(terminé) Escape from the devil [Alana]

Escape from the devil

feat. Alana

« Tu devrais prendre plus grand soin de tes affaires, Margot », avait lancé la voix trop doucereuse pour être honnête de Mason alors que la jeune femme quittait la salle de bains attenante à sa chambre.

Assis sur son lit, l’air parfaitement détendu, seul son regard sévère, pour ne pas dire assassin, témoignait en cet instant de la rage puissante, de la violence qui l’habitait à ce moment précis… Margot n’a pas réellement le temps de comprendre, elle aperçoit seulement le portable entre les mains de son frère et son cœur se serre douloureusement. Elle est pourtant, en temps normal, d’une prudence proverbiale, et depuis qu’elle a retrouvé Alana, elle l’est encore davantage.

Mais un simple instant de distraction, la conviction que Mason ne rentrerait que quelques heures plus tard, avaient manifestement suffi. Son portable, négligemment abandonné sur sa table de nuit, avait été déverrouillé avec une facilité déconcertante. Margot n’eut pas vraiment le temps de s’interroger sur la manière dont il s’y était pris, l’instant d’après, Mason se relevait et fondait sur elle pour agripper ses cheveux mouillés et l’attirer en arrière. Sa tête vint cogner douloureusement contre le mur. Une fois, deux fois, trois fois, sous les assauts de son frère, indifférents à ses hurlements toujours plus stridents.

Elle avait dû attendre qu’il se lasse. Cela lui sembla durer une éternité. Quelques minutes d’un supplice qui avaient l’apparence de longues heures. Enfin abandonnée à sa douleur, Mason verrouillant la porte derrière elle, Margot, tremblante, paniquée, considère son visage tuméfié dans le miroir accroché au mur. Elle écoperait très certainement d’un œil au beurre noir, et sa lèvre était fendue. C’est tout ce qu’elle parvenait à distinguer à travers le voile de ses larmes. Elle devait s’en aller… Elle devait prévenir Alana.

Elle parvint à s’enfuir, encore débraillée, mal en point, mais déterminée à retrouver son épouse aussi vite que possible… Elle sait que ce n’est pas prudent, elle sait que Mason pourrait la suivre et qu’elle mettrait non seulement Alana, mais aussi Morgan en danger… Seulement, elle a bien trop besoin de les voir. Et dans tous les cas, il faut bien qu’elle les prévienne. Mason a pris son portable. Elle n’a pas le choix. Elle jette des regards constants dans son dos pour s’assurer néanmoins qu’elle n’est pas suivie, tandis qu’elle fait chemin aussi vite qu’elle le peut jusque chez Alana. Elle sonne à plusieurs reprises, encore fébrile.

Quand Alana lui ouvre, elle se précipite dans ses bras et fond d’office en larmes. Ça n’avait pas été son intention. Elle avait voulu trouver son épouse, et lui expliquer calmement la situation, mais la panique, la douleur, toutes ces émotions venues se bousculer en même temps dans un esprit fragile ne réclament plus rien d’autre que le réconfort que seule Alana est en mesure de lui apporter.

Escape from the devil

La réponse reçue à ses SMS, qu'elle avait si sottement, si impulsivement envoyés, l'avaient plongée dans un état d'angoisse tel qu'elle avait peiné à décrocher son regard du téléphone, dans l'espoir de recevoir non pas une réponse de Mason - ce ne pouvait qu'être lui -, mais de Margot. Elle craignit plus que toute autre fois, ce soir-là, d'apprendre la mort de son épouse dès le lendemain. Ce qu'elle avait pu être stupide...

En entendant la sonnette à plusieurs reprises, elle s'attendait à ce que ce soit non pas Margot, mais son frère qui fasse irruption dans son appartement. Elle avait donc soigneusement refermé la porte de la chambre de Morgan, qui dormait depuis quelques heures déjà. Puis elle s'était précipitée pour vérifier l'identité du visiteur à travers le judas. En découvrant Margot dans cet état, elle n'avait pas hésité une seconde de plus et avait ouvert la porte, pour que son épouse vienne immédiatement trouver refuge dans ses bras.

Cette vision là lui fendait le cœur. Alana referma aussitôt la porte, tout en serrant Margot contre elle. Elle aurait voulu fondre en sanglots, se laisser choir au sol. Mais elle accueillit le corps désespéré et meurtri de son épouse contre le sien, lui caressant les cheveux, la nuque, accueillant ses pleurs et sa panique en lui offrant un calme imperturbable et serein. Elle ferma les yeux. Les pleurs de son épouse lui serraient le cœur.

- Margot...

Elle aurait laissé Margot pleurer sur son épaule toute la nuit si elle avait été persuadée que c'était la meilleure solution. Mais en l'occurrence, elle avait eu le temps d'apercevoir les blessures de sa femme et celles-ci la préoccupaient. Avec toute la douceur et la prudence du monde, elle l'encouragea à relever la tête et à la regarder, les mains délicatement posées sur ses joues. Ce qu'elle observa la fit déglutir. Ce n'était pas beau à voir.

Mais, focalisée sur la nécessité de rassurer son épouse, elle s'exprima avec calme et bienveillance :

- Regarde-moi. Tu es en sécurité ici. Il ne te trouvera pas. Asseyons-nous, d'accord ?

Elle referma les bras sur elle et la guida jusqu'au canapé. Elle posa alors les lèvres contre sa joue, y trouvant les traces humides de ses larmes. Continuant de la bercer du mieux que possible, elle murmura :

- Je suis désolée... Tellement désolée... C'est de ma faute. Je t'ai envoyé des messages et...

Et elle la retrouvait dans cet état. Elle avait craint le pire. Mais Margot était vivante, et c'était ce qui, en définitive importait le plus. Même si elle était sacrément amochée.

Alana se redressa lentement.

- Je reviens vite. Ne bouge pas.

Elle quitta le canapé, seulement le temps d'aller chercher sa trousse à pharmacie dans la salle de bain. Elle remplit également un verre d'eau, qu'elle déposa sur la table basse lorsqu'elle revint s'asseoir auprès de Margot.

A nouveau, elle la couva de son regard empathique et souffla avec douceur :

- Tu acceptes que je m'occupe de tes blessures ?

Escape from the devil

feat. Alana

L’étreinte d’Alana est tout ce dont elle a besoin en cet instant. Elle ne se concentre que sur cela, sur elle, cette chaleur qui lui devient doucement familière, son parfum, la douceur de sa voir. Elle a encore du mal à reprendre ses esprits, mais cela lui devient plus facile au moment de savourer la présence de son épouse. Ce n’est peut-être que factice, c’est peut-être un écueil dans lequel elle devrait à tout prix éviter de sombrer, mais c’est en l’occurrence plus fort qu’elle : en présence d’Alana, Margot se sent bien, elle se sent rassurée, en sécurité, et elle a le sentiment que rien au monde n’est susceptible de l’atteindre. Bien sûr, ce sentiment ne durera pas, et bientôt, sans doute, elle se reprochera de s’être précipitée chez Alana au risque de les mettre, elle et Morgan, en danger…

Après un moment, elle relève la tête, sur l’invitation d’Alana, lui laissant le soin d’observer les dégâts que la violence de Mason avait laissés dans son sillage. Pour Margot, ce n’est au fond pas grand-chose… C’est terrible, bien sûr, mais les blessures physiques finissent par se refermer et par cicatriser. D’autres, en revanche, sont plus difficiles à soigner… Mais elle sent, en cet instant, qu’Alana s’offre de guérir autant les premières que les secondes, et c’est un constat qui lui réchauffe doucement le cœur.

Sa respiration est encore chaotique et entrecoupée de sanglots quand elle hoche la tête au moment d’entendre Alana lui assurer qu’elle est en sécurité ici, et que Mason ne la trouvera pas. Elle n’y croit pas tout à fait, mais elle n’a pas la force de lutter, ni où que ce soit où aller. Elle a besoin de la présence de son épouse, de ses paroles douces et rassurantes, de la chaleur de ses lèvres contre sa joue. Alors elle se laisse asseoir, encore un peu extérieure à elle-même, sur le canapé.

« T’y es pour rien, c’est moi, d’habitude je fais attention, mais là j… »

Margot n’arrive pas à finir sa phrase, mais une chose est certaine, elle ne veut pas qu’Alana culpabilise de quoi que ce soit : et pour cause, elle n’est vraiment responsable de rien, loin de là. Et sans ses messages, sans ce moyen de garder contact avec elle, elle deviendrait sans doute dingue. C’est à elle-même qu’elle reproche de n’avoir pas été assez prudente, oubliant au passage que ni l’une ni l’autre ne sont à blâmer, au passage. Non, le véritable responsable est Mason, il est le seul qui, en cet instant, devrait implorer son pardon. Tremblante, elle attend qu’Alana revienne armée d’une trousse à pharmacie afin de l’aider. Elle hoche la tête quand Alana lui demande si elle peut s’occuper de ses blessures.

« Je te fais confiance », souffle-t-elle doucement. Et tandis qu’Alana s’affaire à la soigner, Margot reprend la parole : « Je veux plus jamais retourner là-bas… »

Escape from the devil

Alana pressa délicatement une compresse imbibée de désinfectant sur la lèvre fendue de Margot. Elle essayait d'être délicate, autant qu'elle le pouvait sans négliger le soin. Et, à vrai dire, se concentrer sur les blessures physiques de son épouse l'aidait à refouler ses envies de meurtre. Pour le moment. Car après avoir vu les conséquences directes des sévices infligés par Mason... Nul semblant de raison n'aurait su retenir Alana. Le temps de l'inaction et des secrets s'achevait. Il était temps de laisser s'exprimer la violence.

- Rien de tout cela n'est de ta faute, Margot, la contredit-elle fermement après un instant de silence concentré.

Ses doigts continuaient d'attester prudemment de l'étendue des dégâts. Une fois qu'elle en eut fini avec sa lèvre, elle passa à l'oeil, qui adoptait déjà une couleur sombre et peu réjouissante. Margot, dans son malheur, avait frôlé de peu de subir des dommages irréversibles sur son oeil. Il aurait suffi que les coups s'abattent avec quelques centimètres de décalage et... Mais elle ne voulait guère y songer. C'était une couleur impressionnante, mais rien de trop alarmant.  

La dernière phrase de Margot l'incita, enfin, à baisser les yeux pour soutenir son regard émouvant.

- Tu n'y retourneras pas. Plus jamais.

Sa voix adoptait des intonations qui se voulaient rassurantes. Mais ses yeux bleus brillaient d'un éclat fort éloquent concernant sa fureur. Tous ses instincts de protection s'accordaient sur ce sujet : elle ne laisserait plus une seule occasion à Mason de mettre la main sur Margot.

Elle termina de la soigner, avant de reposer la trousse à pharmacie sur la table basse. Elle profita d'avoir les mains libres pour saisir celles de Margot et ancrer son regard dans le sien.

- Il est grand temps de passer à l'acte. Nous ne bénéficions plus de l'effet de surprise mais... Nous avons tout ce qu'il nous faut.

Elle pressa doucement ses mains, avant de poursuivre avec compassion :

- Et en attendant... Tu es ici chez toi, Margot. Et je suis là, et resterai là pour toi. Pour tout ce dont tu as besoin.

Escape from the devil

feat. Alana

Margot frissonne légèrement, de douleur, au contact de la compresse qu’Alana dépose sur sa lèvre pour désinfecter sa blessure. En dépit de la délicatesse de son geste, la jeune felle est encore très heurtée, aussi bien physiquement que psychologiquement, par ce qui vient d’arriver. Malgré tout, elle se laisse faire et n’esquisse aucune forme de mouvement qui s’apparenterait à du rejet. Dans la douleur et la tourmente, il est au moins une chose qu’elle puisse considérer avec bonheur et soulagement, et c’est qu’Alana est là pour elle, et Margot n’a aucun doute quant au fait qu’elle sera toujours là, attentive, prévenante et présente, pour l’empêcher de sombrer chaque fois qu’elle se sentira au bord du précipice, pour lui prendre la main chaque fois qu’elle se sentira un peu trop seule.

Alana a raison d’affirmer que rien de tout ceci n’est de sa faute, mais les remords continuent de lui donner mauvaise conscience malgré tout… Elle aurait voulu que les choses se passent autrement. Elle a le sentiment, en cet instant, d’avoir tout gâché, elle ne regrette pas juste son acte inconséquent, elle regrette de les avoir exposés, elles ainsi que Morgan… et à présent elles ne peuvent plus avoir l’avantage de la discrétion ou de la surprise.

Seul réconfort à cela : Margot n’a plus d’intérêt à rester auprès de Mason : plus maintenant. Ce serait autant inutile que dangereux, à présent… L’observer, être déjà présente sur place ne servirait plus à rien désormais… Elles s’y prendront autrement… Et elles y parviendront… Elles y sont déjà arrivées une première fois, n’est-ce pas ? Alors… pourquoi pas. Margot voudrait plus que jamais se souvenir du moment précis où elle a vu s’éteindre la vie de son frère une première fois : elle aurait vraiment besoin de cela pour avoir suffisamment foi dans les circonstances, pour se rassurer, pour avoir ne serait-ce que la vague certitude que tout irait bien : elle l’avait déjà fait, elle pouvait le refaire. Ces certitudes sont encore faibles, mais la détermination d’Alana est encourageante et l’aide beaucoup à garder la tête haute. Elle est convaincue de pouvoir tout réussir à ses côtés.

Margot serre un peu plus fort la main d’Alana dans le sien, le regard de son épouse ancré au sien, elle se sent plus calme et plus déterminée quand elle lui assure qu’elles ont tout ce qu’il leur faut pour mener leur vengeance à exécution.

« Merci… », souffle-t-elle doucement, en ne quittant pas son regard des yeux, comme s’il serait susceptible de se dérober à son attention d’un instant à l’autre. « Je suis partie précipitamment, j’ai rien pris avec moi », s’inquiète-t-elle soudain, se raccrochant à ces considérations pragmatiques, qui lui semblent moins terrifiantes, sur le moment que l’angoisse de sa situation, et la menace évidente que Mason fait dorénavant peser sur leur foyer. « Enfin… », reprend-elle avec un rire nerveux. « Au moins on passe la Saint-Valentin ensemble, comme ça. »

Escape from the devil

La vulnérabilité de Margot, en cet instant précis, faisait fondre le coeur de glace d'Alana pour révéler la femme profondément compatissante qu'elle avait été autrefois et, surtout, l'épouse aimante et attentionnée qu'elle était devenue. C'était comme une vieille habitude qui revenait. Il y avait une forme de familiarité à cette situation. Ce n'était pas la première fois qu'Alana réconfortait Margot après que celle-ci ait subi les foudres de son frère. Et, comme autrefois, la psychiatre tentait d'opposer à la détresse de sa femme un calme à toute épreuve. Afin de lui permettre de se calmer, et surtout afin de lui permettre de se reposer sur elle si c'était ce dont elle avait besoin.

L'inquiétude de Margot au sujet des affaires qu'elle n'avait pas emporté avec elle, suivie de sa remarque sur la Saint-Valentin lui serrèrent le coeur. Alana expira et baissa le regard sur leurs mains jointes. Elle déplia délicatement les doigts de Margot. Puis, avec une lenteur calculée, elle ôta son alliance et la prit entre le pouce et l'index pour la monter à son épouse.

- Dans un autre monde... Nous nous sommes mariées. Et donc...

Elle lui adressa un sourire tout en relevant doucement son menton avec sa main libre, cherchant son regard.

- Tout ce qui m'appartient... Est à toi, annonça-t-elle avec douceur tout en posant son alliance dans la main de Margot et de lui faire replier les doigts sur l'objet. Ce qui vaut pour tout ce dont tu peux avoir besoin et que je possède.

Elle se pencha et déposa un baiser chaste sur ses lèvres, tout en veillant à éviter de toucher la zone douloureuse de sa bouche.

- Tu es ici chez toi, continua-t-elle de cette même voix qui se voulait rassurante et familière. Et ce soir, tout comme tous les autres... Je suis là pour toi, Margot.

Ses mains remontèrent doucement le long de ses poignets. Elle caressa ses avant-bras, fit glisser ses mains le long de ses bras jusqu'à ce qu'elles parviennent à ses épaules. Elle ne s'y attarda cependant pas et fit remonter ses mains sur les joues de Margot, qu'elle effleura avec douceur sans jamais quitter son regard du sien.

- Dis-moi ce dont tu as envie. Ce dont tu as besoin.

Escape from the devil

feat. Alana

Margot suit avec attention, à travers le voile de ses larmes, les gestes d’Alana tandis que cette dernière retire son alliance. Elle en profite pour la regarder plus attentivement, chose qu’elle ne s’était pas vraiment permis de faire jusqu’ici… Belle, élégante dans toute sa simplicité, elle se demande un instant si son alliance ressemblait à celle-ci, ou si elles s’en étaient choisies des différentes. Se connaissant, elle suppose qu’elle se sera arrangée pour que les deux se correspondent d’une manière ou d’une autre, mais évidemment, elle ne peut rien en savoir, et elle n’en saura sans doute jamais rien. Quoique Mason ait fait de son alliance, Margot est convaincue qu’elle n’en reverra jamais la couleur, et elle en a fait le deuil…

Elle lève les yeux quand Alana ajoute que tout ce qui lui appartient est à elle. Elle affiche un sourire empreint d’une légère tristesse tandis qu’elle sent le métal froid de l’anneau contre la paume de sa main. Elle resserre ses doigts dessus, le cœur battant, renifle d’une façon sans doute inélégante. Elle prend plus que jamais conscience de la chance qu’elle a d’avoir cette femme exceptionnelle dans sa vie. Elle trouve d’office les mots qui la rassurent et qui l’aident à dépasser le sentiment de profonde angoisse qui l’étreignait jusqu’ici. Prétendre qu’elle est totalement sereine à présent serait mentir, mais elle se sent tout de même rassurée… Alana sait répandre en elle cette sorte de chaleur à nulle autre pareille qui lui donne le sentiment qu’elle pourrait bien être capable de tout dépasser, et de s’en sortir malgré la peur et l’adversité.

« Pour l’instant, je veux juste… une soirée tranquille… avec toi et Morgan… »

Et demain, elles penseront sérieusement à une manière rapide, immédiate et radicale de mettre fin aux jours de Mason Verger. Peut-être que cela lui ferait du bien d’y réfléchir maintenant, mais ne serait-ce que parler de son frère, c’était comme l’inviter dans la conversation, lui faire une place dans cette pièce, et elle ne s’y sent absolument pas prête. Jouer l’autruche et faire comme si de rien n’était n’est pas forcément la solution, mais pour le moment, elle doit bien le reconnaître, c’est effectivement la seule chose qu’elle se sent capable de faire. Passer une soirée toute simple, oublier Mason, oublier avoir oublié, et redevenir l’épouse qu’Alana a injustement perdu.

« Nous sommes mariées dans un autre monde », reprend-elle en observant de près l’alliance au creux de sa paume. « Nous le sommes ici aussi, tu sais », ajoute-t-elle avec douceur… « C’est vrai, il manque une bague à mon doigt, mais s’il n’est question que de cela, on devrait pouvoir aisément y remédier, n’est-ce pas ? »

Escape from the devil

Alana opina doucement du chef au moment où Margot énonça son envie d’une soirée tranquille. S’il y avait bien une chose qu’elle pouvait lui offrir, c’était cela. Son épouse ne serait sans doute pas entièrement rassurée, et ce serait bien légitime, mais en attendant, elle allait faire tout ce qui était en son pouvoir pour lui permettre d’être le plus sereine possible. Dans cette intention, les gestes d’Alana continuaient d’être doux et contrôlés, afin de ne surtout pas la brusquer, et encore moins lui causer une douleur inconsciente en effleurant ses blessures.

En tant que psychiatre, elle n’aurait sans doute pas dû encourager son épouse à adopter la technique de l’autruche et à fuir ce problème de taille qu’était Mason. Mais en tant que femme et compagne, elle comprenait parfaitement cette envie et devait reconnaître que Margot avait bien le droit de souffler un peu. Quoiqu’il en soit, elles étaient toutes deux trop déconcentrées, ce soir-là, pour espérer accomplir leur vengeance.

La précision de Margot quant au fait qu’elles étaient mariées dans ce monde-ci également lui fit du bien, étonnamment. Elle ressentit une certaine culpabilité, estimant que ce n’était pas elle qui avait besoin d’être rassurée mais bien Margot. Mais c’était indépendant de sa volonté. Entendre son épouse affirmer qu’elle restait le demeurer, y compris dans cette dimension-ci, c’était un véritable soulagement qui lui donnait la sensation qu’elle était inondée d’une vague de chaleur et de tendresse.

- Je le sais. Et pour rien au monde je ne voudrais que ça change. La famille que j’ai avec toi, Margot… T’avoir épousée… Ce sont les deux seules certitudes qui m’importent.

Elle l’embrassa à nouveau, toujours en veillant à ne pas lui causer plus de souffrance. Sa main droite se cala dans la nuque de Margot. Du bout des doigts, elle caressa les cheveux qui s’y trouvaient. Alana adressa à son épouse un sourire empli de tendresse et d’une certaine forme de dévotion qu’elle ne vouait qu’à elle.

- C’est la Saint-Valentin, non ? Profitons-en. Est-ce que tu as mangé ? Que souhaites-tu boire ?

La soirée était déjà bien entamée, mais elle comptait bien offrir à la femme de sa vie une soirée digne de leur amour. Et ce, malgré les horreurs et le chagrin. Le temps de quelques heures, elles avaient bien le droit de profiter de la présence l’une de l’autre.

Escape from the devil

feat. Alana

Margot adresse à Alana un tendre sourire, soulagée, si soulagée de l’avoir retrouvée. Avoir vécu trois longues années ou presque sous le seul joug de son frère, sans bénéficier de son attention, de sa présence, de sa tendresse, cela lui semble improbable, comme il lui semble improbable d’avoir attendu si longtemps avant de croiser sa route, que ce soit dans cette vie ou dans la précédente. Certes, la jeune femme sait que certaines rencontres doivent seulement attendre, pour intervenir au bon moment, et c’était sans doute le bon moment pour Margot, mais tout de même, elle regrettait de ne pas avoir pu plus tôt se réfugier dans les bras de cette femme, sa femme. Tout semblait plus simple quand elle était là.

Ce n’était sans doute pas très juste de sa part de la prendre pour refuge, elle devrait certainement se comporter différemment à son adresse, elle devrait sans doute… en fait, elle n’en sait rien. Alana n’est pas qu’une échappatoire pour elle, bien sûr que non, mais elle ne peut pas prétendre qu’elle n’en soit pas au moins un peu un pour elle. Oui, c’est le cas… elle n’est pas que cela, bien sûr, mais elle l’est malgré tout. Elle se berce de toutes les promesses que lui fait Alana, et à son contact, elle se sent mieux. Elle a le sentiment d’abuser de l’amour et de l’affection de cette femme. Qu’elle soit convaincue de l’aimer en retour n’y change pas grand-chose. Ses baisers ont sur elle un effet réconfortant qu’il serait difficile d’expliquer ou de décrire, c’est seulement le cas.

« Je ne suis pas sûre d’avoir très faim pour l’instant », répond Margot après un instant de réflexion.

Elle est encore sonnée, surtout, elle aura, tout naturellement, besoin d’un peu de temps pour redescendre de ces sommets d’angoisse et de douleur que Mason lui a fait subir. Elle a besoin de temps, oui, mais pour le moment, elle a encore l’estomac noué. Elle veut croire que ça lui passera à mesure que les minutes et les heures défileront et qu’elle admettra qu’elle est bel et bien en sécurité, qu’elle ne redoute définitivement plus rien.

« Par contre je veux bien boire quelque chose. Quelque chose de fort, si tu as ? »

Ce n’est pas forcément la solution que de noyer la douleur et l’anxiété dans l’alcool, mais elle réfléchira à des solutions plus saines plus tard. Là, tout de suite, tout ce qui peut la couper de l’horreur qu’elle a endurée est bon à prendre, et le reste, en comparaison, n’a en revanche pas beaucoup d’importance, si ce n’est aucune réelle importance.

« Morgan dort, je suppose ? »

Elle aurait eu envie de pouvoir le serrer contre elle.

Escape from the devil

Il aurait été bien plus raisonnable que Margot mange quelque chose. Mais Margot était une adulte responsable, sonnée, et qui savait prendre ses propres décisions. Et Alana respectait ces décisions, malgré le regard légèrement désapprobateur qu'elle lui adressa, par réflexe. En temps qu'épouse prévenante et attentionnée, elle ne voyait pas cela d'un bon œil. Mais elle comprenait.

La demande d'alcool la fit sourire. Son expression réprobatrice s'effaça et céda la place à un air attendri contre lequel elle ne lutta pas. C'était très certainement une attitude peu saine que de fuir la réalité et de se réfugier dans l'alcool pour se remettre des horreurs de la soirée. Mais c'était une réaction profondément humaine, et c'était cette même humanité qu'Alana aimait tant chez Margot. Cette dernière était un être sombre, à sa façon, mais un être blessé avant tout. Sa vulnérabilité était aussi bien une force qu'une faiblesse. Margot était un être de contradictions, et chacune de ces contradictions ne faisait que la charmer toujours plus intensément. Et pour une fois, même si elle préférait désormais le vin blanc, elle l'accompagnerait au même alcool.  

- J'ai du brandy.

Elle sortit la bouteille de son cabinet à alcools et en servit, généreusement, deux verres. Elle prit les deux et en tendit un à Margot, faisant tinter son verre sur le sien avant d'en prendre une gorgée. Alana n'était certes pas aussi bouleversée que Margot, mais cette gorgée lui fit pourtant le plus grand bien. L'un de ses grands principes était de ne boire de l'alcool que si elle en avait envie et non besoin, et c'était pour elle une distinction essentielle. Et pourtant, ce soir-là, c'était bien de besoin qu'il s'agissait plus que d'envie. Mais à circonstances particulières, elle pouvait bien faire une exception et déroger à ses principes le temps d'une soirée.

Elle comprenait que la présence de Morgan puisse être rassurante pour Margot, dont les sentiments maternels s'étaient immédiatement réveillés lorsqu'elle avait retrouvé le garçon. Reprenant une gorgée de brandy, Alana hocha cependant la tête.

- Il dort depuis quelques heures maintenant mais... Tu peux aller le voir, si tu veux, offrit-elle en compromis. Il en faut beaucoup pour le réveiller.

Même les tempêtes et les coups de tonnerre ne le réveillaient pas. Ce qui était aussi touchant que déconcertant. Mais, lors de ses nuits de solitude et de chagrin, Alana s'était souvent réconfortée et laissée bercer par la respiration de leur fils endormi, appuyée contre l'encadrement de la porte de sa chambre.

Escape from the devil

feat. Alana

L’expression désapprobatrice que Margot voit brièvement passer sur le visage d’Alana la fait doucement sourire. Elle pourrait s’en agacer, mais elle y discerne une intention protectrice. Quelque chose qui tient de l’instinct avant tout, et ça la rassure, ça la réconforte. Parce que personne d’autre ne lui avait donné à ce point le sentiment de vouloir l’aider et la protéger. Les regards désapprobateurs qu’on avait posés sur elle par le passé ne reflétaient aucune bienveillante… Ici, maintenant, elle sait qu’elle est en sécurité et qu’Alana ne veut que son bien, rien d’autre que son bien, et elle a sans doute raison, sans doute faudrait-il qu’elle mange, mais à quoi bon si elle a l’estomac noué.

Heureusement, cette mine désapprobatrice s’efface bien vite derrière un sourire que Margot trouve directement irrésistible. Petit à petit, Margot se familiarise avec ces petits riens qui font d’Alana qui elle est, elle retombe amoureuse de chacun de ses sourires, et c’est une expérience réconfortante. Et par-dessus le marché, elle sait que Margot ne lui refusera pas un verre d’alcool bien tassé, et elle en a diablement besoin. Du brandy, impeccable.

« Parfait. » Elle aurait, dans tous les cas, approuvé absolument n’importe quoi à l’heure actuelle (à l’exception du martini, qu’elle sera pour toujours incapable de supporter – même l’odeur saurait lui donner des haut-le-cœur), pour peu que l’alcool embrume un peu de ses pensées et les rendent par conséquent plus supportables.

Son verre servi, Margot fait tinter son verre contre celui d’Alana avec un fin sourire reconnaissant, une reconnaissance qui va évidemment bien au-delà de la boisson que son épouse vient de lui servir. Elle savoure une première gorgée brûlante qui, l’air de rien, lui fait tout de même du bien. Elle commence à prendre pleinement conscience d’où elle est et du fait que le cauchemar de sa soirée est derrière elle. Et à compter de maintenant, elles savent l’une et l’autre, qu’elles feront le nécessaire pour que ce cauchemar ne se reproduise plus jamais.

« Juste quelques minutes », se justifie-t-elle presque quand Alana lui propose d’aller voir Morgan, qui dort profondément et ne devrait pas être réveillé par son intrusion. Quelques minutes seulement, pour sentir sa présence, le regarder et se sentir apaisée au nom de sa seule compagnie… Aussi simple que ça. Quelques minutes seulement.

Elle pose son verre sur la table basse et se redresse pour rejoindre la chambre de Morgan, et finalement, ces quelques petites minutes vont peut-être s’éterniser. A le regarder dormir du sommeil du juste, elle serait bien dans l’incapacité la plus totale de déterminer combien de temps elle reste là, à l’observer, si calme, si serein. Elle l’observe à travers un voile de larmes de plus en plus épais mais contient ses sanglots tout en le regardant… des larmes qui tiendraient presque davantage du soulagement que de la peur, en l’occurrence.

Escape from the devil

Le regard soucieux et attentif d'Alana s'attarda sur la silhouette de Margot pendant que celle-ci buvait sa première gorgée d'alcool. Elle remarqua la manière dont ses muscles faciaux se détendirent, et estima que c'était un répit dont son épouse avait le plus grand besoin. En tant que solution temporaire, force était de constater que la caresse ardente de l'alcool l'aidait.

- Prends tout le temps qu'il te faut.

Elle la laissa rejoindre la chambre de leur fils et profiter de sa présence sans lui imposer la sienne. Elle posa son verre sur la table basse, à côté de celui de Margot, et reprit place dans son canapé en pliant ses jambes sous elle. Les minutes de silence s'éternisèrent, mais Alana patienta, laissant à la fois Margot s'isoler autant de temps qu'elle le voulait, et se laissant par la même occasion le temps de réfléchir avec plus de distance à la situation. Cet événement allait précipiter les choses, mais elle était étonnamment sereine. Mason avait fait son temps. Et elle savait qu'elles en étaient toutes deux d'autant plus motivées à l'éliminer. Pour de bon, cette fois-ci.

Finalement, elle hésita mais après quelques minutes supplémentaires de silence et de réflexions qui prenaient une tournure chaque fois un peu plus sombres, Alana quitta le canapé et rejoignit son épouse. Elle s'approcha d'elle sans un mot, mais veilla à ce qu'elle puisse l'apercevoir du coin de l'oeil afin de ne pas l'effrayer. A sa posture, elle sut que Margot pleurait. Touchée, peinée par les larmes de celle qu'elle aurait aimé savoir sempiternellement heureuse, Alana posa une main sur son bras et embrassa son épaule afin de lui signifier silencieusement sa présence et son soutien. Tout en gardant le front contre son épaule, elle tourna son regard vers la forme endormie de leur fils, touchée par la vision de leur enfant endormi.

Après quelques secondes, elle prit une grande inspiration et releva la tête pour poser ses lèvres chaudes sur la joue de Margot. Elle embrassa sa peau d'un baiser appuyé et silencieux, avant de se détacher d'elle à contrecœur, ne voulant pas s'imposer davantage et souhaitant au contraire lui laisser tout le temps dont elle avait besoin.

Escape from the devil

feat. Alana

Elle ne sait pas combien de temps elle est restée là, à seulement contempler leur fils endormi sans mot dire, elle suppose que ça a duré longtemps, mais cela aurait tout autant pu n’être que quelques secondes. Le temps avait tendance à se distordre et à ne plus faire vraiment de sens, en cet instant, mais même avant cela… C’est comme si elle vivait son existence dans le désordre, et cette pensée lui est insoutenable. Son seul réconfort, dans ces instants de trouble et d’égarement, est de savoir que si elle se retrouve au beau milieu d’une tempête agitée, elle n’est pas seule pour affronter ces eaux tumultueuses, elle n’est plus seule, et bientôt, le calme reviendra. Et il reviendra pour de bon, cette fois. Elle doit simplement prendre son mal en patience, et elle le sait. C’est plus facile à dire qu’à faire néanmoins.

Son attention se reporte doucement sur Alana quand cette dernière se rapproche. Elle voudrait lui offrir autre chose que le spectacle perpétuel de ses larmes. Elle a le sentiment que, depuis que son épouse l’a retrouvée, Margot n’a rien su lui offrir d’autre que le spectacle inconfortable et continu de sa détresse, et Alana, si forte en ces circonstances, mérite tous les sourires du monde, et le moins de larmes possibles… Malgré tout, elle ne sait que se laisser aller au moment de sentir la caresse de sa main sur son bras, le contact de son front sur son épaule.

Elle ne dit rien, elle bouge à peine, mais pourtant, elle éprouve une reconnaissance infinie à l’adresse de cette femme qui lui apporte tout le soutien silencieux dont elle peut avoir besoin en cet instant. Elle savoure le baiser qu’Alana dépose sur sa joue humide, et ne la rejoint pas tout de suite quand son épouse retourne au salon : elle veut d’abord avoir séché ses larmes, quand bien même ce semble plus facile à dire qu’à faire, comme si ses yeux n’étaient plus qu’un puits lacrymal intarissable.

Ce n’est qu’après un temps qu’elle prend une grande inspiration, essuie son visage, se compose une mine plus apaisée et retrouve Alana. Elle vient s’installer tout contre elle, sa tête reposant sur son épaule, une main glissant dans la sienne.

« Parle-moi de lui. De son premier mot, du jour où il a marché pour la toute première fois, de ce qu’il aime, de ce qu’il déteste. De tout. »

Une manière de combler le silence, de penser à tout ce qui n’est pas son frère, de se rapprocher de son fils, et par extension, de son épouse, autant de choses devenues essentielles à ses yeux, et la meilleure manière d’écarter, au moins temporairement les ténèbres qui pour l’heure obscurcissent encore bien trop ses pensées et ne lui laissent aucun répit.

Escape from the devil

Voir Margot dans cet état était une vision déchirante. Alana tenta de faire passer son anxiété et son chagrin en s'autorisant quelques gorgées de sa boisson, attendant patiemment que son épouse revienne. Et si elle ne revenait, préférant passer la nuit auprès de Morgan, elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Mais elle lui proposerait de faire installer un lit de fortune plutôt que de l'obliger à rester dans une position inconfortable toute la nuit.

Finalement, Margot revint s'installer auprès d'elle et lui offrit une familiarité réconfortante en venant immédiatement se caler contre elle. Alana serra doucement sa main dans la sienne, reposant sa tête contre la sienne et fermant les yeux pour mieux profiter de sa présence. Les questions formulées par Margot n'étaient pas une surprise. Morgan était une certitude réconfortante, dans ce chaos cauchemardesque qu'était l'existence de son épouse.

- Je pense que tu devines son premier mot. "Maman", souffla-t-elle tendrement.

Elle leva les yeux au plafond, fixant un point imaginaire pour mieux plonger dans ses souvenirs.

- Il était avec toi, le jour où il a réussi à marcher tout seul pour la première fois. Tu m'as appelée pendant que j'étais au travail, et j'ai accouru. Il a trotté tout l'après-midi après ça. Et à force, on n'arrivait plus à le suivre tant il voulait explorer toute la maison en permanence.

Ce souvenir fit naître un sourire amusé et chargé de nostalgie sur ses lèvres pourpres.

- Il aime qu'on lui raconte des histoires, et il commence à lire. Tout comme sa mère, il adore les chevaux... Il déteste tout ce qui ressemble de près ou de loin à un légume vert, mais il adore le concombre. Il regarde très peu la télévision, mais on a un petit rituel, le dimanche matin. Je l'autorise à prendre son doudou et à regarder des dessins animés après son petit-déjeuner.

Autant que possible, Alana encourageait Morgan à jouer, lire ou dessiner, et tentait de passer chaque instant de temps libre avec lui, afin de lui épargner la solitude. Même si à ce sujet, elle savait qu'elle pouvait compter sur Lou et Eurydice.

Escape from the devil

feat. Alana

Elle ne pourra sans doute pas occulter si facilement l’horreur qu’elle a vécu en ce début de soirée chaotique, mais elle a dorénavant conscience de ce qui est susceptible, plus que quoi que ce soit d’autre, de l’apaiser. Comment faisait-elle, autrefois, et si longtemps, sans le réconfort des bras d’Alana, sans la pensée réconfortante de pouvoir prendre son fils dans ses bras pour dissiper ses chagrins ? Elle serait bien incapable de le dire. Ce qu’elle sait en revanche, c’est qu’ici et maintenant, elle se sent bien, réconfortée… Son cœur n’est pas aussi léger qu’elle le voudrait, un poids trop lourd continue de peser sur sa poitrine, mais elle réussit à faire abstraction pour se focaliser sur le moment présent, et sur ces moments passés qui ne sont plus des souvenirs pour elle, mais qu’elle veut reconquérir avec plus de force que jamais.

Elle sourit doucement en apprenant ce qu’a été le premier mot prononcé par Morgan. Au fond, c’était classique, logique. Mais ça lui plaît tout de même. Ce mot qui pouvait leur être adressé à l’une comme à l’autre et qui marquait tout naturellement leur importance dans la vie de leur enfant, cet enfant qu’elle se sentait capable de protéger et d’aider par tous les moyens possibles. Jamais elle ne laisserait quoi que ce soit lui arriver… C’est une conviction plus forte encore à présent qu’elle a échappé, au moins temporairement, à l’enfer personnifié que représente son frère à ses yeux.

Elle sourit, attendrie, quand Alana lui parle des premiers pas de leur fils, du fait qu’Alana avait tout quitté pour aller le trouver. Elle imagine un Morgan curieux, plus petit, hésitant, trottant d’un coin à l’autre de leur maison, sur ses deux jambes encore vacillantes, soucieux avant tout de découvrir tout ce qui l’entourait, sans la moindre exception. Elle regrette de n’avoir aucun souvenir de ça mais veut se consoler avec tous ces événements qu’elle pourra encore partager avec lui. Et cette fois, elle n’ira absolument nulle part, c’est absolument hors de question.

Elle reste attentive à ses goûts, elle ne peut s’empêcher de sourire plus largement en entendant combien il adore les chevaux. Elle aime l’idée que même loin de lui, ils aient pu partager une passion similaire.

« Il faudra que je lui apprenne à monter », fait-elle avec un sourire plus grand. Se projeter dans tout ce qu’elles pourront faire avec leur fils l’aide définitivement à se sentir mieux. « Notre vie va être différente, maintenant », fait-elle avec autant de conviction possible. « Quand il sera réveillé, est-ce que tu crois qu’on pourrait… tout lui dire ? »

Escape from the devil

La psychiatre imaginait déjà leur fils et Margot, à cheval, trempés de sueur sous l'effort, mais éclatant de rire sous la joie que cette activité et passion commune leur apporterait. C'était une vision issue de son imagination qu'elle associait pourtant déjà presque à un souvenir, tant il était évident que c'était une scène qui appartiendrait, tôt ou tard, à leur avenir.

- Etonnamment, je me réjouis déjà de vous forcer tous les deux à être raisonnables et à rentrer à la maison même si vous avez envie de rester éternellement sur vos chevaux, plaisanta-t-elle aussitôt.

C'était agréable que de pouvoir se projeter aussi facilement, en dépit de la tension nécessairement présente en raison de l'agression subie par Margot. Pendant qu'elle souriait, Alana baissait régulièrement les yeux sur la lèvre fendue de son épouse et luttait chaque fois pour ne pas céder à sa colère et à ce profond sentiment d'injustice qui accompagnait l'entièreté de leur situation.

Oui, leur vie serait différente. Car il était impensable, à présent, de soutenir l'idée d'une existence sans Margot. Sans leur vie de couple et sans qu'elles ne soient toutes les deux pour Morgan les mères qu'il méritait tant.

La dernière question de Margot l'extirpa de sa contemplation chagrine. Alana releva les yeux pour croiser son regard d'un air brièvement surpris, avant que son expression ne s'adoucisse.

- Bien sûr, Margot. Ca vous fera du bien à tous les deux que de pouvoir enfin vous connaître officiellement. Et... Je veux qu'il connaisse sa mère au plus tôt. C'est important pour lui, pour toi et pour moi.

Elle avait hâte que Morgan et Margot soient réunis en tant que mère et fils. C'était tout ce dont elle rêvait depuis qu'elle s'était réveillée dans cette ville maudite sans la présence de l'être aimé. Dans cet instant d'intimité presque volé, inattendu, Alana saisissait toute l'ampleur du manque qu'elle avait ressenti de sa vie familiale.

- Tout est possible maintenant. Et tout ce que tu désires... Sera accompli, affirma-t-elle d'un ton qui se voulait rassurant.

Escape from the devil

feat. Alana

« Tu ne parviendras jamais à nous raisonner », répond Margot avec un fin sourire en réponse à la plaisanterie d’Alana, quand cette dernière suggère qu’elle devra leur courir après pour leur demander de rentrer à la maison après de longues virées à cheval. « C’est bien, tu vas déjà pouvoir commencer à te faire à l’idée », reprend-elle toujours sur le même ton.

Bouleversée qu’elle est par les événements d’il y a quelques heures, elle doit encore un rien forcer ses sourires, mais ils lui viennent tout de même plus naturellement. Parce que pouvoir se projeter dans cet avenir commun qu’ils partageront, elle, Alana et Morgan, elle ressent en elle quelque chose qu’elle ne se souvenait pas avoir éprouvé depuis longtemps. En regagnant l’amour de cette femme qu’elle se reproche toujours autant d’avoir oubliée, en retrouvant cette famille qui lui a manqué sans qu’elle le sache, elle a aussi retrouvé l’espoir d’une autre vie. L’enfer perpétuel que lui faisait vivre Mason n’avait été qu’une étape. Mais sa vraie vie l’attend au bout du chemin. Et sa vraie vie, c’est eux. Pouvoir ainsi se projeter dans l’avenir, songer à tout ce qu’ils pourront faire ensemble, à tous les moments de complicité qui les attendent, c’est un baume sur son cœur, un cœur meurtri, et qui en avait eu le plus grand besoin, véritablement.

Pour cela, il est bien sûr important que Morgan ait conscience de qui elle est pour lui. Elle ne saurait trop dire si c’est le bon moment. Est-ce qu’il ne serait pas plus simple d’attendre qu’elles soient débarrassées une bonne fois pour toutes de son frère, de ses manigances et de son influence, afin d’avoir l’esprit tranquille ? Peut-être bien, mais elle a encore plus besoin de pouvoir être observée pour ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être pour lui. Plus que jamais, elle a besoin d’être une mère pour son enfant. Le reste, en comparaison, semble à peine importer.

Alana a l’air de le comprendre en effet, et sait l’exprimer de la bonne manière : ça leur fera en effet du bien de se connaître officiellement. Et oui, c’est important pour eux trois. Elle ne veut pas être une inconnue aux yeux de son propre fils, elle veut qu’il soit capable de la reconnaître pour ce qu’elle est véritablement. Sans détours et sans faux semblants.

« C’est une promesse, n’est-ce pas ? » demande doucement Margot quand Alana lui assure que tous ses désirs seront exaucés. Elle esquisse un fin sourire. « Ce genre de promesses ne se rompent pas. » Elle rapproche ses lèvres des siennes pour y déposer un baiser. « J’ai confiance en toi. »

C’est la pure et stricte vérité… Une confiance impérieuse, absolue et quelque part presque intuitive. Et Margot sait qu’Alana ne trahira pas cette confiance.

« Comment est-ce que tu penses que je devrais l’annoncer ? J’ai aucune idée de comment on est supposé dire ce genre de choses. »

Escape from the devil

Alana sentait bien que Margot s'efforçait encore de s'exprimer légèrement et de sourire, mais percevait néanmoins la terreur de son épouse s'apaiser. Lentement, certes, mais elle s'apaisait tout de même. Et c'était le plus important.

- Tu crois vraiment que je vais renoncer aussi facilement ? sourit-elle d'un air joueur tout en arquant un sourcil.

Elle pressentait déjà que leur fils et son épouse seraient de vilains comploteurs, lorsqu'ils seraient tous trois enfin libres de vivre sans redouter les actions de ces hommes assoiffés de pouvoir qui menaçaient directement leur existence. Et elle était pressée d'arriver à cet instant de bonheur et de sérénité. Ou du moins, si elle-même devait y perdre la vie, elle espérait au moins que Margot et Morgan seraient enfin libérés de ces fantômes du passé qui s'étaient retrouvés dans la même ville qu'eux.

Le calme qui s'installa était nécessaire. C'était un calme confortable, à la douceur réconfortante. Alana profitait silencieusement de la présence de son épouse à ses côtés, dévorant les expressions de son visage comme un homme isolé durant des années s'imprègnerait désespérément de la présence d'autrui.

- C'est une promesse, confirma-t-elle dans un souffle lorsque Margot l'interrogea.

La plus solennelle d'entre toutes, hormis peut-être celles qu'elle avait prononcées lors de ses vœux de mariage, mais qui approchaient la même idée. Celle de la chérir et d'en faire sa priorité, quoiqu'il puisse se passer.

Elle accueillit son baiser avec plaisir, mais reçut l'affirmation qui suivit avec plus encore de plaisir. Margot lui faisait confiance, et c'était une vérité précieuse. Cette confiance était entièrement réciproque, bien entendu. Alana n'aurait jamais ne serait-ce qu'envisagé le mariage dans le cas contraire, et encore moins la maternité.

Charmée par la simple présence de Margot, elle se concentra sur les paroles de celle-ci et esquissa un sourire. Les inquiétudes de Margot étaient naturelles, mais l'attendrissaient inévitablement.

- Dis-lui les choses telles qu'elles sont. C'est notre enfant, Margot. Et les enfants sont bien plus observateurs qu'on ne le pense, bien plus tolérants et compréhensifs aussi. Ne crains pas sa réaction. Je suis certaine que lorsque tu seras avec lui, tu trouveras les mots.

Escape from the devil

feat. Alana

Margot affiche un fin sourire qui ne trahit rien d’une complicité qu’elle a toutes les facilités du monde à ressentir, auprès de cette femme dont elle est pourtant bien loin de tout savoir encore mais qu’elle garde la conviction de connaître par cœur. Elle sait, oui, qu’Alana n’est pas du genre à renoncer facilement, et ça peu importe les circonstances : cette situation le prouve, d’ailleurs. Alana aurait très bien pu décider de baisser les bras, ou choisir de ne pas insister, face à son incapacité à se souvenir d’elle, et face à la dangerosité de Mason. Mais non, ce n’était pas ce qu’elle avait fait. A la place, elle avait fait le choix, plus entier, d’insister, de rester auprès d’elle quoi qu’il lui en coûte. Oui, définitivement, Alana Bloom n’était pas du genre à lâcher quoi que ce soit, mais bien de nature à insister coûte que coûte, et c’était définitivement une chose qui lui plaît terriblement chez elle.

Elle sait qu’elle peut lui faire confiance, elle sait qu’elle ne craint rien auprès d’elle, elle sait que ce qui les lie est plus absolu que tous ses souvenirs entachés ou morcelés. Pour cela, elle accorde à chacune de ses promesses la valeur qu’elles ne méritent que trop d’avoir, et définitivement. Elle est absolument certaine, souvenirs ou pas, que les promesses d’Alana ont l’exacte valeur qu’elle veut leur conférer. Elles sont précieuses. Et Margot veut chérir chacune d’entre elles, car elles lui confèrent ce quelque chose de véritablement essentiel à ses yeux : ni plus ni moins que de l’espoir – un espoir total, infini, et à nul autre pareil.

Elle se repose sur cette idée, sur cette pensée, tandis que Margot s’enquiert de la manière dont elle pourra le mieux parler à son fils. Elle a le sentiment d’être terriblement proche de lui, et en même temps la tragique impression qu’un gigantesque océan les sépare. C’est une pensée douloureuse, terrible, angoissante au possible. Elle voudrait que quelques mots suffisent à rétablir entre eux des liens qu’elle n’a que partiellement conscience d’avoir partagés avec lui… C’est complexe à appréhender, et pour cette raison, les paroles rassurantes d'Alana sont absolument nécessaires pour elle.

Dire les choses telles qu’elles sont. Dis comme ça, ça a l’air si simple. Mais ces mots, « Je suis ta mère », paraissent à la fois vrais et superficiels, presque trop brutaux. Et en même temps, comment le formuler différemment. Certes, c’est un enfant, mais des enfants, Margot n’en a que très peu côtoyés, pour sa part, et elle a oublié d’en être une elle-même quand elle en aurait eu l’occasion : son frère l’en a empêché.

« Tu vas devoir être certaine pour deux, dans ce cas », fait-elle avec un léger sourire. « J’espère que je serais une bonne mère. » Elle tourne vers Alana un regard indécis. « J’en étais une, pas vrai ? »

Escape from the devil

Alana rendit à Margot son sourire. Elle savait que son épouse était anxieuse, mais pour sa part, elle était relativement sereine. C'était un phénomène qui la fascinait toujours autant, même après autant d'années : dès qu'elle se trouvait en présence de Margot, elle était aussitôt plus assurée, forte de la certitude qu'ensemble, elles étaient terriblement puissantes.

- Je le suis. Autant qu'il le faut, répondit-elle après que Margot lui ait demandé d'être certaine pour deux.

La question qui suivit était émouvante. C'était naturel et rassurant que Margot se soucie d'être une bonne mère, et Alana n'était pas surprise, mais la confirmation que cherchait son épouse dans son regard lui fendit le cœur. Morgan et Margot n'auraient jamais dû être séparés aussi longtemps. Elle était persuadée que l'amour que mère et fils se vouaient auraient eu le don d'apaiser la majorité des tourments de celle qui avait hélas retrouvé la présence oppressante de son frère.

Du bout du pouce, Alana se mit à caresser le poignet de Margot. Elle s'intéressa brièvement au pouls qu'elle y sentait, comme si elle cherchait à se faire une idée plus juste de l'état de nervosité de son épouse. Mais elle reprit sa caresse après quelques secondes, trouvant un certain réconfort dans la douceur et la chaleur de sa peau. Enfin, elle répondit d'un ton catégorique :

- Oui, tu étais une bonne mère. Tu l'es toujours.

Elle eut une ébauche de sourire triste. Les circonstances qui les réunissaient n'étaient guère joyeuses, mais Alana était convaincue que dès le lendemain matin, lorsque Margot pourrait passer du temps avec Morgan, leur coeur à tous battrait un peu plus joyeusement. En attendant, et dans l'espoir de persuader sa femme qu'elle n'avait pas d'inquiétude à avoir quant à sa relation avec leur fils, elle développa sa certitude :

- Tu le fais encore passer en premier, comme tu l'as toujours fait. Et tu te souciais de son bien-être avant même d'obtenir la confirmation que tu étais sa mère.

Escape from the devil

feat. Alana

Quand Alana lui assure que ses certitudes sont tout à fait susceptibles de les porter toutes deux, Margot n’a pas le moindre doute à ce sujet. Elle est convaincue que c’est bel et bien le cas, quelque chose dans son regard, dans son attitude, dans le choix de ses mots ne tolère pas qu’elle puisse envisager le contraire, et cela fait un bien fou à la jeune femme. Quand elle la regarde dans les yeux, ce qu’elle lit au creux de ses prunelles se lit comme une sorte d’évidence, presque aussi grande que celle de leurs sentiments.

Ce n’est peut-être pas très juste pour Alana que de l’envisager ainsi, mais à la voir de la sorte, Margot ne peut s’empêcher de songer que quoi qu’il advienne, elle la soutiendra, l’aidera, ne l’abandonnera jamais, et c’est là des mots qu’elle avait diablement eu besoin d’entendre. Oui, il faut que tout ceci soit équitable, que Margot lui rende cette imperturbable confiance qu’Alana lui adresse. Ce n’est pas qu’elle n’a pas confiance dans celle qui, quoi qu’il advienne, reste son épouse, c’est surtout qu’elle serait bien incapable de présumer de ses propres actions tant que son frère demeure un acteur de leur histoire. Elle continuera de retenir son souffle tant que Mason sera en vie… et ce constat, tout naturellement, ne doit les arranger ni l’une, ni l’autre. Cependant, la présence de Margot à ses côtés, et son soutien indéfectible sont aussi l’assurance pour elle que ce moment adviendra tôt ou tard : il faut seulement qu’elle sache se tenir prête. Et prête, elle l’est bel et bien.

Prête également à redevenir pour Morgan la mère qu’elle a oublié avoir été un jour. Un sourire rassuré s’affiche sur ses lèvres quand Alana lui assura qu’elle avait été une bonne mère, et même qu’elle l’est toujours. Bien sûr, elle ne peut sans doute accorder que peu de crédit à une telle affirmation puisqu’après tout, elle n’a aucune garantie que son épouse ne cherche pas seulement à la rassurer, mais elle la sent tout à fait sincère. Alana est peut-être la seule personne au monde qui ne se joue pas d’elle ou de ses sentiments, et en ce sens, il est nécessaire qu’elle lui fasse confiance.

« C’est vrai… », remarque-t-elle doucement quand Alana, pour la peine, lui donne de vrais arguments, d’incontestables arguments qu’elle n’avait jamais vraiment envisagés avant cela. « C’est étrange quand on y réfléchit. Je le connais à peine, je n’ai aucun souvenir de lui, et pourtant, je sais déjà que je sacrifierai ma vie pour lui. » Elle glisse une main dans celle d’Alana. « Quand on grandit dans une famille comme la mienne, il est difficile d’admettre que les liens du sang puissent être à ce point puissant, conditionner l’amour qu’on ressent pour les siens. » Elle marque une légère pause. « Cela dit je ressens le même sentiment avec toi. »

Elle se sacrifierait sans hésitation, oui, si la vie d’Alana devait être en jeu. Et sa vie est déjà soumise à de grands risques. En partie par sa faute.

Escape from the devil

Les réflexions exprimées par Margot attendrissaient Alana, et pourtant cette dernière ne pouvait faire autrement que de les considérer avec une certaine prudence. Ces évocations de sacrifice, notamment, l'alertèrent. Et elles l'alertèrent car elle était particulièrement bien placée pour comprendre que ces affirmations pouvaient très bien être sincères. Elle-même avait accepté de mourir des mains d'Hannibal contre la certitude qu'il laisserait Margot et Morgan en paix, après tout. Un fait qu'elle ne partageait pas avec Margot, précisément pour cette raison : elles étaient toutes les deux protectrices et déterminées lorsque la santé et le bien-être de leur fils était en jeu.

La dernière phrase de son épouse la fit sourire amoureusement. Margot n'avait guère besoin de faire des efforts pour la charmer, Alana était déjà séduite par un simple regard, de simples paroles telles que celles-ci. Tout en acceptant la main de Margot dans la sienne, elle en caressa le dos, puis le bout des doigts, observant ces derniers pendant qu'elle réfléchissait au phénomène que décrivait Margot. Elle avait une théorie à ce sujet. Elle parut d'abord hésitante, n'osant l'exprimer de peur que ses réflexions lui paraissent absurdes, ou déplacées. Mais finalement, elle releva les yeux pour croiser son regard et trouva en celui-ci tout le courage nécessaire. Lorsqu'elle posait les yeux sur Margot, elle se sentait invincible.

- La mémoire est un phénomène complexe, sur lequel nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses, et très peu de certitudes. Au-delà des liens du sang, il est possible que ce soient tes souvenirs, enfouis, qui s'expriment néanmoins à travers cette affection que tu nous portes à Morgan et moi. Les souvenirs sont une combinaison de sens et de sensations, et si l'image et le son te manquent, ce quelque chose d'indicible qui porte toute relation humaine semble bien présent.

C'étaient des paroles qui manquaient hautement de rigueur scientifique, mais en ces circonstances, Alana estimait que ce n'était pas un crime que de délaisser la thérapeute pour laisser place à la femme, mère et épouse qu'elle était également.

Escape from the devil

feat. Alana

De tout cœur, Margot espère que l’hypothèse qu’Alana lui soutient soit la vraie. Elle aime mieux croire que ses souvenirs, même enfouis, sont bien là, quelque part, et conditionnent son affection pour son épouse et pour sa fille, plutôt que de s’imaginer que la génétique pure joue un rôle dans ce qu’elle éprouve d’amour inconditionnel à l’adresse de son fils. Si vraiment, ce sont ces fragments de mémoire refoulée qui la font agir ainsi, alors cela doit signifier qu’ils ne sont pas si loin, n’est-ce pas ? Et que tôt ou tard, elle pourra les récupérer ? Elle veut pense que oui. Même si elle s’est habituée à ne vivre qu’avec une part fragmentée de ses souvenirs, elle n’a pas envie d’envisager que la chose puisse vraiment s’arrêter là, que ce puisse être tout… Non, elle ne le tolérerait tout simplement pas. De même, elle n’a pas envie de penser que les liens du sang puissent avoir quelque rapport que ce soit avec ceci, car elle refuse, et des plus catégoriquement, d’envisager garder à l’adresse de Mason ne serait-ce qu’un infinitésimal substrat d’affection… Cette pensée l’horrifie au-delà de ce qui peut-être concevable, en vérité.

Elle aimer la manière qu’Alana a d’interpréter les choses d’une manière toujours rationnelle. Certes, il manque peut-être une certaine rigueur scientifique dans ce propos, puisque Alana aussi s’engage sur le champ de ses propres émotions pour s’exprimer, mais aux yeux de Margot, cela fait parfaitement sens, malgré tout. Parce que dans sa manière de s’exprimer, de donner de la consistance, quelque part, à son ressenti, elle a l’impression que cette thérapie-là, proposée gratuitement et sans en être réellement une, par celle qui lui donnera toujours l’impression de la connaître mieux qu’elle ne se connaît elle-même, a le don de lui guérir tout à la fois le cœur, l’âme et l’esprit, mieux que n’en serait capable une heure de consultation dans le cabinet du docteur Lecter et de son verbiage psychanalytique.

« Je crois que je devrais vraiment changer de psychiatre », remarque-t-elle avec un fin sourire avant de venir déposer un baiser à la commissure des lèvres de son épouse. « Outre le fait que Mason m’attendra probablement de pied ferme chez mon psychiatre actuel s’il veut avoir la moindre idée d’où je me trouve », ajoute-t-elle d’un ton à présent moins léger.

Parce que Margot est inquiète. Elle ne peut que l’être au vu des circonstances. Rien ne lui garantit que son frère ne parviendra pas rapidement – et facilement – à mettre la main sur elle (sur eux). Elle ne sait pas à quoi ressemblera sa vie à présent qu’elle a pris la décision ferme de partir, et tant que Mason sera toujours en vie, mais elle ne peut qu’avoir conscience du poids de cette lourde épée de Damoclès qu’elle fait peser sur eux tous.

Escape from the devil

La réflexion de Margot fit doucement sourire Alana, qui caressa la joue de son épouse du bout des doigts. Elle était incapable, ce soir-là, de s'en priver. Elle avait un besoin viscéral de la toucher, pour s'assurer qu'elle était bien là, en sécurité entre les murs de son appartement. Et par besoin, tout aussi important, de consoler Margot et de lui offrir un refuge aussi bien entre ces bras que sous son toit.

- Je ne suis pas certaine que Mason prenne le risque de contacter Hannibal. Ils ont mutuellement tenté de se tuer, après tout. Et Hannibal méprise Mason, il souhaite sa mort presque autant que nous.

Ce qui jouait en leur faveur. Pour le moment. Elle n'oubliait cependant pas la menace bien réelle qu'était Hannibal, et reprit donc avec gravité :

- Mais je suis d'accord. Tu devrais réellement changer de psychiatre.

Pour leur bien à tous. Elle avait appris, avec les années et l'expérience, que l'on ne pouvait pas facilement devancer un homme comme Hannibal Lecter. Même lorsque l'on pensait avoir tous les coups d'avance possibles, il parvenait à prouver le contraire et à anticiper. Et même lorsque l'on pensait le connaître, l'on découvrait que chaque conversation, chaque sourire n'avaient été que des subterfuges et des impostures. Hannibal avait accepté de ne pas s'en prendre à Margot et à Morgan. Mais Alana ne lui faisait pas confiance, était incapable de lui faire confiance, et encore moins pour la sûreté de sa famille. Il avait possédé son corps et son admiration, elle s'était, durant trop d'années, s'était laissé duper par le personnage public qu'il était, par le professeur puis l'ami qu'il avait prétendu être... Par l'amant qu'il n'avait été que pour le bien d'un odieux jeu de pouvoir... Mais elle ne comptait pas refaire ces mêmes erreurs.

Même Will n'était désormais plus un être en qui elle pouvait avoir confiance.

C'était Morgan, Margot et elle contre le reste du monde. Mais là où des considérations morales auraient pu la rendre réticente par le passé, Alana ne s'embarrassait désormais plus de ces considérations. Elle avait évolué. Et elle était, et d'autant plus à présent que Margot était chez elle, dans cet état de détresse, plus que jamais déterminée à éliminer chaque obstacle à leur bonheur et à leur vie de famille. A commencer par Mason.

Escape from the devil

feat. Alana

Margot hausse les épaules, en ce qui concerne Hannibal Lecter, elle sait qu’Alana est certainement plus renseignée qu’elle. Elle l’a connu avant elle, après tout… et après elle, aussi, d’une certaine manière. La jeune femme, pour sa part, ne sait qu’attendre ni présumer de cet homme. Elle s’est satisfaite, elle ne le niera pas, de ses encouragements, qui étaient précisément ce dont elle avait besoin en ce qui concernait son frère, mais quand bien même il souhaiterait la mort de Mason presque autant qu’elles, elle ignore si c’est une bonne chose ou pas. Elle ne voudrait pas qu’un caprice quelconque de son psychiatre cachotier lui vaille de perdre l’opportunité de plus en plus fine de s’attaquer à celui qui fait de sa vie un cauchemar depuis beaucoup trop longtemps, à présent. Il est grand temps que tout cela cesse, elle a bien conscience de cela. Elle ignore seulement si elle sera suffisamment forte pour aller au bout de ses résolutions.

Margot affiche un sourire en coin quand Alana ajoute qu’elle devrait réellement changer de psychiatre. Elle ne va pas prétendre le contraire. Elle a suffisamment joué avec le feu comme cela. Progresser sur cette corde fine suspendue au-dessus du vide savait lui convenir. A présent, les choses sont différentes. Elle a une épouse, un fils, une famille. Elle ne se bat plus seulement par vengeance ou pour défendre un honneur bafoué, elle se bat au-delà de la stricte nécessité de réparer ce qui a été brisé, ou plutôt de briser ce qui a été brisé. Il est des enjeux trop nombreux et trop importants pour qu’elle puisse s’autoriser la légèreté qui avait été la sienne pendant beaucoup, beaucoup trop longtemps.

« J’en prends bonne note », fait-elle avec un fin sourire. « Pour l’instant, je me contenterais sans mal de tes conseils. Tuer mon frère est la seule thérapie dont j’ai besoin », ajoute-t-elle avec une détermination des plus sincères, car c’est vraiment ce qu’elle ressent en cet instant, la certitude que tout ne pourra s’arranger que sous une seule condition. Encore faut-il qu’elle s’en sente la force, et ce n’est pas encore gagné.

A mesure que les minutes progressent et qu’elle se laisse envelopper de ce sentiment de sécurité que seule sait lui procurer Alana, il lui devient plus simple de se convaincre du fait que tout finira par bien aller, mais les certitudes sont moindres, elles ne lui permettent pas réellement de s’assurer de ce qui sera.

« Je suis fatiguée… », confesse-t-elle en serrant doucement sa main dans celle de Margot.

Elle a sans doute besoin de fermer les yeux et d’attendre de les rouvrir sur de nouvelles perspectives, même si elle pressent d’ores et déjà que son sommeil sera tout naturellement habité de cauchemars trop nombreux pour être évités.