(terminé) Usual Suspect [Clarice]

Mason Verger... Un nouveau fantôme de mon passé venu hanter l'étrange présent qui est le mien. Ce n'est pas une coïncidence. Ce ne sont pas juste un nom et un prénom familiers... cet homme, je l'ai connu, ou en tout cas une autre version de lui. Cet homme, je l'ai haï... du moins une autre version de lui, mais je ne pense pas que cet homme soit moins haïssable. Bien loin de là. Je pense que cet homme est plus haïssable qu'aucun autre. Plus haïssable qu'Hannibal. Plus haïssable que Buffalo Bill. Nos échanges m'ont glacé le sang. Ses ambitions m'ont angoissée... C'est lui.

J'ai reconnu son industrie, ses méthodes. C'est lui. J'ai tout reconnu de lui. Et il est mort... Bon débarras. Mason Verger, dans aucune dimension qui puisse être, ne sera jamais de ces hommes qu'il est susceptible de sauver. Insensible, moi ? Probablement. Mais si vous aviez vu ce que j'ai vu, vous le comprendriez parfaitement. Mason Verger est morte, l'équipe à laquelle j'appartiens a été chargée de l'affaire, et si elle m'intrigue, je souhaiterais qu'elle soit classée sans suite. Peu importe l'identité de l'homme (ou de la femme) qui a permis la mort de cet homme, il l'a amplement mérité.

Sur une longue liste de suspects, un nom, familier, lui aussi. Margot Verger. La soeur de Mason. Elle aussi, je l'ai connue, elle aussi a fait partie de mon ancienne vie sous une apparence bien différente... Alors que je l'observe à travers la vitre sans tain, j'en prends conscience. Elle n'a rien de cette femme au style volontairement "butch" très assumé. C'est une jeune femme à l'apparence élégante et à l'allure digne qui attend d'être interrogé, et avec elle, je ne sais pas sur quel pied danser. La curiosité, une curiosité forcément morbide, m'a poussé à réclamer de mener l'interrogatoire - est-ce que je ne finirais pas par le regretter ? Peut-être bien, mais il est évidemment trop tard pour faire marche arrière, à présent.

❝Mademoiselle Verger ?❞ Je lui tends la main, tente de déchiffrer dans son regard un indice quant à ce qu'elle pourrait éventuellement penser de moi, mais je ne déchiffre rien qui me soit de la moindre utilité. ❝Clarice Starling.❞ Je m'installe en face d'elle et la sonde un instant du regard, dans l'épais silence qui nous enveloppe, avant d'accepter de reprendre plus spécifiquement la parole. ❝J'aimerais que vous me parliez de vos relations avec votre frère.❞

❝Oui, nous avons consigné cela dans votre dossier. En temps normal, j'aurais pris soin de consulter votre psychiatre en préparation de cet entretien, mais le nom de ce dernier m'a encouragée à faire l'impasse, pour cette fois.❞

L'identité du psychiatre, je vous le donne en mille, n'a rien d'inconnue pour moi... Hannibal Lecter... Pensez bien que je le connais, pensez bien qu'il trouve toutes les manières, même les plus involontaires et les plus indirectes de me tourmenter. Non, je ne veux pas jouer les psychiatres avec elle, mais c'est tout naturellement que je veux établir son profil psychologique, que je m'intéresse à ce que peuvent dissimuler ses airs indifférents et assurés... Je pense qu'ils m'en apprendront beaucoup sur elle, et probablement bien plus qu'elle ne voudra l'admettre, au demeurant. Quoi qu'il en soit, je m'empresse assez vite de recentrer le débat, puisque ce qui m'intéresse véritablement, pour l'heure, c'est de comprendre mon interlocutrice, et surtout, les circonstances de la mort de Mason Verger... Ce psychopathe semble destiné à connaître un sort des plus atroces dans absolument toutes les dimensions... et croyez bien que ce n'est pas moi qui ira afficher la moindre compassion à ce sujet.

❝Je n'ai jamais insinué une chose pareille❞, je réponds d'un ton très posé mais en posant sur elle un regard des plus inquisiteurs, quand très calmement, elle affirme ne pas avoir tué son frère.

Avais-je des soupçons à ce sujet ? Oui. En ai-je toujours ? Effectivement. Une fois encore, quiconque a côtoyé de près ou de loin Mason Verger pourrait avoir d'excellentes raisons de vouloir le tuer... Moi compris, même si la victime sur laquelle j'enquête à présent n'est pas celui que j'ai connu. Cela ne l'empêche très clairement pas d'avoir tout de lui... Au point que la méprise ne soit pas seulement envisageable, elle serait même indispensable.

❝J'aurais besoin que vous vous montriez plus claire. Quand vous affirmez que vous n'étiez pas en bons termes, qu'entendez-vous par là plus exactement ?❞

Je veux lui tirer les vers du nez, d'une façon ou d'une autre, même si je ne suis pas sûre d'obtenir gain de cause malgré tout. La jeune femme semble fermée, et pressée d'en finir au plus vite. Beaucoup des suspects que j'interroge adoptent une attitude assez similaire, mais il y a chez Margot Verger quelque chose qui tranche tout de même avec ceux dont j'ai pu avoir l'habitude... Quelque chose, au-delà de l'assurance qui ressemblerait à s'y méprendre à de la résignation... ou du soulagement ?

Je me contente de hocher la tête, en m'efforçant d'afficher le moins d'émotion possible, au moment de confirmer que je connais bel et bien le docteur Lecter. Ni elle ni moi ne disons quoi que ce soit, mais entre nous se crée une sorte de connivence silencieuse. Le docteur Lecter ne peut laisser qu'une trace tangible, indélébile, auprès de tous ceux qui l'auront approché, de tous ceux qui seront attachés, de près ou de loin, à son histoire. C'est un fait. Cette connivence ne doit pas m'empêcher de faire mon travail convenablement, mais ce n'est pas pour autant qu'il nous faut ignorer ce que je considère être des faits bruts, vérifiables, évidents, inaltérables. Je dois me concentrer sur ce qui motive mon enquête.

Je contrains donc Margot à parler de son frère. Je dis "contraindre", bien sûr, car je devine qu'il doit être difficile pour elle de me parler de tout ceci... Si cette Margot ressemble un tant soit peu à celle que j'ai connue, alors... Alors elle doit vivre des souffrances indéfinissables aux côtés de Mason Verger... Ou du moins en a-t-elle subies, puisque cette souffrance est à présent derrière elle. Oui, il est important qu'elle me parle, que cela lui plaise ou non.

❝Que vous a-t-il fait subir ?❞

Quand elle admet la violence de son frère, une violence dont elle a été la première victime, je ne peux que demander des précisions... Non pour remuer d'anciens traumas, mais parce que chacune de ces informations aura naturellement pour effet de corroborer une histoire qui s'écrit en lettres de plus en plus claires sous mes yeux.

❝Les jurés savent se montrer compatissants envers ceux qui agissent en légitime défense, ou pour se protéger❞, je précise alors.

Je pourrais l'aider, je pourrais lui permettre d'endosser une peine moins lourde... Mais pour ce faire, il me faut vraiment entendre la vérité, sa vérité, plutôt qu'un discours évasif, qui ne m'inspire guère confiance.

❝J'ai pu constater que Mason Verger n'avait que peu d'amis, en effet.❞

Je marque une pause tout en la fixant. Je ne veux pas lui imposer une pression inutile, mais il me faut m'exprimer à ce sujet auprès d'elle. J'estime que c'est une chose importante. Et qui pourra impacter le cours de cet interrogatoire et de mon enquête.

❝Peut-être avez-vous un nom en particulier à l'esprit ?❞

❝C'est à moi d'en juger❞, je réponds d'un ton très posé, sans cesser de fixer mon interlocutrice, comme si mon regard pouvait avoir le pouvoir de le passer au crible, quand mon interlocutrice affirme avec aplomb que les sévices subis par son frère n'auraient aucun rapport avec sa présence ici.

C'est tout l'inverse, en réalité. Bien sûr que les deux ont grand rapport, et je ne ferai pas cet affront à l'intelligence de mon interlocutrice de supposer qu'elle ne le sait pas pertinemment. Elle élude le sujet parce qu'elle ne veut pas en parler. Cela, je le comprends très bien, mais je ne peux pas me permettre de souscrire à sa manière de voir les choses.

❝L'on peut être innocent et présumé coupable❞, je me contente de dire sans développer.

Bien sûr que là encore, je ne lui apprends rien. Peut-être qu'elle est innocente, et même si elle ne l'était pas, je pense qu'elle aurait clairement des circonstances atténuantes... Mais je me dois de faire mon travail, et de la prévenir de ce qui l'attend très probablement. Mieux vaut qu'elle en soit informée, car qu'elle le veuille ou non, c'est là une réalité de laquelle elle aura toutes les peines du monde à réchapper. Je peux l'aider, la soutenir... mais pour cela, il faudrait qu'elle cesse de se montrer à ce point borné...

Et ce n'est pas gagné. Une réflexion me fait tiquer, le naturel avec lequel elle affirme qu'elle aurait attendu beaucoup moins longtemps si son intention avait été de se débarrasser de son frère. C'était bien possible, même si cela prêtait à interrogations... Elle avait trente-cinq ans, elle aurait été en âge de faire sa vie loin de son frère, et pourtant, elle était restée dans le sillage de son frère. Certainement pas par affection... Probablement davantage par obligation.

❝Auriez-vous certains noms à me donner ?❞ je demande quand elle me parle des hommes de main de son frère. ❝Est-ce qu'ils auraient dit ou fait quelque chose qui vous aurait semblé suspect ? Est-ce qu'ils auraient eu des comportements inhabituels ?❞

Je vois bien que je dois adopter une attitude moins frontale, avec elle. Surtout, je dois lui faire comprendre avant tout que je ne suis pas son ennemie, pas plus que je n'ai l'intention de le devenir. Ce qui m'importe, c'est obtenir le plus d'informations possible.

Il est difficile de cerner la psychologie de Margot Verger. La chose est d'autant plus compliquée pour moi que cette jeune femme n'est pas celle que j'ai connue, et il me faut en passer par des tours de passe-passe mentaux pour finalement parvenir à ne pas substituer l'image de la jeune femme que j'avais rencontrée à celle qui se trouve sous mes yeux... autrement plus indéchiffrable, probablement plus dangereuse également. Elle ne semble pas affectée par la mort de son frère, mais ne pas faire mine de regretter le départ brutal d'un parent abusif ne fait pas de vous le coupable idéal... Cela fait de vous une personne enfin libérée de chaînes dangereuses, qui vous maintenait captive d'un train de vie oppressant.

Margot Verger a tout de la coupable idéale, et c'est pour cette raison que je me garderai bien de trop rapidement la ranger dans cette catégorie. Ce serait naturellement un tort, j'en ai bien conscience. C'est une erreur que je refuse de commettre, surtout quand l'expérience m'a apprise que les apparences étaient bien souvent trompeuses. Je compte bien l'observer, à distance, attentivement, mais je ne prendrai pas le risque en revanche d'en arriver trop rapidement à des conclusions forcément trompeuses... Non, ce ne serait une bonne chose ni pour elle, ni pour moi.

❝Tous ses hommes seront également interrogés, n'ayez crainte❞, je la rassure... si elle doit vraiment avoir besoin d'être rassurée... ce dont je ne suis pas certaine. L'assurance de cette jeune femme me décontenance beaucoup, et par bien des aspects... Il m'est difficile de trop savoir quoi en dire, pour la peine.

Je veux reprendre la parole et ajouter autre chose, m'efforcer du mieux que je le peux de prendre le contrôle de cet interrogatoire, mais c'est sans compter après Margot, qui trouve une fois de plus une manière de me prendre au dépourvu, prononçant une fois de plus ce nom trop familier que je voudrais voir disparaître de ma vie et de mon esprit, sans que cela ne soit en aucun cas possible... définitivement pas possible. Et ça ne le sera, j'en ai bien peur, jamais... Peu importe les efforts que je pourrais ou voudrais bien fournir à ce titre.

❝A quoi pensez-vous plus précisément ?❞ je l'interroge, en quête d'informations plus concrètes, même si, en ce qui concerne Hannibal Lecter, je pense savoir à peu près où je mets les pieds quoi qu'il en soit.

Je hoche la tête mais n'affiche aucune émotion particulière, quand mon interlocutrice me prévient que les hommes de Mason Verger vont me donner du fil à retordre... Je n'ai pas véritablement de doute à ce sujet, je me doutais bien que ça n'allait pas être un long fleuve tranquille. Mais ce n'est pas quelque chose qui me fait peur, c'est même tout l'inverse. Est-elle sincère quand elle affirme ne pas douter de mon professionnalisme ? J'en doute fort, mais je décide que ça ne me regarde pas plus que ça, et qu'il est préférable au contraire que je garde cette pensée de côté, autant que faire se peut. Je prends note de tous les noms qu'elle pourra bien me confier, nous verrons bien ce que cela donnera exactement. Je verrais bien où cela me mènera, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. Je me doute que beaucoup de ces hommes ne seront probablement pas capables de m'éclairer plus sur le sujet, ou bien seront tout à fait injoignable et introuvable. Même dans une ville de laquelle on ne peut pas partir, on sera étonné d'à quel point il est possible de ne pas retrouver certains individus. Pour tout dire, ça n'a pas énormément de sens, mais ce n'est pas pour autant que cela n'arrive pas.

La piste du docteur Lecter me semble intéressante - et forcément dangereuse - à exploiter. Evidemment, c'est clairement le cas. De mon côté, je ne suis pas sûr de ce qu'il en est... Je sens bien que mon interlocutrice cherche à me mener en bateau, mais c'est une chose à laquelle je consens, quelque part. Je réfléchis à la question.. Faire d'une pierre deux coups ? Tenter d'incriminer Lecter pour le crime de Mason Verger afin de le laisser sous le radar de la Justice ? C'est probablement le mieux à faire, en effet... Même si cela promet de ne pas être simple, bien au contraire, même. Dans tous les cas, si Mason a bel et bien été le patient du docteur Lecter (et ça a probablement été le cas), il est forcément si ce n'est un suspect, du moins un témoin, et je dois en avoir le coeur net.

❝Je vois...❞, dis-je d'un ton qui ne laisse absolument rien transparaître.

Je n'obtiendrais pas davantage de sa part en cet instant, nous le savons toutes deux, de même que nous savons qu'il est préférable, par conséquent, de ne pas insister davantage. Ce serait même une erreur.

❝Nous en avons fini pour aujourd'hui, mademoiselle Verger. Je vous demanderai de rester à notre entière disposition dans les semaines à venir. Il est probable que nous ayons encore besoin de vos réponses.❞

Probablement, pour ne pas dire, sans aucun doute.