, pour vous, en conclut-elle d'un air songeur de par sa frustration quant à la coalition qu'il évoquait. Que vous reprochent-ils exactement ?

Alana Bloom est une très bonne psychiatre, la meilleure de toute la ville. Nolan Sorrento en est bien conscient, sans quoi, jamais il ne se serait retrouvé allongé dans son canapé. Elle possède un cabinet d’une certaine élégance, soi-dit en passant, ce que semble grandement rassurer Nolan sur le choix de cette thérapie. Nolan en profite pour balayer la pièce de ses deux orbes bleu océan, scrutant chaque détail dans le mobilier, chaque tableau, chaque bibelot, chaque crayon disposé sur un coin du bureau. Nolan agite lentement sa tête à mesure que ses yeux analysent les quatre coins du bureau, se mettant même à comparer le choix du matériel avec celui qui se trouve dans son propre bureau à l’université. Nolan ne peut s’empêcher d’avoir un avis sur tout, notamment sur les lieux qui l’hébergent momentanément. Le doyen est difficilement impressionnable, même si le choix de certaines pièces accueille favorablement son approbation. Il s’était évadé de la conversation quelques instants, lorsqu’elle le ramena brutalement sur terre en exprimant une première interrogation. Nolan haussa les sourcils, en plongeant ses yeux dans les siens. Alana se trouve non loin de là, installée sur son fauteuil, comme à chacune de leurs séances depuis deux mois. Lorsqu’elle l’interroge sur la nature de ce contrat, particulièrement sur son importance à ses yeux, le sang de Sorrento ne fait plus qu’un tour dans ses veines. Cette question n’est pas sans éveiller une certaine nervosité chez lui. Nolan gesticule doucement sur le canapé en haussant les épaules. Il décide même de rompre brutalement le contact visuel. Cette question le frappe de plein fouet. Alana Bloom a bien raison de s’interroger sur l’importance que ce contrat présente aux yeux de Nolan Sorrento. Il existe en effet des failles grossières dans sa rhétorique implacable. « C’est une bonne question. » dit-il sur un ton pédagogue, en cherchant à se désolidariser de cette conversation. Nolan fuit, encore et toujours les questions de fond en préférant se perdre sur les questions de forme. Cette conversation semble le mettre mal à l’aise, au vu de l’étrange silence qui ponctue chacune de ses répliques et de la mine refrognée qu’il arbore désormais. « Il nous est, enfin, il m’est nécessaire afin de divorcer en toute impunité sans avoir à partager la moitié de mon patrimoine avec cette femme. » souffle-t-il en serrant fortement les dents. Cette femme, voilà comment Nolan désigne sa légitime épouse, Qi’ra. Cette femme. Ce qu’il ne verbalise pas, c’est tout l’attrait qu’il commence à porter pour cette femme. Ce qu’il ne dit pas au docteur Bloom, ce qu’il omet volontairement de dire, c’est que son palpitant se contracte dans sa poitrine à chaque fois que le prénom de Qi’ra résonne mélodieusement à ses oreilles. « Cette satanée bonne femme m’a contraint au mariage, il est vrai que je suis l’un des meilleurs partis de la ville… » dit-il en ramenant le cœur de la conversation autour de sa propre personne, en bon narcissique qu’il est sous cette couche de vêtements trois pièces luxueux de marque italienne. « Je refuse de me voir amputer de la moitié de mon patrimoine d’une manière aussi… sournoise, mais c’est bien ce qu’elle est. Qi’ra est… » Nolan s’arrête une seconde en sentant résonner les battements frénétiques de son palpitant, à la simple énonciation du prénom de sa femme. Boum, boum, boum. Son organe se contracte douloureusement, mais Nolan s’efforce de calmer son rythme en prenant de brèves mais profondes inspirations discrètes. Qi’ra l’excite fortement. Rien que son prénom appelle en lui des pensées d’une rare obscénité, comme par exemple, une envie irrépressible de se fondre entre ses lèvres. « Qi’ra est sournoise. » affirme-t-il, comme s’il s’agissait d’un compliment entre ses lèvres. Parce que lui ne l’est pas tout autant ? Qi'ra est une salope. Une vraie petite salope. Qi'ra est surtout sa salope. Nolan aime l’idée que sa femme soit exactement à son image. Qi’ra… son prénom coule dans sa bouche comme une cuillère de miel. Il adore prononcer son prénom en accolant son propre nom de famille. Il est profondément épris de l'idée qu'elle puisse être sienne. Qi’ra Sorrento. Ce serait présomptueux d’espérer entendre le moindre aveu de sa part, mais ce mariage n’est finalement pas la pire des choses qui lui soit arrivé en quarante-huit ans d’existence sur terre. Ce mariage est même une sorte de délivrance. Une seconde chance. « C’est ce qui m’a plu, dans un premier temps. J’assume pleinement les circonstances de notre liaison, mais elle n’aurait jamais dû se conclure par un engagement marital. Nous nous amusons simplement comme des adultes consentants. Ce n’est que du sexe, docteur Bloom. Il n'y a toujours eu que du sexe entre nous. » En repensant aux vœux qu’ils se sont échangés pendant le mariage, un sourire furtif se dessine à la commissure de ses lèvres. « Si vous pensez qu’il y a une implication émotionnelle, vous vous trompez. » Ce n’est pas ce qu’elle lui a demandé. Le docteur Bloom ne l’a jamais encouragé à s’étendre sur l’existence ou non de sentiments à l’égard de Qi’ra. Nolan anticipe les questions en se faisant les réponses lui-même. Il espère conserver ainsi sa propre part de libre-arbitre, en plus de contrôler la conversation. Il est vrai que leurs rapports ont commencés de cette manière, mais Nolan ne peut nier le fait que ses émotions lui échappent manière criante entre eux depuis quelques jours. « Je dispose d’un certain nombre de biens patrimoniaux, d’actions en bourse et de comptes off-shore. J’ai travaillé pour me construire un empire, vous me comprenez ? » dit-il en appuyant chacun de ses mots avec force et conviction. « Pour vous répondre, les termes de ce contrat post-nuptial sont extrêmement clairs. Je lui demande de renoncer aux droits que lui acquièrent notre mariage. Je lui demande de renoncer à percevoir le moindre centime de ma part. Nous nous séparons, sans encombre, ce fâcheux accident n’étant alors jamais arrivé. » Et tout ce qu’il a pu lui dire, tous ces mots d’amour et fiévreux ne seront qu’un mauvais rêve. « Quant à la suite de nos rapports… Eh bien, rien ne m’empêchera de continuer à m’amuser avec elle. » Nolan marque une pause. « Nous sommes très bons ensemble. » soupire-t-il avec amusement, les rides de sa bouche se levant sous le rictus qui prend possession de ses lèvres. Un sourire carnassier, faisant écho à l’expression de ses yeux, d’où une certaine prédation s’en échappe. « Sexuellement, j’entends. » ajoute-t-il, en pensant qu’une précision est nécessaire.

Lorsqu’Alana lui rappelle l’importance d’utiliser son titre de docteur entre les quatre murs de son cabinet, Sorrento estime qu’il n’est pas nécessaire de répondre. Elle est dans le vrai. Il n’est donc pas judicieux de la reprendre sur ce point. Lui-même s’étant rattrapé de justesse en sentant qu’une certaine familiarité s’était installée dans leurs rapports. Nolan est toutefois vexé, au fond de lui. Il ne laisse absolument rien paraître et se focalise sur le lustre, suspendu au-dessus d’eux. Quelque part, Sorrento n’accepte pas ce lien entre eux dans le cabinet du docteur Bloom. Il existe déjà un lien de subordination à l’université et il est clairement à son avantage. Nolan est le vénérable et controversé doyen, Alana est une enseignante et collègue de l’un de départements qui se trouve sous sa coupe. Il ne s’était pourtant jamais attardé plus longtemps sur ses collègues du département de psychologie. Au bout de quelques semaines, Alana est devenue plus qu’une collègue, en-dehors du fait d’être sa thérapeute. Il félicite sa discrétion, et surtout le respect qui s’est installé presque solennellement entre eux. Nolan éprouve le besoin de considérer Alana comme une alliée, et pas seulement comme le docteur Bloom. Sorrento tient à conserver, d’une certaine manière, ce lien de subordination dans leurs échanges extérieurs à l’université. Il apparaît plus naturel pour lui de la considérer comme ce qui se rapproche le plus d’une « amie » ou en tout cas d’une collègue qu’il estime particulièrement, plutôt que d’accepter la sensation d’être « en-dessous » d’elle.  « Votre réputation est essentielle pour vous. » Nolan s’étrangle doucement en voulant répondre par un léger rire, une lueur amusée brillant dans le fond de ses yeux bleus. « Elle est tout pour moi, docteur Bloom. » confirme-t-il avant que ses lèvres ne se fondent en un sourire inversé, apparemment contrarié. Sa réputation prend bien trop de place dans sa vie. « S’en est épuisant. » Pour ne pas dire que ce besoin viscéral est très vite devenu handicapant. « Des conneries, toujours les mêmes. » rétorque-t-il, lorsqu’elle s’interroge sur les raisons de cette coalition. « Je ne suis pas assez présent pour certains, alors que je le suis beaucoup trop avec d’autres… Je ne débloque pas les fonds suffisants pour certains départements, contrairement à d’autres… Ahhh… J’entends aussi qu’il m’arrive aussi de gaspiller l’argent de l’université dans des fêtes mondaines et somptueuses… » se moque-t-il. Sorrento est partagé entre indignation et excitation en se remémorant les rengaines de ses collègues. « Ils sont impitoyables. » lâche-t-il dans un soupir, en roulant les yeux au ciel. Nolan est dépassé par ces reproches. « Ils ne comprennent pas ce qu’implique la fonction de doyen d’une université aussi diversifiée et complexe que la nôtre. Des sacrifices doivent être faits. J’ai été vice-doyen pendant presque un an, en arrivant dans cette ville. Je suis doyen depuis deux ans. Mon prédécesseur était beaucoup trop laxiste et c’est ce qui lui a coûté sa place. Je connais le prix amer du pouvoir, docteur Bloom, et il est hideux et absurde. » confesse-t-il, en s’exprimant avec l’amertume d’un homme de pouvoir ayant été maintes fois confronté à l’ingratitude due à sa fonction.

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Si Alana écoutait attentivement son patient, son attention était également centrée sur l'indicible, le paraverbal, sur ces micro-expressions qu'elle percevait et sur toutes les stratégies d'évitement de Nolan. Cet homme n'aimait guère se sentir vulnérable, et c'était un euphémisme que de l'affirmer en ces termes. Les signes de nervosité de l'homme ne trompaient pas. En tant que collègue, elle trouva cette nervosité touchante, car elle donnait au doyen de l'université une humanité qu'il n'affichait généralement pas aussi positivement. En tant que thérapeute, en revanche, cette nervosité l'intriguait. Il n'était pas à l'aise, c'était une certitude. Et si elle aurait certainement dû tenter de l'apaiser, de le mettre en confiance, Alana savait néanmoins que cet état était propice aux aveux, et les aveux, chez Nolan Sorrento, étaient rares. Le docteur Bloom, quelques années plus tôt, aurait certainement réagi avec plus de douceur et de compassion. Mais cette Alana, si elle ne manquait pas de ces qualités lorsque cela était nécessaire, était plus déterminée à obtenir les réponses qu'elle désirait. Alors, plutôt que de l'interrompre pour lui proposer de changer de sujet, elle le laissa s'exprimer, car elle savait que si elle lui en laissait l'occasion, il viendrait de lui-même aux conclusions qu'elle commençait déjà à formuler en pensées. Cet homme-là n'était pas aussi insensible qu'il prétendait l'être, et encore moins en présence de son épouse. La psychiatre eut un sourire discret en songeant qu'à terme, ces séances deviendraient peut-être des séances de thérapie de couple. Mais avant d'en arriver là, il était nécessaire que Nolan fasse en premier un travail sur lui-même. Sur ses craintes, et sur ses désirs véritables.

- Vous paraissez certain du fait que Qi'ra souhaite mettre un terme à votre mariage. Mais en avez-vous réellement discuté ? D'où vous vient cette certitude ?

Une chose était certaine. Nolan ne maîtrisait pas la situation, et il tentait, par tous les moyens, de se réconcilier avec ce fait, avec ces émotions qu'il n'avait pas pour habitude de ressentir. Avec plus d'empathie, laissant un mince sourire recourber le coin de ses lèvres, Alana reprit :

- Quant à vous... Vous niez toute implication émotionnelle, mais c'est pourtant beaucoup de temps et d'énergie accordée à l'élaboration de ce contrat. Généralement, lorsque l'on se plonge avec autant d'application dans de telles démarches, c'est pour fuir un constat qui nous dérange. Quel est ce constat que vous craignez tant, Nolan ?

Ces questions étaient avant tout destinées à le faire réfléchir, et à le faire considérer les événements sous un autre point de vue. Elle marqua donc une pause, avant d'ajouter d'un ton plus professionnel, explicitant les raisons qui motivaient son interrogatoire :

- Je pense que ce contrat représente, pour vous, votre pouvoir. C'est une manière pour vous de reprendre le pouvoir et le contrôle sur une situation qui vous échappe, car vous redoutez l'engagement sincère qu'est votre union.

Mais, au-delà des aventures sentimentales de son patient, celui-ci était également tiraillé professionnellement parlant. Sur ce point, elle s'efforça d'adopter l'attitude la plus neutre possible, réservant son jugement pour mieux l'écouter. Elle connaissait, en partie et de par sa propre expérience, la situation. Or c'était son devoir de thérapeute que de mettre de côté ses propres idées à ce sujet. Elle l'écouta donc, comprenant qu'il ressentait un mélange d'agacement, de vexation et d'amertume face à tout cela. Mais ce fut sa dernière phrase qui retint, en particulier, son attention.

- Si le prix à payer est si hideux, et si absurde... Pourquoi continuer sur cette voie ? l'interrogea-t-elle d'une voix calme et posée.

Les questions brûlantes du docteur Bloom s’enchaînent alors, toujours plus dérangeantes pour le maniaque du contrôle qu’est Nolan Sorrento ? Elle affirme qu’ils doivent discuter sur l’intérêt de mettre un terme à ce mariage. Elle s’étonne du degré de ses certitudes. Et le pire, c’est qu’elle laisse sous-entendre l’existence d’une implication émotionnelle de sa part. Nolan nie, se vautre dans la mauvaise foi, s’enferme dans un profond mutisme en réponse à ces questions toujours plus redoutables et indiscrètes. Il n’est pas prêt à admettre la vérité. Admettre qu’il éprouve des sentiments pour sa femme. Pour Qi’ra. Au fond de lui, il est plus que satisfait par leur mariage, c’est la principale raison pour laquelle il refuse d’y mettre un terme et se cherche moult prétextes pour vouloir le faire, mais ne pas pouvoir l’achever cruellement. Sorrento soupire alors, et cesse de jouer avec le tissu de sa cravate en soie hors de prix. Son rythme cardiaque semble même ralentir, à mesure qu’il parvient à calmer les émotions contradictoires qui parasitent son esprit calculateur. Par réflexe, Nolan lève les yeux vers la poche intérieure de sa veste de costume, là où se trouve son smartphone. Il se retient douloureusement de le chercher d’une main, pour trouver un point d’ancrage, ou du moins, un moyen de s’échapper d’une séance de torture qu’il a lui-même demandée et même gracieusement financée.

« Quel est-ce constat que vous craignez tant, Nolan ? » Beaucoup de choses, à dire vrai. Est-ce qu’il peut vraiment prendre le risque de s’abandonner, là maintenant ? Une part de lui meurt d’envie d’affirmer qu’elle a raison sur toute la ligne, et qu’il n’est qu’un pauvre idiot amoureux, craignant de souffrir d’une peine de cœur. S’abandonner à l’amour, c’est perdre le pouvoir. Nolan Sorrento est un homme qui a terriblement besoin d’exercer une forme de pouvoir sur quiconque. « Je pense que ce contrat représente, pour vous, votre pouvoir. » Touché. La perspicacité dont fait souvent preuve sa thérapeute est encore une fois redoutable. « C'est une manière pour vous de reprendre le pouvoir et le contrôle sur une situation qui vous échappe, car vous redoutez l'engagement sincère qu'est votre union. » Nolan Sorrento se crispe dans son canapé. Tous ses muscles se tendent, alors que ses paupières se referment pour dissimuler l’ampleur de son émoi. Elle a raison. Sur tout. Il refuse de l’admettre, même de se l’admettre.

« Si le prix à payer est si hideux, et si absurde... Pourquoi continuer sur cette voie ? » Sa thérapeute pose là une excellente question. Nolan Sorrento rétorque, d’une voix grave et amère : « Que voulez-vous que je fasse d’autre ? » C’est à ce moment précis, que la sonnerie de son iPhone résonne entre les murs parfaitement bien entretenus du cabinet de la psychiatre. « Excusez-moi. » Nolan marmonne, en pensant intérieurement qu’il est sauvé par le fruit d’un heureux hasard. « Je suis forcé de le prendre.  C’est pour le travail. » Et sans plus de scrupules, il décroche, tout en se redressant sur le canapé. Quelques mots sont échangés, Nolan se montre plus qu’agacé. Il est trahi par une gestuelle exprimant un certain empressement, ses bras s’agitent de haut en bas, comme les mouvements réprobateurs de son visage, de droite à gauche.

Il fulmine en se levant d’un bond, afin d’écourter son appel dans le couloir. Encore un problème à l’université. Nolan enrage. Lorsqu’il repasse la porte vitrée du cabinet, c’est avec une mine sombre, et les traits tirés. Il donne l’air d’avoir cruellement manqué d’une bonne nuit de sommeil. « Je suis contraint de vous demander un report de séance. Navré, docteur Bloom. Je vous rappelle pour convenir d’un nouveau rendez-vous. » Ce qu’il ne fera finalement pas. « Bonne après-midi. Je vous vois à l’université. » conclut-il, le regard fuyant et la voix particulièrement agitée, en cherchant à griffonner le montant de la séance, ainsi que sa signature sur un chèque fraîchement sorti de son carnet, avec l’odeur du papier neuf, qu’il dépose ensuite un peu sèchement devant elle.

Sorrento ne reviendra plus auprès d’elle après cette séance, et pour quelques mois seulement. Il ne reviendra plus, parce qu’il aura été bien trop remué. La peur de franchir une fois de plus les portes de son cabinet dévorera ses entrailles pendant un certain temps. Le docteur Bloom est allée si profondément en lui, (sans mauvais jeu de mot), qu’elle est maintenant la seule capable de le transformer en un pauvre enfant apeuré, gonflé d’incertitudes et de maniaqueries. Quelques semaines plus tard, sa relation avec Qi’ra Sorrento prendra une tournure inattendue, et les deux amants se déclareront enfin leurs sentiments réciproques, avec toute la profondeur et le courage nécessaire pour deux égoïstes et phobiques de l’engagement de confesser être dans le besoin perpétuel de l’autre. De son corps, de son esprit et de son soutien. Nolan estimera n’avoir plus besoin d’une quelconque thérapie, en étant parvenu à dépasser ses appréhensions pour se donner corps et âme à cette nouvelle relation sentimentale. Épanoui, voilà ce que sera Nolan Sorrento durant les quelques mois de son heureux mariage. Détruit, sera le nouveau Nolan Sorrento, lorsqu’on lui aura arraché son bonheur parfait, de la pire des façons.

Nolan Sorrento ne reviendra qu’après le décès de Qi’ra Sorrento. Quelques semaines après l’enterrement, et précisément, une semaine après avoir invité Samantha, une entrepreneuse talentueuse, dans son appartement pour conclure un nouveau contrat professionnel. Un entretien qui aura eu un impact considérable sur son cœur. Tel, qu’il jugera impératif de dissiper le poids terrible de la culpabilité qui est maintenant le sien.



Elle est morte le 15 juillet. Qi’ra. Pas un jour ne passe sans que Nolan ne repense à cette vidéo tragique, publiée sur les réseaux sociaux, dans laquelle son épouse se fait torturer et assassiné des mains d’un criminel masqué. Le Joker. Personne dans toute l’île ignore ce qui est arrivé à Qi’ra Sorrento. Le voilà, qui reprend enfin contact avec sa collègue d’université dans un cadre plus intime, plus secret. Elle non plus, n’ignore pas ce qui est arrivé à la femme tant convoitée du doyen. Elle n’ignore sûrement pas non plus les nouveaux bruits de couloir. Nolan Sorrento est en pleine déchéance. Il se rend désormais à l’université qu’une seule fois par semaine, en préférant travailler sur ses projets depuis son propre appartement. Sorrento, qui a longtemps considéré l’université comme sa seconde maison, au point qu’il y a passé des journées entières, jusque tard le soir, est devenu un fervent partisan du télétravail. Sorrento erre comme un fantôme dans sa propre université, allant et venant comme un éclair. Prenant une pile de dossiers, de copies d’étudiants et de papiers administratifs pour les remplir chez lui, et les rapporter la semaine d’après. Quant à ses enseignements, il les a dispatché auprès de ses collègues du département de droit et de sciences politiques, ce qu’il n'a d’ailleurs jamais fait en trois ans d’exercice dans l’établissement.

Ce matin, vers dix heures, il se rend dans le cabinet du docteur Bloom avec une boule immense au ventre, le sang qui tambourine dans ses tempes, mais surtout, l’impression de ne rien avoir à faire là. Une envie de fuite le prend, au moment de prendre la porte du cabinet entre ses doigts tremblants, mais il parvient à la dépasser pour aller de l’avant. Il a besoin d’elle. Maintenant.

« Je sais que notre dernière séance est restée sur une touche inachevée. » confesse-t-il, finalement, après un silence d’une bonne dizaine de minutes. Nolan est désormais allongé sur le canapé, luttant contre ses émotions. Certains souvenirs remontent, de douloureuses bribes d’un passé désormais révolu. « Je ne me souviens plus exactement de la date… » Non, elle est trop lointaine pour lui. C’était au début de l’hiver ? « …mais il s’est passé beaucoup de choses depuis. » En à peu près sept mois, il s’en est passé des choses, en effet. Elle sait, alors qu’il ne prend pas le soin de remuer le couteau dans la plaie. « J’ignore par où commencer. » souffle-t-il, dans un léger rire amer. Un rire triste. Triste comme l’expression dans ses beaux yeux bleus. Elle, qui fut d’ordinaire si perçante et réprobatrice, n’est désormais plus qu’un énorme vide.

« Elle est morte il y a plus d’un mois, mais j’ai… le sentiment qu’elle est encore présente. Elle est là. Tout le temps. Toujours. » Autour de lui, dans ses rêves, dans ses journées. « J’éprouve de sérieuses difficultés à me concentrer sur mon travail, j’apprécierais si vous pouviez me prescrire quelque chose… pour faire partir ces visions. J’ai besoin de travailler, vous le savez mieux que quiconque. Nous travaillons ensemble. » admet Nolan, non sans mal. Le docteur Bloom sait pour ses absences, ou plutôt, de sa « désertion » de l’université. Le docteur Bloom sait qu’il n’est plus qu’une ombre dans les locaux, un doyen qui se fait rare, et qui passe constamment par certains collègues pour remplir ses obligations administratives. Nolan doit à tout prix se reprendre, c’est pour cette raison qu’il se trouve dans son cabinet. Nolan doit se reprendre, s’il ne veut pas craindre d’être démît de ses fonctions de doyen d’université, ou même d’enseignant-chercheur titulaire.

Il admet avoir besoin de médicaments pour la faire partir, sans être toutefois capable de le verbaliser. « Des somnifères pour mes insomnies. » commence-t-il à énumérer, tel un automate. Nolan déplie sa liste mentale, consciencieusement étudiée avant de venir, comme lors d’un rendez-vous chez son médecin traitant. « Quelque chose contre le stress. Pas trop fort, j’ai besoin de garder les idées claires. » Un antidépresseur soft, est-ce que c’est possible ? « Et puis… un médicament pour favoriser la concentration, à base de caféine et d’excitants. » soupire-t-il, mal à l’aise. Nolan marque une pause, avant de se remettre à faire quelque chose d’assez révélateur sur l’état de sa nervosité. Il tripote sa cravate un peu obsessionnellement du bout des doigts, exactement comme à leur dernière séance, pour se donner la force de poursuivre dans son élan. Parce qu’il y a autre chose, de plus profond, dissimulé à la surface, comme une fissure dans un iceberg. Il y a toujours autre chose avec Nolan Sorrento.

Nolan inspire une profonde bouffée d’air, avant de souffler, sur un ton traînant et faiblement audible : « Je ne viens pas exclusivement pour cette prescription. » L’universitaire vient pour cette femme, cette… Samantha. Il veut être pardonné. Par Qi’ra. Nolan pense être dans le péché. « Il y a une semaine, j’ai donné rendez-vous chez moi à une connaissance dans les nouvelles technologies. Son projet m’a semblé avoir beaucoup d’avenir… J’ai pensé qu’il serait bon pour moi de retravailler sur quelque chose de grand. » Chez lui. N’est-ce pas déjà particulièrement audacieux ? Au fond de lui, Nolan a eu très envie de cette rencontre dans un endroit calme et secret, comme son appartement. Il a eu envie d’avoir une amie à qui confier des choses, et chez qui rechercher un peu de réconfort. La fin de soirée n’a nullement été calculée, mais il a espéré que quelque chose se passe. Secrètement.

Nolan refuse de l’admettre. Il préfère trouver des raisons de justifier cet élan d’empathie et de générosité, alors que depuis des semaines, il envoie sur les roses bon nombre de contacts professionnels et les renvoient à son adresse électronique. « Je l’ai jugé avec grand intérêt, et le dîner d’affaire a pris une tournure… à laquelle je ne me suis pas attendu. Nous avions un peu bu. Elle a amené une bouteille de vin rouge italien. » Une précision sans doute inutile, mais qui a de l’importance pour Nolan. Il a été profondément touché que Samantha lui rapporte du vin d’origine italienne, comme pour faire honneur à ses origines à lui. « Je ne suis pas à l’aise avec ce qu’il s’est passé. » Nolan et Samantha n’ont pas couché ensemble, mais ont bien été à deux doigts de le faire. « Nous n’avons pas… Pas à ce point. On s’est… embrassés, entre autres… » Assez gêné d’évoquer sa vie sexuelle, Nolan détourne le regard et le porte de manière compulsive sur le lustre qui se trouve au-dessus de lui. « Quelque chose m’a empêché. » Nolan n’a pas pu poursuivre ses ébats, malgré l’envie et la beauté irréelle de Samantha. « Elle est toujours là, docteur Bloom. » Qi’ra. Son visage, son corps, son souvenir. Il ne met pas de mot pour décrire l’esprit ou le bourreau qui l’obsède, mais c’est une certitude que Qi’ra représentera pendant encore longtemps sa plus grande faiblesse.

« J’ai l’impression… qu’elle m’observe. » Plus qu’une impression, il est parfois pris d’hallucinations de sa défunte épouse. Nolan a le cœur brisé. Qi’ra lui manque atrocement, et le voilà qui se retrouve dans une situation compromettante avec une autre femme, jouissant des plaisirs que celle-ci est capable de lui apporter sur le corps encore chaud de sa défunte épouse. « Je l’ai trahi, docteur. » murmure-t-il, sa voix se brise au même moment. Là est la vraie raison de sa visite auprès du docteur Bloom, et de la reprise de leurs séances de thérapie. Nolan Sorrento est plein de culpabilité, d’amertume, de frustration et de désirs qu’il ne parvient plus à exprimer comme avant, en craignant de tromper une morte. Nolan ne pense pas avoir le droit d’éprouver une attirance pour une autre femme, pas aussi tôt, pas autrement qu’avec Qi’ra. Ce n’est pas de la tromperie, mais sa conscience en est persuadée et le lui prouve de manière cruelle tous les jours. Nolan ne dort plus la nuit, comme l’atteste ses cernes violacées. Il est dévoré par l’anxiété, par les remords. Qi’ra n’aurait, – selon lui – jamais approuvé la présence de cette nouvelle femme.

This is my kingdom come

Les absences consécutives de Nolan avaient d'abord inquiété Alana, avant de finalement la rassurer après l'avoir aperçu dans les couloirs de l'université, heureux... amoureux. S'il trouvait un équilibre dans cette relation explosive, alors elle ne lui souhaitait que le meilleur. Mais... La vie, en particulier sur cette île, était tragiquement facétieuse. Les plus jeunes partaient parfois en premier. La mort de Qi'ra Sorrento avait longuement fait parler d'elle, surtout à l'université. Naturellement, Alana avait songé à Nolan, et s'était inquiétée, sincèrement, pour lui. Plusieurs fois, elle avait failli le contacter pour lui présenter ses condoléances, ou lui proposer une séance de soutien, mais chaque fois, sa propre vie et ses propres drames l'avaient rattrapée. Et finalement, Nolan était venu de lui-même.

Reprenant naturellement la place de la psychiatre, Alana l'accueille sobrement, sachant qu'il n'apprécierait pas sa pitié, sachant qu'il préférait parler avant de la laisser s'exprimer. Alors elle l'écoute, fronçant d'abord les sourcils lorsqu'il lui fait la liste des médicaments qu'il souhaite prendre. Elle n'est pas certaine d'approuver, mais elle note tout de même les effets qu'il cherche à obtenir par la médication. Ce qu'il lui révèle, les angoisses, les insomnies, sont des réactions préoccupantes, mais naturelles dans tout processus de deuil. Car c'est bien ce qu'il est en train de vivre, à sa manière. Lorsqu'il change de sujet et évoque finalement la mort de Qi'ra de manière bien plus franche, développant ses pensées et ses peurs, elle se montre d'autant plus attentive. Elle continue de noter les quelques détails qui se détachent du reste de son discours, et relève les yeux vers lui lorsqu'il évoque une autre femme, ainsi que sa culpabilité. Voilà qui est intéressant.

- Lors d'une disparition brutale, c'est toute la vie quotidienne, dans ce qu'elle a de plus basique, qui se trouve remise en question du jour au lendemain. Il y a un sentiment d'urgence, une nécessité d'agir, qui laissent finalement peu de place au travail de deuil à proprement parler. Ce n'est qu'après avoir géré l'urgence que l'on peut et doit s'habituer à l'absence. Ce qui est compliqué, lorsque l'on a une université à gérer, fait-elle posément. La difficulté que je cerne dans ce que vous m'en dites, Nolan, est liée à la gestion de la souffrance elle-même. Vous semblez partagé, tiraillé entre le souhait de ne plus être aux prises avec cette grande souffrance et, d'un autre côté, la crainte que renoncer à cette souffrance revienne à rompre le dernier lien qu'il vous reste avec Qi'ra. C'est un lien précieux, pour vous, et c'est compréhensible.

Alana marque une pause, le temps de jauger de ses réactions, et le temps de remettre de le laisser digérer ces explications qu'elle vient de lui fournir quant au processus général et universel de deuil. Après avoir jeté un coup d'oeil à ses notes, elle reprend :

- Parlons d'abord de votre culpabilité, si vous le voulez bien. Sachez d'abord qu'il est naturel de ressentir de la culpabilité pendant un deuil. C'est un état qui nous renvoie à notre impuissance. La culpabilité est une autre manière de vous confronter à votre incapacité à sauver de la mort une personne proche. Vous aimeriez que la mort, sa mort, ait un sens. Hélas, c'est une conception de la mort qu'il faut surpasser, aussi difficile que ce soit de l'accepter. Concernons la cause précise de votre culpabilité...

Une fois de plus, elle s'interrompt, lui laissant encore une fois un peu de répit avant de poursuivre :

- L'être humain n'est pas fait pour rester seul. Pendant un deuil, nous constatons cependant deux grandes tendances : la nécessité de nouer des liens pour se sentir vivant, une nécessité qui passe souvent par l'acte sexuel, et le rejet, au contraire, de ces relations humaines. Le conseil principal que je puisse vous donner est le suivant : ne cachez pas votre passé aux nouvelles personnes que vous rencontrez. Votre... connaissance... Parlez-lui. De votre mariage. De votre deuil. L'honnêteté, dans ces cas-là, est primordiale. La transparence également. C'est primordial, car parler de ce que l'on vit permet d'extérioriser. Dans le cas de la mort d'un conjoint, c'est une nécessité d'autant plus important que le décès du conjoint est également une mort du « nous » qui avait été construit. Vous culpabilisez sur le fait d'avoir une aventure avec une autre femme, parce que vous êtes toujours dans ces premières étapes du deuil où le coeur se pense toujours engagé dans une relation. Il n'est pas rare, dans ces cas là, que des hallucinations, visuelles, auditives ou olfactives, s'ajoutent. Ce n'est pas une pathologie, soyez rassuré. C'est naturel. Elles s'estomperont lorsque vous aurez accepté le décès de Qi'ra. Ce qui vous bloque, pour le moment, est la dure réalité de reprendre possession de votre lieu de vie sans sa présence et sans vos habitudes. Le temps aidera. Je peux vous prescrire un traitement pour vos insomnies et vos angoisses, mais Nolan... La communication sera votre meilleure alliée.

Elle lui adresse un sourire compatissant. Elle comprend Nolan, intimement, pour avoir cru, elle aussi, ne jamais revoir Margot durant ces trois années où elles avaient été séparées. Et elle comprend son angoisse, également, pour éprouver une angoisse similaire, quoi que provenant de raisons différentes.

Continuant de le fixer avec douceur, elle conclut enfin :

- Votre présence ici est un excellent signe. Le fait que vous parveniez à m'en parler aussi honnêtement est... un premier pas essentiel. Vous méritez d'être heureux, Nolan. Vous méritez de tourner la page, et ce n'est pas parce que vous tournez la page, que vous oubliez Qi'ra ou que vous la trahissez. Bien au contraire. Vous pouvez continuer de parler d'elle et de l'aimer même en vous rapprochant d'une autre femme.

Nolan Sorrento a toujours particulièrement envié et apprécié la démarche du docteur Bloom à son égard. Pleine de bon sens, d’esprit cartésien et de patience. L’incarnation même de la féminité. Compréhensive, bienveillante et douce. Pour un homme aux préjugés sexistes, Alana Bloom incarne la figure féminine et maternelle par excellence. Elle sait faire fi de ses aprioris assez négatifs sur le doyen de l’université. Qui n’en possède pas s’agissant de Nolan Sorrento ? Nolan Sorrento est le professeur antipathique, le doyen imbu de sa personne par excellence. Il l’a été, du moins. Depuis le décès de sa femme, Qi’ra Sorrento, son univers tout entier s’est retrouvé brisé en pièces éparpillées ici et là. Nolan peine à ramasser chacune d’entre elles et se reforger une nouvelle réputation. Une réputation solide et pleine de sagesse, loin de l’image d’un homme brisé par un drame, aux penchants fort prononcés pour le whisky et abstentionniste latent. Ses fonctions à l’université ne suffisent plus à l’aider à refaire surface. Nolan se sent comme… ces statues de cristal que l’on casse par mégarde et qui sont impossibles à réparer, au vu du nombre incroyable de fragments étincelants. Nolan Sorrento est brisé. Nolan Sorrento n’est plus que l’ombre de l’homme dur et antipathique qu’il a longtemps été, que ce soit dans son monde ou bien dans celui-ci.

Allongé sur le divan, les yeux grands ouverts sur la lampe qui éclaire le salon, Nolan Sorrento semble absent. Comme perdu dans un autre monde, un monde fait de « et si ». Utopiste, mélancolique. Sa gestuelle trahit son profond émoi depuis le début de leur séance. Par exemple, il ne cesse de triturer les boutons de manchette en or 14 carats qu’il porte au niveau des manches de son impeccable costume haut de gamme à rayures. Nolan les triture, dans l’espoir fou que tous ses malheurs disparaîtront d’un claquement de doigt. Il les touche presque compulsivement. Nolan semble même les essuyer avec la pulpe de ses doigts, comme pour laver toutes les saloperies qui encombre sa vie. C’est la voix du docteur Bloom qui le tire de ses pensées sombres. Elle dévoile, après l’avoir silencieusement écouté, son interprétation des tourments et des psychoses du doyen d’université : « Lors d'une disparition brutale, c'est toute la vie quotidienne, dans ce qu'elle a de plus basique, qui se trouve remise en question du jour au lendemain. Il y a un sentiment d'urgence, une nécessité d'agir, qui laissent finalement peu de place au travail de deuil à proprement parler. Ce n'est qu'après avoir géré l'urgence que l'on peut et doit s'habituer à l'absence. Ce qui est compliqué, lorsque l'on a une université à gérer. » Touché. Encore une fois. Alana Bloom est d’une perspicacité redoutable. Elle met le doigt sur les problèmes qui s’additionnent dans sa vie depuis des décennies. « La difficulté que je cerne dans ce que vous m'en dites, Nolan, est liée à la gestion de la souffrance elle-même. Vous semblez partagé, tiraillé entre le souhait de ne plus être aux prises avec cette grande souffrance et, d'un autre côté, la crainte que renoncer à cette souffrance revienne à rompre le dernier lien qu'il vous reste avec Qi'ra. C'est un lien précieux, pour vous, et c'est compréhensible. » Nolan Sorrento a éprouvé maintes fois ce fameux sentiment d’urgence, à visée protectrice. Cette dualité dans la souffrance qu’elle évoque est exactement ce qu’il éprouve depuis des années. Quotidiennement. Ce sentiment qui remet en question toute une vie, Nolan est bien incapable de l’ignorer plus longtemps. Par la mort de Charlotte, sa sœur, puis maintenant celle de Qi’ra. Par deux fois, Nolan a été brisé. Nolan ignore comment se bâtir un avenir glorieux, aujourd’hui. Il acquiesce d’un hochement de tête, avant de fermer les yeux.

Plus le docteur Bloom pénètre dans son esprit torturé et plus son cœur s’emballe dans sa poitrine. Il bat si fort, que ses battements occultent tout bruit alentour. Elle évoque avec lui le sujet bien épineux de sa culpabilité. Nolan Sorrento ne peut réprimer une grimace lorsque sa thérapeute évoque ce mot devant lui. C’est bien le cas. La culpabilité. Il étouffe, tant il est dévoré par ce lourd fardeau inexplicable, car ce n’est pas de son fait, si Qi’ra Sorrento est morte. Nolan ne peut toutefois s’empêcher de considérer avoir une lourde part de responsabilité dans sa disparition. Il a failli à sa tâche. Il a échoué en voulant la protéger de ses propres excès. Elle a provoqué le diable, et le voilà seul. Seul avec ses regrets. Alana s’exprime avec une justesse qui le désarme pour l’une des rares fois de sa vie. « J’aime croire que même une notion aussi obscure et intangible que la mort peut être une conception qui se contrôle. » admet-il, le visage fermé. Sorrento et son éternel besoin de tout contrôler, même des conceptions aussi imprévisibles et dénuées de sens que la mort en personne. Il laisse passer un blanc, avant de rire. Sorrento se moque de lui-même, de ses propres maniaqueries. « Je suis ridicule, docteur Bloom, c’est ce que vous vous dites ? » soupire le doyen en gardant les yeux fermés, à la fois pour éviter de se projeter dans la réalité et pour comprimer au plus profond de son être toute émotion apparentée au chagrin. « Je me sens coupable pour beaucoup de raisons… Je la trompe, docteur, quoique vous en pensiez. » Nolan persiste dans son erreur, persuadé qu’il vit dans le péché. Il a des choses à se reprocher. « C’est ma faute… J’ai failli à prendre soin d’elle. J’ai échoué en voulant la protéger… Pas de moi, mais d’elle-même. Qi’ra a toujours été… audacieuse. J’aimais cela chez elle. Beaucoup. » Un étrange rictus se niche sur ses lèvres qu’il humecte quelques secondes du bout de sa langue, en les sentant s’étirer de plus en plus, jusqu’à former un sourire empli de nostalgie et de tendresse envers sa défunte épouse. « Je devais la protéger. » insiste-t-il, en reprenant une expression plus froide, moins décomplexée et surtout moins joyeuse. Sorrento se sent coupable. Il a échoué. Le sourire affiché sur son visage cerné s’évanouit en un battement de cil. Seule l’amertume, la douleur et l’impuissance s’échappent de lui. Nolan considère qu’il a manqué à son devoir. Il l’a laissée à ce pauvre fou. « J’aurais dû être là, docteur, pour la protéger. Ça aurait dû être moi. » Pas elle. Puisqu’il se reproche la mort de sa femme, l’universitaire ne peut être heureux. Il n’en a pas le droit. Nolan tremble. Il ouvre la bouche, mais sa lèvre inférieure tremble déraisonnablement. Nolan comprend pourquoi, Il s’apprête à confesser avoir été capable de se sacrifier pour elle, ce qui est une confession qui ne laisse personne indemne, et encore moins quelqu’un d’aussi nombriliste et intransigeant que Nolan Sorrento. L’idée même le met dans tous ses états. Malgré cela, Nolan en pense chaque mot. Cela aurait dû être lui… « Vous comprenez aisément qu’il m’est difficile de l’oublier, lorsque je me trouve avec elle… » Elle. Samantha.

Puisque Nolan n’a pas encore digéré la perte de sa femme, puisqu’il se considère comme responsable de la mort de Qi’ra Sorrento, il considère ne pas avoir droit au bonheur. Quoique dise le docteur Bloom. « Vous faites fausse-route. Je n’en ai pas le droit pour avoir privé tant de personnes du leur… » maugréa-t-il, en subissant le poids de son effroyable karma sur ses épaules. « Qi’ra, surtout. » précise-t-il, tout en sentant sa gorge se nouer et sa voix se briser au même moment. Ce n’est pas faute d’entendre les plus beaux discours, empreints d’un sagesse unique et appréciable de la bouche du docteur. « Merci, docteur Bloom. » répond-il, un sourire furtif se dessinant sur sa bouche, lorsque la doctoresse promet de prescrire un traitement contre les insomnies dont il fait état, ainsi que des hallucinations, en le mettant toutefois en garde. Alana Bloom conseille aimablement de communiquer avec Samantha. Nolan Sorrento est étrange. Il tique sur l’insistance de la psychiatre. Il reste silencieux, mais n’en pense pas moins. Une pensée nouvelle se glisse dans le chaos de ses pensées actuelles. Alana Bloom lui semble excessivement compatissante. Comme si elle comprenait mieux que personne cette situation. Peut-être, sûrement même, qu’elle a déjà traversé une période de deuil, et est donc la seule capable de lui apporter l’écoute sincère et profonde qu’il réclame indirectement. « Merci pour tout. » souffle-t-il, lui-même surpris de sa capacité à se satisfaire du soutien moral des personnes qui l’entourent. « Je lui ouvrirais la fenêtre, dans un premier temps et… peut-être alors. » fait-il remarquer plus pour lui-même qu’à l’attention d’Alana Bloom.

This is my kingdom come

Elle le sent, ses explications donnent du grain à moudre à Nolan, qui s'enferme d'abord dans un silence introspectif qu'Alana est particulièrement disposée à accepter. À encourager, même. Nolan Sorrento est un homme qui manque de temps, au quotidien. Toujours dans l'action, toujours plongé dans les responsabilités et dans le contrôle, il n'a bien naturellement pas le temps de rester silencieux et contemplatif et de réfléchir aux détails de ses angoisses. Sauf lors de leurs séances. Et c'est justement de contrôle dont il est question en cet instant, un fait qu'il finit par admettre avec une honnêteté qui incite Alana à esquisser un sourire encourageant, qu'il ne voit pas, mais qui se retranscrit dans le ton de sa voix :

- Certains tentent de contrôler cette conception en lui donnant une explication, rationnelle ou moins rationnelle, voire en lui donnant une suite. Néanmoins, l'on a tendance à s'accorder, aujourd'hui, sur le fait que chacun n'est capable de contrôler que dans des proportions raisonnables sa propre conviction de la mort.

Elle le laisse poursuivre, constatant alors l'étendue de son chagrin, et de son abattement. Par compassion, cela lui fait de la peine, à elle aussi, quoiqu'elle s'efforce de maintenir ses propres émotions sous contrôle et de continuer de l'écouter avec une attention qu'elle ne feint pas.

- Je ne vous trouve pas ridicule, Nolan, bien au contraire. Vous vous trouvez ridicule ?

Elle connaît la réponse, bien sûr, mais elle est avant tout intéressée par le détail et le développement de cette réponse. La culpabilité de son patient se manifeste alors, teintée de regrets. Elle reconnaît là le schéma d'un homme qui aurait voulu pouvoir contrôler la situation, y compris la mort de sa femme. Un souhait légitime, mais qui n'est guère accessible au commun des mortels.

- Essayez d'envisager la chose ainsi, Nolan : le seul être dont vous soyez inconditionnellement responsable, c'est vous-même. Les liens de parenté ou les liens du mariage nous font prêter serment, implicitement ou non, de veiller sur nos proches. Mais cette protection a ses limites. Qi'ra a fait ses choix de son plein gré. Vous ne pouvez pas être responsable de deux vies, Nolan, vous ne pouvez pas prendre toutes les décisions d'une personne, vous ne pouvez pas non plus la contraindre à faire ce que vous auriez aimé ou à vous donner sa localisation. Éclairez-moi. Pourquoi ce regret de ne pas vous être sacrifié, qu'est-ce qui peut bien justifier cette volonté ?

Elle en est persuadée, à ce stade de la séance, la culpabilité de Nolan sera la part la plus complexe de son deuil. Mais elle l'accompagnera. Elle l'aidera.

Ses remerciements la surprennent, mais c'est avec humilité qu'elle les accueille, inclinant légèrement la tête. La dernière phrase qu'il prononce, cette fois-ci, la fait plus longuement sourire. Il est bon qu'il voit d'autres personnes, et c'est une merveilleuse nouvelle que de constater qu'il en est venu à cette conclusion de lui-même.

- Vous n'êtes pas seul, Nolan.