[terminé] With luck, it might even snow for us [Alana]

Les festivités de Noël n'avaient eu un véritable attrait pour Alana qu'auprès de sa famille. Sa famille d'enfance, constituée principalement de ses parents. Et, la plus importante d'entre toutes, sa famille de femme : celle qu'elle s'était fondée avec Margot et Morgan. Ses Noëls les plus heureux avaient été en leur compagnie. En ces temps de fêtes, après la naissance de Morgan et l'emménagement des deux femmes, les plus simples des gestes et des présents avaient été sources d'un bonheur indescriptible.

C'était par nostalgie, et pour ravir son fils, qu'Alana avait décidé de quitter la sécurité relative de son appartement pour emmener Morgan profiter de cette période qu'il appréciait tant, et d'autant plus à mesure que l'on approchait du temps où le "Père Noël" lui livrerait ses cadeaux.

Il avait insisté pour apporter sa contribution au sapin. Ce qu'elle avait accepté volontiers, ne pouvant lui refuser ce plaisir. Mais, alors qu'ils se dirigeaient lentement vers leur destination, Morgan s'était arrêté de multiples fois pour admirer les décorations et la neige artificielle. Enfin, il insista une nouvelle fois pour faire son propre bonhomme de neige, inspiré par ceux qui s'accumulaient autour d'eux. Là encore, Alana n'avait pas su résister et avait accepté.

Elle le regardait donc faire, patiemment, l'aidant de temps à autres lorsqu'il sollicitait son attention. Très rapidement, elle se perdit dans des rêveries mélancoliques, qui lui faisaient revivre cet autre temps où elle avait goûté au bonheur d'une vie de famille...

Cette voix féminine, qui se fraya un chemin dans ses rêveries pour la ramener doucement mais sûrement à la réalité, elle crut la rêver, elle aussi. Mais, en se tournant vers la source de cette voix familière, la sensation caractéristique qu'elle ressentait chaque fois qu'elle posait les yeux sur Margot lui indiqua qu'elle était bel et bien ancrée dans l'instant présent.

La coïncidence qu'elles se croisent en cet endroit, en cet instant était ironique, mais pas plus que celle qui avait voulu qu'Alana aperçoive un jour son épouse au loin après plus de deux ans d'absence.

Comme chaque fois, la beauté sans pareille de Margot lui coupa le souffle. Sa remarque au sujet de son fils... De leur fils la rendit muette le temps de quelques inspirations durant lesquelles elle s'imposa de ne pas flancher. Au lieu de répondre immédiatement, elle esquissa un sourire troublé et reporta son attention sur le garçon, qu'elle invita avec douceur à les rejoindre. Elle l'attira contre ses jambes et referma un bras sur lui, non pas en signe de défiance mais parce qu'elle était en quête silencieuse de soutien. C'était là l'épreuve la plus difficile de toutes, être témoin de la réunion entre une mère et un fils qui ne se reconnaissaient pas.

- Je vous présente Morgan.

Ton fils, voulut-elle lui dire. Mais c'était trop tôt pour cela.

Elle baissa de nouveau les yeux sur Morgan, qui la regardait de cet air interrogateur qu'avaient les enfants lorsqu'ils ne comprenaient pas la retenue des adultes.

- Dis bonjour à Margot, lui souffla-t-elle en le couvant d'un regard tendre.

Le garçon s'exécuta timidement et, presqu'aussitôt, voulut s'extirper de l'étreinte de sa mère pour retourner jouer dans la neige artificielle. Elle en fut soulagée. Elle lui avait parlé, de nombreuses fois, de son autre mère. Fort heureusement, il ne semblait pas - pas encore - faire le rapprochement entre la femme décrite par la brune et celle qui leur faisait face.

Alana en profita pour relever les yeux vers Margot et la fixer avec attention. Un léger sourire, presque timide lui aussi, rajeunit son visage avant qu'elle ne trouve l'audace de proposer calmement :

- Nous nous apprêtions à participer à la décoration de sapin. Voulez-vous vous joindre à nous ?

C'était une proposition impulsive que celle qu'elle venait de lui faire. Mais il était trop tard pour retirer cette proposition, et Alana n'avait, de toute manière, pas envie de renoncer à cette idée. Sa raison était bien assez mise à contribution dans son quotidien. Aussi, lorsqu'elle se retrouvait avec son fils et avec Margot, même si celle-ci ne se souvenait pas d'eux, son cœur prenait le relai. Et son cœur se consumait d'envie de retrouver, ne serait-ce qu'un temps, la magie et la sérénité qu'elle ne connaissait qu'auprès d'eux.

Ce qui ne l'empêcha pas de craindre que Margot refuse. Elle aurait eu bien des raisons de le faire, après tout. De son point de vue, Alana n'était qu'une étrangère qui avait eu l'audace de l'aborder et de lui parler avec trop de franchise sans doute de son passé. Mais, à sa grande surprise, elle ne déclina pas l'invitation. Le fait qu'elle demande l'avis de Morgan la fit sourire avec émotion. Même amnésique, elle accordait autant d'importance au bien-être de leur fils qu'auparavant. C'était une pensée réconfortante.

Elle prit la main de Morgan pendant qu'ils se dirigeaient vers le stand. Elle le savait énergique, et ne voulait pas courir le risque de le perdre dans une telle foule. Pas alors que tant de personnes malveillantes pouvaient s'y trouver. Le court trajet se déroula en silence, mais ce n'était pas l'un de ces silences tendus et gênants qui pouvaient rendre une compagnie pesante. C'était, pour elle, un silence familier. Certains instants se passaient de mots pour être appréciés.

Alana céda et lâcha la main de Morgan quand celui-ci voulut se ruer sur les décorations. Elle continua cependant de le suivre du regard, restant vigilante. La question de Margot, dans ces circonstances, lui coupa le souffle. L'espace d'un instant, la situation avait réussi à lui faire oublier tout ce que Margot ignorait toujours. Néanmoins, la réponse était simple et elle l'exprima avec fermeté :

- Il n'a pas de père.

Elle eut conscience de l'étrangeté de ses propos et, dans un soupir, précisa :

- Il n'a qu'un géniteur.

Et le terme était encore trop cordial pour désigner le rôle de Mason dans cette histoire. Morgan était leur fils, à elle et Margot. Mason n'avait été que le donneur de sperme, et au moment de prélever celui-ci, Alana ne l'avait pas mieux considéré que comme l'un de ces porcs qui faisaient sa fortune et dont il était si fier.

Un mince sourire releva le coin de ses lèvres. Morgan continuait de s'extasier sur les décorations les plus brillantes, et Alana se préparait mentalement à lui expliquer qu'acheter tout le stand n'était pas une éventualité envisageable. Elle reprit la conversation, avec plus de douceur :

- Ici, c'est juste lui et moi.

Pour l'instant.

L'affirmation de Margot fit franchement sourire Alana. Elle eut envie de l'embrasser pour cette seule affirmation. Elle songea combien ce serait plaisant, pour Margot, de savoir à quel point elle avait raison. Mais aussitôt, la certitude qu'il valait mieux attendre pour une telle révélation s'imposa à son esprit et lui fit retrouver son sérieux.

Du coin de l'œil, elle continuait d'observer Margot et la moindre de ses réactions, en quête du moindre indice concernant son état émotionnel et psychique. Elle constata que son interlocutrice portait naturellement son regard sur Morgan. A vrai dire, elle le surveillait au moins autant qu'elle-même restait vigilante à propos des déplacements de leur fils.

Alana était certaine que, ne serait-ce qu'intuitivement, Margot ressentait pour Morgan une forme d'élan maternel. Elle n'aurait su dire si cela lui venait de son désir profond d'avoir un enfant ou bien d'un début de souvenirs qui daignaient remonter à la surface de sa conscience. Mais peu important, pour l'heure, de quelle option il s'agissait. Le fait que Margot s'intéresse aussi à Morgan la réjouissait.

L'analyse silencieuse qu'elle continuait de faire de ses expressions, de son langage corporel l'informèrent par avance de la question que s'apprêtait à poser son interlocutrice. Quand l'interrogation vint, Alana se contenta donc d'esquisser un sourire. L'affirmation qu'elle s'apprêtait à prononcer lui était d'un grand réconfort.

- Oui, vous le connaissez.

Elle s'humecta les lèvres, réflexe qu'elle avait quand elle était plongée dans ses réflexions. La psychiatre qu'elle était ne pouvait s'empêcher de voir en cette interrogation une excellente nouvelle. Margot semblait lentement, mais sûrement accepter la possibilité qu'elle ne soit pas en pleine possession de sa mémoire. L'épouse et mère qu'elle était lui sommaient de persister et de s'intéresser plus en détails à cette brèche offerte par Margot.

Tout en faisant son possible pour estomper l'espoir audible dans sa voix, elle l'interrogea avec douceur :

- Si vous me posez cette question, je ne pense pas me tromper en affirmant que vous avez l'impression de l'avoir déjà rencontré. Cette impression s'accompagne-t-elle de réminiscences ? Ou de sensations, peut-être ?

Elle supposait qu'il était encore trop tôt pour parler de souvenirs et se résignait donc à rechercher des concepts plus vagues qui auraient pu saisir Margot au moment de poser les yeux sur leur fils, tout en ayant fermement l'intention de se servir de ces rappels abstraits de l'ancienne vie de son interlocutrice pour lui permettre de vaincre son amnésie.

La remarque de Margot était juste, et fit sourire Alana. Elle fut soulagée de ne pas repérer de reproche dans le ton de sa voix. Et elle fut charmée par ce fin sourire qui égayait le visage de son interlocutrice.

- Veuillez me pardonner. Déformation professionnelle, en effet.

Pas uniquement, bien sûr. Elle souhaitait également lui offrir une oreille attentive. Ses paroles étaient avant tout un prétexte pour que Margot se sente suffisamment comprise pour oser se confier davantage.

- Mais vous concernant, mon approche n'est pas désintéressée, admit-elle dans un souffle.

C'était de la vulnérabilité, qu'elle lui offrait, par cet aveu. Une manière pour elle de se faire pardonner. Il était simple, pour elle, d'analyser les paroles de Margot. De vouloir décortiquer ce qu'il restait de ses souvenirs dans l'espoir de retrouver son épouse. Mais Margot, elle, n'avait pas accès à tout cela. Et il était nécessaire d'instaurer une forme d'égalité entre elles. Autant que possible, car bien malgré elle, le souvenir qu'elle avait de leur vie commune influencerait toujours son comportement avec elle.

Alana aurait pu donner exactement la même description que Margot au sujet des sensations que lui inspirait Morgan. La précision qui suivit cette description lui coupa le souffle. Elle s'était doutée que la rencontre avec Morgan provoquerait quelque chose chez son interlocutrice. Elle était sa mère, après tout, et il avait été si désiré que c'était bien naturel que son cœur et son esprit s'animent pour lui. Mais... Cette chaleur... Pour elle ? C'était plus surprenant.

Cet aveu-là lui rendait le choix de l'impassibilité impossible à maintenir.

Par faiblesse, mais avec tendresse et lenteur, elle se permit de poser la main sur la joue de Margot. Elle frôla sa peau, d'abord, avant d'oser caresser délicatement la courbure de sa mâchoire. Son pouce survola la lèvre inférieure de la jeune femme. Son regard était figé, porté sur ces lèvres desquelles il lui était de plus en plus difficile d'être séparée. Elle voulut franchir la distance qui séparait leurs visages. Elle voulut mettre fin à cette attente cruelle et douloureuse qui les obligeait à la séparation.

Mais elle n'en avait aucun droit.

Elle expira par le nez, longuement. Puis elle se força à reculer d'un pas, baissa la main. Evita son regard.

- Pardonnez-moi, Margot. J'ignore ce qui m'a pris.

Mensonge que cela. Elle connaissait très bien la nature de cet élan qui l'avait portée et avait imploré son corps d'agir. Hélas, il ne s'agissait plus uniquement que de leurs corps et de leur coeur, concernant leur relation.

Ses yeux s'étaient obstinément portés sur Morgan. Elle constata qu'il était absorbé dans une discussion visiblement passionnée, avec un autre garçon de son âge. Elle devina que c'était au sujet des décorations du sapin, si elle se fiait à la façon qu'avaient l'un et l'autre d'exhiber leurs trouvailles. Cette vision la fit sourire discrètement. Il n'avait, fort heureusement, pas conscience de ce qui se jouait à quelques mètres de là, entre les deux femmes. Entre ses deux mères. Même si elle devinait qu'il avait intuitivement compris qu'elles devaient avoir une conversation à la manière qu'il avait de leur adresser régulièrement des œillades curieuses. Fort heureusement, il n'avait pas assisté à cette démonstration de tendresse de la part d'Alana. Elle n'aurait pas su comment la justifier auprès de leur fils sans trop en dévoiler.

Elle se demanda comment Margot aurait réagi, si Morgan l'avait reconnue. Elle lui avait confié avoir au sujet de leur garçon des sentiments puissants et impérieux. Aurait-elle été facilement persuadée ?

Sa réflexion prit fin suite à la question de Margot, qui la fit se tendre bien malgré elle. Elle avait perçu la manière dont son interlocutrice l'observait alors qu'elle fuyait lâchement son regard. Cette réaction ne la surprit donc pas, malgré la soudaineté de ces propos.

Un rire bref et sans joie s'échappa d'entre les lèvres peintes de pourpre d'Alana. Une liaison. Le terme était si pauvre en comparaison de ce qu'elles avaient vécu.

- Une liaison... Et bien au-delà.

Son regard retrouva ce chemin familier qui le menait à croiser celui de Margot. Elle se perdit dans la contemplation de ces yeux attentifs, dont la couleur teintait chacun de ses songes. Naturellement, instinctivement, son pouce fit tourner l'alliance qu'elle continuait de porter. C'était le geste qu'elle avait adopté inconsciemment chaque fois qu'elle était en quête de réconfort.

Elle serra le poing. Ses ongles se plantèrent dans la paume de sa main. Elle accueillit cette douleur avec soulagement. C'était une douleur suffisamment distrayante pour l'empêcher de prononcer les mots qui lui brûlaient les lèvres. Ceux qui étaient bien trop intimes, trop sincères, pour qu'elle les prononce ainsi, dans la confusion de ces festivités de Noël et surtout, sans savoir comment ils seraient accueillis par celle qui lui faisait face.

La douceur employée par Margot, ce changement de ton et de forme pour lui adresser la parole... Alana succomba, le temps de quelques fractions de secondes, à la tentation d'imaginer qu'elles étaient revenues à cet autre temps où la mémoire de l'une comme de l'autre était intacte. Qu'elles n'étaient non pas deux femmes qui apprenaient de nouveau à se connaître mais deux épouses, deux mères qui emmenaient leur fils décorer un sapin de Noël avec son bonheur pour seule préoccupation.

Comment résister à une telle douceur ?

- Du temps où je travaillais pour ton frère, j'ai passé de nombreuses heures dans votre domaine. C'est là que nous nous sommes rapprochées, et que nous sommes devenues amantes.

Elle inspira, longuement, puis continua en baissant la voix :

- Je ne t'ai pas tout dit au sujet de la mort de ton frère.

Elle se méfiait des oreilles indiscrètes. Plus encore, les enfants étaient nombreux autour d'elles. Elle ne voulait pas que ses propos leur parviennent. Elle avait toujours à cœur de préserver les âmes innocentes. Mais elle devait la vérité à Margot désormais, aussi elle ne perdit pas davantage de temps et lui résuma la situation du mieux possible :

- Puisqu'il était défiguré, il a voulu un nouveau visage. Pour cela, il a choisi Will Graham. Mais pour une telle chirurgie... Il a dû être endormi. Nous en avons profité, toi et moi, pour libérer Hannibal sous condition qu'il sauve Will. Et entretemps, il nous a également aidé à extraire de Mason ce qu'il te devait. Le moyen de concevoir un bébé Verger.

Son regard chercha naturellement Morgan.

- Morgan est mon fils... Et le tien, révéla-t-elle finalement avec chaleur.

C'était mal, d'un point de vue déontologique. En lui révélant la vérité, elle suggérait également une interprétation que son conscient devait prendre. Prononcer ces mots, c'était l'influencer. Elle pouvait bien avoir les meilleures intentions, ce n'était pas un fait qu'elle pouvait occulter. Mais... Alana était lassée de prétendre. Elle étouffait suffisamment ses émotions, au quotidien. Elle s'était fait un devoir de rester imperturbable, hormis auprès de sa famille. Et sa famille... C'était Morgan, bien sûr. Mais c'était Margot, surtout.

Son regard perçant contemplait le visage de Margot pour tenter d'y déceler ses réactions. Sans la lâcher du regard, elle prit sa main gauche dans la sienne et, du bout de l'index, caressa doucement l'espace vide mais qui avait autrefois accueilli une alliance de son annulaire. L'absence de la bague qui les avait officiellement unies lui serra le cœur. Mais ce n'était pas le plus important.

- Nous sommes... Etions mariées.  

C'était le bon moment, elle en était certaine désormais. L'émotion qu'elle déchiffra chez Margot au moment de lui apprendre la vérité, de lui révéler ce qu'elle est pour Morgan, ce qu'elle est pour elle, est trop sincère pour qu'Alana regrette sa décision. Elle savoura la douceur qu'elle percevait chez son interlocutrice, savoura ce qu'elle reconnaissait d'amour maternel chez elle au moment pour sa femme de reporter son attention sur Morgan.

Margot était désolée. Alana, elle, eut ce même sourire sans joie qu'elle offrait machinalement depuis quelques années. Mais sa voix était chaude quand elle répondit, d'un ton chargé de la tension de tout l'amour qu'elle éprouvait pour son interlocutrice :

- Ne sois pas désolée de ce que tu ne peux contrôler. Tu n'y es pour rien.

De cela, elle était convaincue. Aucune once de sa rancoeur n'était portée contre Margot. Elle tourna son regard vers Morgan, elle aussi. Puis, parce que cela lui tenait à coeur qu'elle le sache, l'informa :

- Il ne t'a pas reconnue car je n'ai pas de photographies de toi, mais il te connait. Il ne se passe pas un jour sans que je ne lui parle de toi. C'est important... Pour lui, et pour moi, qu'il sache qui est son autre mère.

Elle s'humecta les lèvres. Elle prit quelques secondes pour se donner contenance et ne pas laisser ses émotions déborder afin de ne pas alerter leur fils, qui n'avait pas besoin de voir sa mère en pleurs sans pouvoir en comprendre les raisons. Enfin, elle reprit la parole avec douceur :

- La décision t'appartient quant au fait de lui dire qui tu es pour lui.

A présent que les choses étaient de nouveau officielles et qu'elle n'avait plus de secret d'une telle ampleur à garder, elle se sentait plus légère. Mais elle n'en restait pas moins consciente de la complexité de la situation, et plus encore de la difficulté possible que pourrait avoir Margot à assimiler pleinement ce nouveau rôle qu'elle avait oublié avoir.

- Et concernant tes souvenirs... Je t'aiderai à les retrouver, si tu m'y autorises. Là encore, la décision t'appartient.

La décision de Margot était la plus judicieuse, mais elle ne manqua néanmoins pas de briser le cœur d'Alana. La douleur qu'elle percevait dans le ton, dans l'attitude de Margot, elle l'absorba comme s'il s'agissait de la sienne.

Le baiser déposé sur ses lèvres était d'une saveur familière et réconfortante qui lui fit clore les yeux et délaisser son précieux contrôle, l'espace d'un instant. Ce court répit lui permit de savourer l'illusion qu'elles étaient de nouveau plongées dans cette existence qu'elles partageaient quelques années plus tôt. Alana était certaine que c'était l'amour qu'elle éprouvait pour Margot, et pour leur fils, qui lui avait permis de survivre autant de temps. Et qui lui avait donné la volonté nécessaire à continuer de lutter malgré les obstacles de taille qui se dressaient contre elle lorsqu'il s'agissait de ne serait-ce que caresser l'espoir d'un début de bonheur.

Ce baiser était salvateur pour l'équilibre de son esprit. Mais la séparation de leurs lèvres n'en fut que plus douloureuse. Alana apprécia cependant ce sentiment dont la chaleur se répandit dans l'entièreté de son corps. Ses membres se détendirent doucement, sa posture devint moins rigide. Elle couva la femme qui lui faisait face d'un regard tendre.

- Je te raconterai tout. Tout ce que tu veux savoir.

Elle voulut l'embrasser à nouveau. Ce contact lui avait tant manqué, qu'elle en éprouvait désormais un mal presque physique à ne pouvoir le faire autant qu'elle le souhaiterait.

- Et si ça ne suffit pas... J'ai d'autres méthodes. L'hypnose, notamment. Tu pourras venir à mon cabinet ou chez moi et... Et ensemble, nous essaierons d'accéder à ton inconscient et aux souvenirs qu'il renferme.

Pour cela, il allait falloir, très vraisemblablement, des sessions régulières. Ce qui n'était pas prudent tant que Mason était dans les parages, mais c'était une affaire urgente. L'heure n'était plus à la prudence excessive, l'heure était à l'action. Et plus Margot serait en possession de ses souvenirs, plus elle serait puissante et capable de résister à son frère. C'était du moins ce qu'Alana espérait.

Alana hocha la tête suite aux préoccupations de Margot concernant les doutes de son frère. Connaissant cette enflure, il aurait en effet les moyens de surveiller les faits et gestes de sa soeur.

Elle lui tendit sa carte de visite, au dos de laquelle se trouvait l'adresse du lieu où elle exerçait, ainsi que son numéro professionnel.

- Ce sera moins flagrant si tu viens me voir au cabinet. Nous y serons en paix, et de nombreux autres médecins exercent dans ce bâtiment.

Inconsciemment, elle s'humecta les lèvres. Puis, d'une voix teintée de cynisme satisfait, elle précisa :

- Si tout se passe comme je l'espère, Mason ne sera bientôt plus un obstacle.

Sa voix baissa.

- D'ici quelques jours, je pourrai te donner ce qu'il faut pour... Résoudre tous les problèmes de ton frère, euphémisa-t-elle, consciente que des oreilles indiscrètes pouvaient circuler autour d'elles en toutes circonstances.

Morgan s'était lassé d'attendre et se dirigeait désormais vers les deux femmes, sa décoration à la main. Alana se redressa vivement, puis s'avança avant que l'on puisse le qualifier de voleur et se hâta de payer pour l'objet, avant de prendre la main libre du garçon et de l'entraîner à l'écart pour rejoindre Margot.

En présence de Morgan, elles ne pouvaient se permettre d'aborder des sujets aussi sérieux que ceux qui avaient accaparé leur attention jusque-là. Alana adressa à Margot un sourire désolé avant de suggérer avec douceur :

- Veux-tu rester un peu avec nous ? Je connais un petit garçon qui voudra placer sa décoration le plus haut possible et nous aurons bien besoin de deux paires de bras pour le porter, plaisanta-t-elle en baissant les yeux sur leur fils dans un léger rire.

Au-delà de cette excuse évidente pour profiter un peu plus longuement de la présence de Margot, c'était bien évidemment un désir plus égoïste de retrouver un semblant de normalité dans leur dynamique à trois qui animait Alana. En cet instant, en plein coeur de ces animations de Noël, elle ne s'était jamais sentie aussi proche de retrouver la vie de famille qu'ils avaient autrefois.

Le fait que Margot demande la permission à Morgan faillit lui faire monter les larmes aux yeux, tant cette interaction douce était émouvante. Cela rendait pénible la tâche de se souvenir qu'ils ne pouvaient pas encore être réunis pour de bon. Car, malgré les difficultés, Alana aurait supporté encore des dizaines d'années de souffrance pour obtenir la certitude que cet instant précis puisse s'éterniser, ou rester ancré dans le temps, tel un refuge spatio-temporel dans lequel elle pourrait retourner à loisir. A défaut de cela, elle veillait déjà à mémoriser chaque détail.

Alana resta à quelques pas de distance, s'effaçant légèrement pour leur permettre de profiter de cet instant à deux. L'excuse qu'elle venait de donner n'était qu'une piètre justification au fait que Margot reste. Son épouse était amplement capable de porter Morgan toute seule. Mais elle tenait à ce qu'ils puissent partager cet instant, tous les deux. Ce serait, elle l'espérait, un bon souvenir pour Margot, qui lui permettrait d'affronter tous les mauvais souvenirs qu'elle avait accumulé jusque-là. Et pour Morgan, même s'il n'en avait pas encore conscience, c'était également un souvenir qui serait précieux pour lui, plus tard.

La réflexion de son épouse au sujet de leur fils lui laissa un sentiment qui n'était ni gai, ni triste, mais une sorte d'entredeux. La réunion de la mère et du fils était une étape importante. Mais les obstacles qui les séparaient encore en faisaient un événement aux allures de tragédie.

- Il a six ans, se permit-elle de préciser doucement tout en glissant une main dans les cheveux du garçon dans une caresse affectueuse.

Près de trois années où Margot ne l'avait pas vu grandir. Mais pour ce qui était des trois années restantes, Alana comptait bien l'aider à s'en rappeler. Peut-être alors, la douleur qu'elle décelait chez elle s'atténuerait un peu.

Morgan venait de déposer sa décoration, et il contemplait l'effet de celle-ci avec une fierté qui fit naître un petit rire attendri chez la brune. Elle voulait leur permettre de tout vivre ensemble. Et de découvrir les joies de ce monde. Margot en avait été si longuement privée... Et Alana aurait tout sacrifié pour leur permettre à tous deux de connaître indéfiniment de tels instants de bonheur simple.

Certaines possédaient une beauté presque surréelle. Un charme indéfinissable qui captivait le regard et estomaquait quiconque s'attardait pour contempler ces personnes. Margot possédait ce charme. Alana lui avait toujours trouvé une beauté envoûtante, dès l'instant où elles s'étaient rencontrées.

Emue et hypnotisée par la douceur amère du moment, Alana observait Margot et Morgan. Elle aurait aimé immortaliser l'instant. Et elle aurait surtout aimé leur permettre, à tous les deux, de vivre encore et encore de pareils instants. Sur les traits de l'autre femme, elle percevait des micro-expressions qui lui faisaient deviner la nature de ses pensées. Ce ne pouvait qu'être douloureux que de découvrir que l'on était mère du jour au lendemain. Et ce ne pouvait qu'être davantage douloureux que de découvrir pareille chose sans pouvoir retrouver son ancienne existence et profiter pleinement de ces retrouvailles.

La question de Margot la fit sortir de sa contemplation. Elle eut un battement de cils, cessa de s'imprégner de cet instant de douceur maternelle et s'ancra dans la réalité.

- Je le confie à un homme qui s'appelle Sam. Il a une petite fille, avec laquelle Morgan peut jouer et... Il sait très bien se défendre et donc, défendre notre fils si besoin. C'était mon critère principal.

Elle passa délicatement la main dans les cheveux de Morgan, incapable de se passer de leur proximité.

- Certains des habitants de cette ville possèdent des capacités... Extraordinaires, pour ne pas employer d'autres termes qui défieraient le bon sens tel qu'on le connaît. Sam fait partie de ces personnes.

Elle eut une ébauche de sourire cynique.

- J'entends parfois des récits qui me font relativiser la dangerosité de ton frère et d'Hannibal. Même si les concernant, leur monstruosité n'en est que d'autant plus flagrante. Mais ils sont aussi humains que toi et moi, ce qui les rend plus facile à maîtriser et abattre.

Sa main quitta le cuir chevelu de Morgan pour s'attarder sur l'avant-bras de Margot en une caresse délicate.

- Selon toi, de combien de temps disposes-tu avant de devoir rentrer ? souffla-t-elle en croisant son regard.

Alana esquissa un sourire. La répartie de Margot lui avait terriblement manqué. De même que son franc-parler. En effet, le terme "humain" s'appliquait difficilement à Mason et à Hannibal. Ce dernier échappait d'ailleurs à toute catégorisation. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé.

- En effet. J'ai longuement tenté de trouver un qualificatif approprié, mais c'est hélas resté un échec.

Idéalement, à la fois Mason et Hannibal ne vivraient pas suffisamment longtemps pour qu'elles aient le besoin de s'attarder plus longuement sur la question. Mais c'était un idéal un peu trop ambitieux pour le moment. La priorité, c'était Mason. Le cas d'Hannibal et de cette maudite promesse était un sujet de préoccupation qu'elle gardait pour la suite.

Margot voulait les coordonnées de Sam, et c'était une réaction qui plaisait à Alana. Cette dernière avait redouté que l'amnésie de Margot soit si forte qu'elle ait complètement inhibé l'amour qu'elle portait à Morgan. La savoir préoccupée était bon signe. Margot voulait protéger son fils et s'assurer de sa sûreté. Ce qui signifiait que même si Alana venait à perdre la vie, son épouse prendrait soin de leur garçon.

- Naturellement. Il faut juste que je trouve de quoi noter...

Elle fouilla dans son sac à main et en sortit un carnet dont elle déchira une page, ainsi qu'un stylo. Elle nota à la fois le numéro de portable de Sam et son adresse, puis tendit le papier à Margot et rangea les objets dans son sac.

- Voilà. Je l'avertirai, si tu le veux bien. Afin qu'il ne soit pas surpris si tu le contactes un jour. Et surtout qu'il ne soit pas méfiant.

Une heure pour s'attarder. C'était peu, mais chaque minute était précieuse, dans ce contexte. Alana eut un sourire plus hésitant, uniquement dû à la possibilité d'un refus concernant sa prochaine proposition.

- Est-ce que venir à mon appartement te tenterait ? Si ce n'est pas trop risqué, bien sûr. J'ai supposé que tu aimerais voir la chambre de Morgan.

Et peut-être aussi lui proposait-elle cela pour obtenir l'illusion, le temps de quelques minutes, que leur famille était véritablement réunie. Pour obtenir ces images de Margot, chez elle, comme avant. Des images qu'Alana conserverait comme le plus précieux des souvenirs si elle obtenait ce bonheur éphémère.