Jodie savait que Five avait eu raison de tout lui dire. Il le fallait. S'il ne l'avait pas fait, un jour ou l'autre, tout aurait explosé entre eux. Néanmoins, qu'il ait eu raison de le faire ne simplifiait pas la situation. Peut-être leur fallait-il simplement un peu de temps pour passer à autre chose ? Ou peut-être fallait-il accepter que plus rien ne serait jamais comme avant ? Non, Jodie refusait de s'y résoudre. Ils n'étaient pas faits pour se séparer si vite.

Pourtant, Five n'allait pas bien et voulait prendre la fuite. Jodie avait toujours l'impression que cette annonce n'était pas réelle, qu'elle allait ouvrir les yeux et que tout serait comme avant. Pourtant, la réalité se présentait sous ses yeux, il voulait la fuir, mais il n'y arrivait pas. Il avait voulu lui mentir, mais il n'avait pas réussi. Ses nerfs lâchaient, peu à peu, et l'alcool n'aidait pas. Jodie n'aimait pas le voir aussi vulnérable. Elle n'aimait pas voir qu'il allait mal ou qu'il était perdu. Elle n'aimait pas se sentir impuissante. Elle aimait voir Five heureux ou sourire. Elle aimait voir Five se sentir bien en sa compagnie. Elle lui avait dit que pour son bien, s'il devait s'éloigner, il devait le faire. Oui, parce qu'elle ne voulait que son bien. Pourtant, si elle devait se montrer égoïste, elle voulait qu'il reste avec elle. Elle aimait cette petite vie qu'ils s'étaient construite tous les deux. Pour la première fois, Jodie était véritablement heureuse et les choses semblaient aller de mieux en mieux pour elle - avant ce soir, du moins. S'il l'abandonnait, elle n'était pas certaine de pouvoir s'en remettre - quand bien même, elle s'y préparait depuis leur rencontre, c'était finalement une chose bien trop difficile à faire.

Aux yeux de Jodie, c'était ce qu'il était en train de faire : l'abandonner. S'il ne pouvait pas rester dans le même appartement qu'elle ce soir, le pourrait-il de nouveau, un jour ? Il lui promettait pourtant que ce n'était pas ce qu'il était en train de faire parce que jamais il ne pourrait l'abandonner... Jamais, parce qu'il l'aimait trop. A ce nouvel aveu, Jodie avait baissé les yeux. Entendre ces mots de Five lui paraissait bien trop irréel. Oui, leur futur n'allait pas être simple, mais s'ils voulaient tant se rendre heureux, il était possible, n'est-ce pas ? Il se persuadait qu'il la rendait malheureuse, mais il se trompait. Elle n'était pas heureuse de le voir prendre la fuite, mais elle savait qu'elle devait le laisser faire s'il pensait que c'était le mieux à faire. Elle n'était pas malheureuse qu'il lui ait avoué ses sentiments, simplement surprise et perdue. Mais elle n'arrivait pas à lui faire comprendre tout ça. Ils étaient aussi perdus l'un que l'autre. « Je ne suis pas malheureuse. Simplement... Il me faut du temps, oui. Mais jamais tu ne m'as rendue malheureuse, Five. Jamais. Depuis que t'es là, je suis heureuse comme jamais je ne croyais pouvoir l'être à nouveau. » Avoua-t-elle sincèrement, histoire de, peut-être, le rassurer grâce à cette vérité.

Il ne voulait pas partir, mais il ne savait pas quoi faire d'autre dans leur situation. Alors même qu'il allait mal, lui aussi, il ne pensait qu'à ne pas la rendre malheureuse, elle. Il lui donnait tout le pouvoir de décision sur ce futur qui était le leur. Il lui promettait de ne jamais l'abandonner parce qu'elle était importante à ses yeux, parce qu'elle était exceptionnelle à ses yeux - des mots qui résonnaient en elle pour les avoir déjà entendu d'une certaine façon, d'un autre homme. Puis, comme pour justifier ses aveux, selon Jodie, il avait précisé à quel point il était saoul. Un sourire amusé prit place sur ses lèvres un court instant, remplaçant le sourire sincèrement ému qui était apparu à ces derniers compliments. Jamais elle n'avait soupçonné être si importante pour lui - ou alors, il ne disait cela que parce qu'il était saoul ? « Alors ne pars pas. Pas ce soir. Je veux te savoir là, en sécurité et pas dehors, dans cet état. S'il te plaît. » Qu'il ait besoin de temps, lui aussi, elle le comprenait, mais elle craignait qu'il ne fasse une bêtise parce qu'il avait trop bu. « Et arrête. Arrête de toujours penser à ce que je ressens moi, à ce que je veux moi, à ce qui est bon pour moi. Toi aussi tu vas mal. Et c'est te voir dans cet état qui me rend malheureuse, pas tes sentiments, pas ton comportement, juste de savoir que ça va pas. » Jodie soufflait pour retrouver son calme, elle fermait les yeux un instant, avant de s'approcher, tout en gardant une certaine distance. « T'es important pour moi aussi, comme peu de personnes l'ont été avant toi. Five, putain, t'imagines pas comme je me sens mieux... Bien, même, depuis que t'es là. Tu m'as jamais rendue malheureuse, t'entends ? Jamais. Ni ce soir, ni un autre jour. Je suis heureuse quand t'es là, vraiment. » Ce qu'il avait dit changeait forcément des choses, mais ça ne changeait pas ça. « Je saurai prendre le temps dont j'ai besoin et on affrontera ça ensemble. On réussira, comme tout le reste. » Lui promettait-elle. Ils réussiraient à surmonter ces obstacles, à trouver un futur qui convenait à chacun d'eux. « Viens te coucher Five. Dors et demain, tu auras les idées plus claires. Ne sors pas dans ton état. » Souffla-t-elle en tendant la main vers lui pour qu'il renonce à son idée de sortir. « Ou laisse-moi te conduire chez quelqu'un si tu tiens vraiment à partir. » Parce qu'elle refusait qu'il ne se mette bêtement en danger et de ne pas savoir où il se trouvait.

Jodie n'avait jamais été la plus douée pour exprimer ses sentiments ou pour dire les choses, pourtant, elle avait appris avec Five. Avec lui, elle faisait cet effort, celui d'essayer de dire ce qu'elle pensait, ce qu'elle ressentait. Elle lui devait bien ça, il la rendait si heureuse. Depuis son arrivée dans cette ville, Jodie s'était trouvée affreusement seule. Elle avait quelques amis, mais elle n'arrivait pas à combler ce sentiment de solitude qui l'habitait depuis qu'elle avait perdu son frère. Five avait tout changé. Il était devenu son monde. Sa famille. Aujourd'hui, elle sentait que tout pouvait basculer. Elle sentait que leur relation pouvait exploser à tout instant et elle en était terrifiée. Depuis qu'elle l'avait rencontré, elle s'était persuadée qu'elle s'était préparée à le perdre. En réalité, elle n'était pas prête. Elle avait besoin de Five.

A cet instant, il allait mal et ça la rendait malheureuse. Elle ne supportait pas de le voir ainsi. Il continuait, malgré tout, à se préoccuper d'elle, encore et toujours. Ne pouvait-il pas penser à ce que lui ressentait ? Il disait ne pas savoir le faire et elle le comprenait. Pendant longtemps, Jodie n'avait été qu'une chose que l'on manipulait et elle s'était oubliée. « Je t'aiderai. » Autant qu'elle le pourrait, elle resterait à ses côtés pour lui apprendre à s'écouter et à apaiser ses propres douleurs. « On fera tout pour que tu ailles mieux. Tu seras heureux un jour, tu le mérites tellement. » Parce qu'elle ne supporterait pas de le voir ainsi éternellement. Five méritait d'être heureux plus que n'importe qui. Depuis leur rencontre, il était là pour elle, sans faiblir et il la protégeait. C'était quelqu'un de bien, véritablement.  

Après avoir tenté de lui expliquer comme il comptait pour elle et comme elle souhaitait le voir rester, Jodie lui avait tendu la main. Il avait trop bu et elle préférait le savoir ici, en sécurité. Après un court instant, la main de Five avait rejoint celle de Jodie. Elle voyait les larmes sur ses joues et elle entendait sa voix, mais elle ne disait rien, le laissant parler. A son tour, il lui disait comme il était bien, ici, avec elle et comme il ne voulait pas partir, en réalité. Il était épuisé et à cette annonce, Jodie n'avait pu que sourire tristement. Elle le savait, elle le voyait, elle le comprenait. Elle ne pouvait pas le guérir d'un coup de baguette magique, mais elle pouvait jurer d'être à ses côtés à chaque instant, de l'aider et de le soutenir, de faire tout ce qui était en son pouvoir pour lui. Mais, avant qu'elle ne puisse faire cette promesse, Five tenta un trait d'humour. « T'es trop susceptible, tu aurais boudé dans ton coin pour les quinze prochains jours. » Ajouta-t-elle, la voix étranglée tout comme lui, et les larmes sur les joues, mais tentant de sourire, tout de même.

A sa réflexion, Jodie baissa les yeux, consciente de cette réalité. Ils allaient devoir composer avec leurs sentiments, leurs émotions, leurs silences et leurs mal-êtres. Ça n'allait pas être simple, mais Jodie voulait croire qu'ils réussiraient à trouver un équilibre au milieu de tout ça. Five leva une main vers son visage et lui frôla la joue. Le mieux aurait sans doute été de le repousser pour éviter tout mal entendu, mais elle en était incapable. Ce fut lui, finalement, qui mit fin à cet instant en lui lâchant la main et en s'éloignant d'elle pour se débarrasser de sa veste et pour éteindre la télé. Jodie était restée dos à lui un long moment avant de se retourner et de le rejoindre. Sans réfléchir, elle l'avait serré contre elle comme s'il s'agissait de la dernière fois. « Promets-moi que tu vas faire attention à toi et que jamais tu ne disparaîtras sans m'en dire un mot. » Parce qu'il buvait trop et qu'elle avait peur pour lui, parce qu'il était moralement à bout et qu'elle avait peur pour lui, parce qu'elle craignait que la pression ne fasse qu'un jour il décide de l'abandonner et qu'elle avait peur de ne pas le supporter s'il disparaissait sans la prévenir. « Je vais aller dans ma chambre, mais je suis là, Five, si tu en ressens le besoin, d'accord ? » S'il sentait que ses forces l'abandonnaient, s'il se sentait le besoin de parler, elle était là. Elle resterait toujours là, disponible pour lui.

Jodie devait l'avouer, elle avait eu très peur. Très peur de le voir franchir cette porte pour ne jamais le voir revenir vers elle, très peur de voir leur relation se détruire après cette révélation, sans qu'ils n'aient d'abord pu en discuter ou essayer de trouver une solution à ce qui était leur problème pour le moment. Elle était tellement heureuse de le voir rester, de ne pas la fuir, finalement, qu'elle n'avait pu s'empêcher de l'enlacer. S'il devait prendre la fuite pour son bien, elle ne lui demandait qu'une chose : de ne pas partir sans lui en donner les raisons. Jamais elle ne supporterait de le voir disparaître comme un voleur, sans le moindre mot.

Jodie avait besoin de lui, c'était une évidence depuis longtemps, maintenant. Les révélations de ce soir avaient sans doute tout changer à jamais, mais elle ne se sentait pas prête pour voir leur relation évoluer ou pour le voir disparaître de sa vie. Elle aurait aimé que tout puisse redevenir comme avant, elle aurait aimé effacer cette soirée et les sentiments de Five qui compliquaient tout, mais c'était impossible. Alors, elle ne demandait que du temps. Du temps pour régler la situation ou se rendre à l'évidence : ils ne pouvaient plus se fréquenter comme ils l'avaient fait jusqu'à présent sans se rendre malheureux - et elle priait de toutes ses forces pour ne pas devoir en arriver à cette conclusion.

Lorsqu'elle avait senti les bras de Five se serrer autour d'elle après un instant d'hésitation, elle s'était sentie soulagée. Elle aimait se trouver là, dans ses bras, dans cette étreinte rassurante. Et elle aimait l'entendre lui promettre qu'il ne partirait pas sans rien dire. Au son de sa voix, elle comprenait que l'émotion le submergeait et c'était difficile à entendre pour elle. Finalement, il l'avait relâchée pour la regarder et lui rappeler une autre de ses promesses : veiller sur elle, quoi qu'il arrive. A ces mots, elle n'avait pu s'empêcher de sourire. Depuis les premiers instants, il s'était fait un devoir de veiller sur elle et elle se sentait en sécurité auprès de lui comme elle ne s'était jamais sentie auparavant. « Je te fais confiance pour essayer de les éviter. » Souffla-t-elle, dans un sourire. A défaut de pouvoir les éviter réellement, elle lui faisait confiance pour, au moins, essayer de ne pas faire n'importe quoi.  

Jodie aurait aimé rester avec lui, encore, afin de s'assurer qu'il ne disparaîtrait pas au beau milieu de la nuit, mais il était temps qu'ils prennent un peu de temps pour souffler et se reposer. Face à tant d'émotions, Jodie était épuisée et avait besoin de réfléchir à la situation. « Passe une bonne nuit Five. A demain. » Soufflait-elle en lui lançant un dernier regard, avant de lui tourner le dos, pour retourner dans sa chambre. Ce demain lui rappelait toutes les promesses qu'il venait de lui faire, il lui rappelait de ne pas fuir, d'être là lorsqu'elle se réveillerait.

Essayer de trouver le sommeil après une telle soirée relevait presque de l'impossible. Jodie avait rejoint son lit aussitôt la porte de sa chambre passée. Allongée sur le dos, les bras derrière la tête, elle avait contemplé le plafond de sa chambre, plongée dans l'obscurité, pendant des heures. Elle avait retourné le problème dans tous les sens, avant d'arriver à la conclusion qu'elle ne trouverait pas de solution. Il n'y en avait pas, tout simplement. Pas qui s'imposait à elle immédiatement et qui permettrait de résoudre tous les problèmes, sans blesser personne.

La nuit fut longue et difficile. Le sommeil de Jodie fut agité et les réveils furent fréquents. Elle s'était pourtant interdit de se lever trop tôt, histoire de laisser Five se reposer. A vrai dire, à moitié endormie, elle n'avait même pas entendu ce dernier se lever. Alors, lorsqu'elle s'était levée parce qu'elle avait jugé qu'il était suffisamment tard, elle avait senti son coeur rater un battement en ne l'apercevant plus sur le canapé. Ses yeux avaient fouillé la pièce, mais il n'était pas là. Aussitôt, elle s'était dirigée vers la salle de bain, qui était vide également. Alors, il était finalement parti ? Ses affaires étaient toujours là, pourtant. Les battements de son coeur étaient anormalement rapides, mais elle ne voulait pas céder à la panique. Brusquement, elle avait saisi son portable avant de se raviser. Avant de l'appeler, paniquée à l'idée qu'il ait fui, elle devait attendre un peu - juste au cas où.

Alors, Jodie avait attendu. Sagement installée sur une chaise de la cuisine, son visage reposait dans l'une de ses mains pendant que son autre main jouait à faire tourner son portable sur la table. Ses yeux, de temps à autre, se relevaient vers la porte, croyant avoir entendu un bruit. Le temps lui paraissait si long qu'elle avait l'impression d'attendre depuis des heures sans être capable, pour autant, de dire combien de temps elle avait attendu avant de voir cette porte s'ouvrir réellement. C'était un profond sentiment de soulagement sincère qui l'avait envahi. Elle était tellement heureuse de voir qu'il était toujours là, qu'il avait respecté sa promesse. Jodie s'était déjà imaginée tout un tas de scénarios et dans aucun d'eux, elle ne réussissait à se faire à se départ brutal de celui qui avait changé sa vie. « Salut. » Répondit-elle, soulagée de le voir passer le pas de la porte, un sourire sincère prenant place sur ses lèvres. L'inquiétude laissait place au soulagement et cela devait se lire sans mal sur son visage. Il n'avait pas rompu la promesse qu'il lui avait faite la veille au soir et rien ne comptait plus que ça à ses yeux.

Comme s'il ne s'était rien passé, il lui expliquait qu'il était parti chercher de quoi leur préparer un déjeuner et il continuait de parler, comme ils le faisaient habituellement. Jodie restait silencieuse un instant, trop peut-être, à simplement l'observer. Imaginait-il à quel point elle était heureuse et soulagée de le voir ici ? « Bacon, oeufs, café, pain... Je veux de tout. » Souffla-t-elle, trop heureuse de partager ce repas avec lui tant elle avait craint qu'il n'y en ait plus. Jodie sentait toujours le malaise, évidemment. Il évitait son regard. Elle n'était pas aussi à l'aise ou naturelle qu'habituellement, mais ils faisaient au mieux, elle en était certaine. « Très bien. » Mentit-elle, sans trop savoir pourquoi. Au moins aurait-elle pu ne pas tant exagérer. « Et toi ? » Tentait-elle, histoire d'avoir une conversation à peu près normale. « Je culpabilise toujours de te faire dormir sur ce vieux canapé, tu dois mal y dormir. » Souffla-t-elle, histoire de faire la conversation en trouvant le premier sujet qui lui venait. « Tu pourrais prendre le lit, parfois ? Ça ne me dérange pas de dormir dans le canapé, tu sais. » Puis c'était bien la moindre des choses puisqu'il était là pour elle en permanence. « Ou alors, on pourrait peut-être investir dans quelque chose de plus confortable pour toi ? » Proposait-elle, tout en l'incluant involontairement dans l'achat, confirmant indirectement ce qu'elle avait dit lors de la nuit dernière : il était ici autant chez lui qu'elle l'était, elle. « Tu veux que je t'aide ? » Jodie parlait sans presque plus s'arrêter, comme si elle avait peur qu'un blanc s'installe entre eux. Puis, rester là, assise à ne rien faire hormis le regarder risquait d'être plus gênant qu'autre chose, pour elle.  

Il était évident que toute cette situation n'était pas naturelle. Jodie ressentait bien le malaise qui s'était créé entre eux. Pour éviter de relancer un sujet potentiellement gênant pour eux, elle prétendit avec un peu trop de certitudes qu'elle avait très bien dormi. Elle exagérait, c'était une évidence. Mais Five jouait à ce même jeu. Plutôt que de répondre sérieusement, il préférait jouer et plaisanter d'avoir trop bu. Jodie souriait. Elle sentait qu'il tentait de faire comme avant les aveux de la veille et, quelque part, ça la rassurait - malgré le malaise qu'elle ressentait. « C'est une fonction censée te faire comprendre qu'il ne faut plus boire autant. » Elle imaginait sans mal qu'il n'avait pas dû se sentir en pleine forme, elle trouvait souvent qu'il buvait un peu trop et elle n'aimait pas ça, mais elle n'avait rien à lui dire, rien à lui imposer.

Tandis que Five commençait à sortir ce qu'il fallait pour préparer le petit-déjeuner royal qu'il proposait, Jodie lui expliquait qu'elle culpabilisait toujours de le laisser dormir dans ce vieux canapé inconfortable. Tout naturellement, elle lui proposait de lui prêter sa chambre de temps à autre et elle prendrait alors le canapé. Il refusait, évidemment, et Jodie levait les yeux au ciel. « C'est un endroit fait pour dormir. » Le contredisait-elle. Oui, c'était son espace personnel, mais il pouvait bien emprunter le lit une fois ou deux dans la semaine, puisque ça ne la dérangeait pas. « Tu as besoin de repos, toi aussi. » Et elle doutait qu'il puisse trouver ce dont il avait besoin dans ce canapé.

Malgré tout, la jeune femme n'insistait pas beaucoup plus, ne souhaitant surtout pas créer de nouvelles tensions. Alors, à la place, elle lui proposait son aide pour préparer le petit-déjeuner. C'était assez dérangeant pour elle de le regarder faire sans bouger le petit doigt. Mais, encore une fois, il refusait, jugeant qu'elle en faisait suffisamment. « C'est vrai, je nous réchauffe des pizzas comme personne. » Plaisanta-t-elle, toujours dans l'idée de détendre l'atmosphère. « Alors, merci. » Souffla-t-elle, malgré tout, plus sérieuse puisqu'il souhaitait s'occuper de tout et que cela lui faisait plaisir.

En un rien de temps, Five était venu remplir les assiettes et une odeur délicieusement appétissante s'en dégageait. Elle avait attrapé sa fourchette, mais avant qu'elle ne puisse commencer à manger, Five avait soufflé son prénom. Elle s'était stoppée, craignant la suite. Il était alors resté silencieux pendant un temps qui lui paraissait incroyablement long. Il était revenu s'asseoir à ses côtés, avant de reprendre, enfin. Ses premiers mots la firent ravaler difficilement sa salive. S'apprêtait-il à relancer la conversation d'hier soir ? Elle commençait à paniquer, mais son geste de la main la rassura aussitôt. Il ne faisait qu'une constatation. Néanmoins, elle ne comprenait toujours pas où il voulait en venir. Ils vivaient déjà comme des colocataires, non ? Avant qu'elle ne le questionne davantage, il avait repris de lui-même pour lui donner plus de détails. Il voulait qu'ils trouvent un appartement adapté à deux personnes, celui de Jodie étant trop petit. Elle allait le stopper et lui expliquer qu'elle aimerait, mais qu'elle n'en avait pas les moyens. Son petit salaire de serveuse suffisait déjà à peine pour payer les factures et les nourrir tous les deux, alors, plus grand... Elle n'y arriverait pas. Heureusement, il ajouta de lui-même, et aussitôt, qu'il trouverait un salaire à ramener chez eux et que, même, il avait une piste. « Il n'y a rien qui me ferait plus plaisir... » Répondit-elle en tournant les yeux vers lui. Elle serait heureuse de l'avoir officiellement comme colocataire et elle aurait moins l'impression de se servir de lui pour qu'il la protège en ne lui offrant qu'un canapé et, surtout, elle n'aurait plus aussi peur de le voir prendre la fuite, puisqu'il serait chez lui. « Chacun son espace personnel comme ça et plus personne dans le canapé. » Ajouta-t-elle pour essayer de plaisanter sur leur précédente discussion. « J'aime bien vivre avec toi, je me sens bien, alors ouais. Autant qu'on devienne officiellement les meilleurs colocataires du monde. » Même si elle craignait que cette situation, si elle devenait claire et officielle, ne rende les choses encore plus difficiles pour lui. N'aurait-il pas l'impression qu'ils officialisent autre chose ?

Puis, elle avait commencé à manger. « Mais je veux que tu me prépares ce genre de petit-déjeuner au moins une fois par semaine. » Elle mettait de fausses conditions pour oublier ses questionnements et ses craintes. « Et qu'on apprenne à cuisiner ! On ne va pas pouvoir manger éternellement des pizzas surgelées, tu sais ? » En réalité, malgré ses peurs, cette idée la réjouissait sincèrement. Elle n'arrêtait plus de sourire. Elle était heureuse. Vraiment. Il la rendait heureuse.

« Très bien, Five, plus jamais je ne critiquerai ce canapé. » Plaisanta-t-elle alors qu'il lui répondait que ce dernier était très bien s'il fallait le comparer aux autres endroits où il avait déjà dormi. Cela n'empêchait pas Jodie de culpabiliser à l'idée de le faire dormir dans un canapé quand elle profitait d'un lit plutôt confortable, mais si cela ne le dérangeait pas plus que ça, elle n'allait pas le forcer à accepter sa proposition.  

Puisque Five prétendait que Jodie en faisait déjà beaucoup, elle répliqua qu'en effet, elle était là pour réchauffer des parts de pizzas. Elle aimait l'entendre rire à ce qu'elle disait, c'était toujours une sensation agréable. Lorsque Five lui avait assuré qu'il n'y avait rien de mieux qu'un bon repas chaud, Jodie ne pouvait que confirmer. Pour avoir vécu des périodes plus que difficiles dans la vie où avoir de la nourriture était un vrai défi, un bon repas chaud - même s'il s'agissait d'une vieille pizza réchauffée - était déjà une bénédiction. « Donc, ici, on vénère le canapé et le micro-onde, si je comprends bien ? Ça en dit long sur nous, tu ne penses pas ? » Préféra-t-elle ajouter en souriant pour chasser les images de son passé. Ce n'était certainement pas le moment de penser à ça et de gâcher l'ambiance déjà difficile, même s'ils faisaient tous les deux beaucoup d'efforts.

Five lui proposa alors d'officialiser leur colocation en louant un appartement plus grand, convenant à deux personnes. Jodie ne pouvait qu'accepter, si les choses étaient bien claires et que Five ne s'imaginait pas autre chose, pour le moment. Alors, pour être bien claire, elle précisait qu'ils deviendraient alors les meilleurs colocataires du monde. Colocataires, oui, pas autre chose. Jodie était capable de lire dans ses yeux que quelque chose le chagrinait, mais, pour une fois, elle préférait l'ignorer. Elle pouvait deviner sans doute ce qui le mettait dans cet état-là, plus encore lorsqu'il répéta les mots qu'elle venait de prononcer. Jodie avait de la peine à le voir comme ça, mais que pouvait-elle faire ? Elle n'allait pas lui promettre l'impossible. Elle ne savait pas. Ses sentiments n'étaient pas clairs, tout était confus en elle puisqu'elle s'était toujours refusée à le voir autrement que comme un ami. Alors, elle préférait passer à autre chose. « Tu sais cuisiner et tu ne me fais pas profiter de tes délicieux talents ? » Ajoutait-elle, faussement déçue et outrée par une telle révélation. « C'est derrière nous, toutes ces histoires. » Aujourd'hui, ils avaient le droit à une vie normale, ou presque. Il n'y avait plus de fin du monde. Il y avait encore la famille à retrouver, peut-être. Et, en réalité, il y avait encore pas mal de problèmes à régler - le père de Five, notamment - mais ils pouvaient, au moins, se poser un peu.

Il lui proposait de cuisiner pour elle parce que ça lui faisait plaisir. Jodie souriait, à elle aussi, ça lui ferait plaisir qu'il prenne le temps de leur cuisiner quelque chose, de temps à autre. Et il lui proposait même de lui apprendre. Cette idée la ravissait. A ses derniers mots, elle avait détourné les yeux pour observer son assiette. Elle aimait l'entendre dire ça, ça ne faisait aucun doute, mais elle craignait désormais le véritable sens de chacun de ses mots ou de lui faire de la peine. Alors, elle ne répondait pas, se concentrant plutôt sur sa proposition. « Et si on commençait aujourd'hui ? Si tu m'apprenais à cuisiner quelque chose ? Ton plat préféré ? » Souffla-t-elle, entre deux bouchées de son petit-déjeuner. « Enfin, sauf si tu as autre chose de prévu aujourd'hui ? » Elle espérait que non. Après la soirée qu'ils avaient passée la veille, elle avait envie d'être près de lui et de partager un moment agréable. Apprendre à cuisiner, ça devrait leur permettre de rire un peu, non ? « Et tu pourras me cuisiner tout ce que j'aime après mes longues journées de travail. Je ne te lâcherai plus maintenant que je sais que tu cuisines, je commençais à en avoir drôlement marre des pizzas. »

Dans cet appartement, ils semblaient vouer une vénération particulière au canapé et au micro-ondes, ce qui amusait beaucoup Jodie qui s'imaginait que ce simple fait voulait dire beaucoup sur eux. « C'est vrai, on n'a pas besoin de grand-chose. » Souffla-t-elle après la conclusion de Five. Ils savaient se contenter de peu parce qu'ils avaient déjà connu une vie où ils n'avaient rien. Peut-être que c'était pour ça qu'ils s'entendaient si bien ? Maintenant qu'ils avaient connu des moments difficiles, ils attendaient les mêmes choses de l'avenir ? En partie, du moins.

Jodie n'était pas bonne cuisinière - c'était une évidence - mais Five lui avouait être bon cuisinier. Simplement, il n'y avait pas pensé. Comment ne pas y penser quand le repas de chaque jour consistait à manger des pizzas surgelées ou des plats préparés immondes ? Il fallait remédier à ça, et vite. « Oh, je me sens terriblement privilégiée. C'est un honneur. » Ajouta-t-elle après sa réflexion, en levant la tête exagérément haut et en prenant un ton exagéré avant de se mettre à sourire, incapable de garder son sérieux trop longtemps. « Ravie d'être l'exception. » Souffla-t-elle, plus sérieuse, heureuse de bénéficier d'un traitement de faveur.

Et, puisqu'ils parlaient cuisine, Jodie lui proposait de passer la journée à en faire. Après tout, Jodie ne travaillait pas aujourd'hui et si Five n'était pas occupé, c'était une façon de passer la journée à rire ensemble et d'oublier ce qu'ils s'étaient dit la veille et l'ambiance qui régnait. Il fallait que tout redevienne comme avant. Jodie ne supporterait pas que les choses changent et de perdre tout ce qu'ils étaient en train de construire ensemble. Alors, il fallait commencer les efforts tout de suite. « Le monde a besoin de toi, mais aujourd'hui, je préfère te garder pour moi, égoïstement. » Affirma-t-elle, en souriant. Parce que même s'il ne trouvait rien, même si ses recherches restaient vaines, peut-être finirait-il par trouver quelque chose ? Puis le monde, il l'avait déjà sauvé, il pouvait bien s'accorder une journée pour autre chose, non ? Alors qu'importe, cette fois-ci, elle voulait passer la journée avec lui. Elle voulait profiter de sa présence. « J'sais pas, on va commencer avec quelque chose de simple. Déjà, si tu m'apprenais à faire cuire des pâtes, ce serait un grand pas. » Parce que Jodie n'avait qu'un don : celui de mettre les plats au micro-ondes ou dans le four. « Et j'dois avoir du poulet qui traîne quelque part dans le congélateur. » Sans doute une fois où elle avait voulu se mettre à la cuisine avant d'oublier cette viande dans le congélateur, là où elle ne la massacrerait pas. « J'espère que t'es doué pour les desserts ? » Parce que là, ça l'intéressait carrément plus, évidemment. « Mais d'abord, je suppose qu'il va être nécessaire de faire des courses parce qu'y a pas grand-chose ici. » Parce que Jodie n'avait vraiment rien - hormis son pauvre poulet. « Alors, si ça te va, je finis ce délicieux petit-déjeuner et on pourra y aller ? » Parce qu'il ne fallait pas gâcher, tout de même.

« Ne me juge pas. Je n'ai jamais eu l'occasion d'apprendre. » Ou peut-être n'avait-elle jamais voulu la saisir, si elle s'était présentée un jour ? Mais faire cuire des pâtes n'avait pas été sa priorité lorsqu'elle devait protéger le monde d'entités destructrices, lorsqu'elle travaillait pour la CIA ou lorsqu'elle s'en est émancipée, prenant ainsi la fuite à travers tout le pays. Néanmoins, depuis trois ans qu'elle était ici, elle aurait largement eu le temps d'apprendre, c'était vrai. « Je peux demander à Klaus de m'apprendre alors. » Souffla-t-elle dans un haussement d'épaules, en souriant. Avec Five comme professeur, elle apprendrait vite, elle en était certaine - sauf s'il s'était moqué d'elle et qu'il n'était pas réellement doué pour cuisiner. « Méfie-toi, ou je nous prévois de quoi tenir un siège et on reste enfermés à l'appartement un mois tout entier, complètement coupé du monde extérieur, à juste manger, dormir et regarder des trucs débiles à la télé. » Le rêve, non ? Coupé du monde extérieur et de ses problèmes, à simplement profiter des moments simples que la vie leur offrait, à tous les deux, se gardant l'un et l'autre égoïstement ?

Le pauvre poulet - victime de l'abandon de Jodie au fond du congélateur - était tristement jugé par Five tandis que Jodie était surexcitée à l'idée de la journée qu'ils s'apprêtaient à passer tous les deux. Elle se surprenait rarement à être ainsi, mais puisqu'elle était heureuse, pourquoi ne pas le montrer ? - d'autant qu'elle préférait faire oublier la veille catastrophique et tout ce qui entachait son bonheur actuel, à savoir les questions et les doutes qui l'assaillaient. Jodie, sur les conseils de Five, avait donc laissé son poulet décongeler dans un coin. La jeune femme tentait alors de négocier un dessert tandis qu'elle terminait son petit-déjeuner, mais la réponse de Five la fit sourire. « Je suis toujours sage. » Et elle avait tenté d'accompagner ses mots d'un visage angélique, en vain, puisqu'elle ne pouvait s'empêcher de sourire.

Plutôt que d'essayer de le convaincre, Jodie s'était dépêchée de terminer son petit-déjeuner afin d'aller faire les courses plus vite. La table débarrassée, ils s'étaient préparés. Silencieusement - trop, en réalité, en y réfléchissant bien - Jodie était sortie de l'appartement, attendant patiemment que Five en fasse de même et ferme la porte. Jodie tentait de se convaincre qu'il ne se passait rien, mais face au silence qui perdurait et à l'air préoccupé de Five, alors qu'ils avançaient tranquillement vers le supermarché, elle n'avait pu s'empêcher de demander : « Five... J'ai dit quelque chose ? » C'était un peu maladroit d'attaquer directement comme ça, avec cette question, peut-être, mais elle ne savait pas comment lui demander les choses, moins encore après ce qui s'était passé la veille alors elle préférait aller droit au but.

Jodie appréciait ces moments. Ceux où elle passait du temps avec Five, à plaisanter. Elle les chérissait tant parce qu'elle savait qu'elle pouvait les perdre à tout moment. Elle savait que rien ne durait jamais. Elle savait qu'il pouvait finir par préférer sa famille à cette vie avec elle. Elle savait qu'il était là pour la protéger, mais que rien ne durerait éternellement. Alors elle profitait, elle gravait chaque instant dans sa mémoire comme s'il s'agissait du dernier. « Je suis sûre que lui et moi, on ferait un super bon duo de cuisinier. » Plaisanta-t-elle alors après sa réflexion à propos de Klaus. « C'est vrai que séquestrer quelqu'un avec ce pouvoir, c'est... pas pratique. » Rétorqua-t-elle en souriant. Il avait l'occasion de prendre la fuite à chaque instant, dès qu'il le voulait, donc mieux valait se montrer convaincante tout simplement pour l'obliger à rester.  

Ils se préparaient enfin pour aller faire ces fameuses courses qui leur permettraient de cuisiner quelque chose, tous les deux. Si Jodie s'était imaginée que les choses allaient mieux - ou qu'ils étaient suffisamment bons comédiens pour s'en persuader et persuader l'autre - il était évident, au comportement de Five, que quelque chose n'allait pas. Le pourquoi était plutôt évident, mais elle n'avait pas pu s'empêcher de lui poser la question, de s'interroger, de se demander si elle avait dit ou fait quelque chose de mal. Sa réponse, Jodie s'y attendait en réalité, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de la craindre. Evidemment qu'il n'avait pas pu tout oublier de la veille. Evidemment que les choses prendraient du temps. Sauf que Jodie avait peur. Peur de le voir partir. Peur de le voir prendre la fuite. Peur que tout cela ne soit trop difficile à supporter pour lui. Elle aimerait tellement tout lui donner pour qu'il ne souffre pas et pour qu'il soit heureux, mais elle avait besoin de temps. Pour digérer ce qu'elle avait appris, pour découvrir ses propres sentiments et les comprendre.

Jodie était restée silencieuse un instant, le regard fixé au sol. « On n'aurait peut-être pas dû faire ça... » Dit-elle en désignant leur route vers le supermarché. « C'était peut-être une mauvaise idée, on aurait peut-être dû se donner un peu de temps avant de... » Elle poussait un soupir, elle-même ne savait pas où elle voulait en venir. « j'sais pas, de passer tant de temps ensemble. » Un nouveau soupir. C'était beaucoup trop compliqué comme situation. « Tu seras capable d'attendre ? » Qu'elle soit prête à discuter, qu'elle soit prête à accepter de prendre une décision, qu'importe laquelle. Après tout, elle ne pouvait pas dire si c'était une question de jours ou de semaines et combien de temps serait-il capable d'attendre sans finir par lui en vouloir ?