Il était une fois...
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L’image de la bonne épouse. Celle que je devais être. Une femme attentionnée, à l’écoute. Coincée dans un mariage que je n’ai jamais vraiment désiré. Avec un époux que j’estimais, un ami que j’aimais. Cet amour n’avait rien d’un amour passionnel, mais il était sincère. Sans doute étais-je trop jeune pour réfléchir, comme il se devait, à mon avenir. M’engageant, sans réfléchir, dans une relation qui se voulait éternelle.
À partir de ce moment, ma vie a pris un tout autre tournant. J’ai appris à être une autre personne, à prendre sur moi, à faire des efforts. Pour que rien n’aille jamais mal. Malgré certains sentiments, certains regrets, je n’ai jamais voulu m’éloigner de lui. Ensemble, nous ne formions qu’un. Il était mon allié, mon seul véritable ami, mon soutien. C’est le rôle que nous devions tenir : être là pour l’autre.
Et pourtant… J’ai trahi mes serments, j’ai rompu mes promesses.
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Être une mère. Ce fut sans doute ma seule raison de vivre pendant onze années. Mes trois enfants, ont pendant tout ce temps, étaient toute ma vie. Ma vie leur était entièrement consacrée. J’ai pour eux un amour sincère et puissant, que rien ne pourra jamais effacer. J’ai toujours veillé sur chacun d’eux, parfois trop, peut-être. Mais pour moi, je n’en faisais jamais trop. Je me devais de veiller à ce qu’aucun d’eux ne se blesse, à ce que chacun d’eux reçoive une bonne éducation et à ce que chacun reçoive l’amour dont ils avaient besoin.
L’amour que je leur portais m’empêchait de voir une chose positive dans le fait de faire venir un précepteur pour eux. Quel besoin avaient-ils d’être élevé par une autre personne que moi ? Je craignais que mes pauvres enfants aient affaire à un vieil homme aigri, sévère et injuste. Un homme les grondant pour la moindre faute.
Quel ne fut pas mon soulagement en voyant Julien se présenter comme le précepteur engagé par Monsieur de Rênal.
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L’arrivée de Julien. Le précepteur n’avait rien d’un vieil homme, aigri, à l’allure désagréable. C’était tout le contraire. Julien était un jeune homme, à l’air doux et innocent. Je n’avais pas imaginé une seule seconde qu’un homme comme lui puisse connaître le latin.
Le voir m’avait immédiatement soulagé. Bien que mon inquiétude n’eut pas entièrement disparu. À peine ai-je compris qui il était, que mes paroles concernaient mes enfants. Comptait-il les gronder ? Était-il sévère ? Allait-il être compréhensif ? À l’écoute ? Allait-il être un bon précepteur ? Tant de questions qui attendaient des réponses. J’ai d’ailleurs assommé ce pauvre Julien de quelques-unes de ces questions. Ce qui avait, visiblement, eu le don de l’agacer. Ce que je pouvais comprendre, mais malheureusement pour lui mon instinct de mère protectrice prenait le dessus.
+ Le début d’un rapprochement. Jamais je ne m’étais imaginé aimer un homme comme Julien. Jamais je ne m’étais imaginé aimer un autre homme que mon époux. Mais j’ai compris que je l’aimais lorsque Elisa m’a fait part de ses sentiments pour Julien.
Notre premier contact eut lieu dans le jardin. Julien venait d’effleurer ma main accidentellement. Main que je retirai immédiatement, ne pensant pas vexer Julien. Toujours vexé par ma réaction, Julien a retenté de me prendre la main le lendemain. Et cette fois-ci, je l'avais laissé faire. C’est à partir de ce moment qu’a commencé notre rapprochement.
Je n’ai pas hésité à aider Julien à détruire ce portrait caché dans sa couche. Je ne savais pas ce que celui-ci renfermé, mais je savais qu’il pouvait nuire à Julien, alors je me devais de l’aider, ne me préoccupant pas des risques que j’encourais.
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L'adultère. J’ai tenté de rester éloignée de Julien. J’étais amoureuse et il m'offrait cette liberté et cette passion qui me manquaient tant. Mais je ne supportais pas mes sentiments à son égard. Je ne pouvais l’aimer, je n’en avais pas le droit. Nous devions nous éloigner. Je me devais de respecter cette règle. Pourtant, lorsque Julien s’était présenté dans ma chambre la nuit de son retour, je n’ai pu lui demander de partir. Simplement parce que je n’en avais pas envie. Je n’avais pas envie qu’il parte. J’ai immédiatement regretté ce qu’il s’était passé entre nous. Mais ce que j’ai regretté par-dessus tout, c’est de ne pas avoir rencontré un homme comme Julien plus tôt.
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Une punition divine. Quelque temps après le début de mon histoire avec Julien, l’un de mes garçons est tombé malade. Au vu de la situation, je ne pouvais qu'imaginer que tout cela était de ma faute. Cette soudaine maladie était ma punition. Une punition divine qui me punissait pour mon adultère, pour ma trahison envers mon époux. Si je voulais protéger mes enfants, je n’avais pas le droit de continuer. Je devais tout arrêter.
+ La fin d’un secret. Monsieur de Rênal avait reçu une lettre anonyme, expliquant mon adultère. Ma relation avec Julien n’était donc plus secrète. Monsieur de Rênal était désormais au courant, tout comme l’auteur de cette lettre et peut-être même d’autres encore.
Je me devais d’étouffer cette histoire. Je devais me faire passer pour une innocente, victime de rumeurs. Mon image devait rester intacte, tout comme celle de mon époux. Alors j’ai menti. Julien devait être l’unique coupable dans cette histoire. Il devait être celui qui s’était inventé une romance avec la femme du maire. Celui qui s’était venté de l’avoir séduite, sans que cela ne soit vrai.
Pour me protéger et sans doute pour le protéger lui aussi, j’ai ordonné son départ. Vivre sous le même toit que lui était désormais impossible. Chacun de nos gestes, chacune de nos paroles, chacun de nos regards… Tout aurait été épié et interprété. Sans oublier que je n’aurais pu continuer à le voir chaque jour sans plus jamais avoir d’affection pour lui. Julien devait partir au séminaire pour être loin de moi et pour éviter les rumeurs.
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Le départ de Julien. Après ma demande, Julien quitta la maison pour se rendre au séminaire. Puis il quitta le séminaire pour Paris, afin de devenir le secrétaire du marquis de la Mole. Mais avant de partir, Julien était revenu. Moi qui pensais ne plus jamais le revoir. Pas après ce que je lui avais fait.
Il avait tenu à me faire ses adieux avant de partir pour de bon. En sachant que je ne le reverrai plus, j’ai accepté de passer une dernière nuit avec lui, ne me préoccupant pas du risque que nous prenions en faisant cela.
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Mathilde et Julien. Julien avait trouvé l’amour ailleurs, pendant que moi, je souffrais de son absence. Alors quand j’ai appris qu’il était sur le point de se marier à la fille du marquis, j’ai écrit cette lettre. Celle qui décrivait Julien comme un séducteur sans scrupule. Je ne sais pas ce que je cherchais véritablement en faisant cela. Sans doute, ai-je agi par jalousie, pour empêcher le mariage de l’homme que j’aimais avec cette autre femme. J’aurai pourtant dû ne pas agir. Ça aurait été mieux, pour tout le monde.
Cette lettre a été lue par le marquis. Cette lettre a détruit la réputation de Julien. Et surtout, cette lettre a empêché le mariage de Julien et de Mathilde.
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La trahison. Après l’annulation de ses fiançailles avec Mathilde, Julien était hors de lui. Il n’était plus lui-même. C’est pourquoi il est allé chercher une arme, avant de quitter Paris pour se rendre à Verrière. Sans prendre la peine de discuter, Julien a levé son arme et a tiré deux coups de feu sur ma personne. Il ne m’avait laissé aucune chance de m’expliquer, aucune chance de m’excuser. Il s’était simplement vengé en me donnant la mort. Enfin, en pensant me donner la mort.
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Le pardon. Julien a été arrêté et condamné à mort pour son crime. Mais je ne voulais pas que les choses en arrivent là. Je ne pensais pas que cette lettre allait avoir tant de conséquences. Je ne savais pas qu’elle allait être la cause de la mort de Julien. Il m’avait peut-être tiré dessus, il avait peut-être essayé de mettre fin à mes jours, je ne lui en voulais pas. Alors je l’ai supplié de faire appel, mais il a refusé. J’ai écrit aux jurés pour tenter de le sauver, en vain.
En comprenant que le sort de Julien était scellé, en comprenant que mes interventions ne changeraient plus son destin, je lui ai dit qu’il était pardonné. Parce que je voulais qu’il parte l’esprit tranquille, je voulais qu’il se sente libéré.
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La mort de deux amants. N’ayant pas réussi à lui faire changer d’avis. N’ayant pas réussi à convaincre les jurés. Julien a été conduit à la mort. Et involontairement, il m’avait conduit à ma propre mort. Je n’ai pu survivre à sa perte. Sans lui dans ce monde, je me sentais si seule. J’avais l’impression de ne plus y avoir ma place. Ma vie était devenue un véritable supplice, un véritable Enfer. Alors trois jours après la condamnation à mort de Julien, je me suis éteinte à mon tour, avec l’espoir de pouvoir le retrouver dans cet autre monde, celui des défunts.
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Le réveil. Je pensais me réveiller dans l’au-delà. Je pensais me réveiller aux côtés de Julien. Mais ce monde n’avait rien à voir avec l’image que je me faisais du Paradis. Ce monde ressemblait à un monde banal, avec quelques exceptions. Avec des technologies que je n’aurais jamais pu soupçonner. Avec des vêtements plus extravagants, étranges, que je n’avais encore jamais vus. Et puis ce langage, cette façon d’être. Où étais-je tombée ? Si ce monde m’offrait la possibilité de revoir Julien, alors la réponse m’importait peu.
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Retrouver les siens. La première personne que j’ai retrouvée dans ce monde, ce n’est pas Julien. Non, ce fut l’un de mes garçons. Aperçu en train de s’amuser dans le jardin d’une belle maison après plusieurs mois de solitude. La première fois que je l’ai aperçu, je suis restée là, immobile, à le regarder s’amuser, à le regarder être heureux. Puis je suis repartie, n’osant aller le retrouver. Quelques jours plus tard, je me suis surprise à repasser devant cette même maison. Cette fois-ci, mes trois enfants se trouvaient là, en train de rire tous ensemble. Une fois encore, je suis restée là à les regarder, sans prendre la peine d’aller à leur rencontre. Et j’ai fait la même chose durant des semaines, des mois. Je venais ici, en gardant mes distances, je restais plusieurs minutes, puis je repartais.
Mes enfants me manquaient, mais j’avais enfin cette liberté qui me manquait tant. Mon époux et mes garçons s’imaginaient sans doute que j’étais morte. Ils ne s’imaginaient sans doute plus me revoir. Alors pourquoi y retourner ? Pourquoi ne pas en profiter pour vivre librement dans cette ville ? Pourquoi ne pas saisir cette chance ? C’est ce qui m’a poussé à venir régulièrement, sans me manifester.
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Un retour à la réalité. Je ne pouvais pas vivre cachée de ma famille éternellement. Bien souvent, j’ai eu envie de franchir le portail pour pouvoir serrer mes enfants contre moi. Bien souvent, je me suis dit que je ne reverrai jamais Julien et qu’il était temps pour moi de retrouver ma famille. Pourtant, je n’y suis jamais allée. Je n’ai jamais osé franchir le pas, par peur de perdre cette liberté. Liberté que je n’avais jamais vraiment osé m’offrir en réalité.
Mais c’était sans compter sur ce jour de marché. Une journée banale, mais où je suis tombée sur Monsieur de Rênal. Et cette fois-ci, je ne pouvais plus fuir parce que lui aussi m’avait vu. Voilà des mois que je tentais d’être discrète en m’approchant de la demeure de mon époux. Et c’était de cette façon qu’il m’avait retrouvée. Il était étonné, tout comme mes enfants l’étaient. Et je dus jouer la surprise, ne pouvant avouer que je savais qu’ils étaient ici, depuis des mois. Je ne pouvais leur dire que je les avais retrouvés et que je n’avais jamais pris la peine de me manifester. Ils ne l’auraient sans doute jamais compris.
Voilà donc plus de deux ans que je vis ici, avec mon époux et mes trois enfants. Et ma vie n'est pas si différente de celle que je menais à Verrières. Même si ma relation avec Monsieur de Rênal est bien différente depuis qu'il a su que l'adultère était vrai. Mais il a toujours besoin de moi. Ici, il cherche à prendre la place du maire, place qu'il estime être la sienne. N'assumant pas d'être comme "tout le monde".